HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME PREMIER

 

CHAPITRE II.

 

 

Le peuple de Paris va vite quand il se mêle de faire de l'histoire. — Difficultés que présente celle de 1848. — Dispositions du peuple dans la matinée du 23 février. — Le peuple va se trouver en présence d'une armée entière. — Attitude de la population en attendant le conflit. — L'insurrection s'étend — Escarmouches du matin. — Aux boulevards on crie Vive la ligne ! — Aspect de la garde nationale. — Faits curieux. — Le centre de Paris se couvre de barricades. — Conseil des ministres. — On y parle de concessions. — Combinaison d'un ministère Molé. — La séance de la Chambre s'ouvre. — Pétition présentée par la 4e légion. — Démarches de la 3e légion aux Tuileries. — Le député Vavin interpelle le ministère. — Réponse arrogante de M. Guizot. — Il annonce le ministère Molé. — Consternation des centres. — Séance de la Chambre des pairs. — Proposition de MM. Boissy et d'Alton repoussée. — Trêve momentanée qui suit le changement de ministère. — Le peuple repousse les endormeurs. — Il crie A bas la royauté ! Vive la République ! — Faits déplorables qui empêchent la pacification.

 

Quand le peuple de Paris se met à faire de l'histoire, soyons sûrs par avance qu'il va nous fournir, en quelques heures, la matière de plusieurs volumes.

Combien de volumes ne pourrait-on pas écrire sur les seules journées de Février, si l'on voulait enregistrer tous les événements dont la capitale fut le théâtre en moins d'une semaine !

Dans ces journées mémorables, il ne s'agit plus de raconter ce qui se passe sur un ou quelques points de la capitale, mais de dire ce qui se fait à la fois en cent endroits divers. L'historien est donc obligé de les parcourir successivement, de recueillir sinon tous les faits qui s'y déroulent, du moins les principaux, ceux que l'histoire doit conserver.

Ce n'est pas tout que de faire assister le lecteur aux scènes si variées que chaque quartier, chaque rue de Paris offre aux yeux de l'observateur ; il faut encore se détourner souvent de ces innombrables champs de bataille pour jeter les yeux sur le quartier général des forces militaires déployées par le gouvernement ; assister aux Conseils de cabinet qui se succèdent si rapidement aux Tuileries, et écouter ce qui se dit dans les Chambres. Il faut enfin que l'historien de la Révolution de 1848 initie le lecteur aux résolutions qui étaient prises, à tout instant, dans les bureaux des journaux démocratiques et dans les réunions réformistes, où s'agitaient les grandes questions de savoir quelles concessions le peuple était en droit de demander, à mesure que ses efforts obtenaient de bons résultats, ou quel serait le but de la révolution qui s'annonçait.

La tâche que je me suis imposée eût donc été des plus compliquées et des plus difficiles, si déjà plusieurs écrivains consciencieux ne s'étaient occupés à recueillir les événements dont chacun d'eux a été témoin, si les journaux ne les eussent publiés, et si, enfin, je n'eusse moi-même réuni une collection de ces documents précieux que chaque journée vit éclore et disparaître.

J'espère donc être à même d'entrer dans tops les détails que comporte l'histoire, et de ne négliger aucun des faits dignes d'elle.

Un seul point m'embarrasse dans la narration que je vais faire des événements mémorables (le la Révolution de 1848, Quelques noms se trouvent désignés parmi ceux des citoyens qui y ont pris une part active ; ces noms méritent, sans doute, d'être conservés dans le souvenir de tous les braves, de tous les démocrates, dans le souvenir des peuples. Mais ces bons citoyens, ces intrépides soldats de la cause de la liberté, ont-ils été les seuls combattants ? Chaque homme du peuple n'a-t-il pas été leur égal à la défense des barricades, à l'attaque des postes, à la poursuite des satellites du despotisme ? Et si cent mille, deux cent mille bras se sont armés et ont combattu en ces journées glorieuses pour le peuple français ; si tous ces innombrables soldats de la sainte cause ont fait preuve de dévouement et d'héroïsme, pourquoi ne mettrions-nous en relief que les quelques noms qui nous sont connus ? Ne serait-ce pas imiter ces rapports officiels des monarchies, où l'on attribue toujours la victoire aux chefs, au détriment des corps qui l'ont obtenue par les efforts et la bravoure collective des soldats qui les composent ? Et chaque soldat volontaire de la démocratie, chacun des vainqueurs de la royauté, chacun des citoyens qui se sont montrés vaillants dans la lutte, mais qu'on oublie le lendemain, n'aurait-il pas le droit de nous dire : J'étais à côté du frère d'armes que vous nommez ; j'étais sur les barricades avant même qu'il y vînt ; j'ai passé la nuit à l'élever, à la garder, et la journée à la défendre cette barricade ; pourquoi ne m'avez-vous pas nommé aussi ? Est-ce ignorance des faits ? je viens éclairer votre religion. Est-ce oubli ? je vais vous aider à le réparer.

Tous ceux qui prirent part à la lutte auraient le même droit d'adresser cet appel à l'équité de l'historien, à revendiquer leur part de célébrité, et les pages d'un livre destiné à faire connaître les faits et gestes de tout un peuple ressembleraient dès lors à ces listes dressées par la Commission des récompenses nationales.

Et que serait-ce si les fanfarons, si ces mouches du coche se présentaient eux aussi ? Qui ne se rappelle ce déluge de réclames individuelles et nominatives qui inonda les journaux après les journées de Juillet 1830 ? Que de centaines de canons avaient été pris ! que de milliers de Suisses tués ou faits prisonniers ! Le ridicule fut obligé de faire justice de tous ces héros posthumes : nous ne voudrions pas que le ridicule pût s'attacher ici à l'œuvre sérieuse à laquelle nous nous sommes voué.

Notre marche est donc toute tracée par ces mots si vrais d'un journaliste : Le peuple seul a tout fait ; à lui seul le mérite de la pensée et de l'initiative, et la gloire de l'exécution.

Après cette déclaration, qui répond par avance aux réclamations de ceux de nos amis politiques dont l'attitude, dans les journées de Février, fut digne de la démocratie, nous reprenons notre narration.

A quelques heures d'un repos nécessaire pour les uns et de préparatifs pour les autres, succéda bientôt l'agitation de la rue.

Plus encore que celle de la veille, la journée du 23 s'annonça par une de ces pluies froides qui, lors du soulèvement causé dans Paris, au commencement de 1793, par nos défaites en Belgique, fournirent à Pétion l'occasion de prédire un calme forcé : Il pleut ; il n'y aura rien demain. La pluie et les intempéries du 23 février n'eurent pas la puissance d'empêcher le peuple de 1848 de descendre dans la rue. C'est qu'il s'agissait de choses plus graves que de quelques manifestations contre un parti. Le peuple avait vu poindre l'aurore d'une grande révolution : il pouvait la préparer, l'accomplir ce jour-là ; l'occasion que lui offrait la fortune eût peut-être été perdue pour longues années, s'il ne l'eût pas saisie à l'instant même ; le peuple était impatient d'en finir avec le système ; aussi le mauvais temps ne l'empêcha-t-il pas de descendre dans la rue et de relever, plus nombreuses et plus formidables, les barricades ébauchées la veille. Les circonstances atmosphériques lui furent même plus favorables qu'on ne l'eût pensé. Les troupes, ayant passé la nuit au bivouac par un temps très-désagréable, se trouvaient nécessairement mal disposées dès le matin ; obligés d'ailleurs de rester exposés à l'intempérie de cette matinée, les soldats de la ligne commençaient à murmurer du service doublement pénible qu'exigeait d'eux le gouvernement auquel ils étaient individuellement peu dévoués.

