HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME PREMIER

 

INTRODUCTION.

 

 

DIX AOÛT 1792, VINGT-NEUF JUILLET 1830, VINGT-QUATRE FÉVRIER 1848, sainte trinité de dates éternelles ! vous brillerez dans les annales de l'univers alors que les noms plus ou moins détestés des rois de toutes les races contemporaines auront disparu de l'histoire, comme ceux des Mérovingiens ! La postérité la plus reculée arrêtera sans cesse ses regards sur ces trois époques mémorables de la vie du genre humain, comme nous arrêtons les nôtres sur celle de l'expulsion des Tarquins. Elle y puisera les hauts enseignements légués au monde par un passé si digne des méditations du philosophe.

La postérité se demandera comment il se lit que des révolutions si grandes, si profondes ; que tant de résolution, d'intrépidité et d'héroïsme de la part du peuple de France, tant de bonnes intentions et d'efforts surhumains pour asseoir le règne de la vérité, de la justice et de la liberté, n'aient jamais pu porter les fruits que les démocrates et les hommes de bien avaient le droit d'en attendre.

Non, la postérité ne répétera pas ce blasphème : que le peuple français n'était pas assez mûr pour jouir de la liberté, ni assez moralisé pour vivre en république ! Non, elle ne calomniera pas ce peuple, comme le font lâchement de nos jours ceux qui essayent de le peindre comme inconstant, frivole, capricieux, renversant, le lendemain, l'idole de la veille ! Plus équitable dans ses calmes et froides appréciations, l'histoire de ce siècle de lutte et d'enfantement dira qu'il y eut alors en France, comme dans le reste de l'Europe, deux peuples différents dont l'existence simultanée était devenue impossible ; deux peuples ennemis irréconciliables, constamment en présence, constamment en guerre ouverte, parce qu'ils différaient essentiellement dans leurs croyances politiques, et que le bût que chacun d'eux voulait atteindre était diamétralement opposé.

Ces deux peuples, ou plutôt ces deux partis si caractérisés dans un même peuple, existaient au sein de la nation française bien avant la révolution de 1789 ; mais comprimés tous les deux par la main de fer du despotisme, leur hétérogénéité si tranchée ne se révélait que dans les écrits qui échappaient à la censure. Ils ne se dessinèrent fortement que lorsque cette grande révolution eut ouvert aux uns les larges voies de l'avenir et du progrès, dans lesquelles les autres refusèrent d'entrer.

Alors surgirent et se dressèrent ces deux corps militants ; alors commença cette lutte inévitable, dont le dix-neuvième siècle ne verra probablement pas le terme, entre les hommes qui voulaient marcher avec les idées nouvelles, et ceux qui se rattachaient à l'ancien ordre de choses.

L'un de ces partis, dévoué au système monarchique par les privilèges, que la royauté |ui assurait, par les abus de toutes sortes dont il profitait, par l es jouissances de la vanité qu'il en tirait ; ce parti, puissant par sa richesse autant que par l'pr.qu'il puisait incessamment dans le Trésor public, plus puissant encore par les, postions élevées qu'il occupait, parles droits qu'il s'était arrogés sur le peuple, se considérait comme étant tout dans l'État, quoiqu'en réalité il ne se composât que d'une fraction imperceptible de la nation française.

Mais il était appuyé par les préjugés les plus enracinés ; et, s'il n'y avait en France que cinquante à soixante mille nobles ou anoblis, tenant les fils de la féodalité, la foule des soudoyés que l'aristocratie faisait vivre était considérable. Ajoutons que le parti de la vieille royauté comptait encore dans ses rangs les militaires, tous nobles, ou ce qui est pis, disait l'historien Rabaut Saint-Etienne, prétendant l'être ; puis cent mille privilégiés, dont la prérogative consistait à ne pas payer tel ou tel impôt puis deux cent mille prêtres, inégalement fortunés, mais tous liés par un même système, ne formant qu'un seul tout, dirigeant à leur gré la populace et les femmes, et accoutumés, depuis mille ans, à gouverner. J'empire par l'opinion et les préjugés. Ajoutons encore soixante mille personnes vivant de la vie religieuse, et dont plusieurs influaient puissamment sur le monde, auquel elles avaient fait vœu de renoncer. Les fermiers généraux, tous les agents du fisc, et leur armée de cinquante mille hommes, et cette multitude de gens occupant des emplois jusque dans les plus petites villes, et leurs familles et leurs amis. Enfin la robe tout entière ; ces parlements rivaux des rois, c'est-à-dire de leur puissance, défendant ou sacrifiant le peuple pour leur propre agrandissement, et qui, de juges, aspiraient à devenir législateurs ; les Cours et les tribunaux inférieurs qui leur étaient soumis, et cette nuée de gens de pratique, qui, tous ensemble, levaient sur la nation un impôt dont l'imagination redoute le calcul.

Cette masse effrayante d'hommes asservis volontairement occupait toute la France ; ils s'enchaînaient par mille liens, et perpétuaient le règne des abus, dont ils profitaient tous. Réunis, ils formaient le parti contre lequel le peuple eut à lutter durant notre première révolution, et contre lequel il lutte encore aujourd'hui, à quelques exceptions près.

L'autre parti, qui était alors la nation, moins les privilégiés et leurs suppôts, se trouvait constitué sous l'humiliante qualification de tiers Etat. Il comptait dans ses rangs tous ces bourgeois déshérités des droits politiques, et ces millions d'agriculteurs et de travailleurs vivant en misérables ilotes, à côté des castes opulentes qui les pressuraient sans cesse.

Tous les efforts du gouvernement monarchique à peu près absolu qui pesait sur la France depuis tant de siècles, n'avaient d'autre but que de perpétuer ce déplorable état de choses. Disposant de toutes les forces et de toutes les richesses de l'Etat, il lui était facile de contenir et la bourgeoisie, toujours si timide en matière de réformes, même lorsqu'elle a la conviction de ses griefs, et le peuple, qu'il privait des bienfaits de l'éducation afin de le tenir dans l'abrutissement et la prostration.

En 1789, les privilégiés et le tiers État se trouvèrent en présence pour la première fois. Les abus dont le peuple demandait la suppression, les iniquités dont il sollicitait le terme étaient si nombreux, qu'il fallut détruire tout ce qui existait[1] : au lieu de réformes, on opéra une grande et salutaire révolution.

La bourgeoisie se trouvant satisfaite au delà de ses espérances, et le peuple, ayant conquis de grandes libertés, en même temps qu'il était entré dans l'exercice des droits du citoyen, auraient laissé faire l'essai de la monarchie constitutionnelle, si la royauté se fût montrée de bonne foi dans les concessions qu'elle avait faites à l'opinion publique.

Mais il en est des rois comme des enfants : ils ne tardent pas à regretter ce qu'ils ont donné et à vouloir le reprendre. L'astucieux Louis XVI, parfaitement secondé par sa cour, par une grande partie de ceux que la révolution avait lésés, et surtout par les cabinets étrangers, méditait contre son peuple la trahison la plus odieuse dont l'histoire ait conservé le souvenir. Tandis que les forces nationales de la France se trouvaient désorganisées, disséminées, paralysées par les chefs, traîtres comme le maître, les cours étrangères faisaient marcher sur Paris leurs nombreuses légions aguerries, auxquelles tous les royalistes préparaient les étapes sur le territoire de la France plus indignée qu'alarmée.

Heureusement, les patriotes de cette grande époque, ayant admirablement profité des libertés consacrées dans la constitution de 1791 pour couvrir le pays de Sociétés populaires, et ces Sociétés, fonctionnant comme autant de foyers de lumière, avaient opéré la plus miraculeuse régénération dans le peuple. Avant 1789, le peuple français n'était partisan de la liberté et de l'égalée que par pet instinct qui lui révélait le besoin d'occuper sa place dans les institutions publiques. Trois ans après, ce même, peuple, grandi par l'éducation politique dont il avait puisé les éléments dans les clubs, offrait à la patrie le plus pur de son sang pour faire triompher la cause de la révolution, qu'il reconnaissait hautement être celle de la justice, de la vérité, la cause de l'humanité contre ses oppresseurs.

Un peuple intrépide comme le fut toujours, celui de France spontanément éclairé et régénéré par les, louables efforts des hommes d'élite que la révolution avait fait sortir de tous |es rangs, devait se montrer dévoué jusqu'à l'héroïsme ; il devait vaincre, ses ennemis de l'extérieur et de l'inférieur : il les vainquit l'un après l'autre.

Jugeant d'abord que. le plus grand des dangers qui l'assaillaient était dans les intrigues de la cour, et que les plus patriotiques efforts resteraient complètement stériles tant que le quartier général de la trahison, auquel aboutissaient tous les fils de la trame ourdie contre la sainte cause de la liberté, siégerait au palais des Tuileries, le peuple, marchant avec les clubs, qui avaient inscrit sur leurs drapeaux les mots sacramentels : liberté, égalité, fraternité, ou l'a mort ! décida qu'il attaquerait ce palais, transformé eh place forte par la contrerévolution ; Le peuple, c'est-à-dire les hommes de cœur, d'intelligence et de dévouement, firent seuls la grande journée du dix août : le canon des fédérés et des patriotes Parisiens déjoua les conspirations permanentes du confite autrichien ; et en même temps il opéra l'immense révolution qui devait transformer le royaume de France en une grande et puissante République démocratique

L'histoire doit ici constater que, ce qu'on est convenu d'appeler la haute bourgeoisie et la finance, restèrent complètement étrangères à cette journée décisive : Et pourtant, les commerçants et les propriétaires en dehors des castes privilégiées avaient applaudi de toutes leurs forces à la révolution de 1789 ; à la prise de la Bastille et à la déclaration des droits de l'homme, dont ils retiraient d'immenses avantages !

