LES TRAPPISTES OU L'ORDRE DE CÎTEAUX AU XIXe SIÈCLE

TOME SECOND

 

CHAPITRE XVI. — Fondation des Trappistines et du tiers-ordre de la Trappe.

 

 

Pour sauver et renouveler l'ordre de Cîteaux, il ne suffisait pas d'avoir ouvert un asile aux hommes qui se sentaient appelés à vivre sous les constitutions de saint Étienne et de saint Bernard, il fallait encore recueillir les femmes de bonne volonté qui, ne trouvant plus Dieu au milieu des bouleversements du monde, demandaient à la solitude la liberté de son culte et le droit d'expier les prévarications publiques. Au XIIe siècle, dit un historien, après que l'ordre de Cîteaux eut étendu ses rameaux féconds jusque sur les peuples barbares, Dieu ne voulut pas que les femmes, dont la piété naturelle semble mieux faite encore que celle des hommes pour les grandes œuvres de cet institut, fussent privées des fruits excellents de ce paradis. Et comme il sait toucher efficacement et disposer doucement les âmes de ses élus, par une providence particulière il anima si vivement le cœur d'une multitude de vierges, en éclairant leur intelligence des rayons de sa grâce, qu'en peu de temps les forêts de la France, de l'Espagne, de la Germanie, de l'Italie, reçurent pour habitants, au lieu des bêtes sauvages, les religieuses les plus pures qui, sous l'habit blanc de la famille cistercienne, représentaient les lis plantés dans la vallée stérile du monde... L'intégrité de leur vie était d'autant plus agréable aux yeux du Père céleste, que les mœurs du peuple chrétien étaient dans ce temps plus corrompues. Alors la bonne foi était rare chez les hommes, la pudeur chez les femmes, la modestie chez les jeunes filles, la dévotion chez les prêtres, l'observation de la discipline régulière chez les moines. Et pendant que régnait cette Babylone, que Sodome était consumée de vices, les épouses de Jésus-Christ firent éclater une sainteté, une vertu, une religion merveilleuse. Non-seulement elles se conservaient sans tache au milieu des pécheurs et des pervers, mais encore elles éclairaient par la lumière de leurs œuvres les hommes du monde, et les provoquaient aux combats de la véritable gloire... Mais ce qui fait le plus grand sujet de mon admiration, c'est que des femmes fragiles, de tendres lis, aient pu résister à l'orage des persécutions, à la tourmente de travaux continuels ; qu'elles n'aient succombé ni aux tentations ni aux assauts, et que toute la puissance des enfers n'ait pu les détourner de leur résolution[1].

Un prodige du même genre s'accomplit à la fin du XVIIIe siècle, et tout inconnu qu'il est encore, nous n'hésitons pas à le croire plus grand que celui du douzième ; car, si sévèrement que saint Bernard lui-même ait jugé ses contemporains, peut-on comparer la génération qui fit les croisades à la société perdue qui entreprit ou qui subit la révolution française ? Les religieuses de Cîteaux étaient déchues, comme les moines, de leur sainteté primitive ; l'Étroite-Observance avait à peine un moment régénéré quelques-uns de leurs monastères, et la révolution venait de les disperser. Mais l'esprit de Dieu, qui s'était retiré d'elles en punition de leurs négligences, souffla tout-à-coup sur cette poussière, et des ossements froids et arides il suscita un peuple nouveau qui surprit la chrétienté par la vigueur d'une seconde jeunesse, et un retour de forces inattendu. Dom Augustin fut encore choisi pour être l'instrument de cette œuvre ; la Providence ne voulait pas laisser incomplète la mission de cet infatigable serviteur : comme il avait régénéré les hommes, elle le chargea de régénérer les femmes, et de réparer toutes les ruines de Cîteaux. Un grand nombre de religieuses de divers ordres avaient été chassées de France par leur fidélité même, pour n'avoir pas voulu profiter de la liberté de l'apostasie. Elles erraient sur la terre étrangère, cherchant un abri, une direction, une règle, déterminées à tout souffrir plutôt que de rentrer dans un monde que ses violents bienfaits leur apprenaient trop bien à connaître. Quelques-unes s'adressèrent au sauveur des Trappistes, et implorèrent de son zèle le service qu'il avait rendu à ses religieux. Dom Augustin conçut alors la pensée de les réunir sous la loi de son ordre, de reconstituer les religieuses cisterciennes de ces débris des autres instituts. Telle est l'origine des Trappistines ; le nom seul est nouveau ; l'institution, comme on le voit, remonte véritablement à saint Bernard.