Dans la prévision d'une collision plus générale et plus redoutable, le gouvernement avait pris, pendant la nuit, toutes les mesures propres à lui assurer, par la force, la soumission du peuple.

Et d'abord, il avait ordonné le rappel pour rassembler en nombre ceux des gardes nationaux sur lesquels il comptait. Ce rappel fut en effet battu dès la pointe du jour, et ne cessa de se faire entendre d'heure en heure, non-seulement dans les douze arrondissements de Paris, mais encore dans toutes les communes populeuses de la banlieue : les employés avaient reçu l'ordre formel de prendre les armes.

Pendant que la garde nationale se rassemblait lentement, et en minorité, aux lieux indiqués pour le rendez-vous de chaque légion, de nombreux régiments et bataillons, sortis des forts et de Vincennes, ou arrivant par les chemins de fer, entraient successivement dans Paris pour y occuper les positions assignées à l'avance à leurs chefs. Un régiment de cuirassiers arrivait aussi de Rambouillet, suivi d'un autre régiment de carabiniers à cheval, venant de Provins.

Les cavaliers s'échelonnaient sur les boulevards, depuis le théâtre Bonne-Nouvelle jusqu'au jardin Turc. L'infanterie fut renforcer les bataillons qui avaient bivouaqué ; elle occupa ainsi tous les points stratégiques dé la Bastille, de l'Hôtel-de-Ville, du Panthéon, etc. Les chasseurs dits de Vincennes, arrivés de cette forteresse, vont stationner à la Cité et aux abords du pont d'Arcole. D'autres corps de cavalerie et d'infanterie sont destinés à se porter sur tous les lieux où leur présence peut être jugée nécessaire. Le Louvre, rempli de troupes, est fermé ; le Carrousel, où sont des cuirassiers, des dragons, deux bataillons de la ligne et une nombreuse artillerie, est également fermé à la circulation, qui est encore interdite aux abords de la Banque et aux alentours des casernes, gardées militairement. Deux autres bataillons de la ligne et une légion de la garde nationale occupent la cour des Tuileries. Enfin, la Chambre des députés est aussi gardée par des troupes de toutes armes, qui ont pour réserves des régiments déployés aux Champs-Élysées et l'artillerie rassemblée aux Invalides.

Ainsi, le peuple de Paris va se trouver en présence, non pas seulement, comme en 1830, de quelques régiments de la garde, mais d'une armée entière, beaucoup plus nombreuse que celle qui conquit l'Italie et l'Egypte, et ayant avec elle une artillerie formidable, ainsi que d'immenses munitions de toute sorte : on n'a pas même oublié les pioches, les bêches et les haches pour détruire les barricades, et des bombes pour incendier les maisons. Les gardes municipaux à cheval sont rentrés à la Préfecture, mais ceux à pied continuent les mêmes exercices meurtriers de la veille.

Tel fut l'aspect général que présentait la ville de Paris, sous le rapport militaire, vers les dix heures du matin.

Chose étrange ! La population ne semblait pas attristée sous ce formidable déploiement de forces. Les boulevards sont libres, depuis la Madeleine jusqu'à la rue Montmartre ; une foule immense s'y promène comme en un jour de fête. Les boutiques de bien des rues restent ouvertes ou entrebâillées. Partout où la troupe ne stationne pas, les habitants, les femmes se montrent curieux sur le seuil des portes. De temps à autre, des bandes d'ouvriers et de bourgeois se portant vers le centre, font entendre le cri de Vive la réforme ! A bas Guizot ! On entendait même crier : A bas le système ! et ce cri est répété par bien des bourgeois, qui se laissent railler sur leur empressement négatif à se rendre au rappel.

Ces mêmes cris accueillent un général, qu'on dit être le maréchal Bugeaud, qui parcourt, avec son état-major, toute la ligne des boulevards, en saluant la population.

Déjà bien des barricades sont occupées par des citoyens, dont la plupart ont maintenant des fusils avec leur baïonnette ; mais ils n'ont point de cartouches, et c'est avec bien de la peine qu'ils ont pu se procurer quelque peu de poudre. Des troupes d'hommes du peuple, dont quelques-uns sont armés de fusils, commencent, dès huit heures, à parcourir les rues des faubourgs Montmartre, Poissonnière, Saint-Denis et Saint-Martin, pour se rendre au centre de la ville, là où des barricades avaient été commencées la veille au soir. L'une de ces troupes, escortée par des nuées d'enfants, marche au son du tambour et se serre autour d'un drapeau tricolore, que porte un homme d'une haute stature. Cette troupe parcourt le quartier Poissonnière : sa marche est silencieuse ; mais les enfants qui l'entourent ne cessent de crier A bas Guizot ! Vive la réforme ! d'autres enfants chantent la Marseillaise. Les boutiques, les portes se ferment sur le passage de ces bruyants et audacieux enfants ; mais les fenêtres se garnissent de femmes qui assistent à ce spectacle en causant et riant. Il semble à tout le monde qu'il y a dans l'air quelque chose qui ne peut pas être malfaisant.

Après un assez long parcours, pendant lequel cette bande eut à passer devant deux postes de la ligne, elle essaya d'élever une barricade à l'entrée de la rue des Prouvaires. Une compagnie de soldats chassa ces insurgés, qui se réfugièrent dans la Halle, toujours poursuivis. Mais les marchandes entourent les soldats, les forcent à accepter des rafraîchissements, et les adjurent d'épargner leurs hommes et leurs enfants.

Pendant que cette bande, qui se recrutait sans cesse, occupait les troupes de ce côté, une foule d'autres bandes de citoyens de toutes les classes commençaient à élever des barricades dans la plupart des rues des quatrième et cinquième arrondissements. Bientôt on les compta par douzaines. On en vit s'élever comme par enchantement dans les rues Poissonnière, de Cléry, Bourbon-Villeneuve, du Petit-Carreau, Montorgueil, Saint-Sauveur, Pavée, Aumaire, Guérin-Boisseau, du Caire, Saint-Denis, Saint-Martin, Chapon, Montmorency, Transnonain, Grenétat, Saint-Avoye, et dans trente autres rues, comprises depuis la rue Rambuteau jusqu'au boulevard et jusqu'à l'Hôtel-de-Ville. Ainsi l'insurrection s'étendait sur tout |e centre de Paris. Ajoutons que les faubourgs Saint-Jacques et Saint-Marceau, le Pays-latin et le onzième arrondissement, ne furent pas des derniers à barricader les rues où ne stationnait pas la troupe. Fiacres, voitures de transport, charrettes de boueurs, voitures de porteurs d'eau, camions, tout avait été pris pour établir les premières assises de ces barricades.

