LES TRAPPISTES OU L'ORDRE DE CÎTEAUX AU XIXe SIÈCLE

TOME PREMIER

 

CHAPITRE VII. — Affermissement de la réforme de la Trappe. - Approbations du pape, du roi, et des supérieurs de l'ordre. - Affluence des postulants (1675-1694).

 

 

Après la sentence royale, l'abbé de la Trappe se renferma dans son monastère, résolu de ne retourner jamais à Paris, confirmé dans tous les dégoûts qu'il en avait déjà. Sa conviction fut dès-lors arrêtée, que Dieu rejetait entièrement l'Ordre de Cîteaux, puisqu'il dissipait, par l'anéantissement de la réforme, toutes les espérances que l'on pouvait avoir de son rétablissement. Il lui sembla même que l'Étroite Observance n'était pas seulement éprouvée, mais justement punie de ses infidélités, c'est-à-dire des affaiblissements qu'elle avait ressentis depuis dix ans au milieu de tant d'orages et qu'il serait inutile de ramasser les débris de ce corps mutilé et d'en réparer les ruines. Il faut se retirer chez soi, écrivait-il à l'abbé de Septfonts et à quelques autres Pères de la réforme, se cacher dans la solitude jusqu'à ce que le temps de la colère de Dieu soit passé..... Il faut laisser l'Ordre et l'Observance entre les mains de Dieu, et penser uniquement à faire le bien et à nous sauver dans nos monastères[1]. Telle fut désormais la règle de conduite qu'il s'imposa. Il mit tous ses soins à perfectionner dans sa maison la régularité qu'il avait établie, à l'affermir par ses discours et ses exemples, à la défendre contre la malveillance de ses ennemis, ou les représentations irréfléchies de ses amis, à lui assurer enfin la durée et la perpétuité par les approbations et les droits particuliers qu'il obtint du pape et du roi. On ne le vit plus quitter sa retraite pour le bien général de l'Ordre, paraître au chapitre de Cîteaux, ou intervenir par ses écrits auprès de Louis XIV comme défenseur officiel de la réforme ; mais les religieux, les abbés, qui, selon son sentiment, travaillaient dans le silence et la solitude à faire leur salut et celui de leurs frères, le trouvèrent toujours prêt à les soutenir de ses encouragements, de sa direction, et même de ses sacrifices. Jusqu'à la fin de sa vie il ne cessa pas d'être la lumière de l'ordre monastique.

Le triomphe inattendu, mais décisif, de l'abbé de Cîteaux avait rendu aux adversaires de la Trappe une confiance audacieuse. Il circulait un bruit sinistre, que les singularités de ce monastère déplaisaient à Rome elle-même, et que Rome devait se concerter avec les supérieurs de France pour réduire à des proportions convenables cette pénitence exagérée. La mort ayant enlevé en peu de temps un grand nombre de religieux, ce résultat pouvait être rapporté, par la prudence de la chair, à la rigidité de leur pénitence, et donner aux censeurs une apparence de raison. Le révérend Père comprenant le danger, voulut y opposer une sainte conspiration de zèle et de persévérance. Il fit connaître à ses frères le complot dont ils étaient menacés, gardant toutefois pour lui seul les inquiétudes les plus sérieuses, et ménageant, au milieu même des alarmes, la paix et la sécurité des siens. Il leur représenta que le sort de la Trappe était entre leurs mains, que sa conservation dépendait de leur fidélité, et que s'ils rendaient à Dieu un service qui lui fût agréable, ils triompheraient de l'injustice et de la violence des hommes. Au lieu donc de se laisser abattre humainement par la mort d'un si grand nombre de religieux, ils devaient se conduire par la véritable sagesse, et, suivant l'exemple et les instructions des saints, prendre de nouveaux engagements pour l'observation de la règle. Toute la communauté approuva cette proposition ; en conséquence ils s'assemblèrent extraordinairement au chapitre, le 26 juin 1675. C'était le jour anniversaire de la profession de leur abbé, et pour ainsi dire, de la fondation de la Trappe nouvelle ; ils l'avaient choisi pour le renouvellement de leurs vœux qu'on peut regarder comme une seconde fondation de leur réforme. Après avoir entendu quelques paroles de piété, ils se mirent tous à genoux, et le révérend Père lut en leur nom la protestation qui suit :

Nous religieux de la maison Dieu-Notre-Dame de la Trappe, de l'Étroite Observance de Cîteaux, étant uniquement occupés des pensées des choses éternelles, que le dépérissement de nos santés nous met incessamment devant les yeux, aussi bien que le grand nombre de nos frères que Dieu vient de retirer du monde, et d'appeler à lui par une mort heureuse ; nous voulant préparer à ce grand événement qui ne sera pas moins exact pour les personnes qui ont passé leurs vies dans la solitude des cloîtres que pour ceux qui ont vécu dans le tumulte du monde : nous avons estimé que rien n'y pouvait contribuer davantage que de renouveler les promesses que nous avons faites à Dieu, lorsque nous nous sommes consacrés i son service par les vœux de religion, et d'entrer pleinement dans cet esprit qui a régné d'une manière si sainte et si absolue dans le cœur de nos saints Pères. C'est dans ce sentiment que nous protestons aujourd'hui de garder notre sainte règle dans toute son étendue, avec 'toute l'exactitude qui nous sera possible, et de réparer par une conversation plus religieuse et plus fidèle ce qui se rencontre de défectueux dans nos conduites passées ; d'observer jusqu'au dernier soupir de nos vies toutes les pratiques qui se trouvent établies dans cette maison, que nous reconnaissons conformes à l'esprit, aux statuts primitifs, aux instructions et aux exemples que nos saints instituteurs nous ont laissés, et de résister, par toutes sortes de voies permises et légitimes, à tous ceux qui voudraient, sous quel prétexte que ce pût être, y introduire les moindres relâchements, et en altérer en quoi que ce soit la pénitence et la discipline. C'est dans cette disposition que nous promettons à Dieu d'attendre l'avènement de Jésus-Christ, et c'est par elle que nous espérons trouver miséricorde dans le jour de la colère.

En même temps qu'il ranimait toute l'énergie de ses religieux contre les fautes du relâchement, le révérend Père enlevait aux adversaires de la réforme leur plus fier et plus utile partisan. L'abbé de Tamied, après avoir célébré avec Jean Petit l'avantage que la faveur des princes leur avait donné sur les enfants de Dieu, ne voulut pas retourner à son monastère sans voir cette maison de la Trappe, déjà si célèbre et si considérée, et ce réformateur si influent qu'il se glorifiait d'avoir vaincu. Il venait pour maudire, pour braver, pour chercher les moyens de détruire ; il ne s'attendait pas à l'heureuse défaite que la miséricorde divine lui réservait. La bienveillante hospitalité qu'il reçut du révérend Père l'étonna et commençait à le toucher, lorsque le saint abbé prenant le langage de la liberté chrétienne sans quitter le ton de la charité, lui reprocha le péché qu'il avait commis envers Dieu et l'Étroite Observance ; et lui remettant devant les yeux le bien que la réforme avait produit dans l'Ordre, il lui fit comprendre le mal dont il s'était rendu coupable en procurant la ruine d'une si sainte institution. L'effet de cette vigueur apostolique fut souverain. Le persécuteur sentit son assurance l'abandonner ; cet homme si disert ne put trouver une parole ; il resta muet et immobile dans sa confusion.

Le lendemain on vint rapporter au révérend Père, que l'abbé de Tamied avait passé toute la nuit dans les larmes et dans les gémissements. Il faut bien des larmes, répondit-il, pour effacer un si grand péché ; il n'en saurait trop répandre. Bientôt le converti vint lui-même se jeter aux pieds du généreux adversaire qui lui avait ouvert les yeux. Il demanda pardon de sa faute, et promit de la réparer de toutes ses forces, et par tous les moyens qui seraient en son pouvoir. Il n'avait rien à faire de plus efficace que d'embrasser la réforme, et de donner à sa vie antérieure un éclatant démenti. Un tel changement, loin d'être suspect, ne pouvait que frapper utilement les esprits et les cœurs. Jean Saumon prit donc l'abbé de la Trappe pour guide, lui demanda quelques religieux et ses instructions. De retour à son monastère, il embrassa l'Étroite Observance, et par son exemple entraîna toute sa communauté dans la voie de la perfection. Tamied purifié des anciens désordres s'éleva presque à la même renommée que la Trappe, et reconquit le respect universel. L'abbé réformateur recevait de toutes parts les félicitations qui lui étaient dues, mais il les méritait mieux encore en les repoussant. Ses fautes passées toujours présentes à son cœur ne permettaient à son repentir aucune satisfaction. Quoi que je fasse, disait-il, jamais je ne réparerai le tort que j'ai causé à l'Étroite Observance. Devenu l'objet de la haine des relâchés, poursuivi comme un déserteur et un traître, il acceptait toutes ces peines comme autant d'expiations, et répétait ces paroles de David : Justus es, Domine, et rectum judicium tuum.