C'est que depuis lors, la cour et ses partisans avaient mis en jeu tant de moyens pour transformer tous les hommes timorés en ennemis de la révolution ; ils avaient accrédité tant de calomnies contre les chefs du parti national ; ils avaient tant travaillé à effrayer les gens timides sur le but des révolutionnaires, qu'ils étaient parvenus, sinon à détacher complètement de la cause commune la plupart de ceux qui en auraient dû être les principaux soutiens, du moins à attiédir leur patriotisme, et à les rendre à leur égoïsme primitif. C'est ainsi que se créa ce parti dé prétendus modérés, qui devint bientôt le plus fougueux auxiliaire des royalistes purs.

Mais si le parti national de France perdit, en cette circonstance mémorable, tous les hommes qui commençaient à renier la révolution à laquelle ils devaient tant de bienfaits, ce parti trouva une ample compensation à cette défection prévue par le ralliement à la cause qu'il servait de tous les hommes éclairés sortis des anciennes castes privilégiées pour se parer du beau litre de citoyen. L'empressement de tous les étrangers éminents par leur savoir à accourir en foule dans le pays de la liberté pour se ranger sous le noble drapeau de sa révolution, fut aussi de bon augure pour l'avenir de la démocratie. On ne compta plus alors que deux classes d'hommes au monde : les hommes qui voulaient vivre libres et ceux qui préféraient rester esclaves[2] : d'un côté furent tous les nobles instincts, tous les sentiments généreux ; de l'autre, toutes les passions basses, cupides ou cruelles.

Dès que la Convention nationale, issue du peuple, eut proclamé la République démocratique, on vit les modérés, sous la désignation de girondins, contrarier la marche de la révolution par leurs hésitations journalières, beaucoup plus qu'ils ne l'avaient servie par leur éloquence.

Le peuple, qui voulait que la révolution brisât tous les obstacles qui l'embarrasseraient, fît seul les journées des 31 mai et 2 juin. Puis il dit aux montagnards :

Marchez droit au but que les démocrates français veulent atteindre ; le peuple est là pour vous encourager et vous soutenir.

Et la montagne, répondant au vœu du peuple, grava sur l'airain cette sublime déclaration des droits de l'homme et du citoyen, et cette immortelle Constitution démocratique de l'an Ier, qui resteront comme la charte de l'humanité.

Et le peuple français se leva en masse pour chasser de nos frontières et de nos places fortes les hordes barbares, auxquelles l'inepte trahison de Dumouriez les avait livrées.

Et il courut remplir les cadres des quatorze armées de la République ; et il déclara que, prêt à tendre la main à tous les peuples, il ne faisait la guerre qu'à leurs oppresseurs ; et la victoire ne cessa de bénir la cause des peuples !

Et, un an après, la République française, radieuse comme le soleil, forte comme la vérité, lançait aux têtes couronnées, qui essayaient de la calomnier, son immortel programme :

Nous voulons, disait aux rois conjurés la Convention nationale, par l'organe de Robespierre, rapporteur du célèbre Comité de salut public ; nous voulons un ordre de choses où toutes les passions basses et cruelles soient inconnues, toutes les passions bienfaisantes et généreuses éveillées par les lois ; où l'ambition soit le désir de mériter la gloire de servir la patrie ; où les distinctions ne naissent que de l'égalité même ; où le citoyen soit soumis au magistrat, le magistrat au peuple et le peuple à la justice ; où la patrie assure le bien-être à chaque individu, et où chaque individu jouisse avec orgueil de la prospérité et de la gloire de la patrie ; où toutes les âmes s'agrandissent par la communication continuelle des sentiments républicains et par le besoin de mériter l'estime du peuple ; où les arts soient les décorateurs de la liberté, qui les ennoblit ; le commerce, la source de la richesse publique, et non pas seulement l'opulence monstrueuse de quelques-uns.

Nous voulons substituer, dans notre pays, la morale à l'égoïsme, la probité à l'honneur, les principes aux usages, ce les devoirs à la bienséance, l'empire de la raison à la tyrannie de la mode, le mépris du vice au mépris du malheur, la fierté à l'insolence, la grandeur d'âme à la vanité, l'amour de la gloire à l'amour de l'argent, les bonnes gens à la bonne compagnie, le mérite à l'intrigue, le génie au bel esprit, la vérité à l'éclat, le charme du bonheur aux ennuis de la volupté ; un peuple magnanime, puissant, heureux, à un peuple aimable, frivole et méprisable ; c'est-à-dire toutes les vertus et tous les miracles des Républiques, à tous les vices, à tous les ridicules de la monarchie.

Nous voulons, en un mot, remplir les vœux de la nature, accomplir les destins de l'humanité, tenir les promesses de la philosophie, absoudre la Providence du long règne du crime et de la tyrannie.

Que la France, jadis illustre parmi les nations esclaves, éclipsant la gloire de tous les peuples libres qui ont existé, devienne le modèle des peuples, l'effroi des oppresseurs, la consolation des opprimés, l'ornement de l'univers, et qu'en scellant notre ouvrage de notre sang, nous puissions voir briller l'aurore de la félicité universelle ! Voilà notre ambition, s'écriait Robespierre ? voilà notre but.

 

Et le peuple et l'armée applaudirent à ces nobles paroles, parce que le Comité de salut public s'était montré l'éloquent interprète des sentiments qui animaient tous les républicains français !

Or ce que le peuple français, c'est-à-dire le parti qui, depuis 1789 et même avant, lutte avec courage et persévérance contre les suppôts de l'ancien régime ; ce que les hommes de cœur, de dévouement et d'intelligence, les hommes de l'avenir, voulaient alors, ils n'ont jamais cessé de le vouloir depuis, sous quelque régime qu'ils aient vécu ; ils l'ont voulu en 1830 comme en 1848.

Que voulait le peuple lorsqu'en germinal de l'an III, il se leva pour arrêter le torrent contre-révolutionnaire que les thermidoriens avaient laissé déborder ? —Le règne des grands principes démocratiques que professait la montagne.

Que voulait-il et que fit -il décréter, en prairial, lorsqu'un, moment de succès lui fit croire que le règne des chouans allait finir ? — L'application des grands principes démocratiques décrétés par les montagnards.

Pourquoi reprit-il les armes, le 13 vendémiaire de l'an IV, alors que les bourgeois des sections venaient de faire alliance avec les vendéens et les chouans, avec tous les contre-révolutionnaires ? — Évidemment pour sauver la République, et faire revivre les grands principes formulés par les républicains purs de la Convention nationale.

De quel côté le peuple et l'armée se rangèrent-ils lorsque le Directoire, voyant la République menacée par les conspirateurs royalistes, se décida à frapper le coup d'État du 18 fructidor ? — Ce fut encore du côté où se trouvaient les hommes qui avaient donné des gages aux principes renfermés dans la déclaration des droits et la Constitution de l'an Ier.

Qui conserva le feu sacré de la liberté et la tradition des principes quand un général heureux, renversant la représentation nationale, eut la mauvaise pensée de détruire tout ce qu'il devait relever, et de rétablir tout ce qu'il semblait appelé à détruire à jamais ? — Ce fut encore le peuple et l'armée, c'est-à-dire le parti de la liberté.

Qui, pendant les premières années du rétablissement de la monarchie en France, lutta sans cesse contre ces gouvernements tyranniques et mensongers ; qui conspira tant de fois leur renversement ; qui peupla les prisons, les bagnes et monta sur l'échafaud pour faire triompher la cause sainte de la liberté, alors qu'elle semblait perdue et oubliée en France ? — Ce fut toujours le même parti, dont rien n'avait pu altérer la foi vive et sincère.

Quand la dernière heure de la monarchie mitigée, de la royauté constitutionnelle des vieux Bourbons parut sonner, qui fit disparaître, en un clin d'œil, ces milliers d'emblèmes royaux, attestations patentes de l'asservissement de la France ? Qui fit entendre spontanément le premier cri de liberté, lorsque les royalistes de toutes les nuances se rattachaient fortement à une Charte mensongère et la présentaient à la France comme la planche de salut au milieu du naufrage ? Ne fut-ce pas encore le parti de l'avenir, ces dignes fils delà génération de 1792, dont les jésuites n'avaient pu fausser l'éducation politique ?

Et après 1830, qui conspira, en permanence et au grand jour, contre ce gouvernement infidèle à son origine, et ne travaillant qu'à comprimer les nobles élans de la France ? Qui le combattit sans cesse et par tous les moyens, jusqu'au jour où il tomba sous le mépris public ? Ne sont-ce pas les hommes appartenant au parti démocratique, au parti du peuple ! et n'est pas ce parti national qui proclama de nouveau en France la sainte République, malgré la présence de tous les valets de la royauté, cherchant, comme en 1830, à escamoter la révolution faite par le peuple, et qui devait l'être à son profit ?

Affirmons donc hautement ici ce que nous avons dit en commençant cette Introduction et ce que nous venons de prouver en parcourant l'histoire de nos soixante dernières années :

Oui, le peuple français est assez mûr pour jouir de la liberté ! Oui, il possède assez de moralité, assez de vertus pour vivre en République ! Non, ce n'est point un peuple frivole, inconstant, capricieux.

Ce serait une grande erreur de croire qu'il a changé d'opinion politique suivant les gouvernements qu'il s'est donnés ou qu'il a subis. Le peuple français du dix-neuvième siècle est essentiellement démocratique ; il est passionné pour la liberté ; il a des principes arrêtés sur les institutions qui conviennent à une nation libre ; et lorsque les publicistes croient apercevoir de grands revirements dans ce qu'on appelle l'opinion publique, ces changements ne sont en réalité que l'effet du déplacement des deux grands partis qui divisent aujourd'hui la nation et le monde entier.

Ainsi, par exemple, lorsqu'une grande révolution, comme celles de 1830 ou de 1848, donne le pouvoir aux hommes dévoués à la cause de la liberté, à la démocratie, il semble aussitôt que toute la population, toutes les classes qui la composent, sont soudainement devenues républicaines ; nulle voix discordante ne se fait entendre : elles paraissent toutes confondues dans la même acclamation : on affirmerait qu'il n'existe plus qu'Un seul parti en France.

