LES TRAPPISTES OU L'ORDRE DE CÎTEAUX AU XIXe SIÈCLE

TOME SECOND

 

CHAPITRE XIX. — Prospérité de la Trappe pendant huit ans. - Relations de la Trappe avec Napoléon. - Fondations nouvelles en Italie et dans l'Empire français. - Tentative d'établissement en Amérique.

 

 

Enfin Dieu accorde quelque répit à ses fidèles serviteurs. Après les avoir livrés aux mains de leurs ennemis, comme le saint homme Job, sans réserver autre chose que leur vie, il leur rend le plus précieux de tous les biens, la liberté de leur état. Les persécuteurs triomphaient, et ils ont disparu ; les persécutés, échappés à tant d'embûches, de souffrances et de haines, reparaissent et rentrent paisiblement en possession de la patrie délivrée ; quatre-vingt-sept religieux de chœur ou convers viennent de s'installer à la Val-Sainte. Le tiers-ordre, plus nombreux qu'avant l'émigration, est partagé en plusieurs maisons, une à Fribourg, une autre à la Roche, dans la Gruyère, une autre à Estavayez, sur le lac de Neuchâtel ; et cependant la Val-Sainte conserve encore cent élèves. Les religieuses, arrivées de Paderborn, stationnent à Villar-Vollar avec les jeunes filles du tiers-ordre ; et, avant même de posséder un monastère, elles font revivre, sur la terre de l'Helvétie, la ferveur et la régularité dont Saint-Bran chier avait vu les prémices sept ans plus tôt.

Le premier soin de dom Augustin fut d'assurer aux uns et aux autres un domicile convenable. La Val-Sainte lut réparée avec promptitude et agrandie ; on y éleva des bâtiments capables de contenir deux cents élèves. Il n'était pas moins urgent de pourvoir aux besoins des religieuses. Ces saintes filles, ces héroïnes de la fidélité, avaient tant souffert dans le voyage de Russie, que presque toutes elles étaient infirmes : la rigueur du climat, les variations de l'air, les bivouacs au milieu des fleuves ou sous les pluies, leur avaient ôté l'usage de quelque membre ; plusieurs ne pouvaient marcher qu'à l'aide de bâtons ou de béquilles ; il y en avait deux qu'il fallait porter au chœur. La maison louée qu'elles occupaient, outre qu'elle n'avait rien de monastique ni de conforme aux exercices religieux, était beaucoup trop étroite, et le défaut d'espace ajoutait aux autres gênes dont la communauté avait à souffrir. En conséquence dom Augustin fit l'acquisition de la Petite-Riedra pour y bâtir un monastère. Ce domaine était situé au pied d'une montagne, à deux lieues de la Val-Sainte. Mais comme les travaux pouvaient se prolonger, il loua en même temps la Grande-Riedra pour en faire la demeure provisoire de ses filles. On appelait ainsi un château qui appartenait à une dame de Fribourg, et qui touchait à l'autre propriété, Quoiqu'il ne fût pas d'une grande étendue, il était pourtant plus commode que la maison de Villar-Vollar, et le loyer en était moins élevé. Dom Augustin y installa immédiatement ses filles, pendant qu'un certain nombre de religieux et de frères convers s'établissaient à la Petite-Riedra pour diriger les travaux de construction et mettre la terre en rapport.

Mais l'étendue et les ressources de la Val-Sainte n'étaient pas proportionnées au nombre d'habitants qui étaient revenus de l'exil. L'obligation de ménager les susceptibilités des conseils de Fribourg, et la nécessité de procurer aux moines leur subsistance par le travail, rendaient nécessaires de nouvelles fondations. Dès le commencement de 1804, dom Augustin fit partir pour l'Italie le père François de Sales, avec trois compagnons. Le fondateur de Mont-Brac était chargé de trouver un établissement qui pût remplacer celui que la conquête du Piémont lui avait ravi, et recueillir au besoin les Trappistes italiens dispersés par la guerre. On ne pouvait rentrer dans le Piémont, qui appartenait à la République française ; les anciennes possessions de l'Autriche en Italie formaient maintenant la République cisalpine, façonnée à l'image et aux idées de la révolution de France. Dom François de Sales s'adressa aux Génois, au gouvernement de la République ligurienne, qui était encore indépendante. Il en obtint le monastère de Cervara, sur le golfe de Rapallo : c'était un lieu de souvenirs pieux et historiques ; il avait servi de demeure à trois papes en voyage, et de prison à François Ier, après la bataille de Pavie. Dès que les Trappistes en eurent pris possession, dom Augustin leur envoya une petite colonie pour les renforcer, et plusieurs religieux de Mont-Brac y vinrent reprendre leur pénitence interrompue.

Presque aussitôt après le départ du père François de Sales, l'abbé de la Val-Sainte dirigea d'autres religieux sur le Valais. Ils étaient douze, et conduisaient avec eux un certain nombre d'élèves. Le lei février 18O4, les religieux entrèrent à Géronde, à trois lieues de Sion, ancien monastère qui avait été successivement occupé par des Chartreux, des Jésuites et des Augustins. Toute dévastée par la guerre des Français, cette maison était presque inhabitable : trois chambres seulement avaient des croisées ; les cloîtres n'existaient plus : aussi on laissa les enfants à Sion. Les religieux essayèrent de remettre Géronde en bon état ; mais une dépense de 8.000 francs ne devait pas y suffire, et l'indifférence ou la mauvaise volonté des populations voisines préparait d'autres obstacles. Cette fondation n'était destinée qu'à deux années d'existence.

En attendant, un voyage de dom Augustin à Rome dans le cours de cette même année, préparait à son ordre un nouvel accroissement. Dès son retour de Russie, l'abbé de la Val-Sainte avait sollicité la protection du souverain pontife Pie VII. Le Saint-Père avait répondu avec une bienveillance, une affection, une estime toute paternelle et toute chrétienne, témoignant combien lui étaient chers ceux qui avaient entrepris tant de travaux pour le service de Dieu. Cette réponse était déjà une récompense : Les témoignages que vous nous donnez, disait-il, de votre foi et de votre amour pour nous, démontrent grandement que vous êtes bien, comme vous le dites, l'élève de la doctrine et de la règle de saint Benoît. Au milieu de ce dévergondage déplorable des mœurs, quand la licence a triomphé presque sur tous les points, ce nous est une consolation et un soulagement de voir avec quel zèle vous vous efforcez de reprendre et de faire adopter par d'autres le genre de vie pur et austère que le même saint Benoît a pratiqué lui-même et enseigné à ses frères. Qui pourrait, sans injustice, ne pas admirer vos voyages si féconds en fatigues et en périls ! Tout ce que vous nous faites connaître par vos lettres nous paraît capable de procurer la plus grande gloire de Dieu et le plus grand bien de l'Église ; cette assurance nous réjouit et nous attire. Toutefois, avant de prendre aucune décision, le Saint-Père demandait un exposé complet du genre de vie de la Trappe, et en particulier des règlements du tiers-ordre ; il voulait savoir les dispositions des évêques à l'égard des monastères, et les ressources dont chaque maison disposait.

Dom Augustin pensa qu'il lui était permis d'aller porter lui-même au Saint-Père les renseignemens exigés. Il partit donc pour cette ville de Rome, centre de la foi, mère et maîtresse de toutes les églises, que tout catholique désire voir au moins une fois en sa vie. Il alla baiser les pieds de ce pontife, à qui Dieu réservait le nom de confesseur, et auquel la Trappe devait témoigner, dans quelques années, un dévouement si parfait. Il fut accueilli comme le méritaient ses vertus et ses œuvres. Il présenta les titres les plus honorables, et obtint en retour plusieurs indults et un bref en faveur du tiers-ordre, que nous avons déjà rapporté plus haut (V. chap. XVI, sub. fin.). Mais ce qui dut surtout réjouir son zèle, ce fut la permission d'établir un monastère de Trappistes dans le voisinage de Rome. Cette nouvelle fondation se fit sur le mont Soracte, qu'on appelle aujourd'hui Saint-Oreste ou Saint-Sylvestre, parce qu'il servit de refuge au. pape saint Sylvestre pendant la persécution qui précéda le triomphe de Constantin. La maison était petite et pauvre ; une bibliothèque mal entretenue en était le plus riche ornement : mais l'indigence, loin de rebuter les Trappistes, les attire comme l'objet de leurs vœux les plus ardents. La Trappe du Soracte subsista jusqu'à l'invasion des États pontificaux par les troupes de Napoléon.

Malgré ces trois fondations accomplies en si peu de temps, la Val-Sainte avait peine à suffire aux religieux, et surtout aux enfants, que le charitable abbé ne se lassait pas de rassembler, pour les mettre à l'abri de la corruption du monde. Le sol était peu fertile, à moins d'une culture patiente, dont l'émigration avait ajourné les résultats ; l'obligation de faire venir de loin, et par des chemins difficiles, les denrées nécessaires, en doublait le prix ; les pâturages, peu considérables d'ailleurs, étaient le meilleur produit du domaine monastique. Afin d'augmenter ses ressources, dom Augustin songea à faire un voyage en Espagne. Il se fiait à la générosité des Espagnols, qui avaient, les premiers entre tous les peuples catholiques, favorisé ses entreprises. La vigilance et la charité paternelle l'y invitaient également. La Trappe de Sainte-Suzanne, soustraite officiellement à son autorité, mais étroitement unie de cœur à son véritable supérieur immédiat, implorait depuis longtemps sa visite, comme un nouveau gage de la tendresse du père et de la docilité des edams. Il était bien légitime qu'il vînt soutenir de ses conseils ceux qui voulaient pratiquer sans restriction ses règlements, et jouir de leur ferveur et de leur prospérité. Ce fut en 1805 qu'il fit ce voyage, doublement utile à la Val-Sainte et à Sainte-Suzanne. Il passa par la France en habit religieux, accompagné de deux edams du tiers-ordre. Son espérance ne fut pas trompée. La duchesse de Villa-Hermosa lui rendit facile l'accès de la cour. Il éprouva une seconde fois la générosité de Charles IV ; la duchesse elle-même voulut contribuer pour sa part au bien-être de la Val-Sainte ; elle témoigna en outre beaucoup d'amitié aux deux élèves qui accompagnaient leur abbé ; elle leur donna de belles étoffes pour leurs habits, et leur assura à chacun une pension, qu'ils touchèrent pendant plusieurs années.

