LES TRAPPISTES OU L'ORDRE DE CÎTEAUX AU XIXe SIÈCLE

TOME PREMIER

 

CHAPITRE X. — Démission et mort de l'abbé de Rancé. La prospérité de la Trappe continue après sa mort. Fondation de la Trappe de Buonsolazzo.

 

 

Le siècle de Louis XIV avait donc vu reparaître, dans un désert de la France, les merveilles qui s'étaient manifestées chez tous les peuples chrétiens au siècle de saint Bernard. La Trappe commençait à racheter les désordres de Cîteaux, comme Cîteaux avait racheté les désordres de Cluny. Cette œuvre, entreprise inopinément, continuée au milieu des oppositions les plus violentes, en dépit des complots de la haine et des imprudences de l'amitié, semblait enfin s'affermir par la consécration des années, par l'autorité de l'expérience, et surtout par les aveux irrécusables de ses adversaires convaincus. Cependant il restait à savoir si elle n'avait été que montrée à la génération présente, ou si elle serait conservée à un monde qui n'en était pas digne. Survivrait-elle à son auteur ? Le génie de l'abbé de Rancé, son invincible persévérance, et l'importance personnelle de son nom avaient fondé et défendu la réforme ; mais une fois ces conditions changées, un successeur serait-il capable de garder intact l'héritage du fondateur Le rétablissement d'un abbé régulier avait réparé les ravages des commendes ; mais le retour d'un commendataire ne détruirait-il pas les travaux de l'abbé régulier ? Comme il fallait au bénéficier une bonne partie des revenus, les ressources déjà si modiques de la communauté diminuant encore, le nombre des moines devait diminuer nécessairement. Comme le gouvernement des moines, en pareil cas, n'appartenait plus qu'au prieur, et que le prieur devait être renouvelé tous les trois ans, cette succession trop fréquente pouvait enlever à la direction la stabilité et l'esprit de suite nécessaires au maintien de la régularité. Or, la Trappe était toujours menacée de retomber en commende, puisque le réformateur n'avait obtenu que pour lui-même, par un privilège spécial, le droit de la tenir en règle.

Ces inquiétudes avaient plus d'une fois traversé l'esprit de l'abbé de Rancé. Dès l'an 16S3, il en avait fait la confidence à l'évêque de Grenoble. Exténué par les maladies, et craignant de n'avoir plus bientôt la force de remplir ses devoirs d'abbé, il parlait de donner sa démission, mais beaucoup moins pour assurer son propre repos, que pour consolider le peu de bien qu'il avait plu à Dieu de mettre dans son monastère. m Sa mort devant apporter un grave changement au gouvernement spirituel et à l'état temporel de l'abbaye, il voulait faire le changement pendant sa vie, et former lui-même ses religieux au régime nouveau que les exigences séculières substitueraient à son administration. Il voulait leur apprendre à élire le prieur, à le renouveler, sans préjudice de la charité et de la paix intérieure, et à conserver le même esprit de pénitence dans cette succession rapide de chefs divers. Voilà pour le spirituel. Il voulait aussi proposer au roi pour commendataire un ecclésiastique pieux et désintéressé, capable de se contenter d'une faible part des revenus, et de laisser à une communauté nombreuse les ressources nécessaires à son entretien. Voilà pour le temporel. Ainsi le réformateur, se survivant à lui-même, et assistant en quelque sorte à sa postérité, administrerait encore sa succession, et dirigerait ses héritiers dans l'emploi d'un bien qu'il était prudent de ne pas leur livrer sans préparation. Ce premier projet n'eut pas de suites. Les amis qui le révérend Père consulta furent d'avis qu'il n'était pas bon de tirer son abbaye de règle, et qu'il valait mieux abandonner simplement l'avenir à la discrétion de la Providence. Il demeura donc abbé régulier, et supporta encore pendant douze ans le poids de sa charge et de ses maladies. Nais, au mois d'octobre 1694, un nouvel accident le contraignit de se retirer à l'infirmerie. Le rhumatisme dont nous avons parlé plus haut commençait à s'apaiser, lorsqu'un dépôt se forma dans la main droite, pénétra toutes les chairs, corrompit les os, et rendit l'usage du bras impossible. Si la douleur ne put ébranler la patience héroïque du chrétien, elle abattit au moins tous les organes du corps, ruina ce qui restait de forces au malade, et lui laissa un dégoût presque insurmontable de toute espèce de nourriture. Six mois après, ce déplorable état n'avait pas diminué (mai 1695) ; la guérison paraissait désespérée, l'usage du bras et de la main perdu pour jamais. Alors le révérend Père crut qu'il ne pouvait plus en conscience garder le gouvernement de sa maison. Ni les remontrances de plusieurs prélats ses amis, ni les regrets de ses frères, ne prévalurent sur la conviction qu'il s'était faite de son incapacité, et sur le sentiment du devoir comme il l'entendait. En conséquence, il envoya au roi sa démission, accompagnée d'une lettre, dans laquelle il expliquait sa conduite et recommandait la Trappe à la bienveillance royale.

Cette lettre devait faire impression sur une âme naturellement généreuse. L'abdication de l'abbé de la Trappe couronnait dignement les œuvres de sa vie, et achevait de le rendre semblable aux saints fondateurs de son ordre, dont il s'était proposé pour modèles la vertu et les austérités : il imitait leur fin, comme il avait reproduit leurs travaux. En même temps la noblesse de son langage, jusque dans la prière qu'il adressait au roi, portait en elle cette religieuse autorité, à laquelle les princes eux-mêmes ne sont pas libres de se soustraire : Sire, disait-il, je suis persuadé que si Votre Majesté était informée au vrai de ce qui se passe dans cette maison, si les dispositions des particuliers lui étaient connues, il n'y a rien qu'elle jugeât plus digne de sa piété, que de protéger des âmes simples, qui, n'étant à charge à personne, s'immolent incessamment à Dieu dans la pénitence, comme des victimes, pour le salut du monde, dont elles ne sont plus... J'ose même assurer Votre Majesté, que, dans ce jour où cette puissance si redoutable, qui a porté la réputation de ses armes et la gloire de son nom jusqu'aux extrémités de la terre, se retirera d'elle, ce ne lui sera pas une petite consolation d'être soutenue auprès de Dieu par les prières ardentes de ceux qui auront mérité d'en être écoutés par la sainteté de leur vie. Et, après avoir promis de prier sans relâche pour la prospérité du souverain et pour son bonheur éternel, il réclamait la consolation sensible de voir, avant de mourir, celui auquel l'autorité royale remettrait l'abbaye vacante.

L'archevêque de Paris — cardinal de Noailles — avait été chargé par l'abbé démissionnaire de présenter au roi sa requête. Louis XIV l'ayant lue, y fit immédiatement une digne réponse : Que monsieur l'abbé examine la chose devant Dieu, qu'il me dise sincèrement ce qu'il y a de mieux à faire pour la gloire de Dieu, pour mon salut, pour le bien de l'État, et qu'il me mande ce qu'il souhaite. L'archevêque s'étant hâté de transmettre cette assurance à son ami, le révérend Père dicta aussitôt une lettre d'actions de grâces pour le roi, et un mémoire pour l'archevêque, où il exposait les deux moyens qui lui paraissaient les plus propres à conserver le bien établi dans le monastère. Il demandait d'abord un abbé régulier, et cela pour trois raisons : premièrement, comme l'abbé régulier a plus d'autorité qu'un prieur, sa conduite est beaucoup plus considérée, les inférieurs y prennent plus de confiance ; sa parole et son exemple leur font plus d'impression, et ils se contiennent davantage dans l'obéissance ; secondement, ceux qui, dans l'Ordre, seraient disposés par un esprit d'envie à traverser un bien qu'ils n'approuvent pas, sont moins en état de le faire et de l'entreprendre ; la charge d'abbé, étant fixe et constante, leur est un obstacle qui les arrête ; troisièmement, la paix s'y conserve avec beaucoup plus de facilité que dans les lieux où il y a des changements et des élections, rien n'étant plus ordinaire aux hommes que de se partager dans ces rencontres, ou par inclination, ou par intérêt.

En second lieu, il désignait pour abbé régulier un de ses religieux : Il y a ici un prieur qui est un homme droit, simple, qui aime et estime son état ; il en parle bien, il est exact ; on le voit le premier dans toutes les régularités ; il se peut dire qu'il édifie par l'instruction et par l'action tout ensemble : ce serait lui que je nommerais à Sa Majesté, espérant beaucoup de sa piété et de sa sagesse. De penser à un religieux étranger, je ne vois point d'apparence. Comme il aurait son esprit particulier, il ne quitterait pas ses principes, ses sentiments et ses maximes, pour en prendre de nouvelles. Ainsi, il serait plus capable de détruire le bien qu'il y trouverait établi, que de le conserver et de l'avancer.

La démission de l'abbé de Rancé excita l'admiration du grand nombre en France, en Italie, dans toute la chrétienté, et rendit la Trappe plus vénérable et plus sainte. Les actes officiels dont elle fut l'occasion donnèrent à la réforme une nouvelle autorité, un affermissement qui ôtait les mauvaises chances à l'avenir. La protection du roi et du Saint-Siège, les approbations de l'abbé de Cîteaux, firent cesser les pronostics défavorables ; cette dissipation, que les malveillants croyaient si prochaine, et dont ils faisaient leur joie, devint pour eux un véritable regret, et la liberté conservée aux serviteurs de Dieu fut la consolation des gens de bien. Le roi accorda un abbé régulier, et nomma à ce titre le prieur dom Zozime, désigné par l'abbé démissionnaire. Il fit cette bonne action de lui-même, par le pur mouvement de sa piété, sans attendre les sollicitations. Le brevet royal renfermait, il est vrai, une restriction comminatoire : l'abbaye n'était maintenue en règle que pour cette fois seulement, et à la charge de retourner en commende par la mort, cession ou démission du nouvel investi. Mais si le pouvoir royal refusait de s'engager pour l'avenir, et d'abandonner sans réserve une usurpation déjà ancienne, Louis XIV fit au moins la promesse de ne point nommer de commendataire tant que la régularité de la vie religieuse se maintiendrait dans la maison[1]. Le Saint-Siège ne se montra pas moins favorable que le roi. On ne saurait croire combien la réputation de l'abbé de la Trappe s'était accrue à Rome par sa démission. Le saint Père Innocent XII voulut donner les bulles gratis au successeur, tant la vertu a de charmes pour se faire aimer et honorer partout[2]. L'abbé de Cîteaux, Nicolas Larcher, témoigna, de son côté, une glande sollicitude pour la conservation d'une œuvre qu'il honorait, dans deux lettres adressées à l'ancien et au nouvel abbé. Ces deux pièces ont une grande importance ; car elles sont une approbation de la réforme de la Trappe par le général de l'ordre de Cîteaux, et montrent à quelle distance nous sommes maintenant de l'époque des Vaussin et des Petit.