Cela s'était fait comme par enchantement : il n'avait fallu qu'une ou deux heures pour que toutes ces parties populeuses de la capitale fussent hérissées de barricades plus ou moins considérables. Quelques-unes étaient construites avec beaucoup d'art et de soin ; on en voyait formant de grands carrés, dont chaque façade défendait la rue correspondante ; quelques autres, élevées jusqu'à la hauteur d'un premier étage, avaient été crénelées de manière à ce qu'on pût faire la fusillade complètement à l'abri ; d'autres, enfin, dressées probablement par des maçons ou des architectes, auraient pu être considérées comme des monuments curieux. Aussi les promeneurs les plus hardis accouraient-ils en foule pour les admirer.

Il était dix heures ; et quoique le soulèvement de la population se montrât déjà plus général et plus redoutable que la veille, la troupe n'avait encore pris l'offensive nulle part ; quelques rares décharges, quelques coups de feu isolés s'étaient seuls mêlés au bruit de tant de pavés remués partout.

Les seuls municipaux s'étaient empressés, à diverses reprises, de chasser, de quelques barricades ébauchées, les hommes et les enfants qui y travaillaient. Le sang avait même coulé en plusieurs endroits : rue du Petit-Carreau, où deux femmes et un homme tombèrent sous une décharge partie du coin de la rue de Cléry ; sur la place du Caire, où quelques curieux furent blessés et une autre femme tuée sur le coup ; du côté de Saint-Eustache, où des victimes étaient également tombées sous le plomb des gardes, et dans la rue Montmartre, où la barricade ne fut pas enlevée sans effusion de sang. Mais, jusqu'au moment auquel nous sommes arrivé, on avait, pour ainsi dire, permis aux citoyens insurgés de se fortifier partout.

Malheureusement pour ces derniers, il leur fut impossible de défendre les barricades qu'ils élevaient, n'ayant que très-peu d'armes à feu et point de munitions ; et dès que les municipaux ou les troupes s'approchaient, ils étaient forcés de fuir pour aller se cacher derrière une autre barricade. Par cette manière de combattre, on ne pouvait, tout au plus, que fatiguer les troupes et exaspérer la population par la vue des victimes qui tombaient.

Pendant que ces escarmouches meurtrières avaient lieu aux environs de la rue Montorgueil, des troupes nombreuses, à la tête desquelles marchait un général, se présentaient au bas de la rue Poissonnière pour balayer les rues adjacentes. Mais la foule, qui était compacte en cet endroit du boulevard, cria si fort Vive la ligne ! Vive le général ! que les soldats se sentirent paralysés et s'arrêtèrent.

Partout où des corps d'infanterie passaient, ils étaient accueillis par les mêmes cris, par les mêmes marques de confiance, et partout des fraternisations avaient lieu entre ces soldats et le peuple. Les cavaliers, seuls, furent moins disposés à fraterniser avec les citoyens. Les cuirassiers, les dragons, les chasseurs de Vincennes se montrèrent, ce jour-là, aussi acharnés contre la population que l'avaient été, la veille, les municipaux à cheval et à pied. Heureusement, il fut impossible à cette cavalerie de s'engager dans les rues où paraissait établi le centre de l'insurrection, qui ne fut dès lors combattue que par des municipaux et par quelques détachements de la ligne. Néanmoins, entre midi et une heure, une fusillade assez vive s'engagea du côté des rues Transnonain, Montmorency et Chapon, etc., rues étroites, où les troupes avaient un désavantage immense et auraient fait des pertes considérables, si les insurgés eussent eu assez de munitions pour répondre au feu des assaillants.

Il ne faut pas perdre de vue que les avantages que ceux-ci obtenaient sur quelques points devenaient bientôt illusoires. Lorsqu'après avoir fait quelques pertes, ils parvenaient à chasser d'une barricade ceux qui la défendaient, prompts comme l'éclair, les insurgés couraient s'abriter derrière une autre barricade, et la troupe, voyant se reformer derrière elle les bandes qu'elle croyait avoir dispersées, se trouvait alors entre deux feux.

Le point où le peuple eut le plus à souffrir dans cette guerre de postes, fut sans contredit la rue Saint-Denis. , dit un journal, les gardes municipaux, en s'embusquant au coin des rues, tiraient comme en garenne et mettaient en joue contre les fenêtres. Cette triste expédition avait exaspéré la foule, et fort heureusement un chef de bataillon, à la tête de ses gardes nationaux, a fait cesser la chasse aux hommes.

Dans les rues larges et sur les boulevards, les flots d'un peuple immense pressaient toujours les troupes, à tel point qu'elles se trouvaient souvent dans l'impossibilité de se faire jour. Ajoutons que les démonstrations amicales des citoyens à l'égard des officiers et soldats jetaient ceux-ci dans une grande perplexité ; et si on ne les entendait pas crier, eux aussi, Vive la réforme ! A bas Guizot ! c'est que la discipline les retenait ; car on les voyait souvent fraterniser tacitement avec le peuple par des serrements de mains.

Que faisaient en ce moment les bourgeois de la garde nationale ?

Rassemblés lentement après plusieurs rappels, ils se bornèrent d'abord à garder une sorte de neutralité, qui fut de bon augure pour la cause de la liberté. Chaque légion, agglomérée autour de sa mairie, détachait incessamment des compagnies et même des bataillons, qui parcouraient les rues dans le but de rétablir ce que le gouvernement de Louis-Philippe appelait l'ordre. Mais ces détachements, comme le noyau de la légion, se trouvèrent bientôt entourés par le flot populaire ; et on ne cessait de faire retentir aux oreilles des bourgeois les cris que l'on entendait partout. Or, comme il y avait parmi les gardes nationaux une foule de réformistes, les cris du peuple ne tardèrent pas à être proférés dans les compagnies, puis dans les bataillons, puis enfin par les légions. Si ce jour-là la garde nationale se montra généralement neutre entre le pouvoir et le peuple, elle ne rendit pas moins de grands services à la cause de la réforme par quelques démarches et par quelques actes qui effrayèrent le pouvoir.

Nous avons déjà dit comment un bataillon de cette garde avait fait cesser le feu des municipaux dans la rue Saint-Denis. On raconte encore qu'une partie de la 2e légion, parcourant la rue de la Paix, au milieu de la foule qui criait Vive la réforme ! A bas Guizot ! s'était identifiée avec le peuple, et criait aussi Vive la réforme ! lorsqu'un piquet de cuirassiers arriva. Sur l'ordre de l'officier d'état-major marchant en tête, le détachement se dispose à envelopper la foule qui accompagne la garde nationale. Mais cette garde fait bonne contenance ; l'officier de cuirassiers hésite, s'arrête, et, un instant, après, ses soldats, entourés par le peuple et les gardes nationaux, fraternisent avec ceux qui crient A bas Guizot !

