LES TRAPPISTES OU L'ORDRE DE CÎTEAUX AU XIXe SIÈCLE

TOME PREMIER

 

CHAPITRE III. — Étroite Observance de Cîteaux. - Conversion de l'abbé de Rancé.

 

 

Ni les avertissements ni les réformateurs n'avaient manqué à l'ordre de Cîteaux depuis le commencement de sa décadence. Rome, toujours attentive aux intérêts des églises dont elle est mère, ne pouvait détourner les yeux d'une portion si chère et si considérable de sa famille. Dès le mue siècle, les souverains pontifes protestèrent contre les premiers relâchements. Clément IV (1265) et bientôt Benoît XII (1335), par des constitutions admirables que nous avons encore, rappelèrent les disciples de saint Bernard à l'imitation de ses vertus. Le mal n'était pas alors très profond : le remède fut efficace : les supérieurs, plus négligents que dépravés, n'avaient pas perdu le sentiment de leurs devoirs ; ils concoururent de bonne grâce au rétablissement du bien. Les chapitres généraux accueillirent avec respect les ordonnances pontificales, et en procurèrent l'exécution par des règlements qui ranimèrent la ferveur.

Plus tard, lorsque les calamités du XIVe siècle, les guerres des Anglais et le grand schisme, eurent renouvelé et multiplié les désordres, Rome protesta de nouveau avec l'énergie et la patience de la vérité, joignant la fermeté à la tendresse, les menaces et les châtiments aux conseils. Le grand-œuvre de la réformation de Cîteaux devint comme la pensée permanente du Saint-Siège, comme un héritage que se transmirent Martin V, Eugène IV, Nicolas V, Sixte IV, Innocent VIII, Alexandre VI, Jules H, Léon X, Sixte Quint, Clément VIII et Paul V. Mais la corruption, cette fois, avait eu le temps de s'endurcir, et, dans cette seconde époque, elle résista avec opiniâtreté. Les abbés de Cîteaux et les premiers pères, gardiens naturels de la discipline, étaient devenus les fauteurs intéressés du relâchement. Aux remontrances, ils répondaient en sollicitant des privilèges contraires à la sainteté de la règle, et des honneurs que l'humilité de saint Bernard avait toujours repoussés. Aux réformes les plus claires, ils substituaient les interprétations perverses des chapitres généraux. Ils ne faisaient plus servir leur suprématie qu'à entretenir dans les monastères de leurs filiations une complicité dont ils profitaient. Ce fut donc malgré les supérieurs majeurs, et en dépit de leur résistance, qu'une nouvelle réforme s'opéra dans le cours des xve et xve siècles : ce fut aussi, par un juste jugement de Dieu, aux dépens de leur suprématie et de l'unité de l'ordre. Tandis que ces pères indignes abandonnaient le soin des âmes confiées à leur garde, leurs inférieurs, simples moines ou abbés particuliers, entreprirent de donner l'exemple qu'ils auraient dû recevoir, en reprenant d'eux-mêmes la pratique d'une règle que leurs maîtres ne leur enseignaient plus. Un grand nombre de monastères cisterciens rentrèrent volontairement dans la régularité. L'Espagne donna l'impulsion, qui se communiqua successivement aux autres contrées de l'Europe. Rome encouragea ces généreuses tentatives ; elle délégua sa toute-puissance aux réformateurs, elle approuva leurs statuts, elle prit les convertis sous sa garde immédiate. Considérant qu'il était dangereux de laisser les bons dans la dépendance des médians elle n'hésita pas à démembrer l'ordre de Cîteaux pour le sauver. Elle érigea en congrégations indépendantes les maisons régénérées. Ainsi furent constituées, en Espagne la Congrégation de Castille (1427-1437), en Lombardie et en Toscane la Congrégation de saint Bernard (1497-1511), en France et en Italie l'Ordre des Feuillans (1586-1592), c'est-à-dire trois ordres nouveaux et libres sous l'autorité pontificale, qui suivaient la règle de Cîteaux, sans reconnaître désormais l'abbé de Cîteaux pour supérieur. D'autres congrégations cisterciennes se formèrent, sur ce modèle, en Romagne, en Pologne, en Allemagne, en Flandre, en Irlande, en Aragon et Navarre (1616) ; et, quoique ces dernières rendissent encore quelques honneurs aux premiers abbés de France, en souvenir de leur origine, elles jouirent par leurs constitutions intérieures d'une véritable indépendance : chacune eut son vicaire-général, son chapitre et ses élections.