Dans la première, tout en félicitant le démissionnaire d'avoir su descendre de la prélature dans l'état de sujet, et d'avoir confondu la jalousie et la médisance par l'humilité, il lui recommandait de s'appliquer encore à la sanctification de ses frères, et de satisfaire par là aux obligations éternelles de la charité : Ce n'est qu'en cette créance, disait-il, que j'approuve votre démission, qui d'ailleurs fait passer votre abbaye dans les mains de votre disciple, pour y conserver la discipline monastique que vous y avez renouvelée en rappelant le premier esprit de nos saints Pères. Je prie Notre Seigneur qu'il y demeure jusqu'à la fin des siècles, et qu'il se communique de là dans tous les monastères de l'ordre. Je lui demande aussi qu'il vous conserve longues années pour sa gloire, et pour l'exemple et l'édification de votre Ordre, ainsi que pour la consolation des enfants que vous avez engendrés et élevés pour le ciel. J'espère que la maison de Dieu que vous avez édifiée subsistera toujours, étant fondée sur la solidité de votre sagesse et l'exemple de vos vertus. Dieu bénira son ouvrage : quant à moi, qui suis obligé de soutenir le bien que vous avez établi dans votre maison, en rappelant le premier esprit de nos saints Pères, j'emploierai avec force le pouvoir que Dieu m'a donné, pour maintenir l'observance et la régularité que vous y avez mise, me croyant obligé de seconder vos desseins, que je crois venir de Dieu.

La seconde lettre, adressée à dom Zozime, est encore plus explicite : J'ai bien de la joie, disait l'abbé de Cîteaux, du choix que la Providence fait de votre personne pour succéder à un si grand personnage, qui a rappelé dans nos jours l'esprit de nos saints Pères. Je ne doute pas qu'étant son élève, et qu'ayant devant vos yeux un modèle vivant de la vie monastique, vous ne conserviez le bien qu'il a établi sans aucun relâchement : Qui spernit modica paulatim decidet. La moindre diminution de la plus petite observance serait une brèche à la régularité, qui croîtrait tous les jours, à moins que d'être réparée promptement. Je suis trop persuadé du zèle que vous avez pour sa conservation, pour craindre un tel malheur ; j'espère que votre maison sera la source du rétablissement de la discipline régulière dans votre Ordre. Vous me trouverez toujours prêt à seconder vos bons desseins. Qu'on rapproche de ces paroles les intrigues de Claude Vaussin contre l'Etroite Observance, ou les menaces de Jean Petit contre la Trappe, et qu'on juge du changement que la vertu d'une petite communauté avait opéré dans les supérieurs majeurs de Cîteaux. La Trappe avait triomphé de ses ennemis, comme le divin maître, en les convertissant.

DOM ZOZIME — appelé dans le monde Pierre Foisil — était le fils d'un bourgeois de Bellesme. Ce fut cet homme obscur que M. Le Bouthillier de Rancé, le glorieux héritier d'un nom illustre, choisit pour successeur, en considération de ses vertus. Il est à propos de le remarquer comme un éloge, puisque l'abbesse des Clairets plus noble de naissance que chrétienne de sentiments, affecta de mépriser son nouveau père immédiat, et prétendit le rabaisser au niveau d'un laquais. Les bulles étant arrivées de Rome, dom Zozime prit possession le 28 décembre 1695, et fut béni le 22 janvier suivant, par l'évêque de Séez. L'ancien abbé donna l'exemple de l'obéissance ; il disait souvent : Je veux qu'on me regarde maintenant comme le plus simple religieux de la maison, et je ne prétends pas faire la moindre chose sans permission. Dès que son successeur fut installé, il se fit porter de l'infirmerie au chapitre ; et là, se prosternant, malgré sa grande faiblesse, il dit : Mon Père, je viens vous promettre l'obéissance que je vous dois en qualité de mon supérieur, et vous prier de me traiter comme le dernier de vos religieux. Cet acte d'humilité n'était pas inouï dans l'ordre de Cîteaux, comme l'affirme emphatiquement un des historiens du réformateur ; mais il parut prodigieux à un siècle d'orgueil et de convenances superbes. Qu'un saint consommé, le docteur des moines, le réparateur de l'ordre de saint Bernard, l'exemple et l'admiration de l'Eglise, la lumière de son siècle, un homme d'une condition distinguée et d'une érudition infinie, que l'abbé de la Trappe, en un mot, non content de s'être dépouillé lui-même, vînt promettre obéissance à la vue d'une communauté qu'il avait formée de ses mains et gouvernée pendant trente-deux ans, et s'humiliât jusqu'aux pieds de son novice, de son religieux, de son disciple, de son successeur : voilà, disait-on au-dehors, ce dont peut-être on ne trouvera pas d'exemple ; voilà ce qui est si grand et si sublime qu'on ne trouvera point de paroles pour l'exprimer ; voilà enfin à quoi on reconnaissait l'inimitable abbé, affamé des plus mortifiantes humiliations.

Les Trappistes, mieux instruits dans la science de la vie religieuse que les hommes du monde, furent moins étonnés, mais non moins édifiés de l'abnégation absolue de leur ancien supérieur. Ils lui rendirent en déférence volontaire ce qu'il s'ôtait spontanément d'autorité légitime. Au moment même où, à genoux dans le chapitre, il se remettait aux mains du nouvel abbé, dom Zozime, ne pouvant le relever, se mit à genoux de son côté, et lui répondit en l'embrassant : Et moi, mon père, je vous renouvelle la promesse d'obéissance que je vous ai faite dès mon entrée dans cette sainte maison, et je jure de ne m'en jamais départir. Pour première preuve de sa sincérité, il s'abstint de choisir le prieur, et en laissa la nomination à l'ancien abbé qui désigna dom François-Armand. Le démissionnaire, entrant dans la voie nouvelle qu'il s'était faite, s'efforçait de garder à l'infirmerie le silence et la régularité qui conviennent aux simples religieux. Il venait de temps en temps au chapitre, pour s'accuser de ses fautes et recevoir les corrections et humiliations ordinaires. Celui qui présidait voulant un jour le dispenser de ce devoir, il réclama le droit de continuer, en citant ces paroles du Sauveur : Sine modo ; sic enim decet nos omnem justitiam implere. Il ne voulut plus communiquer avec le dehors, ni recevoir de visites, ni même lire les lettres qui lui étaient adressées avant que le nouvel abbé en eût pris connaissance. Mais il ne fut pas le maître de persévérer dans ces résolutions. Ses frères, ne pouvant se résigner à ne plus l'entendre, à ne plus le consulter, à ne plus recevoir ses avis ou ses consolations, affluaient auprès de lui, et forçaient bien sa charité à rompre le silence. Les personnes du dehors, ses amis intimes, de grands prélats, réclamant avec instance son sentiment sur des affaires qui intéressaient l'Eglise, ou des règles de conduite, il finit par comprendre qu'il n'était pas libre de ne pas répondre. Il fallut même qu'il consentît à se laisser voir quelquefois ; ce sacrifice lui était pénible, comme il l'exprimait par ces paroles : Je voudrais trouver quelque endroit pour me cacher le reste de mes jours. Mais il était bien cher à ceux qui en profitaient, et qui se retiraient fondant en larmes, et disant : Ah ! qu'il est avantageux de voir les personnes qui sont à Dieu !

Ce fut après sa démission qu'il eut à subir les insultes des Jansénistes, à l'occasion de la mort d'Arnaud. Vers la fin de 1694, il avait écrit à l'abbé Nicaise, chanoine de la Sainte-Chapelle de Dijon, en lui annonçant cette mort, qu'il regardait le parti comme privé de son principal défenseur, et toutes les discussions comme terminées. Cette lettre étant devenue publique dans le courant de 1695, souleva les réclamations de ceux qui ne pardonnaient pas à l'abbé de Rancé son attachement à la vraie foi. Un pamphlet de Quesnel et une lettre de M. de Tillemont, vinrent prouver à l'abbé démissionnaire que les ennemis de la vérité ne feraient jamais grâce à la vertu la plus éclatante. Ce fut aussi après sa démission qu'il communiqua à Bossuet ses pensées sur la doctrine de Fénelon, et que ses lettres ayant été publiées, il se trouva engagé dans la controverse du quiétisme. Nous n'insistons pas, dans une histoire générale de la Trappe, sur des faits qui appartiennent plus particulièrement à une biographie.

Le gouvernement de dom Zozime semblait devoir continuer les bienfaits du règne précédent. Avant son élévation, il s'était distingué dans divers emplois, par une soumission sans bornes pour son supérieur, par une ardente charité pour ses frères, par un dévouement infatigable aux besoins des pauvres. La charge d'abbé ne fit que donner plus d'éclat à ces trois vertus. Il resta véritablement soumis à celui qui avait été son père ; et, après avoir été obéissant par l'infériorité de position, il le fut par un libre abaissement de sa dignité. Il n'usa de son autorité nouvelle que pour étendre ses soins à toutes les nécessités de ses frères, et leur venir en aide partout et à toute heure. Loin d'oublier les pauvres, il animait la charité de ses inférieurs, et toutes les aumônes répandues aux environs du monastère semblaient sortir du fonds inépuisable de sa tendresse pour les membres souffrants de Jésus-Christ. Cc triple amour produisait sur lui-même un effet tout contraire, c'est-à-dire une sainte haine, qui lui rendait méprisable tout ce qui regardait sa personne. Il parlait de lui-même avec une raillerie pieuse et touchante tout ensemble : Ô abbé ! s'écriait-il, bel abbé ! abbé de trois jours ! et, s'adressant à Jésus-Christ : Vous êtes le véritable abbé ; à vous seul appartient la gloire, l'empire et la direction des âmes : tibi soli honor et imperium sempiternum. Un tel héritier était donc un legs précieux et digne du réformateur. Son âge autorisait l'espérance de le conserver pendant de longues années. Dieu, dont les impénétrables desseins déconcertent souvent les pensées des justes comme les complots des pécheurs, en avait disposé autrement. Dom Zozime, subitement atteint d'une maladie mortelle à l'âge de quarante-cinq ans, comprit qu'il mourrait en quelques jours. Loin de s'en troubler, il remercia Dieu de lui épargner ainsi les inquiétudes et les fautes inséparables du gouvernement des âmes. Il voulut faire lui-même le lit de paille et de cendre sur lequel il devait consommer son sacrifice ; quelques heures avant d'expirer, il fit venir le frère convers qui gardait la porte, et lui recommanda de prendre un soin particulier des pauvres, l'avertissant qu'il lui faudrait répondre au jugement de Dieu des négligences qu'il commettrait à leur égard. Il rendit l'âme, dans une paix et une tranquillité profonde, le 3 mars 1696, et ses restes mortels allèrent occuper, au pied de la croix du cimetière, la fosse que l'ancien abbé avait cru se réserver[3].