Ceux qui se laisseraient séduire par ces apparences fallacieuses encourraient plus d'un désappointement et s'exposeraient à de grands mécomptes ; car si les démonstrations en faveur de l'état de choses amené par cette révolution sont unanimes à la surface, le parti aveugle, qui repousse la démocratie parce qu'il tient encore à la royauté, n'est pas anéanti ; il n'est que refoulé au-dessous de là population qui salue la liberté comme le plus grand bienfait qu'un peuple puisse conquérir. Le devoir d'un gouvernement prudent et fort est alors de tenir en respect les vaincus, jusqu'à ce qu'il lui soit permis de les admettre au banquet fraternel des démocrates. S'il se relâche dans sa juste sévérité ; s'il oublie les leçons de l'histoire pour se laisser maîtriser par les sentiments de générosité qui sont l'essence des républicains, il ne tardera pas à s'apercevoir qu'il a commis des fautes ; et comme les gouvernements ne peuvent en commettre que de grandes par les résultats, ces fautes ne tardent pas à produire leurs conséquences, et deviennent irréparables.

On voit alors le parti vaincu et refoulé relever insensiblement la tête, se mêler à ceux qui l'ont fait tomber, parler la même langue, pour mieux le tromper, et déployer toute son habileté pour surnager,

Bientôt ce parti sort de l'état de caput mortuum où l'avait réduit la victoire de la démocratie, et se montre de nouveau à la surface,

S'il met un pied dans le gouvernement, soyez convaincu qu'il ne tardera pas de s'en emparer complètement ; car les moyens honteux qui répugneraient aux démocrates, il sait les utiliser. S'il le faut, il calomniera ceux qui se sont montrés imprudents par bienveillance. Suivant les errements des royautés, il travaillera à isoler ceux dont l'union lui porte ombrage ; il corrompra l'opinion publique, il créera même l'anarchie et provoquera la guerre civile pour arriver à ses fins.

Redevenu, par l'intrigue, maître des destinées de l'État, ce parti, cent fois vaincu par les armes, cent fois tombé sous l'exécration publique ; ce parti, qui ne représente que des préjugés, se gonfle pour paraître grand et fort : employant ses richesses, bien ou mal acquises, à solder toutes les plumes vénales, il embouche les trompettes de la renommée pour proclamer que les royalistes sont les seuls honnêtes gens de la France ; que ce parti est le seul capable de la conduire dans les bonnes voies ; qu'il est en grande majorité dans la nation, et que le parti démocratique n'est qu'une imperceptible faction.

Mais vienne un mouvement populaire dans le sens de la démocratie, viennent les coups de fusil, comme disait Martainville à la veille des journées de juillet, qui lui donnèrent un démenti si éclatant, alors le parti royaliste disparaît tout à coup, en présence de la démocratie qui coule à pleins bords et qui déborde, et la marche lente mais toujours progressive de l'humanité reprend son cours, que les pygmées ont voulu arrêter.

Quelles conclusions tirer de cet état de choses, qui dure depuis si longtemps, sinon que l'aristocratie et l'aveugle parti marchant à sa suite ne peuvent être considérés que comme un obstacle, momentané dans la vie des nations, à l'avènement complet de la démocratie en France, en Europe et dans le reste du globe ? Le rôle qu'assigne forcément la marche du genre humain à cette queue de la royauté, est celui d'un misérable Sisyphe, condamné à faire remonter l'énorme rocher qui gravite sans cesse pour l'écraser, et qui l'écrasera infailliblement le jour prochain où le malheureux, condamné à ce stérile travail, sentira ses forces épuisées. Les royalistes de notre époque sont l'arrière-garde d'une armée battue, d'une armée qui a perdu sa ligne d'opération et toutes les positions qui la rendaient naguère formidable ; d'une armée qui ne peut plus se recruter : tous les efforts de cette arrière-garde du passé, toutes les ressources stratégiques et l'habileté de ses chefs ne peuvent que retarder de quelques heures le triomphe des républicains, qui la pressent de toutes parts et sont prêts à l'envelopper pour l'anéantir a tout jamais. Cette arrière-garde peut encore obtenir quelques succès partiels pendant le sommeil des peuples ; mais les moyens atroces dont elle se sert pour se faire jour à travers les obstacles qu'elle rencontre, les cruautés inouïes qu'elle déploie aux yeux des populations indignées hâteront sa défaite[3].

La démocratie n'a donc qu'à laisser faire ses ennemis ; ils travaillent activement à lui donner gain de cause aux yeux des peuples le plus en retard de se joindre à ses drapeaux. Elle n'a plus besoin de livrer des batailles sanglantes : le hasard des combats serait une imprudence inqualifiable pour le parti qui est sûr de l'avenir : il n'a qu'à laisser faire le temps et à enregistrer les fautes des amis de la royauté ; ils se chargeront eux-mêmes de presser le dénouement, parce qu'ils sont incorrigibles, et que les leçons de l'histoire ne leur ont jamais profité.

Voyez comme tous les règnes des rois restaurés, qui avaient eux-mêmes marché sur les traces de Louis XVI, sont copiés les uns sur les autres, pour arriver à la même catastrophe !

Louis XVIII et Charles X, Villèle et Polignac ne se sont-ils pas épuisés à vouloir reconstituer, en France, une aristocratie désormais sans racines dans le pays ? N'ont-ils pas blessé profondément les susceptibilités nationales, en traînant le premier peuple du monde à la suite d'une alliance impie formée entre des barbares, et en forçant ce peuple à subir les honteux traités de 1815 ? N'ont-ils pas eu la folie de vouloir mener la France du dix-neuvième siècle comme l'eût fait un Louis XIV ? Ne s'y sont-ils pas pris de toutes les manières pour priver le peuple des libertés dont il voulait jouir, pour museler les journaux et imposer silence aux écrivains patriotes ?

Tous leurs actes n'ayant été qu'autant de défis jetés aux hommes qui avaient conservé le feu sacré de la liberté, les libéraux de la Restauration, représentant alors le vieux et indomptable parti démocratique, finirent par accepter ce défi provocateur ; ils y répondirent par les héroïques et à jamais glorieuses journées de juillet 1830.

Le lendemain de sa victoire, le parti vainqueur se laissa jouer par les habiles du système représentatif, et même par quelques-uns de ses propres chefs, qui, mesurant à leur taille la révolution faite par le peuple, la réduisirent à une révolte de sérail.

Et pourtant, qui n'eût envié la position où Louis-Philippe se trouva en ceignant la couronne ? N'était-il pas le maître des événements ? Ne pouvait-il pas les dirigera son gré vers le grand but de nos révolutions ? Un seul mot de la France émancipée n'aurait-il pas eu le pouvoir de soulever l'Europe tout entière contre les honteux traités de 1815 et leurs infâmes signataires ? Une simple démonstration n'aurait-elle pas suffi pour affranchir tous les peuples que ces traités opprimaient et avaient blessés si profondément ?

Mais le bandeau royal aveugle les' princes, et le fils de Philippe-Egalité, ce même duc de Chartres qui, jadis, avait professé les doctrines des jacobins, se trouva transformé en ennemi des peuples, en fougueux adversaire de la liberté.

Comment énumérer les fautes capitales que cet homme, réputé si habile par les flatteurs et les sots, sut accumuler dans les dix-huit années de son régné néfaste ? Plusieurs volumes n'y suffiraient pas ; car toute sa vie de roi ne fut qu'une longue protestation contre son origine révolutionnaire, qu'une continuelle abjuration des principes qu'il avait proclamés lui-même, qu'une trahison permanente contre la cause de la liberté et du peuple français.

Qui ne se rappelle cette longue clameur de l'indignation qui s'éleva dans toute là France, le jour où l'élu des deux cent vingt-un de Charles X, mendiant la reconnaissance officielle de là branche cadette, choisit pour son négociateur auprès des cabinets hostiles l'homme dé la trahison incarnée, le roué de la diplomatie, Talleyrand ?

Quels efforts surhumains ce roi issu des barricades ne fit-il pas pour repousser le vœu de la réunion des Belges, et pour substituer la guerre des princes à la sainte guerre des peuplés ! Cet homme-là n'eut jamais qu'une idée, une pensée immuable, comme on le disait alors : réconcilier son gouvernement avec les rois de l'Europe, fermer l'ère des révolutions et asseoir solidement sa dynastie : intérêts nationaux, intérêts des peuples alliés, libertés publiques des Français, l'or, le sang, la gloire, l'honneur de la France, furent complètement sacrifiés à cette misérable politique d'intrigues que Louis-Philippe substitua de lui-même à la politique grande, généreuse, digne du peuple, que l'opposition démocratique ne cessa de lui suggérer.

Aussi, quels tristes résultats pour toutes les grandes questions pendantes devant l'Europe !

En moins de deux ans, la France de Juillet, la grande nation, l'arbitre des rois et des peuples, tombée entre les mains d'eunuques royaux, se vit à la fois bafouée par le czar de Russie, honteusement surveillée par l'Autriche, repoussée par la Prusse, outragée par l'Angleterre, jouée par la Conférence de Londres, détestée par les Belges, insultée par le tyran du Portugal et le tyranneau de Modène, honnie par les patriotes espagnols, maudite par la Pologne et l'Italie ; et pour comble d'ignominie, elle fut contrainte d'armer pour soutenir le traité en 24 articles, dirigé contre elle, puis d'évacuer la Belgique, sur l'ordre de la Conférence !

Le gouvernement de Louis-Philippe ne tarda pas à recueillir les fruits d'une conduite si propre à blesser tout ce qui portait un cœur français. Pendant que d'un côté les légitimistes relevaient la tête et recommençaient la guerre de la Vendée, pour le compte de l'enfant du miracle, les hommes de la révolution de Juillet s'éloignaient successivement de la meilleure des républiques. Louis-Philippe avait déjà usé la popularité des La Fayette, des Dupont (de l'Eure), des Laffitte, et de tant d'autres bons patriotes qui s'étaient dévoués à servir le roi-citoyen. Benjamin Constant, mort, de chagrin, et Casimir Périer, mort à la peine, laissèrent Louis-Philippe régner personnellement, comme il le voulait.