L'abbé de la Val -Sainte avait fondé, au commencement de 1796, un nouveau monastère près de Saint-Branchier, dans le Bas-Valais. Le père Urbain Guillet, que nous retrouverons en Amérique et en France, en était supérieur, et commandait à vingt-quatre religieux. A quelque distance de là habitait un ancien religieux de la Trappe, dom Gerard, que son âge et ses infirmités avaient privé du bonheur de partager les travaux de ses frères. Il possédait quelque patrimoine ; voulant contribuer au moins par ses dons à raffermissement d'un ordre dont il n'avait pu suivre les austérités jusqu'au terme de sa vie, il légua son bien à dom Augustin ; il donna ainsi un territoire aux Trappistines. Au lieu d'appliquer aux besoins de la Val-Sainte toujours pauvre, toujours dénuée, les ressources qu'il venait d'acquérir, dom Augustin les consacra généreusement à recueillir la famille nouvelle que Dieu lui envoyait. Habitué, ainsi que ses frères, à souffrir, la privation d'un soulagement lui importait peu, quand il pouvait à ce prix conserver leur état aux servantes fidèles du Sauveur. Sur les terres mêmes qui avaient appartenu à dom Gerard, il fit construire un monastère pour les femmes, qui fut ouvert, avant même d'être achevé, le jour de la fête de l'exaltation de la Sainte-Croix (14 septembre 1796). Le père Urbain, qui habitait avec sa communauté dans le voisinage, en reçut la direction. La nouvelle Trappe fut nominée La Sainte Volonté de Dieu.

Ce n'était qu'une bicoque ; quatre murs partagés dans l'intérieur par des planches de sapin qui formaient les principaux lieux réguliers, entre autres le chœur ; un autel bien pauvre séparé du chœur par une grille, et rappelant Bethléem par sa simplicité, et si peu d'espace dans chacun des compartiments de la maison qu'on n'aurait pu y recevoir convenablement plus de vingt personnes. Bien des gênes, bien des privations attendaient celles qui entreraient dans cet asile ; mais, quelque répugnante que fût la perspective, le sacrifice ne coûtait rien à des âmes qui préféraient à leur propre vie la conservation de leur état religieux. Elles accoururent donc en grand nombre, et de toutes les conditions et de tous les âges. Qu'on nous permette de nommer avant toutes les autres la sœur de dom Augustin. La sœur de saint Benoît, Scholastique, avait fondé les Bénédictines ; la sœur de saint Bernard, Humbeline, avait par ses exemples décidé les religieuses de Juilly à embrasser l'observance de Cîteaux ; la sœur de dom Augustin seconda généreusement l'ardeur de son frère, et l'adoption de la réforme de la Val-Sainte pour les femmes. Nommons ensuite madame Rosalie de Chabannes, à qui son empressement mérita le nom de fille aînée de dom Augustin. Née en Gascogne, en 1770, de parents nobles et riches, elle reçut une éducation brillante qui lui eût assuré l'estime, l'admiration et l'envie de la haute société, si la fermeté de ses sentiments religieux n'eût tourné son cœur vers des biens plus solides et une félicité plus désirable. Elle embrassa la vie monastique dans l'abbaye de Saint-Antoine, à Paris, précisément dans ce monastère qui avait dû à la Trappe sa régénération, dont la réforme avait été soutenue par l'abbé de Rancé contre la malveillance des supérieurs majeurs. Expatriée par la révolution, elle recourut à l'abbé de la Val-Sainte et contribua beaucoup par ses instances, à la fondation des Trappistines, Elle prit le nom de sœur Augustin. Elle devait partager bientôt toutes les tribulations du père spirituel qu'elle avait choisi, parcourir en fuyant et en gardant partout sort nouvel état, une grande partie de l'Europe, pour s'arrêter enfin en Angleterre où elle a dirigé jusqu'en 1S44 une communauté de la Trappe.

Les austérités si célèbres de la Trappe n'épouvantaient personne ; nulle n'avait peur de mourir à la Trappe ; l'obligation de recommencer la carrière monastique dans de nouvelles épreuves ne rebutait pas les plus anciennes en religion. Une bonne Clarisse de soixante-dix ans vint se mettre au noviciat, dans la joie de son âme, après avoir été longtemps dans son monastère maîtresse des novices. Cependant le nombre augmentait chaque jour ; la place manqua bientôt : le dortoir étant rempli, il fallut chaque nuit changer en dortoir les autres lieux réguliers : il fallut coucher sur les tables, sous les tables du réfectoire, sur les bancs ou même par terre. Certes l'épreuve était grande pour la plupart d'entre elles qui n'avaient pas été habituées à tant d'incommodités, même dans les couvents où la mortification n'existait, hélas ! qu'en apparence. Mais nous lisions tout-à-l'heure dans un historien que la piété des femmes semblait faite, plus encore que celle des hommes, pour observer la règle de Cîteaux. Les Trappistines considérèrent que, si elles ne multipliaient pas leurs sacrifices, elles seraient forcées de refuser les postulantes qui ne cessaient d'affiner : elles se resserrèrent avec joie pour donner aux autres la place qu'elles sollicitaient. Il ne leur parut pas plus étrange d'aller au jardin planter des choux et arracher des pommes de terre, ou à la cuisine laver la vaisselle. L'humilité avait dissipé tous les préjugés : les mains les plus délicates ne dédaignèrent aucun des soins que les femmes du monde affectent de laisser aux servantes, et même d'ignorer. Toutes reconnurent que se suffire à soi-même et rendre aux autres plus de services qu'on n'en reçoit, c'est la noblesse et la véritable indépendance de l'homme.