La visite à Sainte-Suzanne combla de joie celui qui, pendant les fureurs de la révolution française, au moment où l'ordre monastique semblait anéanti, ou du moins menacé de mort par toute l'Europe, avait osé entreprendre de le relever, de le rétablir dans son austérité primitive. De toutes les fondations de la Val-Sainte, nulle n'avait prospéré autant que Sainte -Suzanne : c'était, disait dom Gerasime, le prodige du siècle. En quelques années, grâce aux secours qu'ils avaient reçus de toutes parts, grâce à la simplicité de leurs besoins, et à l'ardeur de leur travail, les Trappistes d'Aragon avaient bâti presque entièrement à neuf un grand monastère capable de contenir cent religieux, une belle église, où l'on remarquait quatorze autels et un chœur très spacieux, un dortoir qui renfermait cent lits, un réfectoire suffisant pour toute la communauté. L'exploitation agricole et industrielle était bien établie sur de grands jardins entourés de murailles, sur des terres nouvellement achetées du prix des anciennes moins fertiles, et voisines d'une rivière qui servait à les arroser, sur deux troupeaux de quatre cents têtes chacun, qui fournissaient le fumier pour la terre et la laine pour les vêtements. Toutes les étoffes nécessaires aux religieux se fabriquaient dans la maison, à deux métiers conduits par des frères ; d'autres frères étaient charpentiers, serruriers, maréchaux ; chacun avait sa boutique distincte. Mais ce qui faisait surtout l'admiration des visiteurs, c'est qu'au milieu de cette prospérité matérielle, la communauté savait rester pauvre, et pratiquer la vertu de pauvreté. Une ferveur édifiante conservait à la maison une réputation extraordinaire par tout le royaume. On y comptait plus de soixante religieux de chœur, dont vingt-deux prêtres, et parmi ces prêtres, quelques-uns qui avaient été supérieurs et abbés d'autres monastères, des hommes pleins de mérites et de science, devenus des modèles d'humilité, des chanoines de Madrid, des Bénédictins, des Trinitaires, et quelques émigrés français. Dom Augustin n'eut rien à reprendre, il n'eut qu'à louer le passé pour assurer l'avenir. Sa visite resserra les liens que les jalousies nationales n'avaient pu rompre, et qui résistèrent, comme on le verra, à toutes les catastrophes et à tous les bouleversements politiques.

Le voyage d'Espagne faillit être funeste à dom Augustin. Les routes n'étaient pas sûres ; les malfaiteurs, comptant sur l'impunité qu'ils étaient presque parvenus à conquérir par la terreur, menaçaient les voyageurs isolés. Un jour, trois de ces malheureux entrèrent dans une hôtellerie, où le révérend Père se reposait. Comme il portait la croix pectorale, et qu'on lui donnait le nom d'évêque, ils supposèrent qu'il avait de l'argent, et prirent les devants pour l'attendre à une descente rapide sur le bord de la mer. Leur départ précipité et leurs visages sinistres avaient inspiré quelques soupçons ; les soupçons devinrent une certitude, lorsque les trois personnages reparurent è l'endroit même où la rapidité de la pente devait obliger le conducteur à retenir l'élan des chevaux pour éviter les accidents. Entre deux dangers, dom Augustin choisit celui qui offrait quelques chances de salut. Il ordonne au conducteur de se lancer à toute volée : la voiture part tout-à-coup au galop, et semble se précipiter vers l'abîme. Les voleurs étonnés veulent pourtant se jeter à la tête des chevaux, et saisir les brides ; mais le choc les repousse, les renverse, et, pendant qu'ils se remettent de la commotion, la voiture, roulant toujours avec la même célérité, est déjà loin de leurs atteintes. Cependant les voyageurs ne sont pas encore délivrés ; les chevaux n'entendent plus ni le frein ni la voix ; leur fougue indomptable peut les jeter dans les fossés ou dans la mer, lorsque, par un brusque changement, ils s'abattent d'eux-mêmes, se laissent glisser sur la croupe, et arrivent sans dommage au grand chemin. Dom Augustin avait cru que ce moment serait le dernier pour lui. Il disait souvent, en parlant de cette aventure, qu'il devait la vie aux deux anges qui étaient à ses côtés : il désignait ainsi les deux enfants du tiers-ordre qui l'accompagnaient. Un autre peut-être en serait devenu plus timide ou plus prudent, mais pour lui, comme il avait depuis longtemps fait à Dieu et à ses frères le sacrifice de sa personne, il ne renonça à aucun genre de fatigues, de dangers et de dévouement.

Depuis dix-huit mois les religieuses cantonnées dans la Grande-Riedra avaient beaucoup souffert par amour de la résignation et de la régularité. Comme elles ne savaient ni se plaindre ni demander des soulagements, il fallait deviner leurs besoins pour y subvenir. On ne s'inquiétait pas de la qualité de la nourriture, même dans les maladies ; un peu de bois de réglisse remplaçait le sucre dans les tisanes, d'ailleurs peu substantielles. On ne pouvait sortir parce qu'il n'y avait pas d'autre clôture que les murs de la maison ; et on n'ouvrait pas même les fenêtres, parce que toutes les fenêtres donnaient vue aux séculiers sur la communauté. La sous-prieure, d'une famille distinguée, avait une pension viagère de 1.800 francs ; elle ne craignait qu'une chose : c'était qu'en considération de l'argent qu'elle mettait dans la maison, on ne voulût la traiter mieux que ses sœurs ; et pour échapper à cette préférence, malgré la faiblesse naturelle de sa santé, elle affectait toujours d'être bien portante, n'entrait presque jamais à l'infirmerie et donnait partout l'exemple de la mortification.

Dom Augustin avait hâte de les retirer de là. Il fit terminer promptement l'église. Un religieux se chargea de placer la croix sur le clocher ; l'entreprise était assez périlleuse, puisque aucun ouvrier n'avait consenti à la tenter. Arrivé à la pointe du clocher, il perdit l'équilibre et tomba sur un tas de pierres. On le crut mort ; il était étendu sans connaissance et sans mouvement. Une forte saignée le dégagea, et dès qu'il revint à lui et put comprendre le danger qu'il avait couru : J'avais offert ma vie à Dieu, dit-il, avant de monter la croix ; je suis heureux que cet accident me soit arrivé plutôt qu'à un père de famille. Il voulait revenir immédiatement au travail ; le révérend Père l'en empêcha et lui ordonna de garder le lit ; mais dans l'après-midi il était de retour au milieu des ouvriers. L'église étant terminée et la clôture formée de palissades de planches, les religieuses et leurs élèves passèrent à la Petite-Riedra pour prendre possession de leur monastère (août 1805). Dom Augustin présida à tous les détails de la translation avec une vigilance digne de lui. Il témoignait en particulier aux élèves qui étaient pour la plupart âgées de cinq ou six ans une bienveillance charmante. Au milieu des embarras d'un déplacement, il suppléait, auprès de ces enfants, aux petits retards, aux oublis dont elles auraient pu se plaindre ; il leur apportait des sièges, des provisions, pendant que lui-même ne prenait, pour rompre le jeûne, à cinq heures du soir, qu'un morceau de pain. Entre le monastère et la maison des élèves étaient des fossés assez profonds : il établit pardessus des ponts de planches ; mais les petites filles n'osaient pas se hasarder sur ce chemin tremblant ; il les prit dans ses bras l'une après l'autre, et leur ôta ainsi la crainte de la traversée.

A la même époque, dom Eugène voyant avec peine ses religieuses affreusement gênées dans leur petit monastère, conçut la pensée de leur abandonner l'habitation des religieux de Darfeld, et loua pour ceux-ci à une lieue de distance le château de Bourloo. Ce fut encore un sacrifice considérable ; car, avec sa bonhomie ordinaire, il accepta les conditions trop élevées qu'on lui proposa. Bourloo ne fut donc pas une fondation nouvelle, mais simplement une habitation substituée à une autre.

Cependant une nouvelle protection s'offrait au zèle de dom Augustin. Le souverain le plus redoutable des temps modernes venait de rencontrer la Trappe au milieu de ses conquêtes, et frappé des grandes choses qu'il y avait vues, il lui promettait sa toute-puissante faveur. Napoléon, de premier consul, était devenu empereur des Français. Ce parvenu sans pareil étendait chaque jour sa domination et donnait aux vieilles familles royales des craintes mortelles et d'inexorables dépits. La république Cisalpine s'était livrée à lui sous le nom de royaume d'Italie : le nouveau Charlemagne vint recevoir à Milan la couronne de fer des Lombards (26 mai 1805). Au même moment, la république Ligurienne, n'espérant garder l'indépendance qu'autant qu'il plairait à son terrible voisin, aima mieux prendre le joug que de le recevoir : elle demanda d'elle-même à faire partie intégrante de l'Empire français, et fut divisée en trois départements. On savait que la conquête française avait été partout suivie de la suppression des monastères ; les Trappistes de Cervara attendaient un sort pareil. Dom François de Sales ne désespéra pas toutefois d'obtenir une exception en sa faveur. Lorsque l'empereur se rendit de Milan à Gênes, il lui adressa une supplique en vers latins pour la conservation de son monastère. Glorieux monarque, lui disait-il, voyez quelle est la différence de nos destinées. Je ne possède rien sur la terre, et tout est soumis à votre pouvoir. Je ne vous envie rien cependant ; car si vous avez une bonne part, sachez que la meilleure est à moi : Nam tibi si bona pars, optima, scito, mihi. Qu'elle ne me soit pas ravie, voilà, généreux prince, tout ce que je réclame de vous ; alors si rien ne manque à votre domination, rien ne manquera à la mienne.

La singularité spirituelle de la pétition frappa l'empereur. Il demanda des explications. Quand il sut que les religieux de la Trappe travaillaient de leurs mains, et qu'au lieu d'être à charge à personne ils répandaient de grands bienfaits autour d'eux, il les adopta aussitôt comme des hommes utiles à la société qu'il réorganisait. Il avait dit, au moment de la conclusion du concordat, pour fermer la bouche aux impies : Ce n'est pas le fanatisme qui est à craindre, c'est l'athéisme. Il comprit, quand il connut la Trappe, que ce n'était pas la vie commune dans l'abnégation personnelle et le dénouement aux autres mais bien plutôt la cupidité, l'égoïsme et l'isolement qui ruinaient les sociétés. Il y a d'ailleurs dans la vie des moines qui combattent sous une règle et sous la discipline d'un abbé, selon l'expression de saint Benoît, plus d'un l'apport avec la vie, la générosité et l'obéissance du soldat. Ces deux vies se conviennent si bien qu'elles se sont confondues autrefois dans les ordres religieux et militaires des croisades, dans les chevaliers de Saint-Jean et du Temple. Napoléon comprit le moine par le soldat, comme il arrive encore aujourd'hui en Algérie : il exprima hautement à cet égard une opinion favorable. Les paroles qu'on rapporte de lui à ce sujet ont été modifiées évidemment selon les sentiments divers de ceux qui les ont répétées ; ce n'est pas la première fois, que pour accréditer un bon mot, on en fait honneur à un grand homme. Les unes indiquent la bienveillance intelligente de l'estime, les autres le dédain d'une protection méprisante, mais toutes servent à prouver qu'il voulait conserver la Trappe. Ici on lui fait dire : Il faut un asile aux grandes infortunes, aux âmes faibles et aux imaginations exaltées, ou bien : Des religieux qui travaillent beaucoup et qui mangent peu ne sauraient être à charge à l'Etat ; ou encore : Il faut une retraite à ceux à qui le monde ne convient pas ou qui ne conviennent pas au monde. Là on lui suppose moins d'égards pour une institution qui a tant de titres au respect de l'humanité, et on lui fait dire : Dans un grand empire il faut quelques hospices de fous appelés Trappistes. Au lieu de nous arrêter à discuter ces paroles, il vaut mieux examiner ses actions, dont le sens est plus clair et incontestable.