La Trappe venait d'être visitée par la mort ; en moins de dix mois sept religieux de chœur avaient succombé (du 20 août 1674 au 7 juin 1675). Quoique certain parti affectât d'en conclure que cette terre dévorait ses habitans, et que la réforme qui s'y observait était impraticable à quiconque n'avait pas fait le sacrifice de sa vie, ce raisonnement des lâches n'arrêtait pas l'œuvre de Dieu, et les vocations ne perdaient rien de leur nombre et de leur constance. De nouvelles professions remplissaient les vides et reformaient les rangs de cette milice immortelle. La Providence continuait à prendre ses élus dans toutes les conditions, dans les fidèles et dans les infidèles. Sur la tombe du frère Malachie, aimable jeune homme qui atteignit en une seule année le prix de la sainteté, dom Bruno Le Digue s'engageait par des vœux solennels à réparer les désordres de sa vie passée. Cet homme avait appartenu d'abord à l'observance du Val-des-Choux, autrefois très sévère, aujourd'hui très relâchée. Il y vivait dans une profanation continuelle, sans aucune connaissance de son état, lorsque quelques cloutes, et surtout la curiosité, le conduisirent à la Trappe. Il n'y parut pas d'abord à son avantage. Le révérend Père l'ayant aperçu dans les cloîtres, fut surpris de voir un homme œ travesti en religieux, qui avait l'air, la démarche, la contenance d'un bandit, d'un goujat d'armée, et qui par tout œ son extérieur démentait la dignité de l'habit qu'il portait. Il fut plus surpris encore quand on vint lui annoncer que l'étranger demandait à lui parler, et exprimait la pensée que cette entrevue ne serait pas tout-à-fait inutile. Il consentit donc à lui rendre visite, et le toucha si bien par ses paroles que le moine déréglé demanda la grâce du noviciat, pour pleurer ses péchés. Jamais promesse ne fut mieux tenue. Dom Bruno repentant entra dans la pratique de toutes les vertus comme si elles lui eussent été familières... et on n'a pas vu en lui une seule faute qu'on ait pu regarder comme volontaire[2]. La même année, un autre Célestin vint se réfugier à la Trappe — frère Bernard, 1675 —, et y fut retenu, selon ses désirs, malgré les réclamations de son général. Ce chef d'ordre disait clairement que si la Trappe continuait à accueillir tous ceux de ses religieux qui voudraient s'y réfugier, la congrégation des Célestins ne pourrait plus subsister ni se réformer. Aussi le révérend Père, ne voulant pas ravir à un supérieur les ressources que Dieu lui avait données pour la pratique du bien, consentit à un accommodement, et tout en gardant le frère Bernard, il promit de ne plus recevoir désormais de Célestins sans la permission du général. Cette concession faite à la charité et à la paix, et surtout à l'espérance qu'un ordre dégénéré allait travailler à devenir meilleur, au lieu de diminuer la prospérité de la Trappe, fut récompensée par de nouvelles faveurs du ciel. Mais de toutes les vocations qui se firent connaître en ce temps, il n'en est pas qui ait dû produire un plus grand effet que celle de l'abbé de Châtillon[3]. Jacques Minguet, le plus ancien religieux de l'Étroite Observance, abbé depuis douze ans, et si considéré que la réforme l'avait choisi pour son représentant auprès du Saint-Siège, résolut, non-seulement d'abdiquer à l'exemple des Étienne et des Serlon, mais encore d'embrasser, à un âge pour lequel la règle adoucit quelques-unes de ses austérités, une pénitence plus sévère que celle dont il avait été le défenseur et l'édification. Il écrivit à l'abbé de la Trappe qu'il était disposé à se mettre entre ses mains comme une cire pour recevoir telle forme et telle figure qu'on voudrait lui donner. Malgré sa vieillesse il garda tous les règlements de la maison sans aucune dispense, et y ajouta même plusieurs mortifications particulières. Il fut le quarante-huitième profès de la Trappe depuis le commencement de la réforme.

Lorsque Dieu manifestait avec tant d'éclat sa protection, le révérend Père et les religieux sentaient de plus en plus le besoin de témoigner leur reconnaissance par un redoublement de piété. Ce fut dans cette pensée qu'ils rétablirent les lectures communes sous les cloîtres ou dans le chapitre (Toussaint, 1675). Il n'y a rien qui soit plus selon la règle, écrivait le révérend Père à un autre abbé, que d'employer tout le temps qui reste après la psalmodie et le travail des mains à une lecture commune qui se doit faire selon l'ancienne pratique dans les cloîtres et dans le chapitre, pourvu que l'on donne aux religieux la liberté d'aller prier dans l'église, selon le mouvement et l'esprit de Dieu[4]. Jusqu'alors les lectures s'étaient faites en particulier dans chaque cellule. Il fut décidé que les cellules serviraient uniquement au repos ; les cloîtres furent remis en bon état, vitrés et lambrissés ; ils ne servirent plus de passage aux hôtes pour entrer dans l'église, mais de rendez-vous à toute la communauté, aux supérieurs et aux simples religieux, aux profès et aux novices, aux vieillards et aux jeunes gens qui s'assemblaient au nom de Jésus-Christ pour adresser en commun leurs prières à son père. La vue seule de cette réunion édifiante confirmait les postulants dans leur vocation.

Ce qui importait le plus maintenant, ce n'était pas de tenter de nouveaux progrès dans la vertu, d'ajouter à la sévérité des pratiques religieuses qu'il avait déjà été si difficile de remettre en honneur. L'abbé de Rancé semble comprendre, à partir de cette époque, qu'il en a fait assez pour son siècle corrompu. Il s'attache principalement à maintenir ce qu'il a établi, à le préserver de la censure et de l'autorité malveillante des supérieurs. Comme il avait refusé la charge de visiteur-général, le nouvel abbé de Prières, Hervé du Tertre, avait été choisi à sa place. Cet abbé, d'ailleurs rempli de bonnes intentions, s'était laissé prévenir contre la Trappe. Il avait cru que le révérend Père était le tyran de ses religieux. Il s'apprêtait à recevoir bien des plaintes et à les admettre avec empressement. Bien plus, et c'est par son propre aveu que nous le savons, il avait l'intention de tenter les Trappistes, de les mettre sur la voie des dénonciations qu'il regardait d'avance comme légitimes, et d'y faire droit en vertu de la supériorité. En un mot il venait pour ouvrir une prison et rendre la liberté à des victimes cloîtrées[5]. Son étonnement fut extrême lorsque, à la parfaite charité qui unissait toute la communauté, il reconnut que le doigt de Dieu était dans la maison. Et aussitôt avec cette joie de l'homme de bien qui trouve la vérité, et lui immole victorieusement ses pensées propres et ses erreurs, il déclara dans sa carte de visite, qu'il n'avait jugé ni à propos ni nécessaire. de faire aucune ordonnance ni régiment, mais d'exhorter ces heureux cénobites à travailler tous les jours de plus en plus à s'avancer dans la perfection par le chemin de la pénitence qu'ils avaient embrassée. Et il voulut leur en laisser la recommandation par écrit, afin, dit-il[6], que ceux qui sont maintenant dans les saintes dispositions où nous les avons trouvés, s'encouragent de plus en plus à s'y affermir, et que ceux qui viendront après, en étant informés, apprennent quels ils doivent être en considérant l'heureux état où nous avons trouvé ceux que sa divine providence a choisis pour être les réformateurs et restaurateurs d'une aussi déplorable et misérable maison qu'était celle-ci, tant au spirituel qu'au temporel, avant que la réforme et Etroite Observance de notre sainte règle y eût été établie comme elle est à présent depuis quatorze à quinze ans par la vigilance et le travail continuel du révérend abbé.

Cette carte de visite qui fut renouvelée deux ans après dans les mêmes termes par le même abbé, était la première approbation que la réforme particulière de la Trappe eût encore reçue de l'autorité. L'avantage était grand, mais il ne suffisait pas. La régularité d'un monastère, la conservation de la discipline, dépend en grande partie de la régularité et de l'esprit de mortification du supérieur. Or, à quel supérieur la Trappe retournerait-elle un jour ? Le roi avait bien permis à l'abbé de Rancé de la tenir en règle, mais par un privilège personnel qui n'ôtait pas à l'autorité royale le droit de la faire retomber, après lui, en commende. Dans les abbayes commendataires, l'abbé n'ayant d'autre droit que celui de percevoir, à son profit, une partie des revenus, le gouvernement des moines appartenait au prieur, et le prieur était nommé par le premier père de la filiation. Ainsi, la Trappe retournant en commende, la nomination du prieur appartenait à l'abbé de Clairvaux, à un premier père relâché, qui pouvait ne pas faire un choix très favorable à la réforme. L'abbé de la Trappe, sans cesse tenu en présence de la mort par des infirmités continuelles et exténuantes, s'occupa de régler l'avenir (1677). Quoiqu'il remît docilement entre les mains de Dieu le sort de sa maison, il aurait craint de tenter la Providence en négligeant les précautions que la prudence chrétienne conseille. Il sollicita le droit, pour ses religieux, d'élire eux-mêmes le prieur qui devait les gouverner, au cas que l'abbaye fût livrée plus tard à un séculier. Il s'adressa directement au Saint-Siège, alors occupé par le grand Innocent XI. Ce pontife, si célèbre par la rigidité de ses vertus et la fermeté de son caractère, ne pouvait pas ne pas aimer la discipline rigoureuse de la Trappe et l'énergique constance de son abbé. Il donna un bref, le 2 août 1677, qui autorisait l'élection du prieur. Le roi, de son côté, se montra favorable ; comme ce bref ne paraissait porter aucune atteinte aux droits et à l'éclat de sa couronne, il en ordonna, sans hésitation, l'enregistrement au grand-conseil.