Bientôt le peuple se soulève à la nouvelle de la chute de Varsovie, et court reprocher à l'allié de Nicolas le meurtre de la Pologne.

Les ouvriers de Lyon, ne pouvant vivre en travaillant, veulent mourir en combattant : ils chassent les troupes royales de leur ville.

De toutes parts les républicains se dressent contre un gouvernement traître à la patrie ; et Paris tout entier, assistant aux funérailles du brave Lamarque, voit éclater dans ses murs la formidable insurrection des 5 et 6 juin, qui se termine par l'état de siège de cette immense capitale que le choléra décimait.

Nous sommes à peine arrivés au bout des deux premières années du règne de la branche cadette, et déjà les mœurs monarchiques que la révolution de Juillet avait un instant forcées de se voiler, reprennent leur empire. Le prince de Condé meurt comme s'il était à Constantinople. La Bourse, cette caverne de contre-révolutionnaires éhontés, obtient la protection qu'implore vainement le commerce loyal. Christine de Naples est reconnue pour reine, malgré la loi salique, qui expulse les femmes du trône d'Espagne : on ne dit pas à quel prix est négociée cette reconnaissance. Les procès des fusils Gisquet et des pots-de-vin prélevés par de hauts fonctionnaires donnent au public un avant-goût des scandales financiers du règne, et le journal la Tribune se croit autorisé à décerner à la Chambre élective de Louis-Philippe l'épithète indélébile de prostituée, que l'affaire des 25 millions accordés aux États-Unis semble pleinement justifier.

Dans un autre Ordre de choses rattaché à la moralité, on voit un oncle prescrire les mesures qui doivent rendre patent le déshonneur de sa nièce, et réussir complètement à la perdre de réputation : il est vrai que la scène se passe entre de très-hauts personnages, et qu'elle à pour confident un général devenu fameux par ce fait d'armes.

Quant à la grande politique, le gouvernement issu de Juillet semble s'être fait une loi de se rendre impopulaire par tous ses actes. Le traité qui concède aux Anglais le droit de visite sur les bâtiments couverts par le pavillon de la France, soulève l'indignation publique, déjà vivement provoquée par celui dé Constantinople, qui nous fait perdre, d'un trait de plume toute notre ancienne influence en Orient.

Ce n'est pas tout, le traité de la quadruple alliance, signé à Londres, à l'insu du doyen des diplomates, l'ambassadeur Talleyrand, vient prouver le peu de cas que les puissances signataires font de la France. Son indigne gouvernement a répété trop souvent qu'il veut la paix à tout prix, pour qu'on puisse croire sérieusement qu'il va tirer l'épée. En effet, le ministère de Louis-Philippe boit le calice jusqu'à la lie.

Mais il se venge, à l'intérieur, des affronts incessants qu'il reçoit de l'extérieur. Pour conjurer le danger dont le menacent sans cesse les républicains indignés, il ne craint pas de violer une à une toutes les faibles libertés consacrées par la Charte : loi électorale rétrograde ; loi contre les associations, pour ruiner la Société des Droits de l'homme ; loi contre les afficheurs, pour tuer la presse ; violation du droit de défense ; scènes d'une violence inouïe exercées par une police ignoble sur les citoyens les plus inoffensifs ; rien ne lui coûte pour établir la terreur royaliste.

Cependant la lutte entre les républicains et le gouvernement de Louis-Philippe n'en devient que plus violente. Lyon s'insurge, Paris s'insurge ; et si les patriotes échouent partout, après avoir été massacrés au faubourg de Vaise, comme dans la rue Transnonain, le procès des accusés d'avril révèle à là France les forces et l'audace d'une démocratie que l'on croyait vaincue.

Aussi les attentats sur la personne du roi se succèdent-ils rapidement.

Celui du 28 juillet, dirigé par le Corse Fieschi, coûte la vie à quatorze personnes qui entourent Louis-Philippe. Cet attentat redouble la terreur, en ramenant au pouvoir le fameux ministère du 11 octobre, qui dote la France des lois liberticides du mois de septembre 1835 ; ce qui n'empêcha pas qu'une nouvelle tentative d'assassinat ne fût dirigée contre les jours du roi par le républicain Alibaud. C'est ainsi que de conspirations en conspirations nous arrivons à l'insurrection du 12 mai, qui donna la mesure de l'audace de ces jeunes républicains, pressés d'en finir avec un gouvernement si hostile à l'esprit de la révolution dont il était issu.

L'indignation des bons citoyens fut au comble, lorsqu'ils virent la politique des rois du continent se tourner ouvertement contre cette révolution qui les avait fait trembler, et traîner à leur suite le cabinet des Tuileries. Ce cabinet n'ayant pas osé déchirer les traités de 1815, contre lesquels avait éclaté la révolution de Juillet, était amené à les considérer comme la règle du droit commun de l'Europe, quoiqu'ils eussent été modifiés à l'égard de la Belgique par une nouvelle sainte-alliance formée contre la nation française. Il s'était posé comme le défenseur de ces honteux traités, quand tout à coup l'Autriche les rompit par l'occupation de Cracovie. C'était un cas de guerre ; mais le gouvernement de la paix à tout prix subit l'affront : il s'agissait d'une grande puissance !

Il aima mieux s'en prendre à la Suisse, à laquelle on fit une querelle tellement injuste que toute la Confédération se souleva, et le gouvernement français fut au moment de tirer l'épée contre un peuple loyal et inoffensif, quand il avait souffert honteusement les insultes multipliées des cabinets évidemment hostiles à la France, qui venaient d'exiger l'évacuation d'Ancône.

Au milieu de ces embarras arrivant de l'extérieur, ce gouvernement, aussi déplorable qu'aveugle, osa porter de nouveaux défis à la nation française. 11 sut l'irriter par la présentation du projet de loi de disjonction, tellement en dehors de nos mœurs judiciaires et de la morale, qu'il souleva même les Chambres, et fut repoussé à la presque unanimité.

Mais cet échec ne le découragea pas dans ses tentatives impopulaires. Peu soucieux des souffrances de toutes les classes, le ministère osa demander, pour les fils de Louis-Philippe, des apanages et des dotations, que la pudeur publique révoltée fit rejeter.

On pourrait dire du gouvernement de Louis-Philippe qu'il ne conclut jamais un traité quelconque sans que l'honneur de la France y fût coté en baisse. C'est que sa politique, qu'il appelait prudente et conservatrice, fut constamment contraire aux intérêts de la nation française : aussi ces intérêts furent-ils sacrifiés en tout et partout. Dans la grande question d'Orient, il laissa passer la Syrie sous la domination indirecte de l'Angleterre. Ses traités avec la république Argentine, celui qu'il signa avec Abd-el-Kader sur les bords de la Tafna, celui de Tanger, et enfin celui qui accordait une indemnité à l'homme qui nous avait fait tant de mal à Taïti, le fameux Pritchard, furent tous blâmés, avec raison, comme des actes qui abaissaient la France. Le rôle que notre diplomatie joua à Constantinople, comme dans la rivière de la Plata, où tant d'intérêts nationaux sont engagés, fut aussi nuisible à ces intérêts qu'à la considération de notre pavillon.

Chose étrange, et qui prouve jusqu'à quel point Louis-Philippe s'était engagé dans une fausse voie ! c'est qu'après avoir promis aux puissances qu'il respecterait et ferait respecter les iniques traités de 1815, il permit à l'Autriche de violer ouvertement ces traités en s'incorporant la ville libre de Cracovie et son territoire. Enfin, après avoir tout sacrifié pour entretenir avec l'Angleterre la fameuse entente cordiale, il s'exposa à une rupture dont les conséquences pouvaient être très-graves, pour avoir voulu tromper le cabinet de Londres, à l'occasion des célèbres mariages espagnols.

Et que ne fit-il pas encore à l'intérieur, ce gouvernement qui ne sut que trahir son origine pour se réconcilier avec les rois !

Il ajourna constamment la suppression de l'impôt du sel, des octrois, du timbre des journaux et la conversion des rentes ; il s'opposa à l'abolition de la vénalité des charges, à la réforme électorale, ou tout au moins à l'adjonction des capacités sur la liste des électeurs, à la réforme postale, et au projet de loi qui devait interdire aux députés de s'intéresser dans les marchés conclus avec l'État. Il repoussa la loi sur les incompatibilités ; celle sur la liberté individuelle, foulée aux pieds par la police ; celle qui devait réprimer les spéculations sur les chemins de fer ; la loi sur le jury, et surtout il ajourna sans cesse le retrait des lois de septembre.

Mais il se montra empressé de faire passer la loi qui prolongeait le privilège de la Banque ; les mesures contre les réfugiés polonais, espagnols et italiens ; la loi relative aux fortifications de Paris ; la loi de régence ; celles qui fixaient les divers parcours des chemins de fer, affaire où chaque député fit preuve du plus ardent patriotisme pour son clocher et les intérêts de son portefeuille ; la loi qui augmentait la gendarmerie et lui donnait de nouvelles attributions politiques, etc.

Il ne mit pas moins d'empressement à faire voter, chaque année, une énorme augmentation de dépenses ordinaires et extraordinaires, afin de pourvoir aux places et aux charges nouvelles qu'il créait sans cesse aux dépens du Trésor[4] ; à réaliser emprunt sur emprunt ; à frapper la grande industrie des sucres indigènes, et à faire rendre à l'impôt tout ce qu'il pouvait produire.

Aussi eut-il à réprimer bien des troubles occasionnés par le recensement.

Et comme, sur la fin de son règne, Louis-Philippe eut à traverser de pénibles moments à cause de la cherté et de la rareté des céréales et que toutes les industries éprouvèrent de grandes perturbations, il en résulta à la fois une crise financière et industrielle, et une crise pour les subsistances ; et ces crises se traduisirent en nombreuses émeutes, contre lesquelles il fallut employer les baïonnettes : le sang coula dans plus d'une localité, et la justice politique mêla ses rigueurs à celles de la force armée.