A Gênes même, il fit appeler le père François de Sales, lui promit sa protection, et lui demanda si les Trappistes ne pouvaient pas servir d'hospitaliers dans les Alpes aux troupes qui passaient de France en Italie. Sur la réponse affirmative, il fit écrire par le ministre Portalis à dom Augustin qu'il conservait son monastère de Cervara, et qu'il voulait même en fonder un autre au Mont-Genèvre. Une telle ouverture parut à dom Augustin la preuve la plus éclatante de la protection divine. Il vint à Paris pour voir l'Empereur lui-même ; le cardinal Fesch et le ministre Portalis lui assurèrent une réception favorable. L'empereur assigna 10.000 Francs de revenus à la Cervara, et 24.000 à l'établissement qui devait se former dans les Alpes ; cette dernière maison servirait à donner l'hospitalité aux troupes ; la première serait sa mère, et lui fournirait des sujets. Ainsi les Trappistes rentraient en France, les violences de la révolution commençaient à se réparer ; les gens de bien s'en réjouissaient. Dans un livre imprimé à Lyon sous le titre d'Étrennes religieuses de 1806, on trouve le récit de ce qui s'était passé à Gênes, et de ce que l'empereur avait fait pour la Trappe. Le narrateur ajoute : Nos prétendus esprits forts ne s'y seraient pas attendus ! Deux monastères de la Trappe autorisés dans l'empire français, n'est-ce pas un scandale pour nos philosophes épicuriens, et un renversement des beaux principes qu'ils avaient publiés dans tant de livres avant de leur donner la sanction de la puissance révolutionnaire ? Mais heureusement nous ne sommes plus au XVIIIe siècle, et l'on ne s'effarouche plus aujourd'hui de voir des hommes se consacrer, même par les vœux de religion, au soulagement, à l'instruction de leurs semblables et à la pratique des plus sublimes vertus. Puissent ces fervents et laborieux cénobites se rapprocher peu-à-peu de nos villes, et venir confondre, par l'exemple de leur vie angélique, la tiédeur et la lâcheté des chrétiens, les excès du luxe, les scandales de la débauche et la fausse et stérile sagesse de no, raisonneurs de morale et de vertu.

Dom Augustin accepta les avances impériales. Homme de Dieu avant tout et sans partage, malgré les affections politiques qu'il tenait de son éducation, de sa naissance, et que les excès de la révolution avaient fortifiées, il ne craignit pas de traiter avec l'homme nouveau que le pape avait couronné, et de recevoir, au nom de l'Église et de l'ordre monastique, les dons spontanés de celui que les bons esprits reconnaissaient pour l'instrument de la Providence divine. Il s'occupa, sans délai, d'organiser l'établissement du Mont-Genèvre. Le plateau et le village qui portent ce nom, sont situés dans le département de l'Isère, à une lieue de Briançon. Au mois de juin 1806, dom Augustin y conduisit trois religieux de chœur et trois frères convers pour préparer les travaux, et dresser le plan de l'hospice qui devait être soumis à l'approbation de l'empereur. Deux mois après il y envoya du renfort et des élèves. En attendant la construction du monastère, les Trappistes s'établirent dans l'ancienne abbaye d'Oulx, et puis quelques difficultés étant survenues avec les propriétaires, ils se retirèrent dans une maisonnette isolée. Ainsi commença la communauté de Sainte-Catherine. On s'occupa immédiatement d'aplanir le terrain, de faire des fours à chaux, et de marquer dans la forêt les bois nécessaires. L'ingénieur du gouvernement dressa un plan, les religieux en dressèrent un autre : l'empereur approuva celui des religieux.

La bonne volonté de Napoléon permit à la congrégation de la Trappe de prendre encore d'autres développements. Il existait dans le diocèse de Versailles deux communautés, l'une d'hommes, l'autre de femmes, qui s'étaient formées sans bruit vers 1804, par les soins d'un religieux de Lulworth. Les hommes habitaient la seule maison de Camaldules qui eût existé en France, dans la forêt de Gros-Bois, commune d'Hyères, près du château de Lagrange : les femmes demeuraient à Valenton. Ces communautés avaient pris les règlements de l'abbé de Rancé, sous la juridiction immédiate de l'évêque. Malheureusement le fondateur, peu habile dans l'administration et qui en avait donné plus d'une preuve à la Trappe d'Angleterre, avait contracté beaucoup de dettes et ne savait comment les acquitter. L'évêque ne trouva rien de mieux à faire que de remettre le gouvernement de ces maisons à dom Augustin : c'était leur assurer tout à-la-fois les ressources d'un zèle qui, depuis quinze ans, faisait face à tant de difficultés, et la protection d'un nom que l'autorité temporelle honorait et respectait. L'évêque exigea seulement que dom Augustin leur laissât les régie-mens de l'abbé de Rancé. Dès-lors les Trappistes de Gros-Bois et les sœurs de Valenton, soumis à l'abbé de la Val-Sainte, firent partie de la grande famille, et purent avouer leur nom et leur profession. La malveillance philosophique, déconcertée par les démentis qu'elle recevait du gouvernement impérial, frémissait d'impatience à chaque mesure qui assurait quelque liberté à la religion. Elle essaya d'intéresser l'empereur lui-même à la dispersion de ces communautés ; la pénitence fut représentée comme un délit contre le bien public, la solitude comme un foyer de conspirations. Ces clameurs eurent pour résultat la nomination de commissaires, qui furent chargés d'aller examiner les lieux et interroger les moines. Mais l'enquête eut pour résultat la confusion de ceux qui l'avaient provoquée. Les commissaires déclaraient, dans leur rapport, que cette maison des Trappistes de Gros-Bois, loin d'être opposée au bon ordre et de troubler le repos public, était au contraire d'un grand effet pour les bonnes mœurs ; que ses habitants étaient des honnies paisibles et laborieux, qui menaient une vie très frugale, très occupée et très régulière, et qu'il serait à désirer que chaque département en possédât une semblable pour l'édification et le bon exemple.

L'acquisition du Mont-Valérien eut lieu à la même époque. C'était, avant la révolution, une maison d'ermites laborieux et fervents, qui avaient plus d'une fois forcé l'estime et l'admiration des philosophes. Il n'en restait que deux qui n'y pouvaient avoir de successeurs. Dom Augustin songea à en faire une maison du tiers-ordre. Il acheta l'emplacement 50.000 francs. Une dame riche et pieuse lui donna cette somme, à la condition qu'il y entretiendrait toujours gratuitement six enfants pauvres. Rien ne pouvait être plus agréable au cœur de cet ami de l'enfance. Le rétablissement de ses moines, aux portes de Paris, ne lui donnait pas une moindre satisfaction. Il s'empressa donc de mettre le Mont-Valérien en état, de lui rendre la vie et le mouvement religieux. Il y établit un chemin de la croix, qui a servi de commencement à ce calvaire où plus tard les fidèles de Paris se portèrent en foule. Les stations sur le penchant de la colline, où les personnages étaient représentés de grandeur naturelle, sont un don que l'abbé de la Val-Sainte a légué à la piété publique. L'empereur fut un des premiers à visiter ce sanctuaire renouvelé ; l'impératrice, qui l'accompagnait, parut triste et pensive pendant tout le temps que dura la visite des stations.

Qui croirait que cette faveur inespérée, cette protection accordée aux Trappistes par un souverain sorti de la révolution, ait pu devenir une des causes qui amenèrent un trouble assez grave dans une maison de l'ordre ? Il nous en coûte d'aborder un sujet pénible, et qui prouve une fois de plus que les saints eux-mêmes sont sujets à faillir. Il fallait donc une ombre à ce tableau de la prospérité monastique. Nous avons souvent constaté l'union intime qui rattachait à la Val-Sainte toutes les communautés qui en étaient sorties ; nous avons maintenant à raconter une mésintelligence, une scission qui affaiblit l'unité. Nous avons célébré les vertus qui brillaient à Darfeld, la docilité et le dévouement de dom Eugène ; nous voici arrivé au moment de substituer les regrets aux éloges. Dieu veuille écarter de notre cœur comme de nos lèvres, toute pensée, toute parole amère ou partiale ! Il y a des situations difficiles où les meilleures intentions s'égarent, où les amis de la vérité ne s'entendent plus, et se font un devoir de conscience de se combattre. Dieu le permet ainsi pour instruire ceux qu'il appelle au gouvernement des limes, pour fortifier l'humilité de ceux qu'il appelle à la vie parfaite. L'historien qui raconte et apprécie ces crises de la vertu, s'il ne peut ni ne veut sacrifier la justice, garde cependant le droit d'excuser et de plaindre les erreurs et les faiblesses de l'homme de bien.

Les religieux de Darfeld croyaient avoir quelque sujet de mécontentement contre dom Augustin. L'abbé de la Val-Sainte, nous l'avons fait voir souvent, aimait d'une tendresse égale tous ses monastères ; il partageait également entre eux son dévouement et ses sacrifices. Pendant qu'il évitait de son côté toute distinction et toute préférence, il croyait pouvoir les rendre solidaires les uns pour les autres, et prendre dans chacun, selon les circonstances, les ressources nécessaires au bien général. Il plaisait à ce cœur généreux d'inspirer à tous ses enfants la charité qui l'animait lui-même, et de rattacher toutes les branches de sa famille par la réciprocité des services non moins que par la ressemblance des règlements. C'est, en effet, cet appui mutuel qui constitue la force et qui assure la durée des congrégations, en compensant les inégalités diverses que diverses causes apportent nécessairement entre les maisons du même ordre. Les religieux de Darfeld comprenaient certainement tout ce qu'il y a de grand dans cette pensée, et de conforme à la gloire de Dieu ; mais il leur sembla que dom Augustin abusait de leur bonne volonté, qu'il réclamait plus que leur part de ce dévouement, et qu'il compromettait l'existence de leur monastère par les ressources qu'il en tirait pour soutenir les autres. Darfeld contribuait en argent, et surtout en bons religieux, aux œuvres de son père immédiat. Il fournissait à dom Augustin des supérieurs, des officiers habiles pour ses monastères nouveaux. La gêne où il était souvent réduit, par le grand nombre de sujets que dom Eugène admettait avec une charitable imprévoyance, lui rendait plus pénibles les sacrifices d'argent : c'était quelquefois le sacrifice du nécessaire. Le départ des religieux, les plus capables et les plus dignes de diriger les autres, était en même temps une perte pour l'administration, et pouvait devenir un danger pour la ferveur et la régularité. Ces craintes méritaient sans doute d'être prises en considération, et nous n'aurions aucun blâme à exprimer à cet égard, si les religieux de Darfeld s'en fussent tenus à des réclamations calmes et justes auprès de leur Père immédiat, qui ne les aurait certainement pas dédaignées.