Toutefois, le révérend Père ne s'arrêta pas là. En adressant au souverain Pontife ses actions de grâces, il fit une seconde demande plus explicite, plus complète que la première, qui déterminait les points essentiels et prévenait toute contestation. Il priait le Saint Père d'ordonner :

1° Qu'en quelque manière que l'abbaye retournât en commende, soit par la mort, soit par la démission de celui qui en serait pour lors abbé régulier, les religieux jouissent de la faculté que Sa Sainteté leur accorde d'élire un prieur ;

2° Que le prieur qui serait élu n'aurait l'autorité que pour trois années, lesquelles, étant expirées, on procéderait à une nouvelle élection ;

3° Que celui qui aurait eu la charge de prieur pourrait y être continué autant de fois que les religieux le trouveraient à propos, pour le bien du monastère ;

4° Que le prieur aurait pouvoir de recevoir des religieux à profession pour le monastère, autant qu'il serait nécessaire pour y maintenir la régularité et la discipline ;

5° Que celui qui se trouverait en charge après la mort ou la démission de l'abbé régulier, présiderait à la première élection, et le sous-prieur dans l'élection suivante.

Telle était la considération dont l'abbé de la Trappe jouissait à Rome, telle était aussi l'équité d'Innocent XI, qu'il suffit d'une lettre et d'un mémorial, tous deux adressés à Sa Sainteté, pour obtenir ces conditions importantes. Le pape n'attendit pas la recommandation des cardinaux ou des prélats, des rois ou des ambassadeurs : c'était un de ces nobles cœurs, auprès desquels la justice se recommande par elle-même. Par un second bref du 23 mai 1678, il accorda les cinq articles qui devaient garantir à la Trappe la liberté de servir Dieu. Il voulut même joindre à cet acte officiel une déclaration explicite et affectueuse d'estime et d'approbation. Par son ordre, le cardinal Cibo écrivit au révérend Père que Sa Sainteté louait et approuvait les constitutions qu'il avait établies à l'imitation de ses pères, et qu'elle avait la confiance que cette pratique de la vertu parfaite et de l'abstinence, serait un grand bien pour l'ordre, pour la France entière, et l'ornement du siècle[7]. L'abbé Favoriti, prélat en cour de Rome, lui écrivit également pour lui faire connaître combien les intentions du pape étaient favorables à la conservation de son monastère. Le roi montra encore la même bienveillance que le Saint-Siège, et le second bref fut enregistré aussi promptement que le premier (24 juillet 1678).

Approuvé, justifié par l'autorité souveraine du pape, le réformateur de la Trappe avait le droit de mépriser désormais les mauvais desseins et les ordonnances de ses adversaires ; mais il ne s'endormait pas dans une confiance imprévoyante et inactive. Rien de ce qui pouvait nuire ou profiter au maintien de la discipline ne lui était indifférent. Quoique les deux brefs du Saint-Siège eussent d'avance détruit l'effet du retour des commendataires, il comprenait bien qu'il serait encore plus utile et plus prudent de mettre l'abbaye en règle. Ses amis, tous les amis de la vertu, le désiraient comme lui, et le pressaient de faire les démarches nécessaires. Rome était bien disposée, mais les intérêts du pouvoir temporel ne s'accordaient pas toujours avec les intérêts de Rome et de la religion. On fit savoir au révérend Père que le roi consentirait volontiers à mettre la Trappe en règle, pourvu qu'une autre abbaye tombât de règle en commende. Ainsi, les spoliateurs de l'Église ne voulaient rien perdre de leur butin. Ne leur parlez pas de restitution ; tout ce qu'ils pourront accorder jamais, ce sera un échange, œil pour œil, monastère pour monastère. Le génie du désordre laissait déplacer, mais non rétrécir son empire ; s'il reculait d'un côté, c'était pour avancer de l'autre. A cette proposition si peu chrétienne, le révérend Père répondit par le refus de tout avantage nuisible au prochain, et par l'abnégation la plus complète de l'esprit de corps qui est aussi un égoïsme. Il écrivit à Pélisson : Ce serait assurément un bien de maintenir en règle notre abbaye, mais ce serait un mal à moi d'en vouloir mettre une autre en commende, et de la tirer pour cela de son état originaire et naturel. Et comme il n'est pas permis de faire un mal, quelque petit qu'il puisse être, même pour un grand bien, et que les biens auxquels nous ne saurions arriver par des moyens tout-à-fait légitimes, ne sont pas ceux que Dieu demande de nous, je vous confesse, monsieur, que je ne puis me résoudre de suivre l'expédient ni de passer par dessus mes maximes ordinaires, quelque intérêt que j'aie de m'en dispenser en cette occasion... Je vous assure, monsieur, que quand on considère les choses avec attention, et qu'on se donne le loisir de les mettre auprès des véritables règles, il y en a moins de permises qu'on ne croit. Saint Antoine avait raison de dire que le monde était couvert de lacets et de pièges. Il est très vrai que l'on ne sort jamais de sa place que l'on ne coure fortune de mettre le pied à faux, et bienheureux sont ceux qui n'ont aucun sujet de changer la situation dans laquelle Dieu les amis.

Puisque la Trappe était toujours menacée de retomber en commende, le révérend Père ajouta aux précautions précédentes une nouvelle garantie de stabilité. Après avoir assuré à. ses religieux un chef intérieur digne de les gouverner, il voulut les préserver même de la vue de l'étranger qui leur serait quelque jour imposé pour chef nominal. Le commendataire devait avoir un logis dans son abbaye, un lieu d'habitation sur sa ferme. Libre de tout engagement monastique, il pouvait y mener à son gré la vie du monde, recevoir ses amis comme dans un château, y établir son receveur avec sa famille, ainsi que nous l'avons vu au temps de la décadence. Aucun de ces droits, de ces abus n'était conciliable avec la solitude et le recueillement où le moine doit se renfermer. Si le commendataire venait encore installer sa maison dans les bâtiments du monastère, que d'irrégularités dans les lieux saints, que de distractions, que de tentations peut-être sa présence, ses habitudes, son ignorance des usages apporteraient dans le cloître ! Pour détourner ces funestes conséquences, le révérend Père fit élever assez loin du monastère même, hors de la clôture de la grande cour, un bâtiment spacieux qui existe encore et qui sert d'hôtellerie. Toutes les fenêtres en sont tournées vers la campagne ou sur une petite cour, et l'isolent complètement de l'habitation des religieux. Ceux qui l'occupent ne peuvent ni voir la communauté ni en être vus. Tel fut le logis abbatial que l'abbé légitime destina au séculier qu'il redoutait pour successeur. Grâce à cette heureuse transaction, chacun pourrait vivre chez soi, le commendataire sans exciter les plaintes ou les scrupules des religieux, et la communauté gouvernée par le prieur, sans rien connaître, sans rien entendre du tumulte ou du laisser-aller des mœurs mondaines. On admira cette prévoyance du révérend Père, et le roi lui-même lui donna des éloges.

Il semble que les brefs du pape ayant été enregistrés par le roi, cet accord des deux puissances ne devait permettre aucune inquiétude aux Trappistes sur l'exécution. Cependant, il restait encore à vaincre la résistance des supérieurs directs, et leur droit de chicane qui, d'appel en appel, perpétuait tous les procès, en les portant indéfiniment du pape au roi, du roi au pape. L'abbé de Clairvaux ne consentit pas sans peine à reconnaître un bref qui lui retirait la nomination di' prieur de la Trappe. Il se sentait personnellement attaqué par la juste défiance qui avait sollicité cette mesure. En 1683, il refusait encore d'abandonner ses prétentions ; pour l'y décider enfin, le révérend Père lui proposa une condition qui levait toutes les difficultés : Si jamais notre maison vient à se relâcher dans les points qui sont essentiels : savoir dans la séparation des gens du monde, dans le silence exact entre les frères, dans le travail des mains, dans les couches dures, et dans la nourriture ; c'est-à-dire, si les religieux venaient à user du beurre, manger du poisson et même des œufs, hors le cas de nécessité et de l'impuissance, nous voulons bien être privés du pouvoir que Sa Sainteté nous a accordé d'élire un prieur, et des autres grâces qu'elle y a attachées... Et pour dire le vrai, dès que nos frères se sépareront de la discipline et de la régularité qu'il a plu à Dieu d'établir dans ce monastère, ils mériteront de tomber dans le désordre et dans la confusion. L'abbé de Clairvaux, Dom Pierre Bouchu, n'était pas un ennemi opiniâtre du bien ; quoiqu'il ne pratiquât pas la réforme, il ne pouvait s'empêcher d'estimer les réformés, et en particulier l'abbé de la Trappe. Il fut touché d'une foi si vive, d'une fidélité si sévère, et par un acte du 27 avril 1683 il consentit à l'exécution des deux brefs selon leur forme et teneur, ajoutant que ce serait pour tant et si  longtemps que durerait l'Etroite Observance dans la séparation des gens du monde, le silence exact entre les frères, le travail des mains, les abstinences et les mortifications régulières, comme elles se pratiquaient dans ladite abbaye, avec édification, à la plus grande gloire de Dieu.