Pendant qu'une partie des 4° et 5e légions se montre animée du même esprit, la 3e, réunie aux Petits-Pères, et. environnée d'une foule compacte, répétait aussi le cri des masses ; Un escadron de dragons, débouchant par la place des Victoires, se dispose à charger le peuple sans armes, qui se place sous la protection, de la garde nationale. Les officiers de cette garde interviennent entre les cavaliers et les citoyens inoffensifs, et invitent les dragons à se retirer. Mais ceux-ci se disposent à sabrer. La garde nationale croise la baïonnette, et, par son attitude, force les dragons à revenir sur leurs pas par la rue des Bons-Enfants. Mais tout ne fut pas fini aux Petits-Pères ; le peuple criant de plus fort Vive la réforme ! Vive la garde nationale ! A bas Guizot ! A bas le système ! indispose par ces cris le poste de gardes municipaux de la rue Notre-Dame-des-Victoires. Ceux-ci veulent, à leur tour, charger le peuple : la garde nationale les en empêche de nouveau, et les force à rentrer dans leur quartier, où les ramènent deux officiers de la légion.

Un journal racontait encore qu'une compagnie de gardes nationaux, stationnant au pont Saint-Michel, avait poursuivi une bande d'agents de police qui brutalisaient des étudiants dont tout le crime consistait à crier Vive la réforme ! On disait même qu'un officier, indigné de l'audace malfaisante de l'un de ces hommes, tour à tour provocateurs et sbires, l'avait menacé de son sabre.

Ainsi le gouvernement ne devait pas tarder à apprendre que la garde nationale se déclarait en faveur du peuple.

D'un autre côté, la rue Saint-Denis venait d'être le théâtre d'une admirable scène d'union et de fraternisation entre la garde nationale et la troupe de ligne.

D'autres faits très-significatifs se produisaient en même temps sur des points divers.

Une compagnie de la ligne venait d'être chargée d'enlever la barricade formée au haut de la rue Saint-Martin, derrière laquelle se trouvaient des citoyens très-mal armés ; il était impossible à ces hommes de la défendre, faute de munitions surtout. Mais au moment où la ligne s'approche, un jeune citoyen paraît au sommet de la barricade ; il tient à la main un drapeau tricolore dont il s'enveloppe, puis se mettant à genoux sur la barricade : Tirez sur votre drapeau ! crie-t-il aux soldats ; et les soldats s'arrêtent. Aussitôt tous les hommes de la barricade courent au-devant de la troupe aux cris de Vive la ligne ! et, découvrant leur poitrine : Frappez des citoyens sans armes, si vous en avez le courage ! disent-ils aux soldats déjà décontenancés. Les fusils s'abaissent, la troupe refusant d'en faire usage. Alors éclatent des transports de joie : le peuple de la rue, le peuple des fenêtres font retentir l'air des cris de Vive la ligne ! C'était une victoire partielle et pacifique, mais qui pouvait avoir les plus heureux résultats.

Le poste du boulevard Bonne-Nouvelle venait aussi de fournir un nouvel exemple des dispositions de la troupe de ligne, lorsqu'elle se trouvait livrée à ses seules inspirations. Un jeune homme avait été pris parles soldats de ce poste, qui le tenaient dans le corps-de-garde. La foule ne tarde pas à demander sa mise en liberté ; le chef du poste refuse ; il menace de faire feu si l'on insiste. Sans tenir compte des injonctions de cet officier, le peuple se précipite sur le corps-de-garde, s'empare des armes de ceux qui n'osent plus s'en servir dans la crainte d'être massacrés, les décharge en l'air, puis rend les fusils aux soldats. Le jeune homme est délivré, les cris de Vive la ligne ! A bas Guizot ! font comprendre aux troupes que la population ne demande pas mieux que de fraterniser avec elles.

Malheureusement, les faits isolés que nous racontons ici n'étaient encore que des exceptions à l'égard de la conduite de l'infanterie de ligne. Bien de ces corps, et principalement les bataillons de chasseurs de Vincennes, sorte de garde princière dans laquelle on n'avait jadis admis que des hommes très-mal disposés pour la cause du peuple ; la plupart des détachements engagés contre les barricades, les avaient attaquées avec résolution, et le sang du peuple coula plus d'une fois dans cette journée sous les coups fratricides des soldats.

Dans le quartier du Temple, on avait vu la troupe de ligne attaquer une barricade élevée à l'entrée de la rue Saint-François : cette troupe, composée d'un bataillon, à la tête duquel marchait un général, fit feu sur ceux qui défendaient le retranchement, et cette première décharge en fit tomber plusieurs. Mais comme la position était forte, la ligne, entendant pousser de grands cris non loin de là, se retira dans la rue de l'Oseille. Un instant après, débouchait, par la rue de Bretagne, une grande foule d'hommes du peuple et d'enfants, accompagnant, aux cris de Vive la réforme ! deux compagnies de gardes nationaux, qui répondaient au même cri. La troupe, se croyant attaquée par le flanc, tire sur ce rassemblement : trois gardes nationaux tombent ; le reste s'enfuit[1], ainsi que la foule, et le bataillon retourne vers le boulevard.

En ce moment-là, de nouvelles barricades s'élevaient depuis l'entrée de la rue Saint-Martin et la rue Meslay, jusqu'à la rue Rambuteau. Ces retranchements du peuple se multipliaient partout, et devenaient inabordables dans toutes les rues étroites qui aboutissent, d'une part à la rue Saint-Martin, et de l'autre, à celle du Temple. On voyait des barricades achevées et bien gardées, dans les rues Transnonain, Jean-Robert, du Cimetière-Saint-Nicolas, Montmorency, Chapon, des Gravilliers, Michel-le-Comte ; elles s'étendaient, du côté des rues Saint-Denis et Montorgueil, par les rues Saint-Sauveur, Pavée, Mauconseil, etc. Enfin, chaque carrefour, chaque entrée de-rue avait la sienne, et sur toutes, on entendait crier Vive la réforme ! A bas le système ! Les municipaux et la troupe chargés de maintenir ce quartier populeux étaient dans l'impossibilité de se trouver partout. Néanmoins, la fusillade se faisait entendre en divers endroits, et la troupe de ligne s'y trouvait comme l'auxiliaire de la garde municipale.

Mais, en général, on est d'accord que si la troupe ne se montra pas toujours fraternelle, du moins elle conserva un certain calme, que ne surent pas garder les régiments de cavalerie, tous ou presque tous hostiles à ce que leurs chefs appelaient la canaille. Quant aux régiments d'infanterie stationnant ou manœuvrant au milieu des grands quartiers, ces troupes semblaient plutôt parader que combattre : elles devaient nécessairement se sentir ébranlées par les manifestations amicales du peuple, et par le cri unanime qui retentissait sur leur passage.

Que faisait alors le gouvernement ?

Depuis le matin, le Conseil des ministres était en permanence aux Tuileries : quelques membres des plus considérables de la Chambre des pairs et des généraux y avaient été admis. On ne cessait d'y prendre des déterminations, que les rapports successifs modifiaient ou changeaient à tout instant.