A cette première cause de mésintelligence vinrent se joindre les débats déplorables de ce qu'on a désigné du nom de Petite-Église. On sait que le concordat de 1801, entre le pape Pie VII et le premier consul de la République française, avait déconcerté et irrité certains diplomates. Ces hommes, habitués à se faire de la religion un moyen de gouvernement, n'avaient pas vu sans dépit que le chef de l'Eglise consentît à donner des prêtres et des sacrements à un peuple qui avait aboli la royauté, et qu'il n'eût pas fait du rétablissement de l'ancien trône la condition du rétablissement des autels. Ce sera un jour une des plus précieuses leçons de l'histoire que l'exposé des entraves apportées par les gouvernements catholiques à la réconciliation de la France avec l'Eglise. Ce nous est déjà, à nous, génération nouvelle, étrangère aux préjugés de l'ancienne éducation politique, une mesure exacte de la confiance que méritent les prétendus protecteurs de la religion. On sait encore l'opposition apportée au concordat par un certain nombre d'évêques et d'ecclésiastiques français qui crurent ne pouvoir pas renoncer à leurs sièges, et à l'ancienne organisation de l'Église de France. Cette opinion pénétra dans Darfeld même : le sous-prieur, qui gouvernait souvent la communauté, pendant les absences de dom Eugène, était un homme habile et influent. Il usa de cette influence pour déclamer contre le concordat et contre l'autorité du Saint-Siège ; il alla jusqu'à dire qu'il n'était pas permis de communiquer avec les ecclésiastiques réconciliés par le Souverain Pontife. Il en vint de là tout naturellement à déclamer contre dom Augustin, à faire un crime à son supérieur des rapports qu'il entretenait avec Napoléon, et des faveurs qu'il avait reçues du nouveau gouvernement de France. Certes, dom Augustin connaissait mieux les devoirs du chrétien. S'il aimait au fond du cœur les princes déchus, s'il croyait leurs droits consacrés de nouveau par d'augustes infortunes, il acceptait les volontés de la Providence, et soumettait les petites pensées de l'homme aux desseins supérieurs du roi des rois. Les religieux de Darfeld se laissèrent égarer par d'anciennes préoccupations, et aussi par le sentiment de quelques évêques de Westphalie, et par le mérite de quelques-uns des récalcitrants dont les bonnes qualités personnelles pouvaient faire illusion sur la gravité de leur résistance. Malheureusement ce qui peut leur servir d'excuse ne servit qu'à les engager plus avant dans la fausse voie où ils s'emportèrent bientôt. Ceux dont ils soutenaient le parti contre le chef de l'Église les soutinrent contre leur Père immédiat par un échange inconsidéré de bons offices regrettables.

Dans le courant de 1806, dom Eugène fit un voyage en Angleterre pour l'utilité de sa maison. Il partit sans prévenir dom Augustin. L'abbé de la Val-Sainte étant venu faire la visite régulière, avait trouvé la communauté sous les ordres du sous-prieur, et remarqué ces dispositions hostiles dont nous parlons. Il crut que le meilleur moyen d'abattre l'influence du sous-prieur était de révoquer dom Eugène qui avait trop de confiance dans cet inférieur, et laissait lé mal s'accroître par trop de condescendance. Le prieur étant amovible, le Père immédiat avait incontestablement le droit de le révoquer. L'opposition qu'il éprouva était donc bien difficile à justifier. Lorsque le supérieur, envoyé par dom Augustin, se présenta, le sous-prieur et les religieux très attachés à dom Eugène refusèrent de le reconnaître ; l'affection l'emporta sur l'obéissance. Cette première démarche, déjà trop significative, avait besoin d'être soutenue. Le sous-prieur courut à Munster, il consulta le noble chapitre de cette ville, et les amis que la conformité des sentiments lui avait faits : il exposa le tort qui résulterait' pour Darfeld de la révocation de dom Eugène, il tira bon parti des sacrifices que l'abbé de la Val-Sainte avait souvent réclamés de la communauté ; il trouva des approbateurs. On encouragea sa résistance, on lui donna même le conseil de faire élire dom Eugène abbé, et d'assurer par là au monastère le supérieur qui lui plaisait et un gouvernement plus stable. Le sous-prieur adopta ce parti : en conséquence, contrairement à toutes les règles de l'ordre, sans aucun représentant, sans le consentement même du Père immédiat, les religieux procédèrent à l'élection, et choisirent dom Eugène pour abbé avant qu'il fût revenu d'Angleterre et sans qu'il en fût averti. Puis ils écrivirent à Rome pour demander la confirmation de tout ce qu'ils avaient fait.

A cette nouvelle, dom Augustin se transporta de nouveau à Darfeld. Il trouva dom Eugène disposé à lui obéir aveuglément ; c'est un témoignage que nous sommes heureux de rendre à ce religieux ; et ce n'est pas la seule marque de respect qu'il donnera jusqu'à la fin de sa vie au père qu'il avait tant aimé, jusque-là. Nous rejetons sans hésiter des imputations graves que nous trouvons dans quelques lettres écrites, en ce temps, par des personnes étrangères à l'ordre. Nous croyons seulement qu'il manqua d'énergie contre des prétentions qu'il ne partageait pas, ou qu'à l'exemple de ce général romain, il crut devoir se laisser mettre à la tête des fuyards pour dissimuler la déroute. Il n'ambitionnait pas le titre d'abbé ; il aurait volontiers consenti à n'être plus prieur. Au chapitre, il se prosterna devant son supérieur en signe de soumission. Mais une grande partie de la communauté protesta en tumulte contre cette humiliation. Dom Augustin leur déclara que puisqu'ils avaient écrit à Rome, il se soumettait d'avance à tout ce que le Souverain Pontife ordonnerait : qu'il fallait donc attendre en repos et ne pas donner de scandale à l'Eglise. Il leur représenta ensuite qu'il doutait du succès de leur démarche : 1° parce que leur maison n'était pas dans le cas d'avoir un abbé ; 2° parce que l'élection était nulle de plein droit, comme ayant été faite contrairement aux règles du droit canon. Il ajouta que l'érection d'un monastère en abbaye ne détruisait pas la juridiction du Père immédiat, et que si Raine leur donnait un abbé, ils ne seraient pas pour cela soustraits aux visites régulières. Ce discours était modéré et sage ; il souleva cependant une grande colère ; les opposants s'emportèrent en plein chapitre, et je ne doute pas, écrivait dom Augustin, que quelques-uns n'aient encouru l'excommunication prononcée par le rituel contre ceux qui s'opposent aux visiteurs. Cependant il remédia de son mieux à un si grand désordre, il laissa à Darfeld son secrétaire, pour tâcher d'éclairer ceux qui s'étaient laissés surprendre, et il emmena quelques religieux qui déploraient cette scission. Mais à peine il était parti que les principaux chefs du mouvement engagèrent la communauté à interjeter appel de tout ce qu'il avait réglé, forcèrent le secrétaire à sortir, et déclarèrent que par suite de cet appel, tout ce que l'abbé de la Val-Sainte avait réglé était nul, et qu'il n'avait plus rien à ordonner au milieu d'eux. La fausseté d'une pareille assertion est flagrante et manifeste ; ce principe admis, tout ecclésiastique pourrait se soustraire à l'autorité de son évêque quand il lui plairait, et en tous les points, par un simple appel au Saint-Siège sur quelque matière contentieuse. Combien donc furent coupables les théologiens dont les avis et les mémoires égarèrent jusque-là des moines admirables de mortification et d'humilité !

Cette malheureuse affaire dura longtemps. Dom Augustin en attendit la conclusion avec une patience et une modération dignes du bon droit. Il écrivit à Rome (1er février 1807), puisque ses adversaires avaient recouru au Saint-Siège ; il exposa de son côté l'état des choses, pour éclairer ceux qui devaient prononcer une sentence décisive ; mais il déclara qu'il était tout prêt à se soumettre. Il écrivait au cardinal de la Somaglia : Je n'ai ce démêlé avec mes religieux que parce que j'ai voulu être plus soumis qu'eux au Saint-Siège, et empêcher un d'entre eux de déclamer contre le concordat. Ainsi je le répète et bien sincèrement, on n'a qu'à me faire connaître la décision du Saint-Siège et l'on me trouvera tout prêt à m'y conformer ; je ne demande pas même de jugement, il me suffit de connaître la pensée et l'intention de Sa Sainteté. Dans la même lettre, s'apercevant qu'il entrait dans la discussion de l'affaire et qu'il semblait en indiquer la conclusion légitime, il s'interrompait pour dire : Ce pas à moi de prononcer le jugement ; ce sera seulement à moi de recevoir celui qui sera prononcé, et c'est à quoi je suis prêt. Il insistait sur un seul point, sur la nécessité de terminer vite, parce que je vois, disait-il, un trop grand inconvénient à laisser ce monastère sans supérieur, et à ne pas finir au plus tôt ce scandale. Il sacrifiait volontiers ses droits au bien des âmes et à la paix des consciences : Je désire surtout qu'on prenne, quoi qu'il puisse m'en coûter, les moyens nécessaires pour éviter le scandale ; trop heureux si je puis à mes dépens procurer la gloire de Dieu ou la conserver. Quelques personnes dont les avis pouvaient avoir un grand poids lui conseillaient de s'adresser à l'autorité séculière de France, et en particulier au roi de Westphalie frère de l'empereur ; mais le fils dévoué du Saint-Siège sentait trop vivement que l'intervention temporelle dans les affaires ecclésiastiques est une tyrannie à laquelle l'Eglise à bien pu se résigner quelquefois pour éviter un plus grand mal, mais qu'il n'appartient pas aux enfants de l'Eglise d'encourager. Il ne convenait ni à sa foi ni à son cœur de révéler aux séculiers les épreuves domestiques du sanctuaire, ni surtout de se présenter au vicaire de Jésus-Christ, son père et son seul juge, appuyé sur une protection qui ressemble toujours à une menace. Il refusa tous les secours humains, quoique ses adversaires ne se fussent pas imposé la même délicatesse. Enfin, par une prudence et une charité qu'il se reprochait de temps en temps comme une faiblesse, mais dont il ne se départit pas, il cessa de réclamer aucune autorité sur Darfeld ; il cessa même d'écrire à la communauté, dans la crainte d'augmenter l'irritation, et de rendre ses dans plus coupables par l'inutilité de ses efforts pour les ramener.