Le gouvernement de Louis-Philippe se trouva donc en hostilité permanente avec les populations, et surtout avec les journaux de la démocratie, organes de l'opinion publique. Peu de jours se passaient sans que les tribunaux retentissent de procès de la presse, procès que les journalistes perdaient constamment devant les juges, mais qui étaient gagnés devant le public.

C'est ainsi que l'on vit le National s'attaquer en ces termes au cadavre qu'on appelait la Chambre des pairs :

Non, la vie ne pénétra jamais dans cet ossuaire ; il n'y a pas d'énergie possible quand il n'y a pas d'indépendance. Ce semblant de Chambre, que le bon plaisir a créé, se meut dans une atmosphère où ne pénètre ni la lumière, ni la chaleur. Il règne dans cette salle je ne sais quelle odeur de décrépitude qui vous refroidit et vous attriste. On dirait une comédie constitutionnelle jouée par des morts, une espèce de fantôme mécanique qu'on a hâte de voir finir, de peur que les ressorts ne cassent.... Cet habit que vous voyez là n'est pas un corps vivant ; c'est la pairie qui fut tuée en 1830. Oh ! messieurs, faites comme nous, priez pour elle !...

 

Et l'opinion publique applaudissait à ces paroles de mépris contre un des grands corps de l'État !

Mais la pairie se vengeait de la presse indépendante en inventant la complicité morale, dont elle fit une si inique application au rédacteur du Journal du peuple, Dupoty, en le frappant comme complice de l'attentat du nommé Quénisset, misérable digne d'être gracié.

D'un autre côté, le ministère frappait aussi la célèbre Ecole Polytechnique, et licenciait tous les élèves comme professant des opinions subversives. Il frappait indistinctement tous les écrivains chaleureux, tous les hommes de cœur, fonctionnaires, professeurs, etc., qui devenaient autant d'ennemis irréconciliables de ce gouvernement contre-révolutionnaire, surpris en flagrant délit fournissant des armes et des munitions aux jésuites de la Suisse contre les libéraux de ce pays.

Nous avons dit, en commençant cette courte revue des faits et gestes du gouvernement de Louis-Philippe, qu'il faudrait des volumes pour enregistrer tout ce qu'il fit de contraire aux intérêts du peuple et à la grandeur de la nation française. L'espace et le temps nous manquant à la fois, nous terminerions ici ce coup d'œil rétrospectif, s'il nous était permis de passer sous silence les scandales de toutes les sortes qui caractérisèrent cette époque de l'histoire de la monarchie en France.

Comme le but de la pensée immuable qui dirigea ce règne fut de substituer à tous les sentiments généreux le matérialisme le plus grossier, celui qui devait faire prédominer l'argent, parce que seul il donnait les droits politiques et conduisait aux honneurs, tout le monde voulut devenir riche, n'importe par quels moyens. Les conséquences de ce déplorable ordre de choses ne se firent pas attendre longtemps. Les tribunaux furent pour ainsi dire en permanence pour punir des dilapidateurs de deniers publics, des concussionnaires, des voleurs officiels.

On vit un ex-préfet de police comparaître sur les bancs correctionnels pour avoir trafiqué des lignes d'omnibus, avec lesquelles il gratifiait sa maîtresse, la famille de sa maîtresse et les amis de cette famille. On vit un ministre, dont les cheveux avaient blanchi honorablement, céder à la pression atmosphérique qui pesait sur le pouvoir et ses soutiens, et se rendre coupable pour enrichir son fils. Les deux tiers des députés et des pairs de France figuraient comme principaux actionnaires des Compagnies de chemins de fer, dont ils stipulaient les conditions d'existence comme législateurs. Un grand nombre d'entre eux ne craignirent pas de prendre de forts intérêts dans les adjudications et marchés faits par le gouvernement : il fallut proposer une loi afin d'interdire ces ignobles trafics, pour lesquels la Convention nationale avait autrefois envoyé aux galères l'un de ses membres. Le délit qui, à la même époque, conduisit Chabot et Fabre d'Eglantine à l'échafaud, celui d'avoir pratiqué des manœuvres déloyales et frauduleuses pour agir sur les cours des fonds publics, ne fut pas même poursuivi sérieusement, quoiqu'on le commît tous les jours à la face du soleil. Les agents de l'autorité qui ne purent pas s'enrichir par ces moyens tolérés, se mirent à voler ouvertement : on découvrit des voleurs partout : dans les administrations de la marine, dans celles de l'armée, dans les vivres, etc., etc. ; on vola les mutilés de la Légion d'Honneur ; on vola les pauvres dans les bureaux de bienfaisance, dans les hôpitaux, et il se commit une foule d'escroqueries dans la région du pouvoir, tant la rage de devenir riche avait gagné tous les fonctionnaires et employés des administrations !

Enfin, de grands scandales, ayant leur source au haut de l'échelle sociale telle que l'avait établie le règne de la branche cadette, vinrent mettre le comble à la consternation du public et à sa haine pour tout ce qui existait dans la hiérarchie officielle. Le drame horrible du pair de France duc de Praslin, chevalier d'honneur d'une princesse ; celui qui jeta tant d'amertume sur la famille d'un ambassadeur de Louis-Philippe, le comte Mortier, également pair de France ; le suicide d'un autre ambassadeur, le comte Bresson, possédant tous les secrets de la pensée immuable du règne ; l'affaire de Rosemond de Beauvallon, qui mit à nu les habitudes vicieuses de cette nouvelle jeunesse dorée ralliée au pouvoir, quelle défendait par sa plume ; et, dans une autre sphère, le procès du frère Léotade de Toulouse, accumulèrent tant de hontes sur la dernière année de ce gouvernement, qu'il dut s'éteindre sous le mépris public, bien plus que sous les coups partis des barricades de février.

Nous voici arrivés à la dernière période de ce règne qui ne fut qu'un anachronisme au milieu du dix-neuvième siècle et qu'un long désordre politique, financier et moral ; de ce règne tellement fertile en grands scandales, publics, que l'historien ne pourra l'écrire qu'en trempant sa plume dans la boue.

Les lois de septembre, code liberticide s'il en fut jamais, fonctionnaient depuis douze ans, quoiqu'elles eussent été présentées comme temporaires ; nulle Chambre des députés n'avait encore osé en demander l'abrogation ; et le peuple le plus avancé du globe était forcé de vivre sans droits politiques, sans possibilité de s'associer, de se réunir pour protester contre cette oppression permanente. Il ne pouvait s'adresser au parlement, dont la majorité était servilement acquise au ministère, et qui d'ailleurs ne représentait que la partie la plus pusillanime et la moins éclairée de la nation. L'opinion publique ne pouvait se servir de la presse, muselée par la législation et par les tribunaux, toujours prêts à condamner impitoyablement la moindre velléité d'opposition sérieuse, sur la déclaration d'un jury trié, dont le pouvoir s'était assuré l'inique concours.

Mais, sous ce silence forcé, l'irritation des masses contre des ministres exécrés et contre un roi à qui l'on attribuait tout l'odieux d'un système personnel ; cette irritation constante faisait fermenter les esprits à tel point qu'on pouvait prédire une explosion prochaine.

Nous ne pouvons nous empêcher de sentir que le sol tremble sous nos pas, disait, dès le mois d'octobre 1847, un journal très-pacifique, mais honnête, et par conséquent poussé à bout ; nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître que le ministère, à l'intérieur par la corruption tolérée, à l'extérieur par une incroyable série de lâchetés, prépare une explosion d'indignation générale, et peut substituer une crise, une convulsion violente, à la pacifique transformation que nous nous efforcions de préparer.

En effet, l'opinion publique minait de tous côtés le gouvernement de Louis-Philippe.

Cette opinion, si longtemps comprimée, avait enfin trouvé le moyen de se faire jour. Un banquet réformiste, organisé au Mans par les patriotes du département de la Sarthe, donna l'idée de réunir, dans chaque localité et à une table commune, tous les citoyens dont l'honnêteté s'était révoltée contre les bassesses de la paix à tout prix, et les hontes de la corruption générale.

A Paris, au banquet réformiste du Château-Rouge, on vit s'élever une tribune patriotique où les paroles les plus généreuses furent prononcées et accueillies comme des prophéties.

Un seul jour de victoire de l'opinion publique, y annonçait-on, peut emporter toutes les mesures rétrogrades et liberticides dont on a chargé le pays.

On s'y encourageait en rappelant au peuple les terribles épreuves traversées par la France et dont elle avait triomphé. Les républicains y annonçaient hautement que ce qui avait été manqué en 1830, pouvait se refaire encore par la volonté générale.

Que notre réunion, disait un orateur, devienne le signal de manifestations semblables sur tous les points de la France ; que partout s'organisent des Comités ; que partout se régularise le travail du patriotisme. A un parti qui, sous prétexte de conserver, a fait tomber le gouvernement dans le désordre et l'anarchie, opposons l'exemple de l'union, de l'ordre et de la discipline.

Cet appel fut entendu : le patriotisme s'organisa, se mit à l'œuvre, dressa ses tribunes au milieu des populations attentives, qui accueillirent et saluèrent avec enthousiasme les provocateurs des réformes que la nation réclamait si ardemment. En moins d'un mois, on compta plus de cinquante banquets patriotiques-réformistes, présidés par les plus influents parmi les députés ou les écrivains de l'opposition, et auxquels s'assirent par milliers de bons citoyens principalement dans les villes de l'Est et du Nord de la France. Les populations furent ainsi remuées de fond en comble, et leur attitude prouva que le réveil du peuple serait celui du lion.

Et pourtant, les journaux du gouvernement ne voyaient encore dans ce réveil que matière à quelque maladroite plaisanterie, à quelques imprudentes provocations,

L'opposition, depuis plus d'un mois, lisait-on dans l'Étoile, s'en va flonflonant ses principes de ville en ville sur l'air de la Marseillaise, comme les bateleurs promènent de foire en foire une ménagerie de toutes sortes d'animaux vivants ou morts, au son de la musique !