Il y avait un peu plus d'un an que le monastère de la Sainte-Volonté de Dieu était ouvert, lorsque la princesse Louise-Adélaïde de Condé se présenta à dom Augustin comme postulante. Autrefois abbesse de Remiremont en Lorraine, elle avait montré qu'en acceptant ce titre monastique elle recherchait moins les avantages extérieurs qui s'attachaient à la possession d'une abbaye royale, que l'honneur impérissable de servir Dieu dans la régularité. Depuis son départ de France elle cherchait un ordre où elle pût consommer entièrement le sacrifice de son nom et de sa liberté, dans la pratique obscure des plus rudes vertus. Elle s'arrêta quelque temps chez les Capucines en Piémont. Obligée d'en sortir par les succès du général Bonaparte (1796), elle passa par la Suisse, s'entretint avec dom Augustin de ses projets de retraite, et manifesta le désir d'être la première Trappistine. Mais le monastère n'était pas encore bâti ; le révérend Père craignait d'ailleurs que la santé de la princesse ne fût compromise : elle prit la route de Vienne où elle demeura quelques mois. Enfin, ne trouvant pas dans cette ville de communauté qui satisfît son amour du détachement, elle tourna de nouveau les yeux vers la Trappe, et revint dans le Valais (sept. 1797). Dom Augustin la mit à l'épreuve même avant qu'elle fût entrée au noviciat. Logée chez le curé de Saint-Branchier, dans la compagnie de son aumônier et d'une dame d'honneur, elle attendait que la clôture fût entièrement terminée. Pour occuper son temps par le travail des mains, elle fit demander quelques linges d'église à réparer ; elle le faisait naïvement, et par suite des habitudes de toute sa vie ; elle ne connaissait guère de travail plus simple. Mais il lui fut répondu qu'il paraissait y avoir dans cette demande beaucoup d'amour-propre. Pourquoi des linges d'église de préférence à toute autre occupation ? que si elle avait un peu d'humilité, elle serait très contente du dernier ouvrage de la communauté ; qu'on lui envoyait en conséquence une douzaine de vieilles paires de chaussons, et que si elle voulait se rendre justice, elle devait croire que c'était encore trop pour elle. La pieuse princesse reçut avec joie cette remontrance, et elle se mit à l'œuvre après avoir écrit à dom Augustin une lettre charmante qui malheureusement s'est perdue[2]. Une fois entrée dans le monastère, elle ne conserva aucune marque de son ancienne dignité, pas même son nom de Louise qu'elle avait changé en celui de sœur Marie-Joseph. Elle se dissimulait si bien qu'on la prit dans les commencements pour une fermière suisse. Elle se portait à tous les exercices avec une ardeur digne d'admiration : les travaux les plus humbles satisfaisaient un cœur qui n'aspirait qu'à se détacher de toutes les choses créées pour appartenir tout à Dieu ; elle aurait voulu être la dernière de la maison. La pauvreté ne lui était pas moins chère ou plutôt elle ne la sentait pas : elle se trouvait — ce sont ses propres paroles — nourrie, couchée, vêtue, logée délicieusement.

Nous pouvons connaître, par la correspondance de la princesse de Condé, l'état intérieur de la nouvelle Trappe. Ce qu'elle dit de son bonheur fait clairement l'éloge de la maison où ce bonheur s'est enfin offert à elle. Et ce témoignage ne saurait être suspect : c'est celui d'une femme de quarante ans, incapable d'enthousiasme, de chaleur éphémère, qui avait fait son choix entre plusieurs instituts après beaucoup de réflexions. Long-temps elle a cherché un genre de vie qui lui permît de se donner à Dieu sans réserve, et elle a trouvé des couveras où l'on passait pour pauvre sans rien abandonner des aises de la vie ; pour soumis et dépendant, grâce à quelques formalités qui n'étaient que la politesse vulgaire sous un nom monastique ; pour humilié par des pratiques communes à tout le monde, vagues et insignifiantes, ou par des représentations générales dont la formule éternelle était dans toutes les mémoires. Mais dès qu'elle est entrée à la Trappe de la Sainte-Volonté de Dieu, elle s'écrie : Ce lieu est saint, Dieu est vraiment ici. Je l'ai trouvé enfin, cet état religieux dont mon cœur avait un si profond sentiment, et qui est si différent du genre de vie de la plupart des couvents actuels... Ah ! on ne le connaît pas, ce respectable ordre des Trappistes, tel qu'il est, même ceux qui lui rendent le plus de justice. Non, je ne m'en faisais pas moi-même une idée juste : la douceur que l'on y goûte surpasse infiniment tout ce que l'on en peut dire.

Ce qui lui plaît à la Trappe, ce sont les supérieurs : Il est bon, notre révérend Père — j'ignore s'il lira ou non cette lettre, mais je parle toujours en toute simplicité — ; hier, j'étais toute en reconnaissance de cette bonté si grande que je retrouve en La perfection existe à mes yeux dans une communauté dont tous les exercices extérieurs sans interruption ont Dieu pour objet, les préceptes de l'Évangile pour base, et des supérieurs exacts et zélés, l'emplis de l'esprit de leur état, pour guides.