La décision de Rome ne fut connue qu'en 11808, après deux ans d'attente. Elle ne fut pas favorable à dom Augustin. L'élection de dom Eugène était confirmée et la communauté de Darfeld soumise à l'évêque de Munster et détachée de la congrégation de la Val-Sainte, mais provisoirement, par cette clause restrictive, jusqu'à ce que dom Augustin ait fait reconnaître ses droits sur ce monastère Quels furent les motifs du Souverain Pontife ? Lui sembla-t-il que le système d'administration dont les religieux de Darfeld se plaignaient fût dangereux pour l'existence de la communauté ? Jugea-t-il qu'il fallait accorder quelque chose, dans l'intérêt même de l'Église, aux protecteurs de Darfeld, évêques et laïques ? Nous ne chercherons à rien approfondir dans cette cause difficile. Comme dom Augustin, nous acceptons le jugement du Saint-Siège absolument et simplement. Nous savons que le Souverain Pontife reçoit des grâces particulières pour résoudre les questions de foi, de discipline et même de gouvernement, et que les jugements de celui qui porte le poids de toutes les affaires du monde, et qui en connaît tous les secrets, ne doivent pas être appréciés du point de vue restreint des pensées et des intérêts particuliers.

Tandis qu'un malentendu troublait en Europe la famille des Trappistes, d'autres disciples de dom Augustin, fidèles à l'ardeur et aux espérances indomptables de leur maître, tentaient sur le sol du Nouveau-Monde l'exécution du projet favori qu'il leur avait confié. Nous avons interrompu un instant le récit des fondations essayées pendant l'époque napoléonienne ; pour le continuer, transportons-nous en Amérique.

Partie d'Amsterdam, la colonie commandée par dom Urbain toucha au port de Baltimore le 4 septembre 1803. La traversée avait été pour eux un apprentissage utile des épreuves qui les attendaient. La cupidité du capitaine avait reçu plus de passagers que son vaisseau n'en pouvait raisonnablement contenir, et rassemblé trop peu de provisions pour tant de monde. L'espace manqua, et bientôt les vivras ; les provisions particulières dont le père Urbain s'était pourvu lui furent enlevées et mises en commun ; tous les passagers furent réduits pendant deux mois à la ration la plus exiguë : deux onces de pain par jour. Aussi, quand on eut jeté l'ancre, l'impatience de sortir d'une prison si étroite et l'obligation d'attendre encore pendant un jour la visite du médecin, le désir naturel et le retard légal produisirent sur le vaisseau une agitation difficile à décrire : on courait du pont à l'entrepont, de l'arrière à l'avant, comme des oiseaux, dit un témoin oculaire, captifs dans une cage, sautent d'un bâton à l'autre, cherchant l'issue qui doit leur rendre la liberté. La faim y joignait des murmures terribles. Un bœuf énorme, envoyé de la ville sur la demande du capitaine, fut dépecé en un instant et jeté dans la chaudière ; les passagers avides firent la garde autour de cette proie, chacun veillant sur les mains des autres, et ranimant sans relâche le vivacité du feu, trop lent à leur gré. Quand les rations furent distribuées, chacun se jeta sur la sienne avec une voracité dégoûtante, à l'exception des Trappistes ; qui savaient garder, même après de longues privations, la retenue et la sobriété de leur état.

Une hospitalité généreuse dédommagea pendant quelque temps les Trappistes. Il y avait à Baltimore un collège de Sainte-Marie, qui renfermait cinq cents élèves de tout pays. Un vénérable octogénaire, M. Nagot, en était supérieur ; sous sa direction, des hommes qui sont devenus célèbres dans les missions américaines et chers aux cœurs catholiques, faisaient les classes ; M. Dubourg, qui passa successivement aux sièges de Montauban et de Besançon, et M. Flaget, l'évêque de Bardstown au Kentucky. Le père Urbain avait des lettres de dom Augustin pour M. Nagot. Dès qu'il se présenta au collège, le vénérable vieillard et ses collaborateurs le pressèrent d'amener chez eux tous ses compagnons, promirent un lit pour chacun et tous les soins nécessaires à des hommes qui sortaient d'une navigation si laborieuse. Quand la colonie arriva pour profiter de cette offre, l'empressement, la délicatesse, et, s'il est permis de le dire, les profusions de ces hôtes généreux, lui prouvèrent que la Providence, qui avait accompagné les moines fidèles par toute l'Europe, les avait devancés en Amérique pour leur préparer une place. Un curé de Baltimore, Français émigré, dont l'ascendant sur ses paroissiens était irrésistible, ne tarda pas à joindre sa bienveillance à celle des Sulpiciens, et s'employa sans délai à procurer aux Trappistes les ressources nécessaires à leur établissement, soit de l'argent, soit des terres. Il faisait retomber sur ses protégés l'attachement que son troupeau avait pour lui et l'estime dont il jouissait dans toute la ville et au-delà. Ce bon pasteur était né à Amiens ; il s'appelait Moranvillers.

Le père Urbain, au bout de quelques semaines, craignit que la présence de tant d'étrangers dans un collège ne devînt une gêne et un embarras réels. Il exprima avec tant d'insistance le désir d'aller habiter ailleurs, que les supérieurs consentirent à son départ ; mais ils ne le laissèrent aller qu'à une petite distance, où leurs bienfaits pouvaient encore l'atteindre ; ils lui assignèrent pour demeure provisoire une plantation, appelée Pigeon-Hill, située à une lieue de l'église. de Conwago, entre les deux petites villes d'Hanovre et Hebestown, à cinquante milles de Baltimore. Cette propriété appartenait à un de leurs amis, absent pour quelques années, et qui leur avait laissé le droit d'en disposer A leur gré. En arrivant dans cet asile, la colonie trouva une maison jolie et commode, où tous pouvaient tenir à l'aise, et les provisions que les bienfaiteurs y avaient fait apporter, maïs, farine, fruits, légumes secs ; les bois voisins fournissaient des fruits sauvages dont on sut bientôt tirer bon parti, et surtout des châtaignes, qui faisaient d'excellentes portions. Au milieu de cette abondance nouvelle, les religieux voulaient user modérément de ces dons, et par esprit de mortification, et aussi par prévision de l'avenir ; ils voulaient économiser sur le bienfait pour soulager les bienfaiteurs ; mais leurs amis ne le leur permettaient pas. Un ecclésiastique de Conwago, voyant le cellérier distribuer le pain pour le souper, s'étonnait de la petitesse des morceaux. Monsieur, lui dit le cellérier, ce pain est excellent, très substantiel ; il n'en faut pas donner trop. — Mon révérend Père, répliqua l'ecclésiastique, vous reviendrez de cela ; ce n'est pas ici comme en Europe, on ne connaît ici ni les poids, ni les mesures. Cette parole s'appliquait exactement à la charité des amis de la Trappe. La communauté, peu nombreuse et surchargée d'élèves, ne pouvait se suffire par son travail. Les religieux cultivaient un carré de maïs, un très petit champ de pommes de terre et leur jardin ; ils n'avaient pas le temps d'en faire davantage ; ils ne tiraient donc pas la subsistance commune de leur industrie ; mais le père Urbain faisait des quêtes, et M. Moranvillers était là.

Il ne faut pas croire cependant que tout succédât aux désirs et aux efforts du père Urbain. Dès le premier jour il avait aperçu des difficultés sérieuses, qui s'accrurent avec le temps, et le marquèrent du sceau de la contradiction, signe distinctif des œuvres de Dieu, et en particulier de la Trappe. Sa plus grande croix, et le plus grand obstacle qu'éprouva son établissement, ce furent ces élèves, ces jeunes gens qu'il avait recrutés à Amsterdam, et dont il espérait faire des prêtres, des missionnaires, des frères du tiers-ordre, peut-être des religieux. Dom Augustin, nous l'avons dit, ne s'y était pas trompé. Dès la première vue, ces nouveaux visages lui avaient paru suspects ; mais il n'avait pas voulu les juger sur l'apparence, contrairement à l'opinion du père Urbain, qui devait les mieux connaître, puisqu'il avait eu le temps de les choisir et de les apprécier. Le père Urbain, à peine débarqué à Baltimore, reconnut la justesse des prévisions de son supérieur. Dans le trajet du vaisseau au collège de Sainte-Marie deux de ces postulants disparurent ; l'un était boulanger, l'autre armurier. Le père Urbain avait espéré profiter de leur industrie et les avait accueillis avec bonté ; mais eux-mêmes ne cherchaient qu'à faire gratuitement le voyage d'Amérique, et dès qu'ils eurent touché cette terre, s'affranchissant de toute gratitude, ils s'enfuirent et emmenèrent avec eux un frère du tiers-ordre, dont le savoir avait annoncé un maître capable. A Pigeon-Hill, la conduite des élèves était la ruine de la communauté. lis ne travaillaient pas à la terre parce qu'ils devaient étudier, et ils n'étudiaient pas davantage. Tandis qu'ils ne rapportaient rien par eux-mêmes, ils absorbaient par leur intempérance la plus grande partie des ressources de l'avenir. On ne savait pas les contenir pendant les absences du père Urbain, on n'osait rien leur refuser ; ils se gorgeaient de viande et de légumes, et jouaient aux barres après les repas. Mais, prudents et dissimulés dans leurs excès mêmes, ils savaient les régler assez adroitement pour se satisfaire et pour éviter l'expulsion. Aussi bien, après les avoir amenés d'Europe sur cette terre lointaine, on leur devait en quelque sorte une existence ; on ne pouvait les renvoyer qu'à la dernière extrémité. Les jeunes roués comprenaient cette obligation de conscience, et l'exploitaient au profit de leur bien-être.