Ces quolibets, si hors de saison, prouvaient que ni le ministère, ni le roi n'avaient aucune idée du véritable état des choses, et qu'ils n'apercevaient pas l'ère du progrès s'ouvrant à la face de ces conservateurs-bornes, si spirituellement stigmatisés[5].

Mais quelle serait la nature des réformes pour lesquelles la nation entière se levait avec tant d'ensemble ?

Le député Odilon Barrot, qui avait été le héros d'un grand, nombre de banquets, où ses harangues sonores étaient toujours applaudies, pensait qu'on remédierait à tout si l'on parvenait à renverser le ministère Guizot, et à modifier la loi des élections d'une manière un peu moins étroite. Ce chef de l'opposition parlementaire et son parti ne songeaient nullement à remonter jusqu'à la dynastie régnante et moins encore jusqu'au trône, qu'ils voulaient, au contraire, consolider avec les institutions de Juillet, ramenées à leur pureté.

Ainsi, tout le mal que se donnait ce qu'on appelait la gauche dynastique, n'avait pour mobile que quelques portefeuilles. Si l'on eût osé parler du suffrage universel devant les orateurs de ce parti, ils se fussent récriés comme d'une utopie impraticable, qui ne pouvait être rêvée que par des échappés de Charenton !

Mais à côté de Ces hommes à vues étroites et des écrivains qu'ils inspiraient, se trouvait le parti de l'avenir, composé de tous ces jeunes républicains qui, depuis 1830, luttaient contre la monarchie de la branche cadette, comme les anciens libéraux avaient lutté contre la restauration de la branche aînée. Lé peuplé était derrière eux ; car son instinct lui disait qu'on ne pouvait guérir le mal que par les grands moyens. Au surplus, le peuple et les démocrates qui marchaient à sa tête étaient convaincus plus que jamais de toutes les déceptions que renfermait le système monarchique constitutionnel, établi lui-même sur des fictions indignes d'une grande nation : le peuple savait très-bien qu'à côté de ces institutions mensongères se trouvaient les grands principes politiques et sociaux posés par nos pères. Le peuple était donc républicain sincère ; il ne pouvait vouloir d'un replâtrage tel que le combinaient les habiles de l'opposition dynastique.

Bientôt une occasion solennelle se présenta pour donner aux réformes qu'appelait le vœu de la France le caractère qu'elle entendait leur assigner, en dehors de la Charte fallacieuse de 1830. Avant d'aller présider les banquets de Valenciennes et de Béthune, M. Barrot, qui faisait alors sa tournée dans le Nord, se rendit à celui préparé dans la capitale de la Flandre française, et destiné à réunir un nombre immense de patriotes. Le programme de ce banquet-monstre avait été arrêté ; M. Barrot devait porter le toast suivant : A la réforme électorale et parlementaire, toast assurément très-inoffensif à l'égard de la dynastie et de son gouvernement. Mais depuis quelques jours les feuilles du pouvoir s'étaient déchaînées contre l'esprit des directeurs de banquets, qui, disaient-elles, avaient poussé l'irrévérence à l'égard du roi des Français jusqu'à supprimer toute manifestation directe ou indirecte. M. Barrot se sentit donc arrêté par un scrupule monarchiste, et voulut exiger qu'on ajoutât au toast par trop révolutionnaire qu'il avait accepté, un palliatif propre à en mitiger la rudesse ; cette addition consistait en ces mots : A la vérité et à la sincérité des institutions de juillet !

Quels motifs déterminèrent le président du banquet de Lille à exiger tout à coup ce changement, c'est ce qu'il serait fort difficile de dire, même aujourd'hui ; car les uns affirmaient que cette subite résolution lui avait été dictée par la présence d'un orateur dont la franchise républicaine semblait conspirer pour enlever au chef de la gauche dynastique l'influence qu'il exerçait dans les banquets ; tandis que d'autres, se disant mieux instruits, assuraient que M. Barrot, craignant de se compromettre auprès du grand dispensateur des portefeuilles, voulait faire constater à Lille qu'il n'avait point cessé d'être l'ami de la monarchie de Juillet, malgré ses fautes.

Quoiqu'il en fût, M. Barrot était loin de s'attendre à la résistance qu'il éprouva de la part des commissaires, car ceux-ci déclarèrent fermement qu'aucune modification ne serait faite au programme arrêté. Eh bien ! vous n'aurez pas de banquet ! s'écria l'orateur indigné de cette irrévérence.

Le banquet n'en eut pas moins lieu à l'heure indiquée, et ce fut à peine si les six mille convives qui s'y assirent à côté de Ledru-Rollin, s'aperçurent que quelques souscripteurs avaient suivi Achille dans sa tente.

Le toast que porta Ledru-Rollin : Aux Travailleurs ! inaugura la démocratie pure, qui, dès lors, donna son propre reflet à toutes les autres réunions de ce genre.

Aux démocrates de Lille, disait-on au banquet de Dijon, si significatif par le radicalisme des toasts qui y furent portés ; à ces amis de cœur qui ont su imprimer à leur patriotique réunion le seul cachet qui convienne à toutes les grandes choses, le cachet, de la démocratie !... Nous les suivrons de près dans cette voie radicale. Notre étape est facile, car, passez-moi l'expression, nous n'aurons pas des, barreaux dans les roues.

Et un tonnerre d'applaudissements saluait ces paroles qui respiraient le patriotisme le plus avancé.

A vous, hommes du progrès et de l'avenir, s'écriait-on encore, à vous, nos amis de Paris, publicistes, poètes, artistes, philosophes que nous avons le bonheur de posséder aujourd'hui parmi nous, à vous éclaireurs de la sainte montagne, qui enfanta deux immortelles révolutions, et que le temps et les événements ont fécondée d'une ; nouvelle et double gestation, dualité nécessaire : révolution politique comme moyen, et révolution sociale comme but ; à vous tous qui poursuivez ce but humanitaire !

Et pour que l'on ne se méprit point sur les vues des démocrates, un orateur, parlant au banquet de Mâcon, ne craignit pas de faire le plus grand éloge de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, proclamée par la Convention nationale, dans cette même année 1793, dont le souvenir est en horreur à tous les royalistes.

Le dynastique Barrot comprit très-bien la portée de la faute commise à Lille. Il chercha à prendre sa revanche aux banquets d'Amiens et de Compiègne, organisés par ses amis, au profit de sa satisfaction personnelle. Là, on attaqua les démocrates de Mâcon, de Dijon et de Lille, en les qualifiant de voltigeurs de quatre-vingt-treize.

Les banquets montagnards lancent des défis et des menaces aux banquets girondins de la gauche[6], disait, avec une joie qu'il ne pouvait dissimuler, le grave Journal des Débats. On se proscrit mutuellement des salles à manger, en attendant des proscriptions plus sérieuses... Si l'ennemi commun n'était pas là pour séparer les combattants, ajoutait ce même journal, il y a longtemps que les montagnards de Dijon et les girondins de Compiègne, M. Odilon Barrot et M. Ledru-Rollin, en seraient aux prises avec d'autres armes que d'innocentes paroles et de ridicules exclusions.

Le gouvernement de Louis-Philippe, qui savait son Machiavel par cœur, applaudit à cette scission entre les membres de l'opposition, et la considéra comme devant lui procurer une victoire facile le jour où il entrerait en campagne contre les réformistes.

Cette campagne offensive commença par la saisie du journal le National, coupable d'avoir dit qu'il fallait que l'agitation légale se propageât d'un bout à l'autre du pays, et que le cri de la nation, réclamant d'une même voix la réforme électorale, contraignît le gouvernement, disposé à nier le besoin et le désir de la réforme, à s'incliner devant le vœu unanime de la nation.

Le gouvernement doit céder, ou tomber, s'il refuse, ajoutait ce journal ; mais, quoi qu'il fasse, le salut de la France est au bout.

Le National fut condamné sévèrement pour avoir osé faire entendre ce langage ; mais ses paroles eurent de l'écho, et le ministère commença de s'alarmer.

Les banquets ont déchiré le voile ! s'écriait le Journal des Débats. Il est clair que ce n'est pas au cabinet qu'on en veut ; mais à la majorité tout entière, au parti conservateur dans toutes ses nuances ; au gouvernement, en prenant ce mot dans son acception la plus étendue..... Tout pas imprudent ou mal assuré sur cette pente rapide, concluait le journaliste, pourrait-il avoir d'autre résultat qu'une chute affreuse ?

Cependant tout pouvait encore être sauvé, la royauté comme le gouvernement selon la Charte : il n'en eût coûté à Louis-Philippe que quelques-unes de ces concessions sur lesquelles il pouvait vivre quelques années ; il n'avait qu'à entrer franchement dans les voies de ces réformes innocentes que les rois concèdent de si bonne grâce quand il n'en est plus temps. A l'ouverture de la session de 1848, il lui eût suffi de changer le cabinet Guizot contre un ministère pris dans le centre gauche, et de promettre une nouvelle loi sur les élections qui aurait tant soit peu élargi le cercle étroit de celle de 1832 ; ces deux concessions eussent très-probablement calmé l'opinion publique, tant les hommes sans principes sont faciles à contenter ! Mais Louis-Philippe aima mieux se raidir contre le peuple, comme il l'avait fait à toutes les époques importantes de son règne. On multiplia donc les procès contre la presse, contre les associations, en attendant de défendre légalement les banquets, considérés comme la cause de ce que le gouvernement appelait les perturbations de la société. On se mit à persécuter les idées, à proscrire tout ce qui pouvait rappeler la Révolution, et à faire attaquer dans les chaires salariées les tendances socialistes[7].

La session de 1848, qui devait être la dernière d'un règne si déplorable, s'ouvrit dans ces dispositions hostiles aux réformistes. Le ministère Guizot, assuré de la majorité, qu'il avait acquise par tant de moyens indignes, se crut inattaquable, malgré les infamies qui avaient déshonoré le gouvernement à l'intérieur, et les lâchetés si compromettantes à l'extérieur ; aussi crut-il avantageux de prendre l'offensive.