Cette mort, qui semblait remettre en doute l'avenir de la Trappe, était une de ces épreuves par lesquelles Dieu se plaît à faire passer la fidélité de ses serviteurs, non-seulement pour les purifier par la patience, mais encore pour assurer leur triomphe par la défaite et l'impuissance de leurs ennemis. La vacance de l'abbaye, en obligeant le roi d'y pourvoir de nouveau après un si court intervalle, devait établir un précédent de bienveillance, qui deviendrait pour la suite une habitude et un devoir. Louis XIV fut, en effet, sollicité d'accorder un abbé régulier, et d'en donner le titre à celui que l'ancien abbé désignerait. Cette demande, soutenue de la duchesse de Guise, fut accueillie favorablement. Le prieur dom François-Armand fut désigné et agréé ; il obtint ses bulles de Rome, fut béni par l'évêque de Séez, et installé le 20 octobre 1696. Ce religieux, appelé dans le monde François Gervaise, avait d'abord été Carme déchaussé dans le diocèse de Meaux, où Bossuet le connut et l'apprécia, et chargé des affaires de son Ordre auprès de la cour de Rome, où il montra une grande capacité. La lecture du Traité de la vie monastique lui inspira un ardent désir de voir la Trappe, et de s'y retirer. Recommandé par Bossuet, il fut bien accueilli par le réformateur, qui lui donna, avec l'habit, son prénom d'Armand, et se félicita d'avoir acquis au monastère un sujet distingué. Il avait une imagination vive, la parole facile, une instruction solide. Ses exhortations étaient animées et touchantes, et selon la saine doctrine. Il a laissé plusieurs ouvrages, dont les deux plus remarquables sont, sans contredit, l'Histoire de la réforme générale de Cîteaux, et son Apologie contre les historiens de l'abbé de Rancé. Le premier nous a servi  longtemps pour l'histoire de l'Étroite Observance ; le second va nous servir pour l'histoire de son administration. L'ancien abbé espérait beaucoup des qualités brillantes de dom François-Armand. Il refusa de le donner pour directeur aux religieuses des Clairets : Ce n'est pas pour elles, disait-il, mais pour nous que nous l'avons reçu ; et il s'empressa de le faire prieur de la Trappe. A la mort de dom Zozime, il ne crut personne plus digne du titre d'abbé : se trompa-t-il véritablement ?

L'ancien abbé exerçait toujours, malgré sa démission et sa retraite à l'infirmerie, une influence toute-puissante. Ses avis et l'exemple de ses œuvres étaient des lois auxquelles la reconnaissance des religieux, l'estime royale et l'opinion publique, assujettissaient le nouvel abbé. Sans vouloir contester au réformateur de la Trappe le droit de diriger les premiers pas de ses successeurs, il est permis de reconnaître qu'un tel état de choses pouvait nuire à la bonne administration : le monastère était pour ainsi dire sans chef, l'ancien abbé n'était plus abbé, le nouveau ne l'était pas. Une circonstance particulière aggravait les dangers de cette situation incertaine. L'abbé de Rancé avait auprès de lui, depuis vingt ans, un secrétaire appelé Maine, un laïque, autrefois avocat au parlement, qui s'était fait une grande importance auprès des moines et des hôtes de la Trappe par la confiance dont il jouissait, et qui partageait la considération du réformateur sans partager sa pénitence. Cet homme, pour conserver son influence, fort compromise par la démission de son maître, tâchait d'exploiter à son profit la direction que l'ancien abbé conservait encore. Il lui était facile de tromper, par des rapports infidèles, un vieillard infirme, éloigné ordinairement de la communauté, et de tenir dans sa dépendance la nouvelle administration. Il lui était également facile de compromettre au-dehors la réputation du nouvel abbé, si celui-ci rie se pliait pas à ses caprices, et de faire l'opinion publique au nom du saint homme dont il passait pour l'interprète. Dom François-Armand témoigna toujours une grande déférence à celui qu'il regardait comme son père ; mais il refusa de fléchir devant les prétentions du secrétaire séculier. De là sortirent de grands embarras pour lui-même, et une nouvelle épreuve pour la Trappe.

Nous ne prétendons pas justifier absolument et sans restriction le nouvel abbé. On peut lui reprocher une certaine légèreté d'esprit, et une inconstance qui le porta plus tard à sortir de la Trappe. Mais la plupart des accusations avancées contre lui ne tiennent pas devant un examen sérieux. Deux historiens, Marsollier et Maupou, paraissent s'être faits les instruments aveugles de la vengeance de Maine. Dom François-Armand leur a répondu dans la critique qu'il fit de leurs ouvrages. On l'accuse d'avoir reçu un trop grand nombre de religieux, contre l'avis de l'ancien abbé, qui craignait de surcharger la maison : il répond que quatre cents postulants se sont présentés pendant les deux ans de son administration, qu'il en a refusé un grand nombre, et qu'il n'a admis personne qu'après avoir recueilli les suffrages de la communauté sans lesquels aucune profession n'est valable. Cette raison est péremptoire. On l'accuse d'avoir porté le trouble dans le monastère des Clairets. Il répond que madame des Clairets, excitée par Maine, affecta pour lui et pour son origine obscure un grand dédain, et qu'elle refusa de recevoir la carte de visite qu'il avait dressée en qualité de Père immédiat. Il ajoute que ces religieuses voulaient se soustraire à la direction des Trappistes. L'oncle de l'abbesse, le cardinal de Bouillon, écrivit en effet à l'abbé pour lui faire savoir que les religieuses avaient besoin de confesseurs distingués, et lui donner à entendre que les confesseurs de la Trappe n'étaient pas dignes de diriger des âmes si nobles. La lettre existe, et ce fut en conséquence de cette démarche incroyable que François-Armand, de concert avec l'ancien abbé et ses frères, décida en plein chapitre que la Trappe renonçait entièrement à sa suprématie sur les Clairets.

On reconnaît qu'au dedans de la Trappe il maintenait la discipline établie, et on ajoute : il était aisé de s'apercevoir qu'elle ne serait pas  longtemps sans altération. Mais s'il la maintenait, à quoi voyait-on qu'elle dût bientôt être altérée. On l'accusa auprès du roi de s'écarter de la route suivie par son prédécesseur ; le Père de La Chaise qui tenait alors en sa main toute l'Église de France lui adressa même des reproches au nom du souverain. Il y répondit victorieusement par une protestation de toute la communauté, et le confesseur de Louis XIV se crut obligé de lui transmettre le témoignage de la satisfaction du roi. Cette lettre et la protestation existent encore. On l'accuse d'avoir prétendu fonder de nouveaux monastères sans la permission du roi, et il est vrai qu'il envoya des religieux à Lestrée, dans une maison de Cîteaux que lui cédait le supérieur des missions étrangères. Depuis  longtemps on s'occupait à la Trappe de trouver un autre monastère où l'on pût placer certains religieux dont la santé faible s'accommodait mal de l'air humide et dangereux des étangs. Dom François-Armand avait saisi avidement une occasion favorable pour accomplir un projet si utile dont il n'était pas l'inventeur. Il eut le tort de ne pas demander directement la permission au souverain, et d'insérer seulement dans le contrat de cession cette clause insuffisante : sous le bon plaisir de Sa Majesté ; les amis de Maine le dénoncèrent, et le roi lui ordonna de rappeler ses religieux. Il commit donc une imprudence, mais non pas un crime ni même une faute qui pût charger la conscience d'un moine. Enfin, un jour, fatigué des intrigues de Maine, il crut avoir le droit d'expulser du mottas Cère cet ennemi domestique. Il lui donna l'ordre de sortir immédiatement, et ne le retira que sur la prière de l'ancien abbé. Voilà sans doute ce que les ennemis de dom François-Armand appellent ses torts envers l'abbé de Rancé ; il prétendit ôter à un intrigant le gouvernement de la maison dont il était le chef responsable. Cependant il n'était pas le seul qui se défiât des menées de cet homme. Son successeur, aussitôt après la mort du réformateur, chassa Maine de la Trappe, et lui fit défendre, par une lettre de cachet, d'en approcher désormais.

Dans sa courte administration, dom François-Armand avait fait plusieurs choses utiles. Le nombre des religieux augmentant, il avait augmenté les stalles du chœur et embelli l'église. Il avait fait construire un nouveau réfectoire pour les frères convers communiquant de plain-pied avec celui des religieux ; la chaire du lecteur placée au point de jonction des deux salles, permettait aux uns et aux autres d'entendre la même lecture, pensée très monastique assurément, et progrès véritable qui préparait l'usage du réfectoire commun. Il conserva la piété qu'il avait trouvée florissante, et maintint. avec tant d'exactitude la paix et le recueillement de la communauté, que deux religieux seulement, dans un si grand nombre, connurent le détail de ses embarras. Cependant les contradictions qu'il éprouvait incessamment le dégoûtèrent de sa dignité. Ses ennemis prétendent qu'il lui arriva tant de choses si humiliantes et si capables de le confondre, qu'il n'eut plus d'autre parti à prendre que de se démettre de l'abbaye. Ils représentent l'ancien abbé désespéré d'avoir fait un si mauvais choix, déplorant jour et nuit devant Dieu l'insuffisance des lumières humaines, et acceptant, avec la joie de la délivrance, la démission de son successeur. Le témoignage de l'ancien abbé est plus digne de foi que ces historiens mal informés. Il raconte lui-même dans une lettre à l'archevêque de Paris comment les choses se passèrent : La vérité est que le Père abbé me découvrit la résolution où il était de se retirer de toute conduite extérieure, parce qu'elle préjudiciait à son salut ; qu'elle le remplissait de peines, de difficultés, de troubles, d'inquiétudes, et qu'il ne lui était pas possible de s'appliquer à Dieu dans cette tranquillité qu'il s'était proposée lorsqu'il vint à la Trappe. Il ajouta que la résolution en était prise, mais qu'il était bien aise de ne rien exécuter qu'il n'eût su quelle était ma pensée. Je lui demandai un jour pour y faire attention devant Dieu, afin de lui parler avec plus d'assurance et de certitude. En effet, le jour étant passé, et lui m'ayant confirmé tout ce qu'il m'avait dit auparavant, je crus que la volonté de Dieu était qu'il exécutât ce qu'il avait dans le cœur ; que ce mouvement était une impression de son esprit, et qu'il était obligé de le suivre sans l'examiner davantage. Un autre témoignage, non moins significatif, est le certificat que l'ancien abbé et les quatre principaux religieux de la Trappe donnèrent à dom François-Armand, pour répondre aux calomnies nouvelles que sa démission lui avait attirées. Certes, nous n'admettrons jamais que l'ancien abbé eût consenti, par charité et par amour d'un ennemi, à louer un coupable convaincu, à reconnaître son zèle, sa régularité, ses vertus religieuses, s'il l'avait cru chargé de prévarications. La charité n'a pas le droit de mentir pour éviter la médisance : elle peut ne pas dire le mal qu'elle sait, mais elle se tait, et ne cherche pas à tromper l'opinion publique par un éloge imposteur.