Il y avait déjà dix-huit mois que la colonie était en Amérique, et la véritable fondation n'avait pas commencé. De toutes les terres offertes au père Urbain il n'avait rien accepté, lorsqu'au commencement de 1805 il entendit parler du Kentucky, situé à plus de cent lieues du Maryland. Il partit aussitôt pour visiter cette contrée, accompagné du frère Placide, convers, et d'un interprète. Il trouva un ami zélé dans le seul prêtre catholique qui fût alors au Kentucky, l'abbé Badin. Cet intrépide évangéliste avait converti bien des protestans de bonne foi : il avait aussi fondé un monastère de religieuses. Dès qu'il vit dans le père Urbain un religieux et un prêtre, il fit éclater sa joie ; mais quand il connut tous les desseins des Trappistes, quand il vit que la Providence lui envoyait des moines, des prêtres, des maîtres d'école, et comme une mission tout organisée, il se prit de reconnaissance et d'enthousiasme pour une telle œuvre ; il déclara qu'il se chargeait de trouver un établissement, d'aplanir toutes les difficultés, de tout préparer pour la réception des hôtes, qui ne pouvaient arriver trop tût. Il prévoyait, il calculait tout ; il n'abandonnait qu'un soin au père Urbain, celui de retourner à Pigeon-Hill pour en tirer ses frères. Le chef des Trappistes prit facilement confiance à de si chaleureuses promesses ; il repartit, laissant auprès de M. Badin le frère Placide, avec la charge de diriger les préparatifs.

A quelque distance de Louisville, une dame pieuse possédait une assez belle plantation, sur laquelle s'élevait une maison en bois ornée d'une façade en galerie, avec quelques logs-bouses commodes pour une exploitation. La terre était excellente, les fruits abondants. La darne en céda la jouissance aux Trappistes, à l'exception de quatre ou cinq arbres fruitiers qu'elle se réserva, et pour tout le temps qu'il leur plairait d'y rester. Le frère Placide se mit immédiatement à l'œuvre pour disposer les lieux conformément à la règle de la Trappe. Il avait cette intelligence sûre et calme que la foi, la simplicité, l'abnégation personnelle et l'amour du prochain donnent toujours aux frères convers. Pendant six mois, il demeura seul dans ce pays inconnu et presque désert, comme les anachorètes des grands siècles, infatigable au travail, inflexible dans l'observation de sa règle, n'oubliant rien de ce qui pouvait être utile à ses frères, n'omettant aucun des exercices et des austérités d'un moine. Son exactitude allait jusqu'à imiter les cérémonies qui se font en commun, même les processions ; aux jours marqués dans le rituel pour cet exercice, il sortait, son chapelet à la main, et les yeux fixés sur la terre, et d'un pas grave, il faisait en priant le tour du jardin, afin de s'unir aux frères dont il était séparé par deux cents lieues. Sa position particulière le mettait de droit au soulagement, mais il s'en abstenait par humilité, par la crainte d'outrepasser la permission. J'allais au plus sûr, disait-il ; comme je n'avais que moi pour me diriger dans l'usage que je pouvais faire de l'exception, je suivais la règle, qui ne trompe jamais. La destinée de cet humble frère est une des plus belles et des mieux remplies dont on ait conservé le souvenir dans l'ordre. Profès de la Trappe à l'époque de la révolution, il fut un des vingt-quatre qui allèrent chercher l'hospitalité à la Val-Sainte ; chassé de là par les Français, il fut de la longue et rude expédition de Russie ; revenu en Westphalie, il ne prit que le repos nécessaire après tant de courses, et repartit pour la mission d'Amérique, où il travailla et souffrit pendant douze ans. Ramené en France en 1815 pour contribuer au rétablissement de son ordre dans sa patrie, il recommença avec la même docilité des tentatives déjà déconcertées trois fois, se trouvant bien partout où l'appelait la volonté de ses supérieurs, et voulant tout ce qui lui arrivait. Mais cette épreuve devait être la dernière ; le temps de la récompense était venu. Il avait subi le triomphe des impies, il partagea le triomphe de sou Dieu. Resté seul de tous les religieux de l'ancienne Trappe, il vit la nouvelle sortir des ruines de sa mère, et il fut le lien des deux générations. Il vit relever les murs dont il avait été banni, et le sanctuaire où il s'était consacré. Les dominations diverses, république, empire, restauration, avaient passé, malgré leurs espérances et leurs promesses d'éternité, et un pauvre convers ignoré des hommes, mais qui avait placé plus haut sa confiance, recueillait dans ses vieux jours l'accomplissement du vœu de sa jeunesse ; il retrouvait sa part d'héritage et sa demeure aux siècles des siècles ; il priait de nouveau dans ces cloîtres témoins de sa première ferveur ; il édifiait le moine, il étonnait l'étranger par l'aménité de ses vertus, par la vivacité de sa foi, par la sagesse de ses réponses. Enfin, comblé d'années, de mérites et de consolations, il demanda à son supérieur la permission de mourir le jour de la Toussaint, puis il pria Dieu de ratifier cette grâce, et il obtint le droit de quitter la vie à son gré. A l'heure fixée par ses ardents désirs, au premier chant des Matines, il s'envola parmi les bienheureux, pour recevoir dans leur compagnie les honneurs de la solennité commune et les premières demandes de ses frères attendris. Bon et aimable frère Placide, nous ne vous avons pas connu, et votre nom n'est pas de ceux qui font du bruit dans l'histoire ; mais ces frères, qui ne vous oublieront jamais, et celui qui fut votre dernier abbé, et qui veut bien être notre ami, nous ont trop souvent entretenu de vos mérites, pour que nous ne donnions pas une place à votre souvenir dans cette histoire de famille. Priez pour nous dans l'éternité.

Dans toutes les parties du monde, les entreprises des Trappistes présentent le même caractère de grandeur, de sainte audace et d'immortelle espérance. Ces voyageurs de l'abnégation vont chercher le bien à faire à travers les dangers mystérieux d'une contrée à peine connue, sans s'inquiéter de leurs corps et de leur vie ; ils ne craignent pas plus la dent nu le venin des bêtes de l'Amérique, qu'ils n'ont craint les philosophes ou les potentats de l'Europe. A mie si grande distance de la patrie, l'isolement n'a pas de tristesse qui l'emporte sur leur dévouement ; l'incertitude des résultats se prolonge sans les lasser ; la défection subite des hommes ne trouble pas une assurance qui se repose en Dieu. Sans guide et sans pilote, ils trouvent leur chemin dans les solitudes sans bornes, et à travers les caprices des fleuves et des torrents. Au moment de quitter les environs de Baltimore pour se rendre au Kentucky, ils furent abandonnés d'une partie des séculiers qu'ils avaient amenés de Hollande, et que rebuta la perspective d'un nouveau voyage. Les uns s'enfuirent sans autre avertissement que des lettres qu'on trouva après leur départ ; les autres vinrent demander quelques recommandations pour Baltimore. De bons ouvriers refusèrent d'aller porter si loin une industrie dont ils étaient payés d'avance. Dom Urbain ne s'en effraya pas. Il avait recueilli un vieux colon de Saint-Domingue, dont les malheurs avaient égaré la raison, et qui la recouvra par les soins des religieux et par la paix qu'il goûta dans leur société. Cet obligé avait lui-même construit le wagon qui devait transporter les bagages les plus nécessaires. D'autres vinrent s'offrir pour remplacer les fugitifs, et la colonie fut renouvelée, non diminuée. On partit en juillet 1805. On allait à pied d'abord, pour atteindre le Monongahela, à petites journées de six ou sept lieues chacune ; et, selon la coutume des Trappistes en voyage, le lait, le beurre et lé fromage étaient la nourriture ordinaire. Quand on voulait faire de la soupe, on s'arrêtait près d'une fontaine, on tirait du wagon les fruits secs ; la forêt fournissait le bois ; en quelques instants tout était prêt. Le soir on hâtait le pas quand on avait l'espérance de rencontrer une auberge ; une grange pour abri, pour lit un peu de paille était dans ces occasions le plus grand soulagement ; d'autres fois on stationnait sous le ciel, on couchait sous les arbres, qui ne garantissaient pas toujours des orages. Arrivés au Monongahela, ils trouvèrent la route par eau plus commode. Les chevaux et le wagon furent vendus ; on acheta à la place deux vieux chalands, pour la somme de 12 dollars (environ 60 francs). Mais la navigation présenta de nouvelles difficultés : les eaux étaient basses, et souvent les embarcations allaient donner et s'arrêter sur des grèves ; il fallait alors sauter dans l'eau jusqu'aux genoux, soulever et pousser les chalands, ce qui coûtait beaucoup de peine et de temps : on faisait 30 milles en deux jours. A Pittsburg, l'Alleghani-River vient tomber dans le Monongahela, et cette jonction forme l'Ohio ou la Belle-Rivière. C'est dès-lors un de ces cours d'eau magnifiques et terribles, que la poésie admire et décrit avec éclat, mais dont les variétés pittoresques n'offrent qu'une succession de dangers toujours nouveaux au navigateur. Les Trappistes en firent l'expérience. Ils avaient, à Pittsburg, changé leurs chalands pour d'autres plus solides ; mais après cette dépense, voulant éviter des frais trop considérables pour leur pauvreté, ils ne prirent pas de pilote ni de rameurs, et se chargèrent eux-mêmes de la manœuvre. Ils s'embarquèrent sans autre guide que les renseignemens qu'ils avaient pu recueillir des hommes du pays, et un almanach populaire qui paraissait expliquer ce qu'il fallait faire en certains endroits. Ces indications ne suffisaient pas, elles ne donnaient aucune recette contre des difficultés imprévues. Tantôt c'étaient des arbres renversés, barrant le chemin, tantôt des courans qui doublaient subitement la vitesse sans permettre de la diriger, ou des gros d'eau qui portaient irrésistiblement les bateaux sur des îles ; ou le sable se relevant sous l'eau en écueil, qui les fixait au milieu du fleuve. Une fois, à l'entrée de la nuit, un des chalands, faisant eau de toutes parts, fut sur le point d'enfoncer les passagers, effrayés de l'éloignement des rive, criaient à leurs frères : Secourez-nous, nous périssons ! Mais ceux-ci, séparés par une assez grande distance, ne pouvaient arriver assez vite, et leur criaient à leur tour : Abordez, abordez ! c'était la seule espérance de salut. Ils parvinrent, en effet, à force de raines, à gagner le bord. On vida à la hâte le chaland, on boucha, à la lueur d'une chandelle, toutes les voies par lesquelles l'eau entrait, et le lendemain on radouba. Ce ne fut qu'après bien des peines de ce genre que les Trappistes arrivèrent à Louisville au commencement de septembre (1805).