Le discours du trône, comme on disait alors, se chargea de porter les premiers coups : le roi prononça ces paroles :

Plus j'avance dans la vie, plus je consacre avec dévouement au service de la France, au soin de ses intérêts, de sa dignité, de son bonheur, tout ce que Dieu m'a donné et me conserve encore d'activité et de force. Au milieu de l'agitation que fomentent des PASSIONS ENNEMIES ou AVEUGLES, une conviction m'anime et me soutient : c'est que nous possédons, dans la monarchie constitutionnelle, dans l'union des grands pouvoirs de l'État, les moyens assurés de surmonter tous ces obstacles et de satisfaire à tous les intérêts moraux et matériels de notre chère patrie. Maintenons fermement, selon la Charte, l'ordre social et toutes ses conditions.

 

C'était annoncer qu'on trouverait facilement dans l'arsenal des lois liberticides, dans le concours des Chambres et des tribunaux, et même dans la force publique, s'il le fallait, les moyens d'en finir avec les banquets réformistes.

L'opposition y répondit en annonçant, un nouveau banquet dans Paris même, celui dit du 12e arrondissement, destiné à réunir, à côté des citoyens, la plupart des officiers et gardes nationaux de la légion. Ce banquet devait être suivant l'expression des réformistes, le bouquet du feu d'artifice.

Mais le gouvernement se crut en droit de faire défendre cette réunion, et les citoyens se trouvèrent engagés dans une lutte corps à corps avec l'autorité, tandis qu'une bataille en règle allait se livrer à la tribune des Chambres à l'occasion de la réponse au fameux discours.

Ici l'exaspération des esprits n'était pas moins vive qu'au dehors : l'opposition savait que les Commissions chargées d'élaborer cette adresse s'étaient montrées les servîtes copistes du discours du roi, et que la phrase hostile se trouvait reproduite en entier dans leur travail.

Comptez sur notre appui, faisait-on dire à la Chambre des députés, pour vous aider, sire, à défendre l'édifice que nous avons fondé avec vous. Les agitations que soulèvent les, passions ennemies ou des entraînements aveugles tomberont devant la raison publique, éclairée par nos fibres discussions, par la manifestation de toutes les opinions légitimes dans une monarchie constitutionnelle. L'union des grands pouvoirs de l'État surmonte tous les obstacles et permet de satisfaire à tous les intérêts moraux et matériels du pays. Par cette union, sire, nous maintiendrons l'ordre social et toutes ses conditions...

L'adresse était, comme on le voit, une simple paraphrase. du discours d'ouverture : la majorité des Chambres y appuyait la politique du gouvernement. L'opposition allait donc être forcée de livrer à la fois des combats dans la presse, pour soutenir la cause des réunions accidentelles, que la loi ne devait point atteindre, et à la tribune, afin d'essayer de faire modifier là déclaration du gouvernement, ou enfin de pousser les choses à leurs dernières conséquences.

Et, d'abord, la Commission du banquet réformiste, s'appuyant sur lés lois de 1831 et 1834, sur les déclarations formelles dé l'orateur du gouvernement, sur un récent arrêt de la Cour de cassation, et sur de nombreux antécédents déclara qu'elle regardait la sommation du préfet de police comme un acte de pur arbitraire et de nul effet. Les électeurs du 12e arrondissement persistèrent donc à vouloir se réunir, malgré la défense de l'autorité.

De son côté, le ministre de l'intérieur, interpellé à la Chambre des pairs, répondit que le banquet projeté à Paris, ayant tous les caractères d'une attaque contre le gouvernement, il avait dû le faire interdire, et que le préfet de police n'avait agi que par son ordre exprès.

Les choses en étaient à ce point, lorsque la discussion sut 8 l'adresse s'ouvrit

Ce fut, comme par le passé, un grand tournoi, dans lequel l'opposition reprocha amèrement au cabinet sa conduite déloyale à l'égard de la Suisse et de l'Italie. Mais la minorité échoua complètement dans ses efforts pour modérer les expressions de l'adresse, expressions qui renfermaient une déclaration de guerre à ceux désignés par le roi comme d'aveugles ennemis de son gouvernement. Le 14 février, la majorité des satisfaits, comme on les appelait alors, vota l'adresse dans son entier, et déclara, par ce vote, qu'elle se ralliait à la politique de résistance inaugurée dans le discours de la couronne : elle ne craignit pas de flétrir les passions aveugles et ennemies de ses adversaires.

Cependant le banquet du 12e arrondissement, devenu le banquet de Paris, était resté à l'ordre du jour des électeurs qui l'avaient organisée Quoique remis plusieurs fois, il se montrait sans cesse à l'horizon comme un point renfermant la tempête ; et ce point, sur lequel les regards étaient fixés, grossit immensément lorsque l'opposition, battue à la Chambre sur le fameux paragraphe, décida qu'elle irait se placer à la tête de cette même réunion, que l'autorité persistait à considérer comme illégale. Une nouvelle Commission fut nommée pour s'entendre avec les députés et avec un grand nombre de chefs de la garde nationale.

Comme l'opposition voulait encore défendre le droit de réunion par tous les moyens légaux, il fut décidé que la manifestation aurait lieu le dimanche 20 février aux Champs-Élysées ; qu'on se rendrait en corps, escortés par la garde nationale, sans armes, au lieu indiqué pour le banquet ; mais qu'à la première sommation des agents du pouvoir, on rebrousserait chemin, après avoir protesté. Les députés, frappés ainsi dans l'exercice de leurs droits, iraient porter leurs griefs à la tribune.

Toutes ces remises, toutes ces modifications commençaient à faire croire à la population que certains chefs de l'opposition dynastique n'étaient point décidés à brûler leurs vaisseaux, et qu'on cherchait à gagner du temps pour préparer une solution pacifique. Les républicains murmuraient, et déjà des adresses arrivaient de toutes parts aux députés démocrates pour les encourager à la résistance légale.

Lorsqu'on apprit qu'au lieu d'avoir lieu le dimanche 20 février, comme cela avait été arrêté, le banquet était encore remis au mardi 22, il n'y eut qu'un cri parmi tous les hommes de cœur : ils craignaient de voir s'échapper une occasion unique d'en finir avec le gouvernement de la honte. Quelle perspective de succès ne voyait-on pas dans ce soulèvement général de l'opinion publique contre ce qui était considéré comme le seul obstacle au progrès et à l'avènement de la démocratie ! Et combien ne paraissaient point coupables ceux qui, ayant contribué à soulever les éléments d'une révolution salutaire, semblaient renoncer à les diriger au moment décisif !

Que faisait en effet l'opposition dynastique dans ces jours de répit qu'elle s'était ménagés par les divers ajournements ? Elle s'occupait, avec quelques députés conservateurs, à chercher les moyens de renverser le ministère par un vote combiné. Tous ces foudres de tribune,

Hardis dans le sénat, faibles dans le danger,

s'ingéniaient à faire aboutir la grande colère du peuple à un changement de cabinet !

Heureusement, des questions d'amour-propre firent avorter cette pauvre combinaison, et le duel entre le pouvoir et l'opposition fut maintenu pour le 22 février.

Un gouvernement appuyé sur tant de canons et de baïonnettes ; un pouvoir que l'on défiait ainsi à jour fixe, devait rire de la folie de ses adversaires. C'est ce que firent Louis-Philippe et ses ministres : ils avaient tant de fois vaincu les tentatives de soulèvement dirigées contre eux, qu'ils devaient Considérer la lutte en perspective comme un jeu d'enfants. Aussi, a-t-on assuré que le roi avait engagé quelques personnages étrangers, qui se disposaient à quitter Paris, à rester, afin de jouir du spectacle d'une émeute vigoureusement réprimée.

Rien d'ailleurs n'avait été négligé par le pouvoir pour que le succès ne fût pas un instant douteux.

Quelques-uns des forts qui entourent Paris avaient été armes clandestinement et remplis de troupes. Toute l'artillerie de campagne entassée à Vincennes, canons, obus, caissons, etc., devait être attelée dés le matin, ainsi que Celle qui se trouvait à l'Ecole militaire et à l'Arsenal. Les Casernes de la capitale s'étaient remplies de munitions de guerre et même de munitions de bouche, afin de pouvoir soutenir Un siégé au besoin. Se rappelait qu'en 1830 la garde royale s'était trouvée sans pain, ou en avait fait cuire des quantités considérables réparties sur plusieurs points. Non-seulement la garnison de Paris fut augmentée, mais encore des dispositions furent prises pour que cinquante à soixante mille hommes, rassemblés dans la banlieue et sur les parcours des chemins de fer, pussent être rendus sur le champ de bataille en moins d'une journée. Enfin le plan stratégique combiné par le maréchal Gérard dut être exécuté, en cas d'alarmes sérieuses : des officiers d'état-major, habillés en bourgeois, avaient conduit les chefs de corps sur le terrain qui leur était assigné à chacun, afin de reconnaître par avance les positions.

Ces immenses préparatifs contre le soulèvement du peuple permirent à M. Guizot de tenir le propos qu'on lui a prêté : Si les républicains bougent, cent mille baïonnettes et cent bouches à feu sauront les mettre à la raison.

Mais ce n'était pas tout encore que de compter sur ces forces militaires effectives si imposantes ! le gouvernement, se faisant illusion Sur le sentiment de la garde nationale, se flattait que la bourgeoisie prendrait le fusil contre le peuple, Le général Guilleminot avait garanti que les deux tiers de cette garde ne feraient jamais cause commune avec les perturbateurs ; et, pour qu'il en fut ainsi, il n'avait fait convoquer individuellement que les amis de la dynastie, et les soutiens de l'ordre de choses existant.

Le reste de la population, ne connaissant que très-imparfaitement les grandes mesures prises par le pouvoir, se montrait pressé d'arriver au mardi.

La veille de ce jour attendu avec tant d'anxiété, les journaux publièrent le programme de la manifestation réformiste.