Ainsi, par exemple, dans la matinée, on ne s'y était guère occupé que des moyens de réduire l'insurrection par la force ; de sabrer et de mitrailler la canaille, d'arrêter tous les chefs delà démocratie, de faire juger et passer par les armes les prisonniers de la veille, etc., etc. Le duc de Nemours, le général Bugeaud et quelques autres militaires voulaient qu'on en finit en lançant les troupes par masses contre les insurgés. C'était, comme on le voit, en venir aux moyens qu'en 1830 Charles X indiquait froidement de sa table de jeu.

Mais ces moyens énergiques, dont, l'exécution n'était ni facile ni sans dangers, ne furent pas du goût de tout le monde. Insensiblement, quelques ambitions individuelles, croyant le moment favorable pour arriver au pouvoir, osèrent parler de transactions, en présence de tous ces sabreurs.par procuration. Ce mol de concessions sonnait mal aux oreilles de MM. Guizot et Duchâtel, les hommes les plus tenaces du Conseil. Toutefois, ils durent s'incliner lorsqu'ils entendirent le vieux roi discuter la nature de ces concessions.

En 1832, Louis-Philippe, pressé d'en revenir à un ministère patriote, avait répondu par ces mots : Avant d'en être réduit à ce point, j'ai encore d'autres combinaisons à essayer, et plusieurs autres ministères à user[2]. Louis-Philippe, en présence de la révolution de 1848, crut pouvoir essayer ses combinaisons et user quelques hommes, avant de céder aux exigences des réformistes absolus. Un ministère Barrot lui parut le bout du monde ; il considérait même un cabinet dirigé par Thiers comme une réserve.

Cependant, les rapports qui se succédaient à tout instant commençaient à suggérer des réflexions sérieuses au chef de la dynastie ; il s'arrêta à la combinaison d'un ministère Molé, croyant avoir fait un grand effort. Le vieux roi se débarrassait ainsi du puritain Guizot, dont la raideur avait conduit sur le bord du fossé la monarchie renouvelée de Louis XIV, et il sauvait le système, chose à laquelle le vieillard tenait plus qu'à tous les hommes du monde. M. Guizot céda. Il fut décidé qu'on ferait appeler M. Molé pour le charger de la composition d'un nouveau ministère.

En ce même moment, la Chambre des députés se réunissait sous la protection d'une force armée imposante qui empêchait la circulation sur le pont et aux alentours du palais législatif. L'insurrection ayant abandonné le lieu où elle avait pris naissance pour aller se fortifier dans les quartiers qu'habité le peuple, la place de la Concorde était restée libre toute la matinée : elle ne commença à se couvrir de curieux que lorsque les députés la traversaient, au milieu des cris de Vive la réforme, A bas Guizot ![3] La première légion de la garde nationale parisienne veille sur le ministère de la marine et le Garde-Meuble. On remarque que deux pièces de canon sont braquées sur la place, en dedans du Pont-Tournant, dont les grilles sont, comme la veille, fermées et fortement gardées.

Entrons dans la salle législative.

Quelques membres, peu nombreux d'abord, mais fort soucieux, sont seuls à leur poste avant l'ouverture de la séance. Insensiblement les bancs se garnissent, et bientôt la Chambre se trouve beaucoup plus nombreuse qu'à l'ordinaire. Les ministres Hébert et Guizot entrent ; ils sont aussitôt entourés d'un essaim de leurs amis, qui les interrogent avec anxiété. M. Guizot est plus réservé qu'à l'ordinaire.

D'un autre côté, les députés Barrot, Duvergier de Hauranne et leurs confrères de la gauche dynastique se montrent au complet.

Le président entre, la séance s'ouvre, et on lit le procès-verbal, au milieu des préoccupations qui dominent l'assemblée.

M. Sauzet annonce que la suite de l'ordre du jour de la veille est la discussion sur le projet de loi relatif à la Banque de Bordeaux. Mais M. Vavin, député de Paris, demande la parole pour adresser des interpellations au ministre de l'intérieur. Celui de la justice se lève pour dire que son collègue de l'intérieur étant absent, on va le faire prévenir : il demande qu'il soit sursis aux questions que l'on veut adresser au cabinet.

Oui ! oui ! s'écrient les centres ; et M. Vavin descend de la tribune, annonçant qu'il se réserve la parole pour le moment où le ministère sera sur son banc. La Chambre se forme par groupes animés, bruyants, passionnés ; elle oublie la banque de Bordeaux, et s'oublie elle-même, au point de perdre deux heures en conversations personnelles où s'exhale la mauvaise humeur de la phalange dés satisfaits, non pas contre les ministres qui ont provoqué, amené la crise, mais contre ces incorrigibles révolutionnaires qui ont prêché si ouvertement la réforme, et contre le peuple, coupable au dernier chef pour l'appeler de ses vœux et de ses cris mal sonnants.

Ainsi, pendant que la guerre civile éclate au sein d'une population d'un million d'âmes, que le sang coule partout, ceux qui se disent les élus, les représentants de la nation entière, n'ont pas encore eu la pensée de s'enquérir des causes de ces malheurs et d'en rechercher les remèdes ! Un seul sentiment les domine, la haine contre le peuple, la peur qu'il ne triomphe d'un pouvoir impopulaire et antinational, jugé et condamné depuis longtemps.

Tout à coup la Chambre se montre en proie à une véritable panique.

Que se passe-t-il donc d'alarmant au dehors ?

La 4e légion marche sur la Chambre ! s'écrient les conservateurs.

Et cette nouvelle, colportée avec empressement par les ennemis du peuple, circule de banc en banc jusqu'aux tribunes. L'agitation est au comble.

Voyons ce qu'il y a de vrai dans ces bruits qui ont frappé la majorité de la Chambre d'une si grande terreur.

Jugeant que la lutte, déjà trop prolongée, qui ensanglantait Paris ne pourrait avoir un terme que lorsque le roi se serait décidé à faire des concessions à l'opinion publique, si généralement et si énergiquement exprimée, le colonel et plusieurs officiers de la 4e légion avaient signé et fait signer par un grand nombre de leurs gardes nationaux une pétition à la Chambre pour demander le renvoi du ministère Guizot[4]. Appréciant la nécessité d'une prompte solution, ces officiers, suivis de quatre à cinq cents gardes en uniforme, mais sans armes, avaient pris la détermination de faire présenter, dans la séance même, leur pétition à la Chambre ; et ils se dirigèrent, à cet effet, vers la demeure du député Crémieux, qu'ils voulaient prier d'en faire le dépôt sur le bureau du président. Ayant appris que M. Crémieux s'était rendu au Palais-Bourbon, une nombreuse mais très-pacifique députation s'était décidée à aller jusqu'à la Chambre.

On vit donc ces centaines de gardes nationaux défiler le long des quais, trois par trois, calmes et inoffensifs ; la foule immense qu'ils rencontrent partout les encourage de ses sympathies, et fait des vœux pour le succès de leur démarche. Mais arrivés à l'entrée du pont de la Concorde, un autre détachement de la garde nationale appartenant à la 10e légion, que commande M. Lemercier, barre le passage à la députation, qui est forcée, afin d'éviter une collision funeste, de s'arrêter sur la place ; ce n'est qu'avec peine qu'elle peut faire prévenir M. Crémieux de l'objet qui l'amène.