Comme après le débarquement à Baltimore, les voyageurs trouvèrent, pour ranimer leurs forces, une grande bienveillance et un lieu de repos convenable. Leur arrivée étant connue, les gens du pays vinrent à leur rencontre avec des charrettes pour transporter les bagages au domicile provisoire. Ces bons indigènes se jetaient à genoux devant les Trappistes, et se disputaient l'honneur de les servir ; ceux qui ne purent emporter de bagages, parce qu'il n'y en avait pas assez, ne se consolèrent de ce contre-temps qu'en faisant monter les religieux dans leurs charrettes. Rendus à leur destination, les Trappistes trouvèrent une véritable abondance après toutes les privations de la route. Le jardin, cultivé par le frère Placide, était en bon rapport ; les voisins apportaient de la farine, du mais, des légumes, des patates, même des volailles ; les fruits surtout étaient en grande quantité : les melons ordinaires et les melons d'eau offraient un rafraîchissement régulier, que l'extrême chaleur rendait plus précieux. Mais à peine on commençait à s'établir, que l'épreuve des maladies tomba sur la petite communauté : les uns pour avoir fait un trop grand usage des fruits, préférablement à tous les autres genres de portion, furent pris de la fièvre ; les autres, trop empressés de reprendre tous les jeûnes réguliers avant que leurs corps se fussent remis des fatigues qu'ils venaient de subir, tombèrent dans un état de langueur désespéré. Le vénérable abbé Badin prit chez lui les deux plus malades, et leur prodigua les soins les plus tendres. Pendant ce temps, dom Urbain fut attaqué à son tour dans la communauté même. Quand on vint lui annoncer que le père Dominique était mort chez M. Badin, il jeta un profond soupir, et donna, par son calme, une preuve de sa grande résignation. Deux jours après, lorsqu'on lui apprit la mort du père Basile, il résista moins énergiquement à la douleur : il se tourna du côté de la muraille et pleura. Il échappa lui-même, et put veiller aux funérailles de ses frères ; mais, quelque temps après, il fit une autre perte aussi sensible dans la personne du père Robert, qui joignait à beaucoup d'amabilité beaucoup d'instruction, et qui avait soutenu les courages par ses exemples. Dom Urbain, toujours infirme, même quand il ne gardait pas l'infirmerie, n'avait plus pour le chœur qu'un religieux qui crachait le sang, et un postulant, le seul qui se fût encore présenté.

Il ne se laissa pas abattre ; on ne tarda pas à reconnaître que la cause de ces morts n'était pas dans le climat, mais dans les imprudences de ces bons pères, qui, jugeant de leurs forces par leur bonne volonté, avaient passé trop vite d'un surcroît extraordinaire de travaux à la pénitence des temps ordinaires. D'ailleurs, les frères convers n'avaient pas été atteints, et leurs travaux, sur une terre admirablement féconde, montraient déjà quelles ressources on en pouvait tirer. Le tiers-ordre, épuré par la défection des plus turbulents, s'augmentait par l'arrivée de quelques jeunes gens du pays, qui se présentaient tout à-la-fois pour étudier et travailler ; car, dans les Etats-Unis, l'étude même est inséparable du travail des mains. Celui qui veut s'instruire n'est pas dispensé de gagner sa vie. Il faut dire aussi que sur cette terre, une fois la culture mise en train, il suffit de deux heures de travail par jour pour l'entretenir. Ce qui manquait véritablement, c'étaient les éléments d'une communauté religieuse : la colonie agricole et le tiers-ordre commençaient ; mais le grand-ordre, qui devait être le principe et le soutien de l'autre, restait à créer.

Plusieurs fois déjà le père Urbain, en rendant compte à dom Augustin de ses travaux et de ses espérances, lui avait demandé du renfort. Il fut enfin exaucé. Le 10 octobre 1805, le père Marie-Joseph arriva au Kentucky avec quatre religieux, et un prêtre du Canada qu'il avait trouvé à Baltimore, et qui le suivit dans l'intention de prendre l'habit. Leur vue excita une grande joie ; il semblait déjà que les pertes si douloureuses et les retards si longs fussent réparés. La plantation qu'habitaient les Trappistes ne leur appartenait pas en toute propriété ; ils y résidaient jusqu'à ce qu'ils eussent trouvé un domicile qui fût à eux : on offrait au père Urbain beaucoup de terres, et faute de bras il n'avait encore rien accepté. Maintenant il se sentait en état de commencer ; il fit donc une acquisition fort étendue, en un lieu appelé Casey-Creek, et il y envoya quelques frères sous la direction du père Marie-Joseph (1806). Le voyage vers cette nouvelle demeure n'était pas sans danger : il fallait passer au milieu des bêtes féroces. Lorsque la nuit on allumait du feu pour combattre la fraîcheur, les ours, les onces, les loups, attirés par la chaleur et la clarté, s'approchaient des voyageurs comme d'une proie attendue ; on ne les éloignait qu'en leur jetant des brandons enflammés ; car ces animaux craignent le feu, et tout en cherchant la chaleur, ils fuient devant la flamme. Le sol que la colonie devait défricher fourmillait de serpents ; les serpents à sonnettes et ceux qui piquent avec la queue étaient les plus dangereux par leur force et l'activité de leur venin. On en tua plus de huit cents en deux étés : les animaux domestiques furent souvent la victime des serpents et des loups. En dépit de ces obstacles, on travaillait avec ardeur à la fondation de Casey-Creek : on appelait ce séjour le lieu du repos : on s'y trouvait bien. Déjà même on se préparait à y prêcher l'Evangile, selon les désirs de dom Augustin. Il n'y avait que sept familles catholiques dans ce lieu-là : on y bâtit une petite chapelle, qui fut ouverte aux étrangers ; les catholiques et même les protestans venaient assister à la messe les dimanches et les jours de fêtes.

Toutefois un grand obstacle arrêtait les développements de cette œuvre. Les Trappistes ne savaient pas l'anglais. Cette ignorance rendait fort difficiles les rapports avec les habitus du pays : les élèves et les novices ne pouvaient toujours comprendre leurs maîtres ni en être compris. La Trappe était un petit peuple isolé par la différence des langues, au milieu même de ceux qui désiraient son succès. Dom Urbain était tout préoccupé de cette difficulté, lorsqu'il fit un voyage d'affaires à Baltimore. Un Irlandais, appelé Mulhamphy, lui donna le conseil d'aller à la Louisiane ; lui offrant même une habitation qu'il y possédait, en toute propriété, si elle pouvait être à la convenance des Trappistes, ou du moins comme domicile provisoire. On retrouvait en Louisiane la langue française ; grâce à un généreux protecteur, on y trouverait aussi un asile dès le premier jour. La tentation était bien forte. Revenu au Kentucky, dom Urbain communiqua à la communauté la proposition qu'il avait reçue ; il en conféra avec le père Marie-Joseph, et tous deux partirent en novembre 1808 pour visiter la Louisiane.

Le froid extrême, la terre couverte de neige, les rivières gelées, et la glace craquant sous leurs pieds ne les arrêtèrent pas. Malgré une distance de deux cents lieues, ils arrivèrent dans la Haute-Louisiane, à Saint-Louis au confluent de Missouri et du Mississipi, avant les fêtes de Noël. Chacun y trouva ce qu'il désirait le plus, le père Urbain un établissement, le père Marie-Joseph l'espérance d'y faire avec succès des missions à un peuple opprimé par des impies. Un ancien économe des Sulpiciens de Paris, M. Jarrot, au lieu de rester avec ses confrères à Baltimore, était venu s'établir à Cahokia, vis-à-vis de Saint-Louis. Il offrit une vaste prairie, entourée de belles futaies, sur une jolie rivière. La position en était avantageuse, à proximité d'une ville considérable ; le défrichement n'était pas difficile, on l'appelait la Cantine. Seulement le donateur oubliait un avertissement de première importance ; l'insalubrité du lieu, dont il ne disait rien, avait toujours été funeste à ses habitants ; des missionnaires jésuites s'y étaient autrefois établis, et presque tous y étaient morts. Cette plaine avait servi de cimetière aux peuplades sauvages ; elle en gardait le souvenir dans plusieurs monuments gigantesques dont elle était hérissée. Sept ou huit pyramides, non pas carrées, comme celles d'Égypte, mais rondes et pointues, non pas de pierres ou de briques, mais de terres rapportées, s'élevaient sur une base de cent soixante pieds de circonférence à une hauteur de cent pieds. Qu'étaient ces môles, ces mausolées sauvages ? sinon les tombeaux de quelques chefs illustres et le rempart de leurs ossements sacrés contre l'indiscrétion ou les injures des profanes. Grandiose de la pauvreté qui égalait au moins par la hardiesse la magnificence des Pharaons ou des Antonins ! Rapprochement singulier des races primitives et des peuples civilisés, qui aurait droit de nous surprendre si la religion ne nous avait pas habitués à reconnaître, chez tous les hommes et dans tous les âges, le même orgueil et le même besoin de faste et de domination !

Tandis que le père Urbain acceptait ce don et concluait l'affaire de l'établissement nouveau, le père Marie-Joseph, se faisant connaître des indigènes, préparait les missions qui devaient illustrer son zèle. La relation qu'il nous a laissée de ses travaux apostoliques dans le Nouveau-Monde[1], nous apprend qu'à cette époque Saint-Louis et les environs étaient dans l'état le plus déplorable. Les étrangers, établis dans cette terre nouvelle, avaient forcé à la retraite les missionnaires que les indigènes aimaient et écoutaient avec docilité. Une persécution organisée avait employé contre eux la perfidie et la violence avec un égal succès. Des missionnaires furent tués dans le lieu saint, d'autres chassés de leurs maisons ; quelques-uns, attachés dans un arbre creux, furent livrés au cours du Mississipi. Mais la calomnie avait fait plus de ravages encore que les attentats contre la vie, en ruinant la confiance qui rattachait les naturels à leurs prêtres, en ôtant aux persécutés l'intérêt qui appartient à l'innocence méconnue. Il n'y avait donc plus de culte régulier. Quelques prêtres intrépides paraissaient bien de temps en temps pour rappeler aux fidèles leurs devoirs, soutenir leur constance, et leur donner des signes certains de la Providence et de la fidélité de Dieu dans ses promesses ; mais un seul homme, obligé de se partager entre plusieurs cantons isolés, ne pouvait que semer la parole sans recueillir et multiplier les fruits de salut.

Le père Marie-Joseph, étant arrivé à Saint-Louis la veille de Noël (1808), fit annoncer immédiatement qu'il célébrerait la messe à minuit. Cette bonne nouvelle, comme un bonheur inattendu, répandit la joie parmi tous ceux qui n'avaient pas oublié les leçons des missionnaires. L'église fut pleine à l'heure indiquée ; on brava l'âpreté du froid pour aller recevoir le Dieu qui avait, à pareille heure, commencé sa vie de souffrances par les rigueurs de l'hiver, et qui choisissait ce glorieux anniversaire pour visiter ses enfants. Bientôt le prêtre inconnu fut entouré des plus touchantes démonstrations de respect et d'attachement : on le conjurait de rester dans le pays. Le jour suivant, un malade le fit appeler pour recevoir de ses mains les derniers sacrements ; une grande multitude accompagna le saint viatique, et la joie du mourant fut partagée de toute l'assistance. Le père Marie-Joseph n'hésita pas à croire que Dieu l'appelait à évangéliser ces contrées, mais il avait besoin de revenir au Kentucky pour terminer quelques affaires avant d'entreprendre une œuvre nouvelle ; il rejoignit le père Urbain (janvier 1809)[2].