L'année suivante (1684), une autre contradiction menaça l'ouvrage du réformateur. Il se tint une assemblée des abbés de l'ordre au collège des Bernardins. On devait y proposer des mesures tendant à rétablir l'uniformité, en vertu desquelles la Trappe, Orval, Septfonts, Châtillon, ne pourraient plus dépasser ce qui se pratiquait dans le reste de l'Étroite Observance. Ainsi, la lumière offusquant les yeux malades, la jalousie entretenant la haine et l'esprit de destruction, il fallait que la vie des parfaits solitaires ne fût qu'une longue et persévérante défense. L'abbé de la Trappe ne manqua pas à ce nouveau combat, mais il ne crut pas devoir pour cela paraître à l'assemblée. Son absence même, en témoignant de sa confiance dans la justice de sa cause, pouvait donner plus de force aux réclamations qu'il fit présenter. Il connaissait l'abbé d'Orval dont le zèle s'animait par les obstacles, il le chargea d'être son interprète. La déclaration qu'il fit ainsi transmettre annonçait une volonté inflexible et indomptable à l'injustice. Elle contenait en substance qu'il avait pour tous ses supérieurs une soumission profonde, pourvu qu'ils ne désirassent rien de lui qui fût contre sa conscience et contre la fidélité qu'il devait à Dieu ; que ce qui se pratiquait à la Trappe était approuvé du Saint-Siège par deux brefs confirmés par le roi, que les visiteurs avaient estimé que la vie de la Trappe était conforme à la règle et aux exemples des anciens Pères ; que s'il avait cru ne pas mener une vie plus exacte ni plus pénitente que celle qui s'observait communément dans l'Etroite Observance, il n'aurait jamais eu la pensée d'y entrer. Nos supérieurs, disait-il, peuvent bien nous élever, mais pour nous abaisser, ils ne le sauraient faire en conscience. Nous serions bien indignes de la grâce que Dieu nous a faite si nous nous rendions à une proposition si déraisonnable et si injuste. Les hommes n'ont pas le droit de nous séparer de ce que nous avons promis à Dieu. Il est le premier objet de notre obéissance, et il ne nous a point soumis aux hommes au préjudice de ce que nous lui devons. L'abbé d'Orval, soutenu par de tels arguments, repoussa avec succès une tentative qui l'avait d'abord alarmé, et la proposition de relâchement n'eut pas de suite. Bientôt, l'abbé de Val-Richer, nouveau visiteur, étant venu à la Trappe (1685), ne trouva rien à reprendre, et jugea inutile de faire aucune ordonnance ; admirant au contraire ce qu'il avait vu, les mérites et le bonheur des frères, le calme religieux et la prospérité du monastère, il demanda un état exact du spirituel et du temporel de la maison, pour le communiquer au chapitre général. Enfin la mort de Jean Petit, et l'élévation de Nicolas Larcher à la dignité d'abbé de Cîteaux, mirent fin aux persécutions des supérieurs majeurs (1686).

Pendant que la Trappe triomphait péniblement de la résistance des supérieurs relâchés, elle avait à se défendre contre une imputation grave qui, personnelle en apparence au révérend Père, intéressait également toute la communauté. D'autres ennemis, excités peut-être par les premiers, faisaient peser sur le réformateur une accusation de jansénisme, qu'il eût suffi de prouver pour compromettre, auprès du Saint-Siège et du roi, l'existence des moines, par les erreurs de l'abbé. Plusieurs raisons spécieuses semblaient fortifier les soupçons. L'ancienne liaison de M. de Rancé avec le docteur Arnaud dont il honorait la science, et avec les évêques d'Aleth et de Pamiers qui avaient décidé sa conversion, faisait dire qu'il partageait la doctrine de ses amis ; en même temps sa réforme renouvelée de saint Bernard, dans un siècle qui ne connaissait plus saint Bernard, paraissait procéder du rigorisme hérétique des nouveaux sectaires. Quoiqu'il eût adhéré aux constitutions d'Innocent X et d'Alexandre VII, et signé le formulaire exigé des catholiques, on affectait de croire qu'il avait secrètement changé de sentiment à l'exemple de Nicolas Pavillon dont la rétractation déplorable avait affligé l'Église de France. Cette audacieuse calomnie prenant des forces et pénétrant à la cour, suscita à l'abbé de la Trappe des embarras qui durèrent plus de six ans (1678-1684). Le maréchal de Bellefonds, son ami, l'avertit du danger, et le pressa vivement de le conjurer par une déclaration authentique. L'humble solitaire, résigné à la calomnie, refusait d'abord de rompre le silence pour sa propre justification, disant qu'il ne devait compte de sa foi qu'à ses supérieurs, et priant ses amis de le défendre mieux qu'il ne pouvait le faire lui-même, par un simple exposé de ce qu'ils avaient vu et entendu, et par la gravité de leur témoignage et de leur caractère.

Cependant le maréchal de Bellefonds revint à la charge, et l'abbé de la Trappe consentit à lui adresser, sous forme de lettre, une exposition de sa foi, avec la liberté de la rendre publique s'il le jugeait convenable (1678). Il commençait par déclarer qu'il n'était d'aucun autre parti que de celui de Jésus-Christ et de son Eglise ; qu'il se soumettait à ceux que Dieu lui avait donnés pour supérieurs et pour Pères, c'est-à-dire au pape et à son évêque ; qu'après avoir signé le formulaire sans restriction, il avait écarté de sa communauté toute connaissance des querelles qui troublaient l'Église, et que le calme avait régné dans son désert pendant que le monde était dans l'agitation. La doctrine de la grâce et le rigorisme de la morale, tels étaient les deux objets du débat. Il répondait, sur le premier, que si on désirait connaître quelles étaient ses opinions, il n'en avait jamais eu de particulières, et qu'il avait toujours suivi celles de saint Thomas. Il répondait, sur le second, qu'il faisait profession publique de s'attacher uniquement à la doctrine que Jésus-Christ a enseignée dans son Évangile, eu la manière que les saints Pères qui sont ses interprètes, l'ont expliquée. Il se déclarait convaincu que, s'il faut se garantir des opinions excessives, et ne pas porter les choses à un point où personne ne puisse atteindre, il n'est pas moins dangereux d'élargir les chemins au-delà des bornes que Jésus-Christ leur a prescrites, de donner le nom de bien à ce qui est mal, d'entrer dans des condescendances molles, de flatter les pécheurs dans leurs iniquités, et de mettre, comme dit le prophète, des coussins sous leurs coudes au lieu de couvrir leur tête du sac et de la cendre.

Cette lettre remua fortement les esprits, et déconcerta bien des opinions formées et tenaces. Les Jansénistes reprochaient à l'abbé de la Trappe de ne pas soutenir la cause d'Arnaud, son ancien ami ; quelques-uns l'excusaient de ce qu'ils appelaient une faiblesse par une nécessité de position. Une princesse disait dans ce sens : vœ nutrientibus, malheur à ceux qui ont des enfants à nourrir, donnant à entendre que s'il n'avait pas eu sa maison à conserver, il aurait embrassé plus énergiquement leur parti. Les calomniateurs de leur côté confondus par une déclaration si explicite de docilité à l'Eglise, ne reculaient pas devant une nouvelle calomnie, et accusaient l'abbé de la Trappe d'avoir déguisé ses sentiments. Quelques-uns demandaient au moins qu'il déclarât qu'il avait lu les propositions dans Jansénius, d'autres qu'il reconnût l'utilité des ouvrages des casuistes. Ses défenseurs, enfin, rapprochant ses actes, l'adhésion au formulaire et la lettre au maréchal de Bellefonds, soutenaient avec avantage que sa foi n'avait jamais varié, et qu'il était resté pur des changements de ses anciens amis. Ces débats se prolongèrent assez pour rendre nécessaire une nouvelle déclaration. L'abbé de la Trappe la donna en 1684 ; c'est une pièce fort importante dont nous extrairons quelques passages.

Je déclare que j'ai signé simplement les constitutions des Papes touchant la condamnation du livre de Jansénius, sans distinguer ni séparer les matières, et j'ai cru, et je crois encore, que les propositions qu'ils ont condamnées sont dans les ouvrages de cet auteur et dans son sens, non pas pour le savoir par expérience, ni pour les avoir vues de mes propres yeux — comme on prétend que je doive le dire —, puisque je n'ai jamais lu les ouvrages de cet auteur, mais parce que les souverains pontifes l'ont défini de la sorte, et que j'estime que le chef de l'Église reçoit de la part de Dieu une assistance, une lumière et une particulière protection, non-seulement dans la décision des dogmes, mais encore dans les choses qui ont rapport à l'édification de la foi, et qui concernent la direction des peuples et le gouvernement de l'Église.

Secondement, je n'ai jamais eu la pensée de condamner les opinions, touchant la grâce, qui sont contraires à celles de saint Thomas, et je n'ai garde de croire que ceux qui les tiennent ne soient pas en sûreté de conscience, puisqu'on les soutient dans les écoles de théologie, et que l'Église veut bien qu'on les enseigne.

Troisièmement, pour ce qui regarde les casuistes, je ne puis pas dire — comme on témoigne le désirer — que je les crois utiles à l'Église, étant aussi persuadé que je le suis, qu'ils lui ont fait de très grands maux, et que plusieurs d'entre eux, par des subtilités métaphysiques, de faux raisonnements, et des inventions purement humaines, ont rendu soutenables quantité d'opinions contraires à la pureté des murs et aux vérités évangéliques. Ils ont appris aux hommes des dérèglements qu'ils ne connaissaient pas ; ils ont trouvé le secret d'étouffer les remords des consciences, et ont donné des expédients de violer sans scrupule et sans crainte les lois les plus saintes de la nature et de la religion...