Dom François-Armand donna donc sa démission entre les mains de l'ancien abbé, qui la fit passer à l'archevêque de Paris (fin de 1698). Cette résolution, quoiqu'on voulût la tenir secrète, devint bientôt publique. Chacun la jugea selon son parti. Les amis exaltèrent ce nouvel exemple d'un désintéressement qu'on ne trouvait qu'à la Trappe ; les ennemis prétendirent y voir un aveu de tous les torts imputés au démissionnaire. Quelques-uns accusèrent l'ancien abbé d'avoir fait violence à la bonne foi de son successeur, et de reprendre l'administration d'un héritage qui ne lui appartenait plus. On reproche encore à dom François-Armand d'avoir voulu retirer sa démission et demeurer abbé ; mais puisque cette démarche devenait, par la perfidie de ses ennemis, un argument contre son honneur, n'était-il pas naturel qu'il essayât de leur retirer l'arme qu'il leur avait fournie sans le savoir. L'ancien abbé lui-même entrait dans ces sentiments, et, tout en persistant à approuver la démission, il crut qu'il était à propos d'en différer au moins l'exécution, à cause des orages, des tempêtes qui s'excitaient de toutes parts, des libelles diffamatoires, des lettres scandaleuses, des écrits injurieux et des médisances qui se répandaient par tout le monde[4]. Il est un autre reproche que nous adresserons à dom François-Armand, et sur lequel ses ennemis n'insistent pas ; c'est le seul qui soit grave à nos yeux. Après que son successeur eut été installé, il ne voulut pas rester à la Trappe ; il s'indigna d'un affront dont il aurait pu tirer un grand honneur : il manqua de patience et d'humilité, et, par cet acte de faiblesse, il fit voir qu'il n'avait pas toutes les qualités nécessaires au gouvernement d'une grande abbaye[5]. Il promena son inconstance dans plusieurs monastères, écrivant, ou sa propre justification, ou l'histoire de la réforme de son ordre, jusqu'à ce qu'un abbé de Cîteaux, effrayé des révélations- que contenaient ses écrits, le fit enfermer, avec le consentement du roi, à l'abbaye des Reclus, où il mourut en 1751.

Par la démission de dom François-Armand, la Trappe était vacante pour la troisième fois en trois ans. Il fallait encore attendre et subir la volonté du roi. Mais Dieu ne rapprochait ainsi les épreuves et les craintes de ses fidèles serviteurs, que pour hâter le moment de la récompense et de la sécurité. La troisième expérience fut décisive. Louis XIV ne se lassa pas d'être favorable à la Trappe : il accorda, comme il l'avait déjà fait deux fois, un abbé régulier, et en donna le titre au prieur dom Jacques de Lacour, désigné par l'ancien abbé. Il stipula aussi, comme par le passé, que l'abbaye retournerait en commende par la mort ou démission du nouvel investi ; mais il ajouta sur le brevet même des conditions qui devaient prévenir les suites fâcheuses de cette réserve. Il s'engageait à n'user du droit de commende que dans le cas où la Trappe tomberait dans le relâchement ; tant qu'elle serait fidèle à sa règle, elle aurait des abbés réguliers. L'engagement a été tenu de part et d'autre : la Trappe a persévéré dans la vertu, et les rois ne l'ont plus livrée aux commendataires. A Rome une bienveillance égale accueillit la nouvelle nomination. Le frère qui alla chercher les bulles fut reçu avec un empressement extraordinaire. Chacun Voulait le voir, l'interroger, entendre de sa bouche l'éloge du réformateur et de ses religieux. Le cardinal de Bouillon le logea dans son palais, et le présenta au pape. Innocent XII le reçut avec une bonté particulière, et voulut apprendre de lui comment les principes admirables du Traité de la vie monastique étaient mis en pratique par la vie non moins admirable des fervents solitaires. A chaque détail il témoignait sa joie et son estime par ses paroles ou par ses gestes. Il lui fit remettre des médailles pour chacun des religieux, et se recommanda aux prières de l'ancien abbé. Enfin il accorda le gratis, quoiqu'il eût été prié en ce temps de n'en plus accorder.

DOM JACQUES DE LACOUR, quatrième abbé régulier depuis la réforme, prit possession le 6 avril 1699. Ce fut au commencement de son administration que l'abbé de Rancé mourut. Il convient de nous arrêter un instant à considérer la fin de ce grand homme. Ses derniers moments appartiennent, comme sa conversion, à l'histoire d'une communauté que sa pénitence a réformée, et que sa mort a laissée remplie d'édification et animée d'une ardeur nouvelle.

Depuis quatre ans l'abbé de Rancé avait beaucoup souffert, et donné d'admirables exemples de patience et de régularité. Privé de l'usage de la main droite, travaillé de douleurs d'entrailles et de maux de dents, exténué par des toux continuelles et par l'agitation du sang, dégoûté de toute nourriture, il tombait quelquefois dans une défaillance si complète, qu'il ne pouvait plus se soutenir. On lui avait imposé l'obligation de manger de la viande. L'autorité de l'abbé de Cîteaux et du nouvel abbé de la Trappe, les injonctions de plusieurs évêques, ne lui avaient pas permis la résistance ; mais il se reprochait incessamment ce qu'il regardait comme une lâche complaisance, indigne d'un pénitent dont la profession était d'expier les péchés du monde et les siens propres. Il appelait son persécuteur le frère convers chargé de sa personne, qui veillait sur ses repas, et lui apportait de la viande. Afin de rendre à ses frères la charité et les attentions dont il était l'objet, il ne leur demandait aucun service, dans la crainte d'ajouter à leurs fatigues. Il souffrait les ardeurs de la soif plutôt que de demander A boire ; la nuit il évitait tout mouvement, et jusqu'aux sons inarticulés qui échappent à la douleur, dans la crainte de réveiller le frère qui le gardait. Toujours exact à remplir les devoirs de la règle, dans la mesure de son état, il couchait sur une paillasse piquée, et n'avait d'autre siège, pendant le jour, qu'une chaise de malade. Il se levait à deux heures du matin pour dire son office, allait entendre la messe à l'église, entre trois et quatre heures. Après le chant de Prime, il recevait les religieux qui venaient le consulter, ou s'employait à quelques occupations nécessaires. Il s'interrompait pour réciter Tierce, lire l'Ancien-Testament, faire oraison ; il reprenait son travail dans l'après-midi. A six heures du soir, il se retirait pour se disposer à la nuit, et s'occuper de Dieu sans distraction. Telle fut constamment sa manière de vivre, de souffrir, de se rendre utile pendant l'agonie de cinq années qui suivit sa démission.

Au commencement du mois d'octobre 1700, les insomnies devinrent plus longues, la toux plus violente ; il ne pouvait plus prendre chaque jour que deux onces de pain et quelques cuillerées de bouillon. Bientôt une fluxion mortelle se jeta sur la poitrine ; quelques remèdes, appliqués à propos, soulagèrent un peu le patient, mais ne débarrassèrent pas le siège du mal : la fièvre, d'abord intermittente, devint continue, et l'inflammation fut si vive dans la bouche, que la gorge, le palais, les gencives, se dépouillèrent d'une peau blanche semblable à celle qui se d. tache d'une brûlure. L'héroïque malade dissimula quelque temps cet affreux surcroît de douleurs. Il ne cessa pas de réciter son bréviaire, et le psautier pour les morts. Il sollicitait encore la permission d'aller entendre la messe à l'église, lorsque le Père abbé, avec la permission de l'évêque de Séez, lui annonça que dorénavant on lui dirait la sainte messe dans sa chambre. Cette nouvelle grâce redoubla son zèle ; il s'appliqua à se rendre digne des faveurs que la bonté de Jésus-Christ lui prodiguait, à mériter surtout les indulgences, et il commença le 24 d'octobre les prières prescrites pour le jubilé, dont il ne devait pas voir la fin. La fièvre augmentait, les jambes enflaient, la toux cessait par suite de l'épuisement ; la défaillance devenait générale. Averti par le médecin de l'imminence du danger, le Père abbé offrit au malade le saint viatique et le lui administra dans la nuit du 25 au 26 : on convint en même temps de lui administrer l'Extrême-Onction dans la journée.

Dans l'intervalle de ces deux cérémonies, l'abbé de Rancé appela les deux religieux qui lui avaient montré le plus d'assiduité, pour les remercier de leurs services, ce qu'il fit en termes si humbles, si tendres, si touchants, qu'ils fondirent en larmes, et demeurèrent confondus. L'un d'eux lui demandant où il voulait être enterré : Dans la terre, répondit-il, la plus déserte et la plus abandonnée. Monsieur de Saint-Louis vint ensuite et le félicita d'avoir vu, avant de mourir, l'union, la paix, la pratique exacte de toutes ses instructions, rétablies et florissantes dans sa communauté. Le saint réformateur répondit : Dieu a tout fait, et loin de m'en attribuer la moindre chose, je suis persuadé que si un autre eût reçu les mêmes grâces, il en aurait fait un meilleur usage ; je suis néanmoins plein de confiance que sa divine bonté me pardonnera les fautes que j'ai commises. On le vit encore à ce moment suprême réciter son bréviaire, dicter quelques lettres, et consoler tous les frères qui demandaient à lui parler.

A l'heure fixée, le père abbé, apportant les saintes huiles, et toute la communauté, entrèrent dans la chambre. Le malade était tout prêt. Le Père abbé lui présentant un crucifix : Voilà, lui dit-il, celui qui vous a retiré des voies dangereuses où vous étiez autrefois, pour vous amener dans la solitude, où il vous a donné le temps et les moyens de vous sanctifier et de travailler au salut de tant d'âmes qui se sont retirées sous votre conduite ; il veut présentement mettre le comble à votre bonheur en vous donnant son royaume. Le malade répondit : Hélas ! mon père, je n'ai pas fait l'usage que je devais de tant de grâces que j'ai reçues de sa bonté ; mais j'espère qu'il aura pitié de moi, et qu'il suppléera par sa miséricorde à ce qu'il y a d'imparfait dans mes œuvres. Le Père abbé ajouta : Vous voyez qu'il vous fait encore la grâce de vous conserver jusqu'aux derniers moments une connaissance parfaite et la liberté de l'esprit tout entière, et de recevoir en cet état de bénédiction, au milieu de vos enfants, les derniers sacrements. Ce vous doit être aussi un sujet de consolation de ce que vous laissez tout en paix dans cette maison. La cérémonie commença aussitôt, et fut suivie de la bénédiction de l'Ordre. Tous les assistants pleuraient, et le murmure d'une affliction profonde rompait seul le recueillement. Le malade se tournant vers eux, les assura qu'il les avait toujours aimés tendrement ; qu'en se dépouillant de l'autorité il n'avait pas renoncé à sa sollicitude pour leurs besoins, qu'il continuerait de les aimer dans le sein de Dieu. Il les conjura de ne jamais perdre le souvenir des grâces que Dieu leur avait faites, de persévérer dans la pratique de la charité, de l'union fraternelle et du silence, qui étaient comme les trois colonnes de la réforme : à ce prix, ils pouvaient compter sur la continuation de ces mêmes grâces et sur leur salut. Il leur dit enfin qu'ils ne devaient pas s'alarmer de sa mort, qu'ils n'y perdraient rien, que ce n'était pas à sa personne que Dieu avait attaché les grâces et les bénédictions, mais à leur fidélité et à leur persévérance. Il aurait ajouté bien d'autres exhortations, car ses yeux, son visage, s'animaient de plus en plus, et tout parlait en lui ; mais les sanglots des religieux,  longtemps contenus, éclatèrent tout-à-coup, et réagissant sur lui-même, étouffèrent sa voix dans ses larmes. Il n'eut plus que la force de leur donner sa dernière bénédiction.