Ce qui lui plaît encore, c'est la charité qui règne dans tous les cœurs : personne ne se plaint pour soi ; chacun n'est préoccupé que des besoins du prochain ; toute privation qui peut servir au salut des autres est un sujet de joie et de bonheur pour celle qui l'éprouve. C'est aussi la paix, le recueillement, le silence, qui règnent dans cette maison si régulière et si fervente ; c'est l'emploi du temps si admirablement réglé qu'on ne peut connaître l'ennui, et que la journée ne paraît qu'un instant. C'est enfin le chant des psaumes, pendant le jour et pendant la nuit, qui portent dans son âme le sentiment du bonheur. En chantant, ce matin, le cantique Benedicite, je faisais une provision de joie et de bonheur pour toute ma journée. Que m'importe le reste de ce jour où j'ai béni le Seigneur avec ses anges et ses saints.

Mais ce qui l'étonne, ce qu'elle ne peut assez répéter en l'admirant, c'est que cette austérité dont on parle tant disparaît dès qu'on s'en approche. Elle n'aperçoit rien de rebutant à la nature comme elle s'y était attendue ; elle ne s'aperçoit ni des veilles, ni du jeûne, ni du changement de nourriture ; les portions lui semblent très bonnes et point du tout malsaines ; elle accuse de calomnie ceux qui en disent du mal. Sa santé s'affermit depuis qu'elle se préoccupe beaucoup moins de ses faiblesses. Autour d'elle même prodige : Je vois des visages excellents, tous roses et blancs ; mais ce qui vaut mieux encore, des visages paisibles, heureux et saints. Tout le monde a un air de santé, point de maladie ni de mort plus qu'ailleurs... Sur cinquante personnes que nous sommes ici, j'en vois cinq ou six seulement prendre quelques soulagements, et en général on n'y aperçoit pas de ces figures abattues, fatiguées, souffrantes : tout au contraire, je vous assure que la Visitation de Vienne, avec tous ces charitables soins et recherches de santé, a l'air bien autrement malingre que notre communauté.

Il avait été question, dès le commencement, de donner une règle fixe à ces courageuses pénitentes. Mais une affaire aussi grave ne pouvait être décidée en mi jour. Il était bon d'apprendre par l'expérience ce que leurs forces pourraient supporter, et de ne pas les livrer à la discrétion de leur zèle. Les règlements que l'abbé de Rancé avait donnés aux Clairets dans un temps où le rétablissement de la seule abstinence passait pour une tentative considérable, suffisaient-ils à l'époque présente où les débordements de l'impiété exigeaient une réparation solennelle, où la ferveur retrempait d'elle-même son énergie clans la contemplation des apostasies et des sacrilèges de chaque jour ? D'autre part, la réforme de la Val-Sainte, tolérable jusqu'alors aux hommes qui l'avaient faite, pouvait-elle être proposée à des femmes nécessairement plus faibles, et dont aucune, avant son entrée dans la nouvelle solitude, n'avait rien enduré qui approchât de si grandes austérités. Les religieuses, il est vrai, semblaient trancher elles-mêmes la difficulté en demandant les règlements de la Val -Sainte ; mais dom Augustin toujours prudent, malgré l'ardeur qu'on lui a tant reprochée, ne leur accorda que provisoirement ce qu'elles sollicitaient ; il leur fixa un temps d'épreuve, au terme duquel, selon leur capacité ou leurs besoins, il conserverait ou modifierait leur genre de vie. Quel ne fut pas son étonnement, lorsqu'il reconnut qu'au lieu de trouver la réforme trop dure, elles y ajoutaient d'elles-mêmes des pratiques particulières et des rigueurs de prédilection. Il interdit ces pieux excès, mais il crut pouvoir leur laisser dans son intégrité la lettre de la loi qu'elles observaient avec une exactitude si intrépide. Ainsi, les régie-mens de la Val-Sainte devinrent ceux des Trappistines ; les couches dures, les longs jeûnes, le carême de six mois sans collation, la diminution du sommeil, le travail des mains, le silence[3], tout ce que les hommes s'étaient généreusement imposé fut accepté avec empressement, avec reconnaissance, par ces femmes dignes d'être leurs sœurs et de porter leur nom. On leur retrancha seulement les chapitres qui ne pouvaient en aucune façon leur convenir, tels que ceux qui se rapportent aux fonctions de l'Eglise, à la réception des étrangers, puisque les religieuses ne donnent pas l'hospitalité comme les hommes ; on y substitua d'autres articles relatifs à l'habillement qui diffère au moins par le voile de celui des religieux, et à la clôture qui doit être exacte pour les femmes, et qui ne leur permet pas de recevoir même les femmes séculières, à moins de circonstances rares et sans une permission spéciale de l'autorité supérieure. Ainsi commença à reparaître, à l'ombre et sous le nom de la Trappe, la fleur de l'arbre mystique de l'Eglise, l'ornement et la splendeur de la grâce spirituelle, l'image de Dieu réfléchissant la pureté du Seigneur, la plus illustre portion du troupeau de Jésus-Christ. C'est en ces termes que saint Cyprien relevait la gloire des vierges consacrées à Dieu.