Au reste, ce n'est ni mon goût, comme on le prétend, ni mon loisir, ni ma capacité — car je n'en ai point —, qui m'a fait dire que les directeurs doivent chercher dans l'Évangile de Jésus-Christ les règles de la conduite : mais la conviction dans laquelle je suis, que c'est une obligation principale à tous ceux qui sont engagés dans le soin des âmes, de s'appliquer par-dessus toutes choses à la lecture et à la méditation des saintes Écritures... Si les pasteurs en faisaient ordinairement leur étude, et s'ils y joignaient la lecture des Pères, ils y trouveraient un fonds d'instruction, de lumière et de piété qui leur donnerait l'intelligence et l'ouverture dont ils auraient besoin pour l'exercice de leur charge... et pour ce qui est des cas difficiles et extraordinaires, ils auraient recours à leurs évêques ou aux docteurs catholiques et approuvés de l'Église...

Des paroles aussi énergiques, aussi précises, ne donnaient plus de prise aux subtilités malveillantes ; elles mirent fin aux accusations sérieuses. On dut savoir désormais que l'abbé de la Trappe était le fils docile du Saint-Siège, et qu'également éloigné du rigorisme et du relâchement dans la morale, il ne serait ni le partisan des hérétiques, ni le défenseur aveugle de toutes les opinions de leurs adversaires. Le nom de Jansénisme sera bien encore reproduit contre sa doctrine, mais sous la plume d'obscurs pamphlétaires, indignes et incapables d'obtenir aucun crédit ; et la calomnie, confondue d'avance, n'obtiendra pas même les honneurs de la réfutation. Il n'appartenait ni au> relâchés de Cîteaux, ni aux ennemis du dehors, de ruiner la réforme de la Trappe par les artifices d'un faux zèle, ou d'armer la puissance temporelle contre une œuvre protégée de Dieu.

L'opposition des ennemis n'est pas toujours la plus difficile à repousser. La guerre ouverte, par la franchise de l'attaque, par la manifestation de ses desseins, laisse au moins à la défense la liberté de ses coups, et à la victoire la force irrévocable de ses arrêts. Mais l'opposition des amis exige des ménagements qui la prolongent ; comme elle se recommande par ses bonnes intentions, il faut subir ses avis, et quelquefois en tenir compte ; comme on la repousse doucement, elle ne se croit jamais vaincue, et devient, par des instances réitérées, la tyrannie de la bienveillance. Depuis dix ans, le révérend Père n'avait pas moins à lutter contre ses amis que contre ses ennemis. Si les derniers le combattaient par haine, les premiers le contrariaient par leurs conseils, le pressant d'adoucir la pénitence de son monastère pour encourager les vocations, et de mutiler son œuvre pour la conserver. Ce fut l'évêque de Pamiers qui commença. Il visita la Trappe (1676) avec un docteur de Sorbonne, et l'un et l'autre supplièrent l'abbé d'adoucir ce qu'il avait établi pour le travail, pour les humiliations, et surtout pour la nourriture, qu'ils trouvaient insuffisante à une vie si laborieuse ; ils allèrent même jusqu'à le railler de ce qu'il laissait dessécher les étangs, dans la crainte, sans doute, que le désir de manger du poisson ne vînt aux religieux. Il est vrai que l'évêque de Pamiers n'insista pas contre des réponses dont il reconnut la sagesse : il voulait même se faire Trappiste, et il n'abandonna ce projet que sur les représentations de celui qui en eût retiré une grande utilité et une gloire nouvelle. Mais il n'était pas le seul dans le royaume qui redoutât les effets de la mortification. Un autre prélat, d'une vertu éminente, fit parvenir au réformateur, toujours dans son intérêt, des représentations du même genre. Il fallut lui répondre qu'il considérait comme extraordinaire ce qui n'avait rien que de très commun, et qu'il condamnait comme un excès ce qui était fort au-dessous de l'austérité que les fondateurs de l'ordre avaient enseignée à leurs descendants, et que les religieux de la Trappe, loin d'être contents d'eux-mêmes, trouvaient dans leurs œuvres de perpétuels sujets de s'humilier et de se confondre... C'en était assez pour faire connaître qu'ils étaient bien éloignés de vouloir rendre leur vie plus douce. La fermeté de cette déclaration n'empêcha pas un troisième évêque d'accueillir les discours de quelques personnes pieuses, et de s'en faire l'interprète (octobre 1681) ; et cependant ce prélat unissait aux fatigues de l'épiscopat les austérités de la vie religieuse : imitateur des Basile et des Chrysostome, il édifiait et honorait l'Église de France par une sainteté antique[8]. Sa lettre est pleine de petits détails, de conseils minutieux pour tous les jours de l'année ; il dit : La quantité des aliments que vous donnez à vos religieux contribue plus que toute autre chose à les rendre malades. Votre chant, votre travail, votre air humide et aquatique, épuisent les corps, sans parler de la solitude, du silence, et de la discipline. J'ai toujours cru qu'un demi-setier de vin servirait à soutenir leur estomac, au lieu que vos cidres l'affaiblissent et le relâchent. De même, une couple d'œufs à dîner, avec une portion de légumes, réchaufferait des poitrines languissantes ; et comme le repas est loin du coucher, cela ne peut produire les mauvais effets que l'on pourrait appréhender de ces aliments. Quand, au jour de votre saint, et aux quatre bonnes fêtes de l'année, vous donneriez de petits poissons à toute votre communauté, vous ne feriez rien qu'on ne fît dans les commencements de votre ordre et de celui des Chartreux ; et ces petites choses, qui ne paraissent rien, et qui ne peuvent causer ni intempérance ni relâchement, sont d'un secours merveilleux pour égayer l'esprit, ranimer le corps, et encourager à aller dans la voie de la pénitence avec plus de zèle et de ferveur. A ces observations, relatives à la règle, il joignait quelques avis personnels au révérend Père, et à une prétendue sévérité dont on parlait beaucoup, l'invitait à prendre un langage et des formes plus affectueuses, et à ménager quelquefois la faiblesse et la sensibilité de ses inférieurs.

Le révérend Père respectait trop le prélat pour ne pas lui répondre. Tout en réfutant les plaintes qui tombaient sur son administration, il se reconnut très imparfait et très incapable, et promit de recevoir avec une soumission profonde, pour sa propre correction, les avis qui partaient d'un esprit plein de lumières. Quant à la règle même, il déclara qu'il n'y pouvait rien changer ; la charité s'y opposait : adopter une vie plus commode et plus agréable, c'était ravir aux pauvres le pain quotidien que le jeûne religieux leur réservait. L'existence même de la Trappe y était intéressée ; car les deux brefs de Rome, supposant la pratique persévérante de l'austérité contre laquelle on réclamait, il n'était pas possible de la modérer sans perdre les grâces accordées par le Saint-Siège.

Le bon évêque resta convaincu. Mais la tentation se représenta plus forte en 1686. Ennemis et amis s'entendaient pour harceler de raisons spécieuses le zèle et la fidélité. Jusqu'alors l'intérêt de la censure s'était porté uniquement sur les religieux de chœur, dont la pénitence touchait plus particulièrement la haute ou la moyenne société, et ceux qui gouvernaient l'ordre de Cîteaux. Les frères convers eurent enfin leur tour. On découvrit à leur insu que l'austérité dans laquelle ils vivaient était trop grande, la privation de soulagements trop stricte, qu'il était à craindre que la nature ne s'en trouvât accablée, que le silence extrême pouvait les jeter dans un état dangereux, qu'une violence si continue les exposait à des mécontentements, et que le murmure leur ôterait le mérite qu'ils auraient pu tirer d'une vie plus modérée. Au milieu de ces attaques, le révérend Père avait besoin de rassembler toute son énergie et de ranimer sa conviction : Loin d'avoir rien à retrancher, disait-il, nous sommes encore fort au-dessous de la règle ; nous sommes des gourmands auprès de ceux qui nous ont précédés, et des lâches dans nos travaux et dans tous les exercices auprès de ces premiers hommes. Il faut travailler désormais à une fidèle observation de la règle ; il faut resserrer les nœuds de la vie pour réparer la langueur et la faiblesse du passé... Je ne saurais m'imaginer qu'une observance qui s'affaiblit dans la pensée de durer davantage, et qui témoigne par cette précaution qu'elle n'a point en Jésus-Christ toute la confiance qu'elle y doit avoir, ne se rende indigne d'en obtenir cette protection qui lui est nécessaire, et sans laquelle elle n'aura jamais ce qu'elle désire... Ces sortes de relâchements et de mitigations n'ont jamais le succès qu'on en espère, soit que l'esprit de Dieu s'en retire, soit que le démon attaque avec plus de violence ceux qui sont moins en état de se défendre... Mon cœur ne me dit rien, sinon ces quatre paroles des Macchabées : Moriamur in simplicitate nostra... Nos amis, qui nous conseillent autre chose, quelque mérite qu'ils aient d'ailleurs, ne considèrent pas assez ce que demande l'engagement d'un solitaire. Ceux qui sont des saints dans les autres emplois de l'Église peuvent avoir des idées fort éloignées de celles qui conviennent aux religieux... Si les saints s'étaient conduits par de telles considérations, ils ne nous auraient pas laissé tous ces monuments si illustres de ce que l'amour de Dieu leur a fait entreprendre, leur vie serait ensevelie dans les ténèbres et dans l'oubli ; l'Église ne nous proposerait pas, comme elle fait, ces grands exemples qui sont à présent son ornement et sa gloire[9].