Cependant l'évêque de Séez qui aurait regretté, comme une privation irréparable, de ne pas assister son ami à ses derniers moments, arriva dans l'après-midi, et se fit conduire sans tarder auprès de la couche où le malade était étendu, dans ses habits réguliers, comme une victime prête au sacrifice. Il le trouva tout oppressé des efforts qu'il avait faits pour parler à ses frères, et dévoré d'un redoublement de lièvre, mais si calme au milieu des douleurs les plus aiguës, si résigné et si confiant en Dieu, que, loin de s'affliger de la perte qu'il allait faire, il ressentit une consolation profonde. Le révérend Père, de son côté, lui témoigna combien il était heureux de le voir, et de ne pas mourir sans la bénédiction de son évêque. Il retrouva ensuite des forces pour exalter de nouveau, d'une voix éteinte, les grâces qu'il avait reçues, et protester de sa tendresse envers ses frères. Le soir, il supplia le prélat de vouloir bien entendre sa confession générale ; et, s'élevant par l'énergie de la foi au-dessus des défaillances d'un corps à moitié mort, il raconta toute sa vie avec autant d'ordre, de liberté et de présence d'esprit qu'il aurait pu faire une confession d'un mois. L'évêque de Séez a déclaré depuis qu'il connut alors complètement toutes les qualités que Dieu avait réunies dans cet homme extraordinaire : un esprit élevé, vif et pénétrant, une âme simple, une candeur admirable, et les plus nobles sentiments d'humilité, d'obéissance, de patience, de pauvreté évangélique, de pénitence et de charité. Comme le prélat lui demandait s'il n'avait aucune prière à faire porter au roi, il répondit qu'il priait Sa Majesté de conserver au monastère de la Trappe sa protection royale dans les choses seulement qui tendraient à maintenir la discipline monastique, mais que, dans toutes les autres choses, il souhaitait que la Trappe fût oubliée.

Le lendemain, qui devait être le dernier jour de sa vie, le révérend Père, quoique la nuit eût été fort pénible, se leva de lui-même à l'heure de l'office nocturne, se chaussa et se mit sur son siège. Les signes de mort qui paraissaient sur son visage inspirèrent alors au Père abbé la pensée d'appeler encore les religieux pour recevoir ses derniers avis. Le malade les vit avec joie, et recommença de leur prêcher la fidélité à la règle et la charité mutuelle ; sur quoi l'évêque de Séez survenant, remarqua que le réformateur de la Trappe mourait comme saint Jean, dans une vieillesse avancée, au milieu de ses disciples, en leur répétant : Mes petits enfants, aimez-vous les uns les autres. Vers le milieu du jour il tomba dans une si grande faiblesse, qu'on le crut mort, et lorsqu'il revint à lui, on jugea qu'il était temps de préparer la paille et la cendre sur laquelle il devait mourir. Il considéra avec joie ce trône d'humilité d'où l'âme chrétienne s'élance vers son Dieu, et quand tout fut prêt, il s'aida lui-même à s'y étendre. L'évêque lui prit la main, et lui présenta le crucifix, en disant : Monsieur, ne demandez-vous pas pardon à Dieu et me connaissez-vous ? Il répondit : Je conjure le Dieu tout-puissant, le Père des miséricordes, le Dieu de toute consolation, par tous les mérites du sang de Jésus-Christ, de daigner me recevoir au nombre de ceux qu'il a destinés à chanter éternellement ses louanges et à l'aimer éternellement. Pour vous, monseigneur, je ne vous oublierai pas, si Dieu m'accorde cette grâce, et je vous connais parfaitement. L'évêque lui suggéra ensuite quelques pensées pieuses ; il y répondit avec une présence d'esprit parfaite ; l'évêque disant : Le Seigneur est ma lumière et mon salut, le révérend Père poursuivit : Qui craindrai-je ? L'évêque continua : Quand une armée se lèverait contre moi, il ajouta : Je mettrai en lui mon espérance. L'évêque reprenant : Venez, Seigneur Jésus, vous êtes mon protecteur et mon libérateur, il fit un effort et dit : Seigneur, ne tardez pas davantage, mon Dieu, hâtez-vous de venir. Cependant la voix s'éteignait, il entendait encore, il suivait des yeux les gestes et les paroles de son ami, mais il ne parlait plus. Enfin, l'évêque lui ayant fait le signe de la croix sur le front, il lui serra la main, leva les yeux au ciel et expira sans aucun mouvement.

Ainsi mourut, à l'âge de soixante-quinze ans, après trente-sept ans de la plus rigoureuse pénitence, le réformateur de la Trappe, le réparateur de l'ordre monastique. Sa vie mortelle finit avec le siècle dont il avait été l'étonnement et l'édification (27 octobre 1700) ; mais la mémoire du juste ne périt pas, ses œuvres participant de l'éternité d'où elles viennent, survivent au temps, et sa postérité prospère dans les siècles des siècles. Au moment où on descendait son corps dans la fosse, le chœur chantait ces versets du psaume 131 : Si tes fils gardent mon testament et les enseignements que je leur donnerai, si les fils de tes fils persévèrent, ils siégeront éternellement sur ton siège. Car le Seigneur a choisi Sion, il l'a choisie pour sa demeure. Voilà le lieu de mon repos dans les siècles des siècles ; j'y habiterai parce que je l'ai choisi.

La prédiction s'est accomplie pendant tout le XVIIIee siècle, et à travers les orages de la révolution française, en dépit des triomphes de la philosophie et de la ruine des autres communautés religieuses ; elle se vérifie encore tous les jours sous nos yeux : Filii eorum usque ire seculum sedebunt super sedem tuam. L'abbé de Rancé avait bien prophétisé, pour la consolation de ses edams, que son œuvre ne tenait pas à sa vie ; sa mort n'ôta rien à la Trappe de cc que ses travaux lui avaient acquis ; elle ne fit que lui donner un protecteur de plus dans le ciel. Son esprit fidèlement conservé entretint la persévérance intérieure, et attira du dehors, comme dans un refuge inviolable, les âmes effrayées des dangers du monde ou fatiguées de son joug séduisant et oppresseur. Un grand nombre de postulants, de toute condition, firent bien voir par leur empressement que ce n'était pas l'attrait d'un nom illustre, d'un abbé extraordinaire, mais une vocation d'en haut qui avait décidé leurs devanciers. Sous le gouvernement de Jacques de Lacour, dans un espace de treize ans, on distingue, entre soixante-dix ou quatre-vingts nouveaux profès de chœur, frère Palémon, comte de Talhouet ; frère Arsène de Forbin-Janson, marquis de Rosemberg ; frère Moïse Picaut de Ligré, prévôt de Touraine ; Anne de Perthuis, capitaine au régiment de Navarre ; François Lottin de Charny, fils d'un président au parlement de Paris.

Forbin-Janson s'était rendu également redoutable dans les guerres et dans les duels. Après avoir combattu en Italie et en Allemagne, il fut contraint de quitter la France pour avoir tué, en combat singulier, son adversaire. Revenu dans sa patrie, il prit part à la bataille de Marsaille ; atteint d'une blessure grave il fit vœu, s'il échappait, d'embrasser la vie religieuse. Il choisit la Trappe entre tous les autres Ordres, et prit l'habit en 1702.

Picaut de Ligré rappelle par ses erreurs et par sa conversion plusieurs circonstances de la vie de dom Muce. Féroce dès l'enfance, il se rendait redoutable à ses condisciples, à ses professeurs même, par sa brutalité ; incapable de porter aucun joug, il courait de collège en collège, à Chinon, à Saumur, à Tours, à Pontlevoye, à Poitiers, escaladant les murs comme un prisonnier avide de reprendre la liberté. Débauché furieux, querelleur intraitable, il n'arriva à l'âge des passions que pour désoler sa pieuse mère, et déshonorer son nom. Il menaçait de mort son frère dont les bonnes qualités irritaient ses vices, il se battait en duel avec les personnages les plus apparents de la ville ou avec de simples soldats, il s'attaquait à des troupes de comédiens sous prétexte que ces hommes l'avaient joué. Devenu prévôt provincial de Touraine, il trouva dans ces fonctions, pendant dix ans, le moyen de satisfaire sa cupidité, sa lubricité, son ivrognerie. On le voyait boire, dans les cabarets, avec ses archers ; un jour qu'il rentrait ivre, il attaqua deux bourgeois dans la rue, il fut blessé, et quelque temps après, ne pouvant se venger par l'épée, il essaya de ruiner par la calomnie ceux qui s'étaient défendus de ses violences. Quand il perdait au jeu, il frappait à coups de sabre son valet de chambre. Quand on tardait à satisfaire ses caprices, il lançait à la tête de ceux qui l'approchaient ce qu'il trouvait sous sa main ; quand ses malversations ne lui rapportaient rien, il battait son greffier. Arrêté enfin pour tant de violences, il resta trois ans en prison ; et il en sortit par un arrêt qui lui ordonnait de vendre sa charge pour payer ses dettes. Ruiné tout-à-coup, il fut réduit à s'attacher à des vagabonds, à trafiquer comme eux de diamants, de montres, de peintures ; enfin, se décidant à passer en Amérique où les protecteurs de sa famille lui assuraient de l'emploi, il déroba la signature d'un oncle de sa mère, et en fit une obligation fausse de 1.500 livres. Il était déjà arrivé à Nantes lorsque la mort de sa mère le rappela en Touraine ; ce fut ce qui le sauva. Dieu qui semblait avoir tout refusé aux prières de cette sainte femme pendant sa vie, lui accorda d'un seul coup la récompense éternelle pour elle-même, et le salut du fils dont elle avait si  longtemps pleuré les désordres. Une affliction véritable commença d'amollir ce cœur farouche sur la tombe qui venait de s'ouvrir ; les entretiens d'un bon prêtre décidèrent le repentir. Picaut de Ligré, sorti de l'étourdissement criminel qui l'avait fasciné, se reconnut tel qu'il était et se fit horreur. Il ne songea plus qu'à l'expiation, et crut qu'il devait la chercher dans la retraite. Cependant la lumière qui lui était rendue lui faisait craindre de n'en pas trouver les moyens. Où était une solitude qui pût le cacher, une maison religieuse qui daignât l'accueillir ? Il se sentait du penchant pour les Capucins dont la vie austère et l'habit pénitent l'avaient touché : mais on lui représenta que les Capucins par leurs prédications et leurs quêtes reparaissaient trop souvent au milieu du monde, que leur règle ne l'enlèverait pas entièrement à lui-même, et l'exposerait peut-être à la tentation du regret. La Trappe avec sa clôture et son silence lui convenait mieux que toute autre communauté. Il médita cette proposition ; il étudia les règlements de la Trappe, il lut, dans les Relations, la vie de pécheurs scandaleux comme lui, devenus par une pénitence sincère l'édification de l'Église. Il se décida ; une fois son parti pris, il se lance dans la direction de la Trappe, à pied, par un dégel, à travers la boue, les pluies, les torrents, les pierres, les haies et les fossés. Aucun obstacle, aucune fatigue ne l'arrête dans cette route de quarante lieues. Il arrive, il se présente les pieds et les mains écorchés par les ronces, les épines ou les cailloux, les habits mouillés et déchirés, le visage flétri, l'œil encore furieux, tel qu'un malfaiteur poursuivi par la justice. Il pénètre enfin jusqu'au Père abbé réclamant sa miséricorde et celle de Dieu. Oh ! combien il dut ressentir de joie lorsqu'il se vit reçu avec bonté, lorsque la charité lui tendant les bras reconnut l'enfant de la famille sous les haillons du prodigue, lorsque l'assemblée des saints donna, avec l'habit de la religion, le gage de la fraternité chrétienne au pécheur repentant ! Alors, ne trouvant plus autour de lui que des amis, des exemples de vertu et des occasions de faire le bien, délivré du fardeau de ses iniquités et de la tyrannie de ses passions, il respira, il commença de vivre, et releva vers le ciel sa tête soulagée. Je vous assure, écrivait-il au prêtre qui lui avait désigné cette retraite, je vous assure que la réputation de cette abbaye n'est pas faussement répandue dans l'univers. C'est un paradis terrestre où les vertus, les exemples et la sainteté règnent et fleurissent continuellement. La vie est plus angélique qu'humaine. Je trouve ce port du salut si favorable pour mon âme, que je loue Dieu de la grâce qu'il m'a faite de m'avoir conduit dans un asile aussi salutaire. Je le prie de m'en rendre digne pour m'y conserver le reste de mes jours. Sa prière fut exaucée. Il édifia bientôt le monastère par son humilité, par son obéissance, par son amour du travail et des mortifications, et surtout par sa patience dans la maladie qui termina doucement une vie si  longtemps agitée. Nous avons quelquefois entendu demander, dans notre siècle d'intérêts positifs : A quoi la Trappe est-elle utile ? A cette question de politique terrestre, nous opposerons avec assurance l'histoire de Picaut de Ligré. Quand la Trappe ne servirait qu'à donner un refuge aux âmes désespérées, qu'à rendre à l'homme dégradé la dignité de l'innocence, qu'à retirer du milieu du monde les passions qui le bouleversent pour les changer en vertus paisibles et bienfaisantes, certes il lui suffirait de cette utilité pour bien mériter de la société et de la patrie[6]. Revenons.