Si dom Augustin n'eût cherché que sa propre gloire dans ses travaux, il aurait pu se borner là, et considérer avec complaisance le bien qu'il avait déjà opéré. Tous ces monastères, qui le reconnaissaient pour fondateur, rendaient un beau témoignage de son activité et de la justesse de ses prévisions : la conservation, l'accroissement d'un ordre qui paraissait nouveau à la multitude, ce grand nombre de disciples, hommes et femmes, qu'il avait rassemblés de toutes les nations de l'occident, lui assuraient, dans l'histoire de l'Eglise, une place et une renommée à part que l'envie ne pourrait lui ravir, ni l'indifférence méconnaître. Mais sa grande âme était trop haute pour s'arrêter à des pensées humaines et terrestres. Ses succès, au lieu d'enfler son esprit, effrayaient son cœur. Il y voyait des bienfaits gratuits de la Providence, et convaincu intimement qu'il n'avait pas mérité de telles faveurs, il ranimait ses forces dans la conscience de son indignité, et concevait de nouvelles entreprises, de nouveaux efforts pour témoigner dignement sa gratitude. Ecoutons-le exprimer lui-même ces sentiments : Dieu par sa grande miséricorde, non-seulement nous a préservés du naufrage lamentable où périssaient toutes les autres communautés religieuses de France, mais encore par un bienfait non moins insigne il a permis que nous nous soyons multipliés contre toute espérance au-delà de ce que nous aurions pu attendre d'une époque de paix et de prospérité. Il a voulu confondre par là l'orgueilleuse sagesse des philosophes qui détestaient encore plus notre état que celui des autres moines, qui désiraient sa destruction avec plus d'acharnement, qui se vantaient d'y trouver plus de victimes de l'inexpérience. Il était donc de notre devoir, et la reconnaissance, aussi bien que la fidélité, nous obligeait étroitement, après avoir éprouvé la miséricorde, d'entrer dans les desseins de la Providence divine sur nous, de chercher avec un ardent désir et de procurer sa gloire, de faire tout le bien possible, et de réparer, dans la mesure de notre faiblesse, les ruines de l'Eglise en face de la fureur incroyable des novateurs.

Ce sont ces pensées qui donnèrent naissance au tiers-ordre de la Trappe. L'éducation chrétienne des enfants avait péri en France par la suppression des communautés enseignantes en Suisse elle était au moins fort négligée. Dom Augustin savait bien que de l'éducation donnée à l'enfant dépend la vie de l'homme, que les maîtres de la jeunesse font les nations chrétiennes ou impies, selon qu'ils sont eux-mêmes fidèles ou prévaricateurs, vertueux ou corrompus. Il conçut le projet de donner à la Trappe le soin de l'éducation publique, et de réformer par elle la société civile comme il réformait l'ordre monastique. Toutefois il était difficile que la règle de la Trappe, telle qu'on l'observait depuis l'abbé de Rancé, se prêtât à ces nouveaux devoirs ; la solitude, la pénitence continuelle, le chant de l'office, le travail des mains, ne laissaient aux religieux ni temps ni forces pour les fatigues de l'enseignement. L'abbé de la Val-Sainte le comprit, mais son zèle ingénieux tourna heureusement la difficulté. Il résolut d'adjoindre à la congrégation de la Trappe une congrégation qui, sous le même nom, la même autorité, et la direction du même esprit, travaillât à la gloire de Dieu dans des occupations différentes, où l'on pût admettre ceux qui aimaient aussi la retraite et la pénitence, niais qui, pour diverses raisons légitimes, n'étaient pas appelés à la pratique de toutes les austérités cisterciennes. Ces religieux nouveaux, soumis à des constitutions plus douces, pourraient être appliqués aux travaux extérieurs que la solitude n'admettait pas ; ils seraient en quelque sorte les bras des anciens pour agir sur la société, et pendant que les moines du grand-ordre continueraient à prier comme Moïse, ceux du tiers-ordre combattraient comme Josué.

Dom Augustin médita avec une grande sagesse l'organisation de cet institut. Voici à cet égard ses propres réflexions : Pour que cette institution puisse produire tout le bien nécessaire dans l'état présent des choses, il faut : 1° qu'elle soit sainte d'une sainteté toute spéciale ; 2° que l'amour de la pauvreté l'anime, afin qu'elle puisse se multiplier en tout lieu, sans jamais encourir le reproche d'être à charge à personne ; 3° qu'elle offre un genre de vie facile et à la portée de tous, afin qu'un plus grand nombre d'âmes y puissent faire leur salut ; 4° que son utilité soit manifeste et sensible pour tous, afin que tous en désirent l'établissement. En conséquence, nous posons pour fondement du tiers-ordre les quatre dispositions suivantes, qui soutiendront l'édifice comme quatre colonnes inébranlables : 1° l'amour le plus ardent de la sainte volonté de Dieu, joint à l'humilité extérieure et intérieure la plus profonde, et à l'obéissance la plus constante, afin que cet ordre soit saint et aussi saint qu'il est possible à des mortels de l'être sur la terre ; 2° la pauvreté la plus entière et le détachement le plus parfait de tontes choses ; 3° la charité la plus ardente pour tous les hommes quels qu'ils soient, parce qu'ils sont l'image de Dieu, et l'union la plus étroite surtout entre ceux qui sont unis par les liens d'une même profession, jointe à une grande modération dans les austérités, au moins dans les exercices communs, afin qu'ils soient à la portée de tons ; 4° un grand zèle qui se transforme en mille manières pour faire tout le bien possible, et qui se fasse tout à tous pour les gagner tous.