Certes, ni les vœux apportés à l'Assemblée par ces citoyens, ni leur attitude n'étaient dénature à troubler si profondément les députés. Mais la peur s'était emparée de leur conscience, et la peur ne raisonne pas ; elle ne sait que créer des fantômes propres à troubler les sens.

Ce fut ainsi qu'en ce même moment les questeurs accouraient au bureau pour demander les ordres du président. Sa garde d'honneur prit les armes ; l'on vit aussi M. le général Bugeaud se donner beaucoup de mal pour mettre les troupes sur le qui vive et entourer le palais d'un triple rang de sentinelles. On fit plus encore, on engagea M. Barrot à sortir afin d'aller conjurer l'orage, et ce député suivit MM. Crémieux et Marie.

L'apparition de ces membres de l'opposition sur le pont de la Concorde fut saluée par les cris de Vive la réforme ! A bas Guizot ! M. Crémieux reçut la pétition, promit de la déposer immédiatement, et après avoir engagé les pétitionnaires à prêter leur concours au rétablissement de l'ordre, il rentra dans la salle pour rassurer les centres. Quelques paroles de sympathie adressées par M. Barrot à la foule suffirent pour décider les gardes nationaux à s'en retourner à leur mairie ; ce qu'ils exécutèrent dans le même ordre qui avait présidé à leur arrivée.

Pendant que la quatrième légion, représentant son arrondissement, faisait cette importante et solennelle démarche auprès de la Chambre des députés, l'état-major de la troisième, réuni aux Petits-Pères, décidait qu'il en ferait une autre non moins significative au château des Tuileries. Le colonel Besson, à la tête de tous ses officiers, groupés autour de leur drapeau et entourés d'une population sympathique, se rendait auprès du roi pour solliciter une solution pacifique à la crise, c'est-à-dire le renvoi du ministère et des concessions à l'égard de la réforme électorale. M. Besson, ainsi que la plupart de ses officiers, apportaient leur démission, dans le cas où leur demande serait rejetée. Arrivés aux Tuileries, les officiers de la troisième légion furent reçus par le général Jacqueminot, qui les engagea à calmer la garde nationale, en les assurant que le ministère venait de donner sa démission.

Ainsi, de toutes parts la garde nationale formait le même vœu que le peuple. Les Chambres seules résistaient, ainsi que nous allons le voir.

Les députés, sortis pour aller au-devant des pétitionnaires, étant retournés dans la salle des séances, et les ministres s'y trouvant tous réunis, à l'exception de M. Duchâtel, retenu ailleurs par la gravité des circonstances, M. Vavin reparut à la tribune pour adresser au cabinet ses interpellations, et saisir la Chambre des événements si graves du dehors.

Depuis deux jours, des troubles déplorables désolent la capitale, dit-il en s'adressant aux ministres. Hier, la population a vu avec un douloureux étonnement l'absence de la garde nationale dans les rues, et cet étonnement était d'autant plus naturel, qu'on savait que l'ordre de la réunir avait été donné la veille au soir. En ne la voyant pas, le matin, concourir au maintien de la paix publique, on en a conclu que l'ordre avait été retiré.....

De regrettables collisions, ajouta l'orateur, que les murmures des centres avaient interrompu un instant ; des collisions regrettables ont eu lieu, et à cinq heures seulement la garde a été convoquée. Ainsi, toute la journée la population de Paris a été livrée aux périls qui l'entouraient, sans la protection de la garde civique. Ces collisions fâcheuses eussent été prévenues, peut-être, si dès l'abord on eût vu, dans nos rues et sur la place publique, la garde nationale.

Au milieu des applaudissements que les paroles de M. Vavin provoquent du côté gauche, M. Guizot monte gravement à la tribune : le silence se rétablit, et l'on prête au ministre la plus grande attention. Il s'exprime à peu près en ces termes :

Je crois qu'il ne serait ni conforme à l'intérêt public, ni à propos, d'entrer en ce moment dans aucun débat sur les interpellations de l'honorable préopinant...

De nombreux murmures ayant accueilli cette fin de non-recevoir, l'audacieux ministre répète sa phrase, et poursuit ainsi :

En ce moment, le roi fait appeler M. le comte Molé...

Ici, M. Guizot est encore interrompu, mais c'est par de bruyants applaudissements, d'autant moins flatteurs pour lui, que ces mêmes applaudissements prolongés se font entendre dans les tribunes publiques, malgré les ordres du président.

L'interruption qui vient de se produire, reprend enfin le ministre des affaires étrangères, ne me fera rien ajouter, rien retrancher à ce que je voulais dire... En ce moment, le roi fait appeler M. le comte Molé, pour le charger de la formation d'un nouveau cabinet... (Nouveaux applaudissements.) Quant à nous, jusqu'au moment où nous aurons résigné nos pouvoirs, nous maintiendrons l'ordre selon notre conscience, comme nous l'avons fait jusqu'à ce jour.

Il était difficile de se montrer plus superbe, plus arrogant envers la représentation nationale, que ne le fut, au moment de tomber, le digne ministre de Louis-Philippe ; aussi souleva-t-il contre lui l'indignation de tous les députés indépendants.

Mais ce n'était pas tout que d'avoir gonflé la colère de tout le côté gauche, M. Guizot eut à soutenir les plus rudes assauts de la part de ses anciens amis, qui se précipitèrent vers son banc pour lui demander compte de ce qu'ils considéraient comme une déplorable faiblesse, comme une lâcheté impardonnable. Tant d'intérêts individuels se rattachaient à l'existence du ministère Guizot ; il s'était créé tant d'appuis puissants pendant sa longue durée, qu'il était permis à toute cette tourbe de clients de considère !' la chute de ce cabinet comme un cataclysme devant entraîner la perte de la France. Les Plougoulm, les Peyramont et deux cents autres députés de ceux qu'on appelait les satisfaits, se montrèrent tantôt furieux, tantôt incrédules.

Quoi ! disaient-ils, cet homme qui a vu, sans s'émouvoir, toute la France l'attaquer avec toutes les forces de l'opinion ; cet homme, qui a résisté à tant d'ennemis, qui a tenu bon en présence de tant de scrutins, dont Je moindre aurait renversé dix ministres respectant le gouvernement représentatif et les manifestations du peuple ; quoi ! M. Guizot tombe devant une émeute, lorsqu'il assurait avoir sous la main, cent mille baïonnettes et cent canons pour exterminer les émeutiers, les républicains ! Quelle honte pour nous, si nous le laissions tomber ainsi ! Et que diront les cabinets étrangers ! Dieu a donc cessé de protéger la France ! Pauvre France ! pauvre roi !