Il fit encore une fois trancher la question par sa communauté, et condamner le relâchement par ceux mêmes à qui la séduction était offerte. Les religieux de chœur commencèrent. Comprenant combien il leur était utile de s'engager de plus en plus dans les liens sacrés du Seigneur, ils renouvelèrent encore une fois leurs vœux le jour de Noël (1686) ; et pour donner à cet acte une authenticité plus significative, ils voulurent y apposer tous leurs signatures. Les convers n'avaient pas pris de part à cette solennité : ils furent appelés le second dimanche après l'Épiphanie (1687) à la conférence des religieux. Là il leur fut donné connaissance de ce qui se débitait dans le monde à leur sujet, puis le révérend Père ajouta : Je sais, mes frères, qu'il faut que l'offrande, pour plaire à Dieu, soit volontaire, et qu'elle parte d'une disposition du cœur qui soit pure. Je ne voudrais pas, pour rien au monde, désirer de vous quelque chose qui excédât vos forces ou vos intentions, ni vous obliger à des peines et à des travaux qui vous nuiraient beaucoup plus qu'ils ne vous seraient utiles. Ainsi, je vous ai fait appeler afin d'apprendre vos sentiments de vos propres bouches. Je vous exhorte seulement à dire vos dispositions présentes avec beaucoup de sincérité ; car vous parlez devant Dieu, et vous ne sauriez, sans l'offenser et sans lui déplaire, après l'ordre que je vous en donne, nous dire autre chose que ce que vous pensez. C'était là sans doute une expérience décisive. Sommés, au nom de Dieu, de révéler leurs plus intimes sentiments, et laissés maîtres de leur avenir, les bons frères convers pouvaient sans scrupule demander quelque mitigation. Mais tous, à l'exception d'un seul, déclarèrent simplement que s'il fallait modifier leur pénitence, c'était pour l'augmenter et la mettre en rapport avec leurs péchés. Le père abbé reprit : Je vois bien, mes frères, que vous n'auriez pas de peine à souscrire à tout ce que vous venez de déclarer, et à renouveler devant Dieu les promesses que vous lui avez faites. Et aussitôt ils se levèrent et témoignèrent unanimement qu'ils étaient prêts à renouveler leurs vœux. Le révérend Père leur promit de satisfaire leurs désirs, et désigna pour cette touchante cérémonie la fête de la Purification, qui approchait. Ce fut dans la maison un jour de joie et de ferveur nouvelle qui ne devait plus laisser d'espérance aux censeurs de la Trappe[10].

A partir de ce moment le sort de la Trappe fut véritablement fixé. Les contradictions qu'elle éprouva encore ne furent que de basses injures, de plats libelles contre la personne de l'abbé, des calomnies si grossières qu'elles se réfutaient d'elles-mêmes. On essaya plus d'une fois de représenter la Trappe comme le rendez-vous des ennemis de la royauté ; le grand nombre de curieux de toutes les provinces et de tous les pays qui venaient la visiter donna lieu de dire qu'elle recevait des hommes suspects. Le marquis de Seignelay fut même chargé par le roi de prendre des informations à cet égard, et le révérend Père dut lui envoyer un mémoire des séculiers et des convers qui étaient dans la maison, de leur pays, de leurs mœurs, de leurs emplois (1688). Le roi fut satisfait de sa conduite et persuadé de sa fidélité[11]. En 1690 un religieux d'une autre observance, après avoir instamment sollicité son admission, partit tout-à-coup, et publia, pour explication de ce changement, un écrit détestable où il accumulait les plus étranges accusations. A l'entendre, l'abbé de la Trappe était un supérieur mondain et impitoyable, sans esprit de pénitence et de retraite, qui accablait ses frères de mortifications qu'il ne partageait pas, un ennemi de l'orthodoxie qui communiquait avec les hérétiques, et mettait aux mains de ses religieux des livres condamnés par l'Église ; c'était, enfin, un sujet indocile qui ne tenait aucun compte des ordonnances du roi ni de celles de Louis XIII, d'heureuse mémoire. Et tandis qu'il lançait dans le monde cet ouvrage de la haine et du mensonge, le calomniateur, contrefaisant son écriture, mandait au révérend Père, sous le pseudonyme d'une servante de grande dame, que ses ennemis le dénonçaient au roi et à Louvois comme criminel d'État ; qu'une lettre de cachet était prête, qu'il allait être enlevé de son abbaye, et sa communauté dispersée comme le fut Port-Royal. Ces odieuses manœuvres firent quelque bruit ; le roi parut même y donner quelque importance, en invitant l'abbé de la Trappe à se justifier ; mais il ne voulait que mieux confondre le calomniateur par l'évidence de l'imposture. Le mémoire de justification fut digne du noble accusé. L'abbé de la Trappe livrait sa personne, à l'exemple de Jésus-Christ, aux passions de son ennemi, et se déclarait encore plus irrégulier, plus dissipé, plus impénitent que le libelle ne l'avait fait. Mais il vengeait la pureté de sa foi par des raisons tellement solides qu'elles ne laissaient rien à la réplique. Le roi n'en demanda pas davantage. Louvois, prémuni par son frère l'archevêque de Reims contre les intrigues dont on voulait le circonvenir, déclara qu'il ne se mêlait pas de ces sortes d'affaires, et conseilla aux supérieurs du coupable de le reléguer à cent lieues et de le mettre in pace. Le coupable lui-même, honteux de son isolement, écrivit au révérend Père pour lui demander pardon, et fit une rétractation publique.

Ceux qui essayèrent de soulever de nouveau, contre la Trappe, l'autorité de l'abbé de Cîteaux, ne réussirent pas mieux que les flatteurs de l'autorité royale. Le temps du mauvais vouloir était passé. Nicolas Larcher, nouveau général de l'ordre, ne ressemblait en rien aux Vaussin et aux Petit. Après avoir été contraint de dénoncer et de flétrir, dans ces deux abbés, tant d'actes opposés à la sainteté de leur caractère, qu'il nous est doux de rencontrer enfin, sur le siège de saint Étienne, un successeur plus digne de ce bel héritage ! Larcher n'était pas un de ces héros de la pénitence qui changent les temps, comme saint Bernard ou l'abbé de la Trappe, mais c'était un homme d'honneur, instruit de ses devoirs et déterminé à les remplir. Il vit le bien, il l'approuva, et il ne suivit pas la route du mal. Le bref d'Alexandre VII, négligé par ses prédécesseurs, devint, sous son règne, la loi de la commune Observance. Il le pratiqua le premier avec une exactitude exemplaire. Pauvrement vêtu, il ne portait même les insignes de sa dignité que dans les grandes cérémonies, et il se serait débarrassé de son carrosse, si le Père de La Chaise ne l'en eût dissuadé. Il renvoya du moins les valets de chambre, les médecins à gage, les gens de livrée, les maîtres-d'hôtel, les confituriers ; il ne garda que deux domestiques pour le service de son appartement et de sa table ; car, pour le service de sa personne, il savait y suffire, s'habillant et se déshabillant lui-même. Il ne posséda rien en propre ; il demandait de l'argent au cellérier pour ses aumônes, et lui remettait en rentrant ce qu'il n'avait pas donné. Jamais on ne viola à sa table, même en faveur des étrangers de considération, l'abstinence de l'Avent, de la Septuagésime, et de quatre jours par semaine. S'il n'embrassa pas l'Etroite Observance, il sut l'honorer, la protéger, la dilater conformément aux ordres du pape. Il lui accorda des assemblées triennales, il augmenta le pouvoir des visiteurs, il diminua celui des premiers Pères non réformés. Enfin, il eut toujours, dans sa maison de Cîteaux, une demi-douzaine de réformés pour soutenir, par leur exemple, la régularité du cloître, pour remplir les fonctions de sous-prieur, de maître des novices, de curé de la paroisse. Il les employait également dans la direction des religieuses, même de celles qui n'avaient pas embrassé la réforme, persuadé qu'on ne pouvait confier cette charge à des hommes trop spirituels ou trop éclairés.