Il ne songea pas à leur donner une règle nouvelle ; il crut pouvoir leur appliquer la règle de saint Benoît dans la proportion de leurs devoirs particuliers. La règle de saint Benoît, dit-il encore, est un des plus grands trésors que Dieu ait donnés à son Eglise. Elle a été composée avec tant de discrétion, de sagesse, et une si sainte habileté, qu'elle peut donner naissance à l'ordre le plus austère, et à un genre de vie très facile. L'ordre de la Trappe n'a d'autre règle que celle de saint Benoît, prise à la lettre et dans toute son étendue, c'est-à-dire observée, et quant à l'austérité extérieure, et quant à l'esprit primitif, de la manière que l'ont pratiquée saint Bernard et les premiers religieux de Cîteaux. Le tiers-ordre, au contraire, prend cette même règle dans toute sa douceur et avec toutes les dispenses que peut exiger le but qu'on s'y propose, c'est-à-dire de faire, dans l'état présent des choses, tout le bien possible. Cette interprétation était sage et féconde ; l'observation rigoureuse de certains chapitres de la règle, l'adoucissement opportun de certains autres, contribuaient également au succès du tiers-ordre ; l'une constituait intérieurement la société religieuse, en consacrait l'existence, en vivifiait l'action ; l'autre la rattachait au inonde, assurait son influence extérieure et lui attirait de nouveaux disciples ; tandis que l'esprit du législateur conservé toujours, même :dans les mitigations, unissait le grand et le tiers-ordre, par la conformité des intentions et par le mérite des œuvres, et garantissait l'unité de la famille de saint Benoît.

L'obéissance est la première vertu du moine. Tout ce que prescrit saint Benoît à ce sujet est imposé au tiers-ordre. Les frères du tiers-ordre habiteront dans un monastère du grand-ordre ou dans un monastère particulier ; dans l'un et l'autre cas, ils auront toujours pour premier supérieur le supérieur de la maison du grand-ordre qui les aura formés ; ils auront ensuite un second supérieur qui sera un religieux du grand-ordre : on choisira parmi eux des supérieurs subalternes. Leur obéissance sera une obéissance de cœur et de volonté, d'esprit et de jugement, d'amour et de foi. L'obéissance de foi est particulièrement recommandée, parce que c'est par elle que l'homme accomplit avec joie la sainte volonté de Dieu.

La pauvreté sera aussi stricte pour le tiers-ordre que pour le grand-ordre. Les chapitres XXXIII et LIV de la règle leur sont applicables à la lettre : ils ne posséderont rien en propre, et, quoique mêlés de temps en temps au monde, ils ne recevront aucun présent.

Partout où leur destination particulière ne leur permet pas l'observation littérale de la règle, ils auront soin d'en conserver l'esprit. Ainsi le chapitre VI, du Silence, ne semble pas fait pour eux ; leurs emplois les obligent à parler ; l'usage fréquent et prolongé de la parole leur est un devoir, mais leurs fonctions une fois remplies, ils garderont le silence avec la même exactitude que le grand-ordre, et rien ne les dispense du grand silence de la nuit qui commence après complies.

Les plus grands adoucissements portent sur le chant de l'office, sur la nourriture, la qualité et la quantité des mets ; mais, là encore, de sévères recommandations les avertissent que les concessions faites à la nécessité ne les affranchissent pas du devoir de la mortification. Presque toujours occupés de leurs élèves, les frères du tiers-ordre ne pouvaient pas réciter un bréviaire aussi long que les religieux de chœur. Dom Augustin substitua au grand office l'office de la Sainte Volonté de Dieu, qu'il distribua lui-même. Il choisit le psaume Beati immaculati, qui est au jugement des interprètes un abrégé du Psautier ; il en partagea les vingt-deux divisions entre les différentes heures dont chacune devait se terminer par la récitation de l'oraison dominicale, selon la prescription de saint Benoît ; toutefois il conserva le même bréviaire que dans le grand-ordre aux frères du tiers-ordre qui seraient prêtres ; à l'office de la sainte Vierge il substitua une invocation en forme de litanies, et à l'office des morts les actes de foi, d'espérance et de charité. Quant à l'oraison ils y donneront un quart d'heure le matin, après leur office, afin de bien passer la matinée, et un quart d'heure avant le dîner, afin d'obtenir de Dieu de bien passer la soirée. Mais si l'office leur est abrégé, ce n'est pas polir les encourager à un repos que condamne le nom seul de moine, c'est pour leur laisser le temps de gagner leur vie par leur travail, de procurer le plus grand bien par une activité infatigable.