Frère Antoine, Anne de Perthuis dans le monde, ne vint point à la Trappe pour expier des crimes. Officier chrétien, aussi fidèle à Dieu qu'au roi, il ne rougissait pas plus de l'Évangile que du service de l'État ; il ne craignait pas plus les railleries des libertins que les dangers du champ de bataille. Pur au milieu de la licence militaire, il prenait hautement le parti de la vertu ; régulier au milieu des indifférents et des incrédules, il remplissait les devoirs de chrétien sans souci de la singularité. Il se confessait publiquement ; il communiait seul, bravant l'étonnement, le nombre, les railleries des spectateurs. Quand il eut ainsi prouvé sa valeur et la fermeté de son caractère, il crut avoir conquis, par la profession publique de sa foi, le droit de servir Dieu dans la retraite. Formé au bien dès les premières années de l'enfance, il ne trouva rien dans la pénitence volontaire qui le rebutât. A la fin de ses épreuves, ce n'était plus un disciple qui eût besoin d'être instruit, mais un maître capable d'instruire les autres. Encore tout nouveau dans l'Ordre, il fut chargé de la direction des novices, et les forma plus encore par ses exemples que par ses paroles. Sa mort prématurée ne causa qu'une affliction à ses frères : ce fut le regret d'avoir perdu si vite un-modèle si accompli.

Frère François Lottin de Cluny s'était livré de bonne heure aux charmes, à la vaine gloire, aux désordres du monde. La haute position de sa famille le produisit dans les assemblées brillantes et même à la cour, les facultés de son esprit le firent remarquer et rechercher. Dès l'âge de seize ans, il attirait l'attention et les plaisirs. Bientôt habitué à réussir partout, il en contracta une grande impatience des contradictions et des privations. Amours profanes, mets délicats, habits mondains, meubles précieux, divertissements agréables, équipage et appartement somptueux, luxe et variété partout, voilà ce qui était nécessaire à son bonheur ; la moindre contrariété le rendait chagrin, hautain, emporté. L'état militaire multiplia ses dérèglements. Son intrépidité brillant aux yeux du monde, lui tenait lieu des qualités essentielles qui font le chrétien et l'homme de bien. S'il remplissait encore quelques devoirs religieux par cérémonie ou par convenance, il laissait assez voir, par une tenue dissipée et légère, que, même dans l'église, il ne savait réprimer ni les élans du cœur, ni la concupiscence des regards. Rien ne l'avertit de ses égarements jusqu'à ce qu'une affaire d'honneur, où il eut cependant tous les avantages, le força de s'éloigner pour quelques jours. Il vint à la Trappe, moins pour satisfaire sa curiosité que pour trouver une retraite où personne n'aurait la pensée de le chercher. Il fut touché du chant des offices, de la lecture de certains livres, de la conversation d'un religieux ; mais il retourna dans le monde avec la pensée d'y demeurer. Il avait perdu en partie la sécurité funeste où il s'était endormi trop  longtemps ; il se reprochait ses fautes, sans parvenir encore à se vaincre, mais il se rassurait sur l'avenir, sur ses bonnes intentions, et principalement sur un mariage, qui substituerait à des liens coupables un amour légitime. La conclusion de cette affaire tardant un peu, il revint à la Trappe, soit pour se recueillir, soit pour étonner, pour inquiéter les personnes qui ne se hâtaient pas d'accepter son alliance, mais non pas certainement dans l'intention d'embrasser l'état religieux. Tout lui répugnait, tout le rebutait dans la vie de cette maison ; tout, jusqu'aux murailles qu'il ne pouvait souffrir. Il allait même repartir ; les chevaux étaient attelés à sa chaise de poste : il prenait congé de ses hôtes, lorsque le religieux qui l'avait entretenu à son premier voyage, l'invita à entendre la messe, qu'il allait célébrer pour lui. Il ne put se soustraire à cette proposition aimable ; il joignit ses prières à celles de son ami. Au moment de la consécration, il ressentit comme une révolution dans son cœur, et, à la fin du saint sacrifice, il était postulant de la Trappe.

Le bruit de ce changement émut toute la haute société de Versailles et de Paris. Encore quelques jours, et le chevalier de Charny allait hériter d'un parent des sommes immenses ; avait-il pu, sans consulter personne, renoncer brusquement à ce magnifique avenir ! Élevé dans les délices, habitué aux douceurs de la mollesse, que sa complexion délicate rendait nécessaires, comment avait-il osé embrasser un genre de vie si dur ? A l'âge des plaisirs, lorsqu'il avait en sa personne tous les agréments qui en assurent la jouissance, d'où venait cette bizarre résolution de s'ensevelir dans le silence du sépulcre ? On aimait à croire qu'il reparaîtrait bientôt, et que le monde reverrait son héros, vainqueur du scrupule et de la ferveur imprudente. On se trompa. Cet homme, qui avait aimé la bonne table, ajouta pour lui-même à l'abstinence du carême, sans s'inquiéter de ses forces corporelles ; ce mondain, qui avait placé toute sa gloire dans le luxe des vêtements et, des équipages, ne se lassa pas de labourer la terre, de fumer les jardins, de mener la brouette, de curer les étables, de gagner son pain noir à la sueur de son front. Ce voluptueux, qui avait cherché dans les fêtes nocturnes tant d'occasions d'offenser Dieu, n'eut pas désormais de satisfaction plus douce que de passer une partie des nuits à chanter les psaumes et les cantiques de la pénitence. On le vit s'éloigner du feu pendant l'hiver, se refuser une goutte d'eau pour étancher sa soif dans les grandes chaleurs, et, dans les travaux les plus pénibles, ne pas même prendre le temps d'essuyer son front couvert de sueur. A quoi la Trappe est-elle demande un siècle d'industrie. Quand elle ne servirait qu'à donner de tels exemples ; qu'à enseigner, par le renoncement volontaire, comment l'homme doit supporter le dépouillement forcé ; qu'à prouver qu'il n'y a pas de passions invincibles, et que l'homme peut redevenir le maître de sou cœur toutes les fois qu'il veut écouter la voix de sa conscience. Certes, nous aurions le droit de répéter ce que nous avons dit plus haut : Elle mérite bien de la société[7].

Le gouvernement de Jacques de Lacour, illustré par ces conversions, ne le fut pas moins par l'établissement d'une maison de la Trappe en Italie. Il avait été donné à l'abbé de Rancé de réformer un grand nombre de monastères de France, sur lesquels il n'avait d'autre autorité que celle de l'exemple et du conseil. Il fut donné à son successeur de fonder une colonie en Toscane, et de rendre l'observance primitive de la vie bénédictine à la patrie même de saint Benoît. On avait bien vu, dans cette contrée, un premier essai de réforme, au XVe siècle, lorsque la congrégation de saint Bernard s'organisa volontairement pour remettre en honneur la règle trop  longtemps oubliée (V. chap. III). Mais cette tentative incomplète avait été singulièrement dépassée par les Trappistes : les disciples de Rancé pouvaient seuls revendiquer le nom de Cisterciens, et donner aux hommes des temps modernes le modèle des mœurs antiques. Vers la fin de 1703, un gentilhomme italien devant faire profession à la Trappe, le marquis Salviati, envoyé extraordinaire du grand-duc de Toscane en France, voulut assister à la cérémonie. Il ne put retenir ses larmes, en voyant avec quelle générosité son jeune ami foulait aux pieds les avantages que lui promettaient dans le monde une illustre naissance et de rares talents. Il ne cessait de répéter au Père abbé quelle grande impression avait faite sur son cœur la vertu des religieux, et d'exalter le bonheur d'un peuple qui avait continuellement sous les yeux de tels exemples. Il demanda s'il était possible d'introduire l'observance de la Trappe en Toscane, et quand on lui eut répondu que la chose pouvait se faire, il déclara qu'il ne sortirait pas du monastère avant d'avoir reçu la promesse qu'une colonie de religieux serait envoyée dans son pays, si le grand-duc se montrait favorable à cette fondation. Le Père abbé répondit que la Providence manifestait trop clairement sa volonté pour qu'il s'y opposât, et l'ambassadeur s'empressa de transmettre cette réponse à son maître.

Côme III, grand-duc de Toscane, est diversement jugé par les historiens. Mais quelque opinion qu'on se fasse de sa capacité et de son administration, il est impossible de ne pas reconnaître qu'il eut au moins le mérite de conserver la paix et la prospérité à ses états pendant la guerre qui agita la haute Italie. Il aimait la religion et la Trappe ; il admirait l'abbé de Rancé : il lui écrivait tous les mois, et pleura noblement sa mort et la perte que faisaient l'Église et l'ordre monastique. La lettre de son ambassadeur réveilla dans son cœur un désir déjà ancien, mais qu'il avait réprimé jusqu'alors, parce qu'il savait que le réformateur de la Trappe ne voulait pas faire de fondations. Il chargea son ministre auprès de la cour de Rome d'obtenir le consentement nécessaire, et le saint Père n'attendit pas  longtemps pour accorder ce qu'il désirait lui-même. De son côté, la cour de France seconda une entreprise qui pouvait contribuer à la gloire du royaume, en communiquant à une nation étrangère les résultats heureux d'une réforme française. Le Père abbé n'avait plus qu'à désigner les religieux qui devaient faire partie de la colonie, et à leur donner un chef.