Sous un tel général, la Trappe, au lieu d'être attaquée, fut énergiquement défendue. Un religieux avait fui, après plusieurs années de vertu, et son exemple avait ébranlé quelques âmes faibles, qui demandèrent la permission de se retirer en d'autres monastères. Fort de cette adhésion, l'apostat se mit à prédire la fin prochaine de la Trappe (1694). Plus de trente religieux, selon lui, étaient las de leur pénitence, et l'abbé de Cîteaux leur avait promis protection ; on envoyait même à ce dernier des lettres anonymes pour le conjurer de faire en personne la visite dans cette maison de mort, et d'affranchir les opprimés d'un joug insupportable. Mais Nicolas Larcher estimait trop le révérend Père pour céder à de pareilles suggestions. Il y a partout, disait-il, des injustes et des mécontents ; tous ces bruits ne m'empêcheront pas d'autoriser l'abbé de la Trappe, en tout ce qui me sera possible, pour maintenir le bien qu'il a établi dans sa maison, et si cet abbé était moins âgé et moins infirme, je le ferais mon vicaire-général dans tout l'Ordre, et le dépositaire de mon pouvoir. Il dit dans une autre circonstance : L'abbé de la Trappe ne fait rien que de conforme à sa règle, en portant les religieux à une perfection à laquelle la règle les exhorte, et qui ne peut être qu'inférieure à celle des premiers siècles de l'Ordre. Aucune autorité ni séculière ni régulière ne prévaudra jamais contre l'attachement que j'ai pour lui, et je ne me laisserai séduire par aucun de ceux qui m'approchent. Loin donc de l'engager à une modération mal entendue, il l'autorisa à ne rien relâcher de la discipline par une lettre où se remarquent ces paroles : Celui qui s'est engagé par vœux librement et volontairement faits après une année de probation, ne peut raisonnablement se plaindre de la vie qu'il a embrassée, ni tâcher de s'en délivrer, sans crime et péril de son salut : Nemo mittens manum ad aratrum, etc. ; et j'aurais du scrupule de permettre à un religieux de la Trappe de descendre à une vie plus mitigée. Les Trappistes répondirent à la pensée de leur général, en faisant, dans cette même année, un troisième renouvellement de leurs vœux.

Si toutes ces tentations, toutes ces menaces avaient échoué depuis dix-huit ans (1676-1694) contre l'inébranlable persévérance des Trappistes, il n'est pas moins admirable que les préjugés répandus dans le public, la crainte de la mort, l'incertitude de l'avenir, n'aient point découragé au dehors ni retenu les vocations. Cette période fut, en effet, la plus prospère par le grand nombre de postulants qui vinrent demander l'habit de la religion. Nous avons nommé, au commencement de 1677, le quarante-huitième profès de chœur. Après lui jusqu'à la mort de l'abbé de Rancé, on en compte cent quarante-neuf autres, dont quatorze prêtres, cinquante-cinq religieux de divers ordres, et soixante-dix-neuf hommes du monde. Quoique les supérieurs de plusieurs congrégations eussent obtenu des brefs de Rome qui défendaient à leurs religieux de passer à la Trappe sans leur permission, cependant le révérend Père, soit par des brefs personnels qu'il sollicita, soit par l'énergie avec laquelle il soutint les droits de la pénitence, put encore admettre neuf Cisterciens, quatre Prémontrés, douze Franciscains, quatre Dominicains, neuf Bénédictins, deux Feuillants, deux Carmes, quatre Oratoriens, trois Célestins, et beaucoup de chanoines réguliers. Le général des Prémontrés réclamant un jour deux novices, faisait valoir une ancienne convention passée en 1147, entre son Ordre et celui de Cîteaux, par laquelle les deux Observances s'engageaient à ne pas s'enlever leurs religieux : le révérend Père représenta que cet accord ne subsistait plus, parce qu'il était subordonné à la conservation de la régularité : quandiu utriusque ordinis status viguerit, et que les Prémontrés n'observaient plus la règle primitive. L'affaire fut portée à Rome, et promptement terminée, par l'entremise de l'archevêque de Paris, à l'avantage de la Trappe. Le clergé séculier fournit beaucoup moins de sujets, mais le monde en donna plus que les ordres religieux eux-mêmes, et de toutes les conditions, roturiers ou nobles, magistrats ou officiers, pécheurs scandaleux ou âmes saintes dès l'enfance. La Trappe était ouverte, comme le royaume des cieux, à toute heure, à tous les ouvriers qui demandaient leur part du travail.

Citons le frère Arcise, jeune homme pourvu de tous les avantages qui donnent l'estime et les joies du monde. Issu d'une des principales familles d'Orléans, mis en possession d'une fortune honnête par la mort prématurée de son père et de sa mère, malgré les succès que lui promettait au barreau une instruction brillante, il ne songea plus qu'à se faire une vie agréable et voluptueuse. Il se choisit un petit nombre d'amis de mérite auxquels il demanda et crut donner réciproquement le bonheur ; il partageait son temps entre eux, la comédie et l'Opéra. A vingt-six ans, la passion des voyages s'empara de lui : il passa deux ans en Italie ; les années suivantes, il parcourut l'Angleterre, la Hollande, la Flandre, et retourna en Italie, malgré les représentations de sa famille. La connaissance des langues, le souvenir de ce qu'il avait vu dans ces courses, lui assuraient une grande supériorité dans la conversation ; il cherchait, il prolongeait les entretiens où éclatait son mérite. Les qualités de son cœur répondaient aux facultés de son esprit. Sa générosité égalait son savoir, et sa bienfaisance les agréments de sa parole. Il ne fallait pas tant de séductions pour l'enchaîner au monde, et il avait en outre perdu toute connaissance de la religion. Le libertinage qu'il avait respiré comme l'air en Angleterre et en Hollande, mettant à l'aise son amour du plaisir, il avait voulu s'y affermir et se convaincre de la réalité de l'athéisme. Il lut beaucoup de livres impies, il en adopta les raisonnements, et se prouva à lui-même qu'il n'y avait pas de Dieu. Toutefois il sauvait encore les apparences, et de temps en temps il paraissait à l'église. Ce fut ce qui lui mérita miséricorde. Comme il assistait au salut le jour de Pâques, il fut frappé de la dévotion des fidèles, et tombant à genoux, il prit la résolution de se réformer. Une maladie longue survint ensuite, qui lui donna le temps d'examiner le fond de son cœur ; et malgré les conseils de ses amis et le souvenir de sa famille, il prit le chemin de la Trappe[12].

Mettons en regard du frère Arcise, le frère Basile — Claude Auzoux —. Celui-ci ; fils d'un vigneron, élevé dans la piété et la crainte de Dieu, s'attacha, dès qu'il eut l'âge de raison, à conserver inviolablement l'innocence de son baptême. Un heureux mélange de qualités contraires tempérait sa vivacité par la docilité, la tendresse de son cœur par une horreur extrême du mal. Loin de laisser paraître dans l'enfance aucun trait de puérilité, il laissait Voir, dès l'âge de huit ans, toutes les vertus d'un solitaire, modestie, recueillement, amour du silence et détachement de soi ; dès qu'il entendait une parole libre, il rougissait et s'enfuyait. Son père, qui l'aimait sans l'apprécier, ne le destinait ni aux lettres, quoique l'enfant y eût beaucoup d'aptitude, ni à la vie sacerdotale ou religieuse : il en voulait faire un passementier ; il l'envoya travailler chez un maitre qui entretenait un grand nombre d'ouvriers de l'un et de l'autre sexe. Le fils obéit dans l'espérance que Dieu bénirait sa soumission, et il lui fut donné en effet de vivre au milieu des périls, plutôt comme un ange que comme un jeune homme de dix-neuf ans ; il ne ressentit jamais la moindre atteinte d'une passion déréglée, et son imagination même n'eut jamais à souffrir d'une pensée contraire à la pureté. Cependant, déterminé à ne plus fréquenter un sexe qui depuis si  longtemps est en possession de chasser l'homme du paradis, il manifesta à son père le désir de se séparer du monde. Le bon vigneron ne savait pas consentir à perdre son fils : il lui proposa, au contraire, un mariage. Alors le jeune prédestiné crut qu'il lui était permis de fuir. Il vint à Paris. La Providence qui le conduisait comme par la main, l'adressa à un Père Cordelier qu'il avait entendu prêcher dans son village : il lui exposa qu'il était bien triste de ne pas savoir le latin, puisque cette ignorance l'empêchait d'être religieux. Le cordelier le rassura, lui promit de l'instruire, et de lui fournir, par la charité de quelques personnes, de quoi se loger et se nourrir pendant le cours de ses études. Les aumônes furent bien modiques ; l'étudiant n'avait souvent que du pain et de l'eau ; mais il recevait tous les jours une leçon du Père, et chaque pas qui le rapprochait de l'objet de ses vœux lui était plus cher que toutes les commodités de la grande ville. Le Cordelier admirant les facultés et les progrès de son élève songeait à le faire entrer dans son ordre : il l'exerçait aux vertus religieuses comme à la connaissance du latin, et n'admirait pas moins son humilité parfaite que son application savante. L'affaire était déjà conclue, et Claude Auzoux allait partir pour le noviciat d'Abbeville, lorsqu'un autre religieux de Saint-François lui fit observer que l'ordre des Cordeliers n'était pas assez retiré du monde, qu'il lui faudrait confesser, prêcher, qu'il ferait mieux d'embrasser la vie de la Trappe. A ce nom, le jeune homme reconnut la volonté de Dieu. Il s'enfuit une seconde fois sans calculer les difficultés du voyage, et véritablement il eut raison. A la porte de Paris, un inconnu l'aborde, lui demande où il va, et apprenant qu' il n'a sur lui que deux sous marqués, et qu'il ignore le chemin, se charge de le conduire, et de pourvoir à ses besoins[13]. Claude Auzoux fit le trajet en deux jours, et après avoir quitté à Mortagne son charitable guide, il fut reçu à la Trappe où il devint frère Basile (1688).