Telles, furent les doléances de tous ces députés satisfaits, de tous ces fonctionnaires publics attelés au char de l'homme de Gand, de tous ces hommes ou cupides bu ambitieux qui voyaient déjà leurs positions compromises. Pour toutes ces âmes pétries de corruption, le ministre qui avait laissé accumuler tant de honte sur la nation française n'était rien moins qu'un grand homme, dont la perte devait être considérée comme un malheur public, comme une calamité nationale.

Il y avait bien, dans la Chambre des députés quelques membres siégeant entre les centres et la gauche, qui, boudant personnellement le ministère du 11 octobre, ne voyaient pas sa chute d'un mauvais œil, et d'autres qui se réjouissaient intérieurement de ce qu'ils venaient d'apprendre, persuadés qu'ils ne pouvaient que gagner à la combinaison ministérielle que l'on annonçait. Mais ceux-là étaient en petit nombre au Palais-Bourbon, et ils n'avaient pas, d'ailleurs, compté avec lé peuple. La grande majorité des centres se montra donc atterrée de ce qui faisait la joie de la population.

Aussi le resté de cette séance fut-il conforme aux vieilles traditions d'une Chambre incarnée au ministère Guizot.

Sur la proposition faite par le président de régler l'ordre du jour de la séance suivante, deux opinions se trouvèrent en présence : l'une, celle des conservateurs, était pour que l'ordre du jour fût maintenu tel qu'il se trouvait naturellement fixé, c'est-à-dire la continuation de la discussion sur là banque de Bordeaux. L'autre opinion, qu'émirent les amis de M. Barrot et les députés du côté gauche, consistait à mettre en délibération les propositions déposées sur le bureau, c'est-à-dire la mise en accusation formulée par M. Barrot. La discussion de ces deux ordres du jour fut des plus vives.

Elle le devint encore davantage lorsque M. Crémieux se présenta à la tribune pour déposer la pétition qu'on venait de lui remettre. M. Dupin en prit occasion pouf déclarer que la seule question à l'ordre du jour devait être la cessation de l'anarchie, le rétablissement de la paix publique, sur lesquelles choses il parla longtemps, en approuvant le langage digne du ministre.

Rappelons au peuple, dit cet ami de Louis-Philippe en se vantant d'être resté un homme de Juillet, rappelons au peuple qu'il n'a pas le droit de délibération, ni le droit de commander ; qu'il faut qu'il attende les mesures qui seront prises par les grands pouvoirs de l'État pour arriver au rétablissement de l'ordre. Eh bien ! dans de pareilles circonstances, est-il prudent, est-il convenable d'introduire ici des discussions irritantes, qui n'auraient pour résultat que de nous faire perdre de vue le point essentiel en ce moment, qui est le rétablissement de la paix et le règne des lois ?

Pourquoi l'honorable M. Dupin n'a-t-il pas adressé hier à l'opposition le conseil qu'il nous donne aujourd'hui ? s'écria le député Peyramont.

Et la majorité appuya fortement la semonce de M. Dupin contre l'opposition et contre les pétitionnaires, et elle vota l'ajournement des propositions déposées.

Ainsi, cette Chambre des députés du privilège, cette Chambre antinationale qui n'était pas sûre qu'il y eût un lendemain pour elle, votait la continuation de son ordre du jour pur et simple, rejetait l'urgence des propositions les plus importantes, et invoquait la légalité au milieu d'une révolution qui allait renverser jusqu'à la dynastie !

Quant à la Chambre des pairs, M. Guizot y comptait encore plus d'amis dévoués qu'au palais Bourbon ; car tous les membres en étaient ministériels, excepté dix à douze, dont deux ou trois seulement appartenaient à la démocratie.

Aussi, lorsque, dans la séance du même jour, le pair d'Alton-Shée essaya de demander l'autorisation d'interpeller les ministres à l'occasion des événements graves dont la ville de Paris était le théâtre, deux seuls membres se levèrent pour appuyer cette demande, réputée audacieuse, et les pairs décidèrent qu'il n'y avait pas lieu à développer ces interpellations : le sang du peuple ne valait pas la peine de faire perdre à cette Chambre décrépite, que l'on comparait, non sans raison, à un ossuaire, un quart d'heure de son temps.

Indigné de cette indifférence, le pair de Boissy, dont l'opposition au ministère Guizot était devenue une sainte colère, s'écria :

Je dépose une autre proposition.

De violents murmures l'ayant interrompu :

Le règlement vous oblige comme moi, reprit-il en s'adressant aux satisfaits de cette Chambre ; j'ai le droit de déposer une demande, et votre devoir est de l'écouter. La voici :

Attendu que le sang a coulé dans la capitale ;

Attendu qu'aujourd'hui la population parisienne est menacée de mort et d'incendie : de mort, par soixante bouches à feu approvisionnées, moitié à coups de mitraille, moitié à coups de boulet ; qu'elle est menacée de dévastation et d'incendie par quatre mille pétards, le tout transporté d'urgence et en hâte de Vincennes à l'Ecole Militaire ;

Attendu que dans ces circonstances la Chambre des pairs...

— On ne peut tolérer une pareille demande, interrompt le pair Cordier.

— Ce ne sont pas là des interpellations, s'écrièrent le comte Tascher et d'autres membres.

— La demande de M. Boissy est-elle appuyée ? dit le président Pasquier, après avoir bien voulu permettre la lecture des conclusions de M. Boissy, tendantes à interpeller les ministres.

— Je l'appuie, répond d'Alton-Shée.

— La demande n'étant pas appuyée par deux membres, conclut le président, je n'ai pas à consulter la Chambre.

 

Et la séance fut levée dans ces dispositions !

Heureusement, le peuple n'avait pas besoin de la permission des pairs de Charles X et de Louis-Philippe pour demander compte aux ministres et au système de tous leurs méfaits. Le peuple savait, par une longue et triste expérience, que toutes les interpellations du monde n'aboutiraient à aucun résultat décisif, et le peuple était déterminé à vider la question avec le fusil.

Il y eut cependant quelques heures de trêve partielle vers la fin de cette journée si pleine d'événements et d'anxiété.

Au moment où la lutte était devenue plus acharnée de part et d'autre, plus sanglante par les efforts du peuple autour de ses retranchements improvisés, une nouvelle se répand rapidement dans toute la ville et court de barricade en barricade, du centre aux faubourgs : on apprend en même temps à la Madeleine, à la Bastille, dans la Cité, au Panthéon, au faubourg Saint-Germain, que le ministère Guizot est renvoyé, et que le roi va prendre d'autres ministres, à la tête desquels sera M. Molé.

La première impression que produisit généralement cette nouvelle, répandue avec une extrême rapidité par l'opposition dynastique, qui la considérait, comme une victoire décisive, et par les officiers de divers états-majors, fut une grande joie. De nombreux détachements de garde nationale parcoururent aussitôt les rues pour mettre fin au combat, par l'annonce de ces concessions faites au peuple.

En effet, la plupart des barricades cessent un instant d'être attaquées et défendues ; les citoyens s'embrassent ; la population entoure les soldats, qui fraternisent avec ceux qu'ils combattaient naguère. De toutes parts retentit le cri de Vive la réforme ! A bas Guizot ! La ville entière prend un air de fête.