Le retour des deux Trappistes fut plus pénible que le premier voyage, l'hiver ajoutant à la longueur de la route. Ils avaient à traverser de temps en temps de vastes contrées sans habitation, et la terre couverte de neige ne leur offrait ni chemin sûr ni station. Ailleurs c'étaient des rivières débordées qui avaient emporté leurs ponts, et dont le cours impétueux ne permettait pas la traversée. Il fallait alors renverser des arbres au-dessus de l'eau, comme font les indigènes et passer sur ce pont flexible et tremblant ; mais les Français n'avaient pas pour cette manœuvre l'habitude et le pied ferme des Américains, ils étaient obligés de se mettre à califourchon et d'avancer lentement en s'aidant de leurs mains, sans regarder le courant dont la rapidité leur eût donné le vertige. Dans une de ces circonstances, le père Marie-Joseph traversa six fois le Wiperly-Creek qui tombait d'un rocher avec un fracas épouvantable ; il transporta de cette manière les valises, les provisions, à l'autre bord, puis il soutint le père Urbain qui se défiait avec raison de ses forces affaiblies par d'anciennes infirmités. Tout cela se passait sous une pluie battante, avant l'heure du repas, et après une longue course, et il fallut néanmoins continuer la marche jusqu'à ce qu'on eût trouvé un abri. A quelque distance de leur maison, les voyageurs furent encore arrêtés par la crue subite du Pottenger. Ils restèrent trois jours chez un bon catholique du pays, qui leur prodigua les soins les plus charitables ; mais l'eau ne diminuant pas, ils prirent un guide qui leur fit tourner la montagne où la rivière avait sa source.

Il s'agissait enfin de quitter le Kentucky pour la Louisiane. La voie d'eau étant la plus commode, on résolut de la prendre ; mais comme les frais de la construction d'un bateau pouvaient être trop considérables, on résolut d'employer à cette construction tous les frères qui savaient travailler le bois. Un Irlandais, le frère Palémon, ex-colonel, fut du nombre. A neuf milles de l'habitation, passait le Salt-River qui se jette dans l'Ohio, torrent régulier dont les eaux n'ont qu'une crue par an et de vingt-quatre heures. Il fallait, pour en profiter, diriger activement les travaux ; les ouvriers allèrent s'établir sur les bords de cette rivière ; ils se construisirent une cabane pour leur servir d'abri pendant les nuits ; ils ne revenaient à la communauté que le dimanche. Le travail terminé on s'embarqua. Les habitants du voisinage ne virent pas sans larmes partir ces bons religieux auxquels ils étaient déjà très affectionnés. Quelques-uns les accompagnèrent jusqu'à l'Ohio ; d'autres allèrent plus loin, ne pouvant se résoudre à quitter les bons étrangers qui avaient séjourné chez eux en faisant le bien. De l'Ohio, on entra dans le Mississipi ; on stationna pendant huit jours auprès du confluent. On couchait sur la terre, on célébrait le saint sacrifice au milieu des bois. Déjà les sauvages s'approchaient pour considérer les nouveau-venus, et l'œil des missionnaires se familiarisait avec ces corps à moitié nus, ces visages peints, ces yeux bariolés de rouge et de blanc, ces mœurs primitives et pourtant corrompues qui allaient fournir un si grand aliment à leur zèle. Cependant on reprit la navigation sur le Mississipi, et la colonie, remontant le cours du fleuve, aborda aux environs de Saint-Louis.

Arrivé à sa destination, le père Marie-Joseph s'occupa immédiatement de combattre les vices qui régnaient dans la contrée. Il alla s'établir dans la paroisse la plus renommée pour ses scandales. Là un mari venait de vendre sa femme pour une bouteille d'eau-de-vie, l'acheteur l'avait revendue pour un cheval ; elle fut vendue une troisième fois pour une paire de bœufs. Il avait pris la résolution de purifier ce pays souillé ; il prêcha avec tant d'énergie que bientôt il ne put suffire aux confessions ; il fut obligé d'appeler à son aide le père Bernard, ce prêtre du Canada qu'il avait amené au Kentucky. Cependant les autres Trappistes prenaient possession de la terre qui leur avait été concédée. Ils y construisirent sur une hauteur dix-sept maisonnettes : l'une était l'église, une autre le chapitre, une troisième le réfectoire ; les lieux réguliers, et les bâtiments nécessaires aux travaux, ainsi dispersés semblaient des tentes, et figuraient un camp. On eût dit Israël dans. le désert, rangé en carré autour de l'arche d'alliance. Ce n'était, en effet, qu'un campement où les disciples de dom Augustin attendirent en travaillant que Dieu leur fit connaître de nouveau sa sainte volonté.

En Europe, par suite des évènements racontés plus haut, la congrégation de la Trappe semblait s'affermir. Diverses causes également heureuses contribuaient à l'accroissement des monastères. Les Trappistes d'Hyères payaient les dettes de leur fondateur, sous l'administration habile du père Jean de la Croix. Lulworth, sous un nouveau supérieur, le père Antoine (1810) recevait un grand nombre de postulants. Le Mont-Genèvre, avant même la construction des bâtiments dont l'Empereur faisait les frais, donnait, selon sa destination, une hospitalité généreuse et active ; les soldats en faisaient l'éloge, et ne se trouvaient nulle part mieux traités qu'au Mont-Genèvre. La Val-Sainte se soutenait malgré une pauvreté extrême ; elle n'avait que 60 louis de revenu, et cependant elle comptait alors quinze religieux et huit novices de chœur, trente frères convers, profès ou novices, quelques frères familiers, et soixante élèves. Les voyageurs qui la visitaient en parcouraient avec admiration les divers bâtiments : l'église, simple et décente, le réfectoire au milieu duquel on voyait, sur une petite table, une tête de mort, le chapitre, la bibliothèque, la chambre du relieur de livres, puis les écuries, la laiterie, le bûcher, la serrurerie, la menuiserie, l'atelier des sabotiers, le moulin à blé, la boulangerie, et hors des murs de clôture une scierie de planches, les deux jardins, dont l'un servait à la subsistance de la communauté, et l'autre au chirurgien. Quand on sait quelle était la gêne de ce monastère, et que l'on considère les agrandissements qu'il avait reçus ; le bel ordre qui y régnait, et l'inépuisable charité qui accueillait sans hésitation les étrangers, les enfants et les pauvres, on ne peut assez admirer la vigilance de dom Augustin, son habileté à trouver des ressources, ni assez regretter que son humilité parfaite nous ait presque toujours dérobé la connaissance de ses travaux personnels et le secret de ses succès.

A cette époque, dom Augustin était souvent absent de la Val-Sainte. L'obligation de veiller à tant de monastères placés sous sa garde, de satisfaire aux besoins de tous ses enfants, de correspondre avec les autorités ecclésiastiques et civiles, le condamnait à de fréquents voyages. Mais il était dignement remplacé dans son chef-lieu par son prieur dom Etienne. Déjà âgé de soixante-six ans, l'ancien supérieur des Trappistines d'Orcha, malgré la vieillesse et les fatigues du voyage de Russie, donnait à toute la communauté l'exemple d'une régularité inviolable, d'une énergie que rien ne pouvait abattre. Le premier au chœur, il chantait avec une force égale à sa dévotion les louanges de Dieu, le premier au travail, il bravait l'hiver et l'été, ne songeant pas même à s'arrêter un moment pour réchauffer ses mains couvertes de verglas ou essuyer son front baigné de sueur. Il s'était réservé le soin de balayer les cloîtres tous les samedis. Le premier en humilité, quand il présidait le chapitre, il s'accusait volontairement, demandait pardon, et promettait de se corriger à l'avenir. Dévoué au salut des âmes, il confessait le plus grand nombre des religieux, et tous les enfants. Ami des pauvres, il les recevait avec respect, se prosternait devant eux, même devant les enfants, et n'oubliait pas un seul jour de visiter le bâtiment où ils recevaient l'hospitalité. La paix de son cœur se reflétait sur son visage. La parfaite égalité de son âme au milieu des travaux, des préoccupations les plus graves s'exprimait au dehors par un sourire qui encourageait les plus timides à l'aborder en tout temps. Tous ceux qui l'ont connu, religieux, enfants du tiers-ordre et séculiers, se souviennent encore de cette bonté, de cette patience incomparable, et ce leur est un vrai bonheur d'en rendre témoignage pour acquitter leur reconnaissance.

La tranquillité dont jouissait la Trappe fut tout-à-coup interrompue par les guerres des Français en Espagne. Dans le courant de 1810, les religieux de Sainte-Suzanne crurent devoir abandonner leur monastère pour se retirer en Andalousie. Ils s'aperçurent bientôt qu'ils ne pourraient pénétrer dans cet asile, où qu'ils y trouveraient les ennemis qu'ils voulaient fuir. Leur nouvel abbé, dom Fructueux, tourna les yeux vers l'île de Majorque. Le juge-doyen de l'audience de Majorque était agrégé aux prières de la communauté. Il offrit sa maison, et quand les religieux dispersés furent réunis, il leur trouva des terres incultes, hérissées de rochers, qu'on appelait le désert de Saint-Joseph, et les y établit. Tel fut le commencement des persécutions impériales dont on va lire les traits les plus remarquables dans le chapitre suivant.

 

 

 



[1] Cette notice a été publiée en 1823. Nous lui empruntons ici quelques détails intéressants ; cependant nous croyons devoir avertir ceux qui l'ont entre les mains qu'elle n'est pas toujours exacte, surtout dans ce qui regarde les lieux, les distances, et l'état de la religion à la Louisiane. Une lettre écrite par l'abbé Badin à dom Augustin, en 1831, rectifie plusieurs de ces erreurs ; nous avons profité de ces rectifications.

[2] Nous suivons ici la chronologie indiquée dans une notice manuscrite sur l'établissement d'Amérique, préférablement à celle du père Joseph. Ce dernier se contredit, en effet, lui-même. Il rapporte à l'an 1806 son premier voyage à la Louisiane en compagnie du père Urbain, et à l'an 1807, la maladie dont il fut attaqué pendant les missions qui suivirent son second voyage. Cependant il a dit précédemment qu'il arriva de France en octobre 1805, qu'il fut malade après son arrivée, pendant quatre mois, et qu'il commença l'établissement de Casey-Creek dans les premiers mois de 1806, enfin qu'il passa deux étés dans cet établissement : ce sont au moins ceux de 1806 et de 1807. Il ne pouvait être en même temps au Kentucky et à la Louisiane.