Dom Malachie de Garneyrin lui parut le plus digne de cette charge importante. Ce religieux avait déjà vingt-deux ans de profession. Né à Chambéry, il avait servi d'abord dans l'ordre de Saint-Antoine, ne croyant pas son corps capable de supporter une austérité plus grande ; puis, le zèle l'emportant sur la prudence humaine, il était venu à la Trappe en 1681, dans cette année même où amis et ennemis semblaient concerter leurs efforts pour arracher au réformateur quelques concessions et quelques modifications de la pénitence. Dom Malachie fut un de ceux qui prouvèrent le mieux, par leur constance, que la règle de la Trappe n'avait rien d'exagéré. Ses vertus brillèrent dans toutes les fonctions qui lui furent confiées. Établi confesseur aux Clairets, isolé de la communauté, il observa fidèlement, sous l'œil de Dieu, la même vie que ses frères. Il ne changea rien à sa nourriture ni au travail. Il ne mangeait que des racines et du pain noir, il ne buvait que du cidre, il cultivait le jardin. Quand on lui conseillait quelques soulagements, il répondait avec des manières simples et douces, et en même temps très persuasives, qu'il trouvait son bonheur à ces austérités, qu'un changement lui serait funeste, et qu'il n'était pas possible de l'y contraindre. L'abbé de Rancé, juste appréciateur de ses mérites, voulait le donner pour successeur à dom François-Armand ; mais le père de La Chaise répondit que le roi n'avait pas l'usage de conférer aux étrangers les abbayes de son royaume. La puissance temporelle, en s'arrogeant l'administration ecclésiastique, avait rétabli dans l'Église universelle les distinctions nationales et jalouses de Grec et de Romain. Dom Malachie ne le regretta pas, car il avait pour principe que la faiblesse au premier rang est une monstruosité, monstruosa res simmus gradus et anima infimus, et il se méprisait trop pour chercher l'élévation. Quelque temps après, il fut élu abbé par les moines de Tamied, ses compatriotes ; le duc de Savoie, dont il était né le sujet, approuva l'élection, et fit dire à sa famille qu'il aurait une grande joie à le voir prendre possession de l'abbaye. Dom Malachie refusa ; vainement on lui représenta le mécontentement probable du prince dont il méprisait les faveurs : il répondit, sans s'émouvoir, que loin à désirer de nouveaux emplois, il n'aspirait qu'à être délivré de ceux qu'il avait acceptés par obéissance, qu'il regarderait comme un grand malheur, digne de la compassion générale, d'aller chercher, au ternie d'un si long voyage, de la fumée, des dangers et de mortelles inquiétudes. Enfin, lorsque Jacques de Lacour lui annonça qu'il le choisissait pour chef de la colonie de Toscane, il voulut encore s'en défendre, et montra une grande répugnance. Mais ici il s'agissait de rendre service à la communauté dans laquelle il s'était engagé, de remplir un devoir que son supérieur légitime avait le droit d'exiger. Après avoir prouvé son humilité par le refus des honneurs de Tamied, il devait prouver son obéissance par l'acceptation d'une charge encore plus pénible qu'honorable, et sa piété par un nouveau sacrifice à la gloire de Dieu. A ces raisons de son abbé, dom Malachie n'eut rien à répondre, et accepta[8].

Le grand-duc destinait aux religieux de la Trappe l'abbaye de Buonsolazzo, autrefois occupée par les Bernardins, sur le penchant du mont Senario, à quelques lieues de Florence. Il mettait à leur disposition une galère pour les transporter de Marseille à Livourne. Quand tous ses préparatifs furent terminés, il supplia le Père abbé de hâter le départ. Celui-ci connaissait tout ce qu'il y a de pénible dans la séparation pour des religieux qui s'aiment, combien il en coûte à celui qui s'en va de dire adieu à la solitude qu'il avait cru choisir pour sa demeure éternelle, et d'aller chercher au loin, à travers les incertitudes et les agitations, une patrie inconnue et un repos incertain. Pour ménager leur tendresse, il tint secret, jusqu'à la dernière extrémité, le choix qu'il avait fait ; plusieurs de ceux qui devaient partir ne le savaient pas encore la veille du départ. Qu'on juge par là de l'abnégation et de l'obéissance des moines ! Le vestiaire avait préparé les paquets ; le Père abbé lui ordonna d'en faire un de plus, et quand il l'apporta, il lui dit : Vous avez travaillé, non pas pour les autres, mais pour vous, car vous allez partir avec vos frères. Le bon religieux obéit avec une grande soumission de cœur, quoiqu'il ne pût quitter, sans répandre des larmes, le séjour où Dieu lui faisait goûter tant de délices spirituelles. La colonie se composa de dix-huit personnes ; on y comptait, outre le supérieur dom Malachie, deux religieux-prêtres, six autres proies de chœur, parmi lesquels Arsène de Forbin-Janson, quatre novices de chœur, quatre frères convers dont un novice, et un frère oblat. Le roi avait donné les passeports avec une grande bienveillance ; on se mit en route le 19 janvier 1705.

Ce voyage des Trappistes à travers la France fut un véritable triomphe. Il dura  longtemps, car, à cette époque, les moyens de transport étaient beaucoup moins multipliés, beaucoup moins rapides que de nos jours. Il fut public ; car dans ce siècle où tant de libertés n'existaient pas, chacun du moins était libre de porter l'habit de son état. Le moine n'avait pas besoin de se travestir en séculier pour sortir de son cloître ; l'apparition d'un froc de laine n'était pas considérée comme un délit contre la sûreté générale. On put donc reconnaître les Trappistes pendant ce long trajet de la Trappe à Paris, de Paris à Marseille ; on admira cette communauté ambulante, traversant le monde sans rien perdre de sa pureté, pratiquant sur les chemins, ou au milieu des habitudes diverses de ses hôtes, les vertus du cloître qu'elle venait de quitter : même régularité, malgré les difficultés inévitables d'un déplacement ; mêmes austérités, malgré les fatigues inaccoutumées du voyage ; même recueillement, même silence, malgré les distractions de la route et des nouveautés qui se succédaient sous leurs yeux. Tous les jours ils assistaient à la messe ; les heures de l'office ne se retardaient ni ne s'anticipaient ; le travail manuel n'était jamais abandonné, à moins qu'il ne fût matériellement impossible de s'y livrer ; l'abstinence fut gardée inviolablement, quoique fissent les étrangers pour la diminuer ; les jeûnes ne furent pas interrompus une fois. L'exemple d'un supérieur infirme animait singulièrement les inférieurs.

On voulut leur rendre de grands honneurs ; mais ils se firent encore plus admirer en les évitant. A La Ferté, le duc de Saint-Simon avait donné l'ordre de ne rien épargner pour les traiter avec magnificence. A Pontchartrain, le chancelier leur avait préparé une réception splendide, comme aux ambassadeurs des plus puissants monarques ; à la porte de Paris, le cardinal de Noailles leur fit disposer une maison. Partout ils se maintinrent dans la mortification et dans le silence ; leurs amis eurent la liberté de profiter de leur passage pour les revoir et les entretenir un moment ; mais ils les trouvèrent aussi réservés, aussi graves qu'aimables et bons. Pour se dérober à l'empressement des Parisiens, ils fermèrent si exactement leur voiture, qu'ils ne furent pas vus, et ne virent rien eux-mêmes ils reconnurent seulement qu'ils étaient arrivés au Pont-Neuf, quand ils entendirent les chansons dont ce lieu était le rendez-vous habituel. Malgré l'heure avancée, ils ne voulurent rien prendre dans la grande capitale, et allèrent dîner dans un village éloigné. Le cardinal de Bouillon les avait appelés à Tournus ; il croyait les retenir quelques jours par un accueil distingué. Mais toutes les finesses de ce doyen du sacré collège ne servirent qu'à hâter leur départ. Dom Malachie craignait que la pauvreté, l'humilité, la simplicité de son état ne vînt à s'altérer dans un lieu où l'opulence, la profusion et une magnificence presque incroyable faisaient oublier toutes les misères de cette vie. A Marseille, la visite des magistrats et de l'évêque ne troubla pas le recueillement. Arsène de Forbin-Janson, qui était principalement l'objet de ces prévenances, n'en fut ni ému ni distrait. A Monaco, ils refusèrent le palais où le prince les priait de recevoir l'hospitalité. Arrêtés par une bourrasque, près de Savone, ils ne consentirent à descendre dans la maison d'un seigneur gênois, qu'à la condition d'y être traités, dit l'historien italien, à la bonne et sans cérémonie.

Dom Malachie, qui les animait de son ardeur, les surpassait en se sacrifiant pour eux. Dans les voitures, dans les hôtelleries, il prenait la moindre place, le lit le moins commode, ne conservant d'autre signe de la supériorité que le soin de servir ses inférieurs. Tout lui plaisait pour lui-même, quand les autres étaient contents. Sur la galère, il choisit le lieu le plus désagréable, contre la porte, exposé au bruit et au passage de tous ceux qui entraient ou sortaient, il l'abandonna à un religieux qui le lui demanda comme un soulagement, puis le reprit avec joie, quand ce religieux en fut fatigué, disant qu'il en était fort content et qu'il ne saurait être mieux ; et en effet, il eût été difficile de trouver une place mieux disposée pour exercer la charité, la patience, la mortification et l'humilité. Il rendait à ses frères les offices les plus bas et les plus méprisables en apparence, sous prétexte qu'il était dans le voisinage de la fenêtre, et que leurs lits étaient placés au fond du bâtiment : mais en même temps, il ne passait pas un seul jour sans leur faire une exhortation vive et pénétrante, appropriée à leurs besoins. Sa parole était simple et naturelle, ce qui n'ôtait rien à la noblesse de l'expression ; ses discours étaient remplis de pensées profondes et des vérités les phis solides de l'Écriture qu'il possédait parfaitement, et d'autant plus beaux qu'il en retranchait avec soin les ornements apprêtés qui ont pour objet de plaire plutôt que d'instruire.

grand-duc de Toscane attendait avec impatience l'arrivée de la colonie. Par ses ordres, son général leur fit à Livourne une réception royale, mais elle n'était qu'un petit prélude de celle qu'il vint lui-même leur faire à Pise. Là on vit reparaître, dit un historien[9], la foi de ce roi irlandais Cormac, qui reçut avec une joie indicible saint Malachie, qui se mit lui-même et tout ce qu'il possédait, à la disposition de cet abbé, et qui, en conservant au dehors le caractère de la souveraineté, devint au dedans un humble et docile enfant du père des moines. Côme III ne fut pas moins généreux, pas moins dévoué que le roi d'Irlande. Dom Malachie de Garneyrin, disciple de Rancé, fondateur de la Trappe d'Italie, ne fut pas moins humble, pas moins admirable par sa simplicité, que saint Malachie, patriarche d'Irlande et ami de saint Bernard. Quoique la cour du grand-duc respirât la sagesse, la circonspection et la piété, néanmoins il ne s'y sentait pas à l'aise : tout lui manquait jusqu'à ce qu'il eût atteint la solitude, où il devait retrouver la pauvreté, le travail et le silence. Tout ce qui éloignait ce but ardemment désiré lui était une véritable violence. Enfin il prit congé du souverain, et la colonie se mit en marche vers la douce retraite de Buonsolazzo.