C'est que, dans la chute d'un homme si impopulaire, on croit voir la fin d'un ordre de choses à la fois honteux et ruineux pour la France ; d'un ordre de choses établi sur l'oppression du peuple, et qui avait été le tombeau des libertés publiques.

Mais, après ce premier mouvement de satisfaction, si naturelle quand on put croire que la guerre civile allait cesser de désoler la capitale, les citoyens en armes, comme ceux qui secondaient le peuple par la pensée ou qui le dirigeaient par leurs écrits, se demandèrent si les concessions qu'on annonçait avec tant d'emphase étaient réellement de nature à satisfaire les justes exigences de tous ces bons Français qui prodiguaient leur sang et leur vie pour reconquérir les droits imprescriptibles contestés au peuple, en 1830, par la ruse, et ravis ensuite par la violence. Dans l'opinion de tous les hommes instruits par l'histoire et leur propre expérience, on devait faire peu de cas de ces satisfactions données in, extremis à l'opinion publique par les rois ; il fallait même s'en méfier, lorsqu'elles, n'avaient évidemment pour but que d'apaiser la tempête et de : détourner la foudre.

Et d'ailleurs, ces concessions, arrachées au pouvoir, étaient-elles de nature à contenter les amis sincères de là liberté ? Quelle différence pouvaient-ils faire entre un cabinet Guizot et un ministère Molé, quand on devait prévoir que la pensée immuable qui dirigeait les affaires publiques dominerait le cabinet Molé, comme elle avait dominé celui personnifié dans l'homme de Gand ? En supposant même au nouveau ministère les meilleures intentions, ne se trouverait-il pas forcé de suivre la vieille politique que soutenait l'immense majorité des deux Chambres, majorité évidemment contre-révolutionnaire, majorité trop compacte et trop homogène pour qu'il fût permis à un ministère quelconque de la briser autrement que par une dissolution du Corps législatif ?

Telles étaient.les réflexions que faisaient les chefs de la démocratie réunis soit dans les bureaux des journaux républicains, soit, dans, les divers Comités électoraux de la capitale, et ces réflexions étaient également suggérées, par la nature des choses, aux hommes des barricades, à ce peuple intrépide dont l'instinct infaillible et le sens droit jugeaient, par les concessions de la royauté, la véritable situation de la crise. Le peuple en armes, les défenseurs des barricades ne tardèrent donc pas à considérer la transaction qu'on leur proposait comme un leurre. Aussi tous ces hommes exaltés par le succès ne tardèrent-ils pas à recommencer la lutte, non plus aux cris de Vive la réforme ! à bas Guizot ! mais à ceux plus significatifs de Vive la liberté ! vive la République ! à bas le système ! à bas la royauté !

Cette prompte reprise d'armes fut encore provoquée et justifiée par la continuation des hostilités en divers endroits, et par la conduite de quelques postes de gardes municipaux ou de troupes diverses envers le peuple, et même envers la garde nationale.

Ainsi, par exemple, lorsqu'un fort détachement, composé de plusieurs compagnies de la 3e légion, quitta, vers la chute du jour, la mairie des Petits-Pères pour aller faire cesser le feu du côté de l'Hôtel-de-Ville et de la Bastille ; lorsqu'après avoir fraternisé avec la troupe de ligne placée au pont Notre-Dame, ce détachement pacificateur voulut passer outre, il se vit arrêté, sur le quai, par une haie de cuirassiers, qui ne voulurent jamais permettre aux gardes nationaux de pousser plus avant leur promenade inoffensive. Pendant les pourparlers entre les officiers respectifs, survint un détachement de gardes municipaux, qui chargea à fond et sur le peuple et sur la garde nationale ; celle-ci se trouvant sans cartouches, se vit réduite à croiser la baïonnette pour arrêter les cavaliers.

A peu près à la même heure, et lorsque la nouvelle du renvoi du ministère Guizot était connue partout, une colonne composée d'environ deux mille jeunes gens qui venaient de fraterniser avec les troupes de ligne stationnant à la Bastille, partit en masse de ce point et se dirigea, au chant de la Marseillaise et aux cris de Vive la liberté ! vers le Pays latin, pour aller se réunir aux étudiants. A la tête de cette forte colonne se trouvaient des élèves de l'École Polytechnique[5], mêlés à des étudiants en droit et en médecine. Rien n'était plus inoffensif que ces jeunes gens ; aussi marchaient-ils avec la plus grande confiance. Mais arrivés à la hauteur de l'Entrepôt, non loin de. la rue des Fossés-Saint-Bernard, ils furent accueillis par une fusillade d'autant plus atroce, qu'elle eut lieu sans sommations aucunes. Dix personnes furent atteintes par les balles des municipaux de ce poste : trois d'entre ces victimes de la fureur aveugle des instruments de la police furent portées à la Pitié, dans un état qui laissait peu d'espoir pour leur vie.

On comprend dès lors que des faits pareils aient empêché le rétablissement du calme et de la paix, surtout dans les quartiers qui en furent les témoins. ; aussi vit-on s'élever sur un grand nombre de barricades, et à côté du drapeau tricolore, le drapeau rouge, annonçant la loi martiale du peuple contre la royauté.

 

 

 



[1] Nous avons déjà dit que le pouvoir, se méfiant de la garde nationale, avait bien consenti à lui confier la police des rues ; mais il s'était refusé à distribuer des cartouches aux légions.

[2] Louis-Philippe et la contre-révolution, par Sarrans jeune.

[3] C'est une chose digne de remarque, que partout les idées du peuple se trouvèrent plus avancées que celles de la bourgeoisie : ainsi par exemple, le peuple criait déjà A bas le système ! lorsque les autres révolutionnaires de 1848 n'en étaient encore qu'à crier A bas Guizot ! Le lendemain, le peuple s'évertuait à crier Vive la République ! lorsque les bourgeois n'en étaient encore qu'à la régence.

[4] La pétition des citoyens du 4e arrondissement était conçue en ces termes : Nous, soussignés, pour rendre hommage à la vérité et à nos convictions personnelles, déclarons être prêts à soutenir, dans les rangs de la garde nationale, sa devise : Liberté, ordre public, et, à cet effet, à prendre les armes, sous les ordres de nos chefs, pour maintenir l'ordre dans l'arrondissement ; mais nous entendons bien formellement ne pas nous constituer les soutiens d'un ministère corrupteur et corrompu, et dont nous repoussons, de toute la force de nos convictions, la politique et les actes, appelant de tous nos vœux sa mise en accusation immédiate.

[5] Le 22 février, les élèves de l'École Polytechnique furent consignés de la manière la plus sévère ; on les priva même de leurs habits, afin qu'ils ne pussent pas s'échapper. Ce fut donc- vainement que les élèves des autres Ecoles et le peuple se portèrent, plusieurs fois dans cette journée, sur la place de l'Ecole pour les exciter à paraître dans la rue. Mais, le lendemain, quelques-uns d'entre ces jeunes gens trouvèrent moyen de tromper leurs surveillants, et se jetèrent bravement dans les rangs du peuple.