Les jeûnes, l'abstinence de chair, ne sont point imposés aux frères du tiers-ordre. Ils n'ont d'autres jeûnes que ceux qui sont prescrits par l'Eglise : en carême, ils dîneront à midi, et prendront le soir une collation ; le vin ne leur est pas interdit. Mais l'esprit de mortification qui anime les chapitres XXXIX, XL, XLI et XLIX de la règle doit se retrouver jusque dans l'usage des adoucissements. Ainsi, les frères peuvent manger de la viande, mais ils seront indifférents sur la qualité des mets ; ils ne désireront, ils ne rechercheront rien qui ne soit conforme à la pauvreté ; ils peuvent boire du vin, puisque saint Benoît ne le défend pas, mais il leur sera plus méritoire de se contenter d'eau, dans l'état de bonne santé : si le mobile du législateur en cette circonstance est une grande indulgence pour ceux qu'il conduit, les disciples doivent y répondre par une grande ferveur et un désir sincère d'embrasser toujours ce qu'il y a de plus parfait. Ils ne jeûnent pas ; mais comme ils ne peuvent être dispensés de la pénitence, ils pourront s'imposer en particulier les privations qui seront permises par le supérieur ou le confesseur, pourvu que tout se fasse sans affectation, et que rien ne paraisse au-dehors. Car il est nécessaire que le tiers-ordre soit à la portée de tout le monde ; et. il ne faut pas que le zèle des uns puisse inquiéter la modération régulière des autres, ni que la vertu trop rigide des forts décourage la vocation des faibles. Enfin, s'ils sont dispensés des grandes austérités du carême, ils ne le sont pas, dans la proportion de leur règle particulière, des sentiments de ferveur, de componction et de dépendance, que saint Benoît recommande pour ce temps.

L'adoucissement le plus large regarde les vêtements des frères. Ils porteront du linge sur la peau, et ne porteront pas la coule, qui est un habillement peu commode pour leurs occupations. La couleur de leur robe sera blanche, c'est la couleur de Cîteaux ; le scapulaire sera brun ; ils y attacheront, sur la poitrine, un cœur d'étoffe rouge avec cette inscription : La sainte volonté de Dieu, afin qu'ils méditent sans cesse avec quelle simplicité, quelle dévotion ils doivent adorer, aimer et exécuter cette sainte volonté.

Nous l'avons déjà dit, il s'agissait dans le tiers-ordre de former des religieux, véritablement Bénédictins par l'esprit, pour une destination que saint Benoît n'a pas indiquée à ses disciples. Afin de mieux atteindre ce double but, dom Augustin régla qu'ils feraient deux années de noviciat. La première sera faite dans une maison du grand-ordre, où se trouveront aussi des frères du tiers-ordre ; les novices suivront tous les exercices du grand-ordre, à l'exception des matines et des repas. Leur seconde année se fera dans le tiers-ordre, afin qu'ils apprennent par expérience si ce genre de vie leur convient. Ainsi, dans la première année, ils se formeront par l'exemple du grand-ordre, à l'obéissance, à l'amour de la pauvreté, des humiliations, à l'observation du silence, à la pratique du travail courageux et modeste, intrépide et désintéressé ; ils feront, en un mot, leur apprentissage de moines. Dans la seconde, ils se formeront aux fonctions qui leur sont propres, aux habitudes, aux vertus qui conviennent à ces fonctions, à l'obéissance dans l'action, à la prudence dans les rapports avec le monde, à l'alliance du solitaire et du séculier dans leur personne ; ils feront leur apprentissage d'instituteurs.

La discrétion du fondateur ne paraît pas moins dans les dispositions suivantes. Toujours attentif aux faiblesses de l'humanité, à la légèreté, à l'inconstance du cœur humain, il voulait que la profession, l'engagement définitif et perpétuel ne fût que le résultat dune expérience inébranlable, l'acte d'une volonté bien éclairée et confirmée par l'habitude. ‘, On ne fera de vœux, après le noviciat, que pour trois ans ; on ne fera de vœux perpétuels qu'après douze ans, et ce terme ne pourra être avancé que clans le cas d'un danger évident de mort. On ne disposera de ses biens que lorsqu'on fera des vœux perpétuels. En attendant, toutefois ; on renoncera même à l'usage du revenu de ces biens, au moins pour soi, à cause du vœu de pauvreté, et l'on ne pourra disposer de ce revenu en faveur d'autrui qu'avec la permission du supérieur pour la même raison.

Tel fut le tiers-ordre de la Trappe fondé par dom Augustin. Nous ne le dissimulons pas, c'était une nouveauté dans l'ordre de Saint-Benoît. Le législateur des moines d'Occident n'avait pas eu la pensée d'adjoindre à ses monastères des écoles pour la jeunesse du monde. Dans quelques chapitres de sa règle, où nous le voyons occupé du soin des en-fans, il ne s'agit que des enfants que leurs pères et mères voulaient de bonne heure consacrer à Dieu, et engager dès leurs premières années dans la vie monastique. Dom Augustin, au contraire, avait formé le dessein d'instruire, à l'ombre de la religion, les séculiers dans les lettres et même dans les arts, pour les rendre ensuite à la société chrétiens et édifiants. Il lui parut nécessaire de prouver encore une fois  au monde perverti et ingrat l'utilité multiple et diverse des ordres religieux qui savent prendre toutes les formes pour subvenir à tous les besoins, et la charité inépuisable de ces hommes qui se vengent de la haine par des bienfaits, et de la persécution par un dévouement plus généreux à leurs persécuteurs. La règle de saint Benoît, dans sa lettre primitive, ne se prêtant pas aux devoirs qu'exige l'éducation de la jeunesse, il l'accommoda au besoin le plus impérieux du temps où il vivait, parce que l'esprit qui souffle où il veut, lui avait fait entendre sa voix, et que la ruine de la religion ayant commencé par la ruine de l'état monastique, c'était par le rétablissement de ce saint état, qu'il fallait rétablir la religion en France et la conserver dans les autres contrées.