Alors commencèrent à refleurir en Italie les vertus religieuses qui s'étaient autrefois répandues de l'Italie sur le monde chrétien. Dès le premier jour, dom Malachie attira l'admiration de ses nouveaux supérieurs. Obligé, par un ordre du souverain Pontife, d'aller à Florence pour y être examiné par les religieux Cisterciens de la congrégation italienne, il surprit ses juges par un savoir égal à sa modestie incomparable. Une réponse, entre toutes les autres, le fit bien connaître et apprécier. Comme on lui demandait quels étaient les devoirs et les obligations d'un abbé, il résuma en deux mots les enseignements de l'Évangile et la règle de saint Benoît : Il doit, dit-il, servir plutôt que commander ; Prodesse magis debet quam præesse... Revenu au monastère, il voulut être la règle vivante, et montrer par ses actes, à ses frères, ce qu'ils devaient faire, ce qu'ils devaient éviter, ne se réservant d'autre distinction qu'une exactitude plus sévère, se refusant même dans ses maladies les adoucissements légitimes qu'il imposait à ses inférieurs. Un religieux ayant voulu lui représenter, par affection filiale, qu'il devait au moins se traiter comme il traitait les autres infirmes, il lui répondit : Vous êtes dans l'erreur, un supérieur est obligé à faire double pénitence. Il est tenu, comme moine, à mener la vie pénitente, et comme supérieur, à en donner l'exemple. Les devoirs et les dangers de sa charge étant plus grands que ceux de ses inférieurs, il se tromperait étrangement s'il adoptait pour lui-même la règle et la mesure que tantôt la charité, tantôt la prudence, le forcent d'appliquer au prochain.

Les Trappistes de Buonsolazzo chantaient exactement l'office nocturne dans la nuit, aux heures fixées par le réformateur. C'était un progrès sur les règlements de la congrégation italienne, qui avait fixé le lever à quatre heures du matin en hiver, au point du jour en été. L'abbé, convaincu de l'utilité de cette pratique, en maintenait l'exécution à son propre détriment. Il avait pris pour lui l'office de veilleur, et comme l'horloge du monastère était mauvaise, craignant toujours de ne pas sonner à temps, il se levait quelquefois avant l'heure. Une circonstance particulière fit encore plus briller ce zèle. L'église de Buonsolazzo menaçant ruine, le grand-duc voulut la faire reconstruire, et assigna pour demeure provisoire aux religieux l'abbaye de San-Savino. L'horloge, transférée sans précaution, acheva de se déranger, et devint tout-à-fait inutile. L'abbé fut réduit à se servir d'une montre qu'il avait apportée de la Trappe : dès lors, on peut dire qu'il ne dormit plus que d'un sommeil inquiet et agité ; il se réveillait souvent pour regarder l'heure, et s'il lui arrivait de causer quelque retard, il s'accusait de négligence devant toute la communauté.

Au travail, les religieux français montraient aux Italiens qu'il n'y a pas de soins indignes des moines, ni de fatigues incompatibles avec la pénitence. Ils transportaient la terre d'un lieu à l'autre, retournaient le foin, étendaient le fumier, sciaient le blé. Dom Malachie savait toujours prendre pour lui le travail le plus pénible, l'instrument le plus lourd ou le moins commode, ou les emplois les plus abjects. Un des supérieurs secondaires ayant observé que chaque jour, à certaines heures, il se séparait de la communauté, crut avec raison qu'il se cachait pour accomplir librement quelques œuvres d'un mérite singulier. Il le surprit occupé à nettoyer les lieux secrets, et à transporter les immondices dans la campagne. Confondu de cet abaissement volontaire de son abbé, et le comprenant mal, il osa lui représenter que si un étranger l'avait vu dans cet état, il en aurait pris occasion de mal parler de la maison. Dom Malachie lui répondit que saint Pierre, premier abbé d'Obazine, avait bien été surpris à de semblables occupations, et que ce qui n'avait pas déshonoré les saints convenait bien plus encore à un misérable pécheur, cendre et poussière, destiné à retourner bientôt en pourriture.

La pauvreté monastique, le bonheur de ne pas posséder ce qui n'était pas Dieu, telle fut, pour ainsi dire, la base sur laquelle dom Malachie fonda son abbaye. On pouvait dire de lui comme de saint Malachie d'Irlande : il donne avec joie, il demande rarement, il reçoit avec humilité : hilaris dator, petitor rarus, acceptor verecundus. La communauté de Buonsolazzo, dans les commencements surtout, était très pauvre, malgré la générosité du grand-duc, et par suite de la discrétion admirable de l'abbé qui ne parlait pas de sa gêne. Néanmoins ceux qui se présentaient au monastère pour y solliciter les secours étaient bien reçus. Trompé quelquefois par des hôtes indignes, l'abbé ne retrancha rien de sa charité. Un faux postulant ayant disparu avec les habits qui lui avaient été prêtés : Tant mieux, dit froidement dom Malachie, nous en serons plus pauvres, et l'observance régulière de notre monastère se maintiendra plus sûrement par la pauvreté. Les religieux n'avaient pas même les choses permises par la règle, deux tuniques, deux coules, etc. ; un d'eux offrait d'en écrire à sa famille qui était riche et disposée à secourir le monastère : Gardez-vous-en bien, dit-il : pouvons-nous tendre à l'esprit et à la vérité d'un état de perfection sans savoir souffrir en paix la privation des choses nécessaires ? Une autre fois le cellérier demandait la permission de faire connaître au grand-duc l'extrémité à laquelle les Trappistes, appelés par lui, se trouvaient réduits par les difficultés inévitables d'une fondation : Je ne saurais permettre, répondit-il, qu'on aille importuner le plus pieux et le plus généreux prince qui fût jamais pour nous retirer d'un état qui est essentiel à notre profession.

Dieu bénit Buonsolazzo. Ces modestes commencements eurent des suites glorieuses. La mort de dom Malachie (1709) n'apporta aucune modification à ce qu'il avait établi. L'abbé de la Trappe visita dans cette même année sa filiation de Toscane, et y envoya un renfort de religieux. D'autres y vinrent spontanément de France ou d'Italie, et en assurèrent la prospérité. L'historien de dom Malachie aime à dire que la grâce divine opéra dans cette solitude de grandes conversions ; et nous apprenons par les relations de la Trappe, qu'en 1755, la communauté de Buonsolazzo se composait de cinquante religieux, y compris les frères convers.

Ainsi Jacques de Lacour pouvait se féliciter d'une entreprise devant les difficultés de laquelle le saint réformateur de la Trappe avait reculé : les religieux envoyés par lui dans une contrée lointaine avaient montré que leur vertu était à l'épreuve d'un voyage long et pénible ; et maintenant, à quatre cents lieues de leur patrie, au milieu de communautés moins sévères, ils honoraient et propageaient, par leur constance invincible, un genre de vie qu'on avait autrefois déclaré impraticable pour les moines étrangers à la France. Le Père abbé fut moins heureux dans une autre affaire où l'engagea le désir légitime d'augmenter la prospérité de la Trappe. Il y avait des mines de fer aux environs, et dans les terres même de l'abbaye ; l'abbé de Rancé avait cru devoir se refuser à l'exploitation. Jacques de Lacour espéra en tirer un revenu utile aux bonnes œuvres dont la maison s'était chargée, et il afferma ces mines à quelques particuliers, qui lui promirent une rente annuelle de 2.800 livres. Il se trompa dans ses calculs : l'exploitation consomma beaucoup de bois ; les sources taries ne fournirent plus aux étangs l'eau nécessaire ; le temporel se trouva compromis. Si nous voulions en croire certaines plaintes, la ruine de la Trappe était imminente. Dom Pierre Lenain l'écrivait à ses amis et à l'abbé de Prières, visiteur-général, dont il appelait la visite avec de grands gémissements. Le bon religieux, inconsolable depuis la mort de l'abbé de Rancé, son père chéri, ne trouvait plus rien que de blâmable dans l'administration du monastère. Ses regrets lui rendaient suspect tout ce qui venait du nouvel abbé. C'est le défaut des amis peu judicieux, et surtout des vieillards, de croire que toute la perfection était renfermée dans celui qu'ils aimaient et qu'ils pleurent ; que son caractère et ses vues personnelles sont une règle obligatoire qui ne souffre ni retranchement ni augmentation ; que tout ce qui n'a pas 'été fait par lui ne doit pas se faire après lui. Attachés opiniâtrement à la lettre, ils ne comprennent pas l'esprit ; ils s'alarment des choses les plus indifférentes ; ils ne déplaceraient pas une pierre, ils n'essaieraient pas même une bonne œuvre, dans la crainte de passer pour téméraires ou infidèles. Dom Lenain paraît avoir eu ces faiblesses dans les dernières années de sa vie. Toujours prêt à tout reprendre, il se fit interdire la parole au chapitre. Rendu inutile pour le soutien de la réforme, réduit à se tenir les bras croisés, comme il le dit lui-même, il crut que la Trappe allait périr pour le spirituel et pour le temporel, si Dieu ne la regardait dans sa miséricorde. Quand l'affaire des forges prit une mauvaise tournure, il crut que le Père abbé, trop occupé du temporel, négligeait la direction intérieure de ses frères ; il crut tous les règlements violés, parce qu'il en craignait la violation, et le relâchement introduit dans le monastère, parce que le relâchement lui semblait inévitable[10].

La vérité est que l'entreprise des forges, au lieu de réussir, nuisit momentanément à la Trappe ; les bois, consommés inutilement, auraient pu donner des ressources dont la privation se fit sentir ; lés dettes contractées dans cette circonstance grevèrent la propriété. Mais la vertu des religieux n'en fut pas atteinte, et la mort même de Pierre Lenain (1713) ne compromit pas plus la réformé que lé silence qui lui avait été imposé. Ce furent sans doute les embarras temporels dans lesquels il s'était compromis qui décidèrent Jacques de Lacour à se retirer du gouvernement. Il donna sa démission en 1713. Son successeur fut installé l'année suivante.

 

 

 



[1] Mémoires de Saint-Simon, ann. 1695.

[2] Lettre du cardinal Le Camus.

[3] Relation de la mort de dom Zozime, t. III des Relations.

[4] Rancé, Lettre à l'archevêque de Paris.

[5] V. le jugement critique mais équitable des vies de l'abbé de Rancé, par Marsollier et Maupou. C'est l'ouvrage le plus remarquable de dom François-Armand ; malheureusement il est devenu très rare.

[6] Relation du frère Moïse, t. V des Relations, édit. de 1718.

[7] V. les Relations du frère Antoine, et du frère François, t. V des Relations, édit. de 1755.

[8] Pour ce qui précède et ce qui suit, nous avons consulté la Vita di D. Malachia di Garneyrin, abate de' monaci cisterciensi della Stretta Observanza, della Badia di Buonsulazzo, Scritta da Malachia d'Inguimbert, 1724 ; et la Relation de frère Arsène de Forbin-Janson et de frère Columban Demiannay, t. III et IV des Relations, édit. de 1753.

[9] Malachia d'Inguimbert.

[10] Relation de dom Lenain, t. VI des Relations, ou t. IV, édit. de 1755.