La Commission générale y rappelait aux citoyens que cette manifestation aurait lieu le lendemain 22, et qu'elle aurait pour objet l'exercice légal et pacifique d'un droit constitutionnel, celui de réunion, sans lequel disait-on, le gouvernement représentatif n'est qu'une dérision, Toutes les mesures d'ordre pour éloigner le trouble et le tumulte y étaient prescrites, le lieu du rendez-vous général et l'ordre de marche de la colonne indiqués. A la tête, devaient être placés les officiers supérieurs de la garde nationale faisant partie de la manifestation.

Il s'agit, portait ce programme, d'une protestation légale et pacifique, qui doit être puissante par le nombre et par l'attitude ferme et tranquille des citoyens. La Commission espère que, dans cette occasion, tout homme présent se considérera comme un fonctionnaire public chargé de faire respecter l'ordre : elle se confie à la présence des gardes nationaux ; elle se confie aux sentiments de la population parisienne, qui sait que pour assurer le maintien de ses droits, elle n'a besoin que d'une démonstration paisible, comme il convient à une nation intelligente, éclairée, qui a la conscience de l'autorité irrésistible de sa force morale, et qui est assurée de faire prévaloir ses vues légitimes par l'expression légale et calme de son opinion.

 

Certes, il n'y avait rien dans ce programme qui pût ressembler à un manifeste de guerre, et le gouvernement anglais se serait peu alarmé d'une réunion qui s'annonçait comme un modèle d'ordre : il se serait borné à la faire surveiller par ses constables.

Mais le château des Tuileries crut y voir ou fit semblant d'y apercevoir quelque chose de plus grave qu'une manifestation paisible. Il s'empressa donc de faire afficher la loi de 1791, contre les attroupements, ainsi que les articles du Code pénal applicables aux gardes nationaux agissant comme tels sans réquisition. L'opposition fut ainsi prévenue que le gouvernement s'opposerait, par la force, au banquet et à tout rassemblement.

Chose étrange ! la plupart des chefs de l'opposition parlementaire parurent démoralisés par cette détermination du gouvernement, quoiqu'ils l'eussent provoquée et qu'ils dussent s'y attendre.

Qu'allaient faire M. Barrot et ses amis au milieu de l'immense agitation qu'ils avaient soulevée ?

On les vit arriver en corps à la Chambre pour y interpeller le ministère sur ses intentions.

Le pouvoir a-t-il renoncé à l'idée de faire prononcer les tribunaux sur l'application de la loi qu'on veut opposer au droit de réunion, demanda M. Barrot au cabinet ; ou bien veut-il la faire trancher par la force brutale ?

Avant la publication du manifeste publié par la Commission du banquet, répondit le ministre de l'intérieur, le gouvernement aurait pu s'en remettre aux tribunaux du soin de prononcer entre ses adversaires et lui. Mais ce manifeste, violant toutes les lois sur lesquelles reposent l'ordre et la tranquillité publique, lui trace ses devoirs ; car c'est l'acte d'un gouvernement qui se pose à côté du gouvernement constitutionnel du roi.

Cette déclaration si formelle de la part du pouvoir rendait la situation claire. M. Barrot n'avait plus qu'à soutenir le programme, ou à se retirer : il n'osa ni avouer ni désavouer le manifeste des réformistes. C'était offrir son désistement, en l'entourant de quelques phrases ronflantes, qui ne purent cacher sa défaite.

On comprendra facilement combien cette soirée fut agitée : les uns, doutant encore de la honteuse retraite de l'opposition, se préparaient au dénouement, en s'excitant à la résistance ; les autres, ne doutant pas que les principaux promoteurs du banquet n'eussent trahi la cause du peuple, en l'abandonnant au moment suprême, voulaient aller poursuivre M. Barrot et ses amis à coups de pommes cuites, lorsqu'ils se rendraient à la Chambre. Les journalistes, ne sachant point ce qu'ils devaient dire au public, se rendirent, dans la soirée, chez M. Barrot. Ils y apprirent que, malgré les protestations de MM. Lamartine, Ledru-Rollin et de quinze autres députés[8], ayant opiné pour que lé programme reçût son entière exécution, l'opposition dynastique se retirait de la manifestation qui, par cela seulement qu'elle était abandonnée par ses promoteurs, allait échouer. Tout ce que les journalistes purent obtenir, ce fut la promesse que M. Barrot déposerait, le lendemain, à la séance de la Chambre, un projet de mise eh accusation du ministère ; ridicule tentative, dont, à coup sûr, là majorité n'aurait pas seulement permis la lecture.

Ce soir-là même, on lisait, dans Paris, à la lueur des réverbères et des flambeaux allumés par des enfants, une note ainsi conçue, et destinée à être reproduite dans les journaux du lendemain 22.

Une grande et solennelle manifestation devait avoir lieu en faveur du droit de réunion, contesté par le gouvernement.

Toutes les mesures avaient été prises pour assurer l'ordre et pour prévenir toute espèce de trouble. Le gouvernement était instruit, depuis plusieurs jours, de ces mesures, et savait quelle serait la forme de cette protestation. Il n'ignorait pas que les députés se rendraient en corps au lieu du banquet, accompagnés d'un grand nombre de citoyens et de gardes nationaux, sans armes.

Il avait annoncé l'intention de n'apporter aucun obstacle à cette démonstration, tant que l'ordre ne serait pas troublé, et de se bornera constater, par un procès-verbal, ce qu'il considère comme une contravention, et ce que l'opposition regarde comme l'exercice d'un droit.

Tout à coup, en prenant pour prétexte une publication dont le seul but était de prévenir les désordres qui auraient pu naître d'une grande affluence de citoyens, le gouvernement a fait connaître sa résolution d'empêcher, par la force, tout rassemblement sur la voie publique, et d'interdire, soit à la population, soit aux gardes nationaux, toute participation à la manifestation projetée.

Dans cette situation, les membres de l'opposition, personnellement protégés par leur qualité de députés ; ne pouvaient pas exposer volontairement les citoyens à une lutte aussi funeste à l'ordre qu'à la liberté. L'opposition a donc pensé qu'elle devait s'abstenir, et laisser au gouvernement toute la responsabilité de ses mesures. Elle engage tous les bons citoyens à suivre son exemple.

En ne se rendant pas au banquet, l'opposition accomplit un grand acte de modération et d'humanité : elle sait qu'il lui reste à accomplir un grand acte de fermeté et de justice.

 

Ainsi, l'opposition parlementaire, l'opposition dynastique, c'est-à-dire, M. Barrot et ses amis, abdiquaient[9] : leur règne était fini. C'était au peuple à relever le gant que lui lançait la royauté : le peuple ne faillit point, comme les députés du privilège.

 

 

 



[1] Voyez, aux pièces justificatives de ce volume, le document n° I.

[2] Il y a des hommes tellement habitués à ramper devant les prétendus grands de la terre, disait si spirituellement Camille Desmoulins, que Prudhomme a beau leur crier tous les matins levez-vous ! ils préfèrent rester culs-de-jatte.

[3] Méditez les actes atroces du roi de Naples, de Radetzki et de Windischgraetz !

[4] Depuis 1840, les recettes n'avaient jamais pu couvrir les dépenses, qui arrivèrent successivement de un milliard à 1.187 millions pour 1841, à 1.250 millions pour à 1.318 millions pour 1843, à 1.363 millions pour 1845, et atteignirent près de 1.500 millions, sans compter les énormes crédits supplémentaires annuels. Et comme les recettes ne s'élevaient jamais au niveau du budget des dépenses, il s'ensuivait des déficits successifs qui dévorèrent toutes les ressources dé la France, y compris les caisses d'épargne, et lui léguèrent la banqueroute. Il serait impossible d'énumérer les gaspillages qui eurent lieu sous ce gouvernement, gaspillages qui profilèrent à quelques hommes disposés à tirer parti de leur position ou de leur vote aux élections : ainsi, par exemple, nous lisons qu'en 1843 il fut alloué quatre-vingt mille francs pour établir un nouveau système de chauffage à la Chambre des pairs ; soixante mille francs pour concourir à la fabrication du papier dit de sûreté ; un million deux cent mille francs pour le palais de l'ambassade à Constantinople, etc., etc.

[5] On aurait pu dire à ce pouvoir décrépit comme Dunois à Charles VII, s'écriait un écrivain de la Démocratie : Il est impossible de perdre plus joyeusement une couronne !

[6] C'était faire beaucoup d'honneur à M. Barrot et à ses amis que de les assimiler aux girondins, tous ou presque tous républicains timides, il est vrai, mais sincères.

[7] Des ouvriers ayant voulu former une société de secours mutuels, sous le titre de l'Union, entre autres fins de non-recevoir, le commissaire de police devant lequel ils se présentèrent pour se faire autoriser, leur opposa celle-ci : Union ! Concorde ! voilà des noms révolutionnaires : cela rappelle une triste époque. Pourquoi n'avez-vous pas mis votre Société sous le patronage d'un saint !

[8] L'histoire doit conserver les noms des membres qui ne reculèrent pas dans le. conflit engagé avec le pouvoir. Malheureusement ces noms ne nous sont pas tous connus, et nous ne pouvons désigner ici que les citoyens : Lamartine, Ledru-Rollin, Lherbette, Thiers, Marie, Maurat-Ballanche, Dupont (de l'Eure), F. de Lasteyrie, Mathieu, Duvergier de Hauranne et Mathey. Trois pairs de France : de Boissy, d'Alton-Shée et d'Harcourt, soutinrent la minorité.

[9] A un an d'intervalle, le 8 février 1849, un journal publiait, au sujet de M. Barrot, la note suivante, révélation posthume d'un mystère qui intrigua longtemps les hommes s'occupant de la politique :

La veille du banquet de la Réforme, le 21 février 1848, M. Odilon-Barrot se rendit auprès du général Jacqueminot, pour le prier de dire au roi que, sachant le déplaisir qu'il éprouvait que le banquet eût lieu, il venait l'assurer de son respect et de sa soumission, et le lui prouver en renonçant, pour le présent et l'avenir, d'assister à un banquet. — M. Barrot, ajoute l'auteur de la note, attendait un portefeuille.