Les résultats le justifièrent abondamment. L'affluence des enfants, leur docilité, leurs aimables vertus, leur attachement à leurs maîtres, dont nous aurons tout-à-l'heure des témoignages incomparables, firent connaître aux censeurs les plus acharnés de ses institutions qu'il avait bien compris les besoins de ses contemporains, et que ses théories nouvelles ne redoutaient pas l'application et la pratique. Surtout quand on le vit accueillir de préférence les enfants pauvres, doublement menacés par la pauvreté et l'ignorance, tout indigent qu'il était lui-même, et leur donner du pain et des maîtres à la sueur de son front, tous ceux qui aimaient véritablement Dieu et leurs frères durent bénir les innovations de sa charité, et encourager de leur approbation la persévérance de 'ses sacrifices utiles. Aussi le légat apostolique en Suisse, les évêques de Sion et de Lausanne, les meilleurs juges de l'œuvre qui s'accomplissait dans les limites de leur juridiction et sous leurs yeux, en firent l'éloge avec une estime et une autorité égale. Quelques années plus tard, sur leur relation, le pape Pie VII adressait à dom Augustin un bref que nous pouvons rapporter ici par anticipation de l'ordre chronologique : Notre cher fils... vous avez manifesté un grand amour et un zèle tout particulier envers la république chrétienne, lorsque vous avez formé le dessein si sage de vous appliquer de toutes vos forces et avec toute l'exactitude possible à la bonne éducation des enfants. On ne peut trouver, en effet, de moyen plus efficace pour éloigner cette peste des doctrines perverses et des mœurs corrompues qui étend si loin sa domination. Aussi, loin de le dédaigner, nous avons accueilli avec une grande joie ce que vous nous avez écrit du tiers-ordre, comme vous l'appelez, qui se donne tout entier au soin de communiquer aux enfants avec les préceptes de la doctrine chrétienne, les principes des lettres et des arts. Et la congrégation de nos vénérables frères, cardinaux de la sainte Église romaine, à laquelle nous avons soumis l'examen et l'appréciation de cet institut, a déclaré que vous méritiez de grandes louanges... et que nous devions vous exhorter à persévérer dans votre entreprise. Courage donc, cher fils, ayez confiance : vous marchez dans une voie glorieuse, la faveur, l'autorité, le secours du siège apostolique ne vous manqueront jamais.

 

 

 



[1] Manrique, Lilia cistercii, lib. I, dist. I.

[2] Nous racontions ce beau trait d'humilité monastique à un homme d'esprit très capable d'en sentir toute la portée. Nous fûmes singulièrement surpris de l'étonnement qu'il nous témoigna. Il admirait l'humilité de la princesse, mais en même temps il jugeait avec beaucoup de sévérité l'acte du supérieur, qu'il qualifiait de grossièreté. ne jugement nous rappela un mot bien connu d'une personne de la cour de Louis XIV. Il s'agissait de la mort d'un grand seigneur, dont le salut paraissait incertain : Oh ! dit cette dame, Dieu y regardera à deux fois avant de damner un homme de cette qualité. Dom Augustin, par le même principe, aurait dû avoir deux langages pour former ses novices à la vie commune et à l'égalité dans les mortifications et l'abaissement : l'un pour les gens de rien, l'autre à l'usage de la noblesse et des princes. Saint Benoît n'a pas prévu ce cas ; mais il n'est pas bien sûr qu'il fût lui-même de bonne maison : il se contente de dire qu'il faut éprouver ceux qui se présentent, par beaucoup de difficultés et de mauvais traitements. Quelle âme villageoise ! Dom augustin, plus heureux du côté de la naissance et de la belle éducation, aurait dû réparer les oublis de son maitre. Il ne l'a pas fait ; il a cru que l'égalité monastique n'admettait aucune exception ; ou plutôt il a cru qu'un homme de qualité, qu'un prince surtout, devait être éprouvé plus durement encore qu'un autre, parce qu'il a plus de tentations d'orgueil, et que le sacrifice lui est plus difficile. Il a suivi en cela l'exemple de tous les docteurs de la vie spirituelle. N'est-ce pas un péché contre le bon ton ? En vérité, on est tenté de rire dans un si grave sujet, quand il faut réfuter de pareilles objections. Le respect des princes, le dévouement à leur personne, sont des sentiments fort estimables sans doute, et, en particulier à l'époque terrible dont nous racontons l'histoire, ils ont produit de magnifiques actions ; mais pourront-ils jamais être un devoir au détriment du service de Dieu ? Quand donc l'adoration des princes cessera-t-elle tout-à-fait de compromettre, malgré les meilleures intentions du monde, l'héritage commun de l'humanité, la liberté et la dignité de l'Église de Jésus-Christ.

[3] La loi du silence, imposée par dom Augustin à ses religieuses, parait impraticable à ceux qui croient faire encore de l'esprit en niant qu'une femme puisse se priver de la conversation : elle a donné lieu à un bon mot qui rajeunit un peu des plaisanteries plates et banales. On demandait un jour si dom Augustin avait fait des miracles : un ami du réformateur répondu : S'il n'a pas fait parler les muets, il a fait taire les femmes et une réunion de femmes.