Le Trappiste le plus célèbre en ce temps par les circonstances terribles de ses erreurs, fut sans contredit dom Muce, appelé auparavant Pierre Faure. Après une jeunesse toute pleine de dérèglements, de libertinages et de débauches, il s'engagea dans la profession des armes : il entra dans les troupes des grenadiers, que tout le monde sait être les plus déterminés entre ceux qui font le métier de la guerre... Il eut toutes les méchantes qualités qu'un homme de cette profession est capable d'avoir. Il était cruel, impitoyable, audacieux, intrépide, blasphémateur... Il ne connaissait pas de péril quand il était question de se satisfaire. Il reçut en diverses occasions des blessures qui devaient lui donner la mort, des coups d'épée qui lui fendaient la tête, des mousquetades au travers du corps... Enfin, lassé de commettre des crimes, lassé de tuer des hommes, et d'être toujours près d'être tué lui-même... il résolut de changer d'état... S'imaginant qu'il n'y avait qu'à changer d'habits pour changer de mœurs, il se fit religieux dans un monastère d'anciens Bénédictins ; et ses mains étant encore toutes fumantes de sang, il reçut le sacerdoce, et, par une profanation sacrilège, il osa toucher de ses doigts le saint des saints. Cette dernière témérité eut toutes les suites les plus malheureuses qu'elle pouvait avoir. Ses dérèglements ne firent qu'augmenter... et le mal vint jusqu'à un tel point, que, perdant toute pensée et toute espérance de sortir jamais de cet abîme... il succomba au désespoir qui le pressait. Il quitta son pays, incertain et sans savoir où son sort le conduirait... Tout était bon à cet homme, pourvu qu'il éteignît cette étincelle de foi qui lui restait encore, par une apostasie et par une désertion toute publique. La fureur dont il se trouvait agité était telle, qu'il regardait comme un bonheur ou comme une véritable fortune de se couvrir la tête d'un turban, de se jeter dans l'armée des Ottomans, et de se voir le chef d'une troupe de ces infidèles et de ces barbares... Mais Dieu voulut finir ses égarements, et l'arrêta tout d'un coup sur le bord du précipice. Un ecclésiastique que la Providence lui adressa sans doute, lui parla de la Trappe, et lui dit en peu de mots que c'était un monastère dans lequel on vivait privé de tout commerce avec le monde ; qu'on n'y buvait point de vin, qu'on n'y mangeait ni chair ni poisson, et qu'on n'y parlait jamais. Cette relation le pénétra, et, comme un aiguillon de feu, le perça jusqu'au fond du cœur. Il dit en lui-même : Voilà le lieu que Dieu lé m'a destiné, et où il veut que je fasse pénitence de mes crimes. Comme les trois passions qui l'avaient dominé davantage étaient l'impudicité, la débauche de vin et les excès de la parole, il crut qu'il viendrait à bout de ces trois ennemis par l'abstinence, par la retraite et par le silence. Il quitte dans l'instant tous ses projets énormes d'Angleterre, d'Allemagne, de Turquie, et ne pense plus qu'à se cacher dans le fond d'un désert[14]. Arrivé à la Trappe, on le mena au banc des hôtes, à l'église. Sa vue seule effraya le révérend Père. Ces yeux hagards, ce sourcil fier, cette contenance rude et farouche, ne découvraient que trop le fond de son naturel. Cependant il demanda à faire pénitence, il pleura, il s'abandonna entre les mains du supérieur qu'il avait choisi. Il baissa cette tête indomptable pour recevoir le joug qu'on lui imposait. Il dépouilla cette férocité de tigre et de lion qui lui était si naturelle, et se revêtit de la simplicité de l'agneau et de la colombe. Et depuis ce temps on ne vit presque dans toutes ses actions que des marques sensibles de l'infinité des miséricordes de Jésus.. Christ, et de la grandeur de sa reconnaissance (1688).

L'illustration de la naissance, une haute position sociale, et l'éclat d'un sacrifice magnanime, ont rendu également célèbre la conversion du comte de Santena. Fils du marquis de Tana, gouverneur de Turin, et un des plus grands seigneurs du Piémont, Santena suivait le parti des armes au service de la France. Le plaisir, la gloire, l'ambition, étaient ses idoles ; pour l'affaire de son salut, il n'y pensait même pas, et peu d'hommes, si on veut l'en croire, ont porté plus loin que lui l'iniquité. Une maladie commença à lui donner un trouble salutaire. Obligé de suivre en carrosse son régiment qui allait de Lille à Béthune, il lut l'histoire de Joseph, et ne put se défendre de quelques réflexions sur la grandeur et la puissance de Dieu. Vainement il crut s'en distraire, en reprenant, pendant le souper avec ses officiers, son air et ses discours habituels ; les mêmes pensées, ne le quittant pas, agitèrent son sommeil pendant plusieurs nuits. Surpris de retrouver Dieu au fond de son cœur, il fit part de ce qu'il éprouvait à un père Jésuite à qui les hommes de guerre avaient coutume de se confesser, et, confirmé dans la croyance que Dieu voulait lui faire miséricorde, il s'empressa de décharger sa conscience de ses fureurs, de ses emportements, et de ses extravagances passées. L'évêque d'Arras faisait alors une mission dans Béthune : Santena pressa ses officiers d'assister aux prédications, et d'accepter le temps et les jours de salut qui leur étaient offerts. Lui-même, rendu plus fervent par son assiduité à ces exercices, songeait déjà à se retirer chez les pères de l'Oratoire, lorsqu'il fit un voyage à cette Trappe, dont il avait entendu parler dans le monde. Ce qu'il vit le toucha jusqu'au fond de l'âme, et lui inspira lé désir de revenir. A un second voyage, il assista aux funérailles d'un religieux, appelé frère Palémon, ancien capitaine d'infanterie, qu'il avait vu novice. Le visage de cet homme, rude et désagréable pendant la vie, avait été si bien changé par la mort, qu'il était devenu véritablement beau, soit pour le teint, pour les couleurs, ou pour la disposition des traits. Santena confondu par cette merveille, s'était retiré derrière le chœur, et là il disait avec effusion : Seigneur, je suis persuadé que vous n'êtes pas content de moi ! Mon frère Palémon, que je crois devant Dieu, obtenez-moi la grâce de connaître ce qu'il veut que je fasse n ; et dans ce moment il crut entendre une voix qui lui disait intérieurement : Prends ma place et mon nom, et finis tes jours dans le lieu où tu es. C'en fut assez, il déclara immédiatement au révérend Père qu'il ne sortirait plus de son monastère. Il régla ses affaires avec un parfait dégagement d'esprit, et renonçant au nom, au rang, à l'importance de sa famille, il ne fut plus que le frère Palémon[15]. Sa conversion précéda de quelques jours celle du chevalier de Montbel, et la notice publiée sur sa vie et sa mort amena quelques années après à la Trappe le chevalier d'Albergotti, que ni la faveur du roi, ni le titre de colonel obtenu à vingt-et-un ans, ni les richesses de ses oncles, ne purent aveugler sur la nécessité du salut[16].

 

 

 



[1] Avant même que le jugement du roi fût prononcé, il écrivait : Les commissaires sont les mieux disposés du monde... mais il est à craindre que les informations particulières qu'ils ont eues de l'état de notre Observance, de ce qui se passe dans les maisons, et du peu de régularité dans laquelle on y vit, ne leur ait donné des impressions fâcheuses, et je ne sais pas si je serai capable de les détruire, et d'en empêcher les mauvais effets par mes sollicitations... Je puis vous assurer que, si les choses ne réussissent pas à notre avantage, nous serons nous-mêmes les causes de notre malheur. Rancé, Lettres de piété, t. II, 100. Voir aussi les lettres de Rancé aux évêques de Séez, de Grenoble, de Tournay, à l'abbé de Septfonts, etc.

[2] Relation de dom Bruno ; tome II des Relations.

[3] Relation de Jacques Minguet ; tome I des Relations.

[4] Rancé, Lettres spirituelles, 94, t. II.

[5] Lenain, Vie de Rancé, t. I, sub. fin.

[6] Première carte de visite de Hervé du Tertre, 7 février 1676.

[7] Zelus stabiliendæ in posteros disciplina quam in monasterio tuo ad priscæ sanctimoniæ normam, et ad insigne Cisterciensis ordinis documentum, cum magna bonorum omnium approbatione restaurasti... Istam enim eximiæ virtutis et abstinentiæ palestram non mediocri ordinis tui, imo totius Galliæ bono et seculi nostri ornemento cessuram Sanctitas Sua in Domino confidit, qui te ante mundi constitutionem tam pii ac præclari operis auctorem designatum.....

[8] Lenain, Vie de Rancé, t. II. Ce prélat est l'évêque de Chartres, Godet des Marais.

[9] Rancé, Lettres ; Lenain, Vie de Rancé, t. II, passim.

[10] Rancé, Conférences, t. I, p. 280.

[11] Rancé, lettre à l'archevêque de Paris, 1690.

[12] Relation du frère Arcise, t. IV.

[13] Relation du frère Basile, t. III.

[14] Relation de dom Muce, t. II. Tout ce qu'on vient de lire est extrait de la relation rédigée par l'abbé de Rancé. Nous avons abrégé, mais nous n'aurions pas osé changer une seule lettre de cet admirable récit.

[15] Relation du frère Palémon, t. II.

[16] Relation du frère Achilles, t. IV.