Restaient en France et dans quelques provinces voisines plus de deux cents monastères que l'obstination des supérieurs retenait dans le désordre. Au commencement du XVIIe siècle, Dieu envoya un libérateur aux hommes de bonne volonté : ce fut l'abbé de Clairvaux, Denis Largentier, âme pieuse, esprit droit et mœurs pures. Tous les matins, après l'office, il allait faire sa prière au tombeau de saint Bernard, et méditer sur ce grand modèle, dont les héritiers n'avaient conservé que le nom. Un jour, comparant la vie du saint fondateur avec la vie de ses enfants, il s'écria : O abbas et abbas ! c'est-à-dire qu'il y a loin d'un abbé à un abbé ; et il ajouta : Que nous sert-il, mon saint père, de posséder ici votre corps, si nous ne possédons pas votre esprit, et pouvez-vous reconnaître pour vos enfants ceux qui mènent une vie si différente de la vôtre ?

Dès ce moment, il conçut le projet de faire revivre la vertu primitive ; il se réforma lui-même afin de pouvoir dire à ses religieux : Soyez mes imitateurs. Il les attira presque tous à l'accomplissement de son entreprise. On laissa les faibles, en petit nombre, vivre à part dans ces habitudes commodes que le temps semblait avoir consacrées. Les autres, retournant aux austérités de saint Bernard, formèrent, sous la direction de leur abbé, une communauté édifiante. C'était beaucoup déjà, et plus que le réformateur n'avait osé espérer. Quelle ne fut donc pas sa joie lorsque, de l'enceinte de Clairvaux, ce zèle passa aux monastères de sa filiation. Huit d'entre eux embrassèrent en moins de trois ans la nouvelle observance : Longpont, Cheminon, Châtillon, Vaucler, La Charmoie, Prières, La Blanche, et Vaux de Cernay d'où la Trappe, était sortie. La régularité reparut sur les points les plus opposés, aux diocèses de Verdun et de Luçon, de Châlons et de Vannes. L'abbé de Cîteaux lui-même, Nicolas Boucherat, fut touché d'admiration et de respect ; il eut le courage d'approuver le bien qu'il n'avait pas la force de pratiquer ; il autorisa la réforme jusqu'au premier chapitre général (1618). Tels sont les commencements de l'Etroite Observance de Cîteaux en France.

Quelque louable que fût cette réforme, et quelque respect que l'historien des Trappistes professe pour elle, il est juste et nécessaire de dire qu'elle n'égalait pas les austérités des premiers Cisterciens. Elle avait retranché l'usage de la viande, mais elle permettait un régime maigre analogue à celui des séculiers. Elle rétablissait les jeûnes d'ordre, le jeûne perpétuel depuis l'Exaltation de la Sainte-Croix jusqu'à Pâques, mais elle autorisait en ces temps une collation ; elle imposait l'observation du silence, mais elle accordait chaque jour une heure de conversation. Tout en replaçant l'office nocturne dans la nuit, elle rendait quelques moments au repos et au sommeil après matines. Du reste, elle prescrivait le travail des mains, les vêtements de laine, les couches de paille, et la pauvreté des individus. Il n'en fallait pas tant pour soulever contre elle tous les relâchés. Entreprise au centre même des dérèglements, dans le voisinage et à la face des premiers abbés, elle apparut à ces grands coupables comme leur condamnation et leur ruine, comme un ennemi qu'ils devaient anéantir sous peine de mort. Persécutée sans relâche, mal défendue par l'autorité royale, elle n'eut pas d'existence reconnue, elle ne put se constituer en congrégation. Malgré la puissance de ses protecteurs, le plus grand avantage qu'elle réussit à obtenir, ce fut d'être tolérée et de vivre par grâce, comme une étrangère suspecte, dans la patrie infidèle.

Si l'on veut comprendre les difficultés que rencontra l'Etroite Observance, et apprécier l'importance de la réforme qui va bientôt s'introduire à la Trappe, il faut savoir que ce qui s'appelait encore en France l'ordre de Cîteaux n'était plus même l'ombre d'un grand nom. Oh ! qu'auraient dit saint Étienne et saint Bernard s'ils eussent reparu aux lieux de leurs anciennes solitudes ? Plus de pauvreté : tous les religieux s'appropriaient l'argent des monastères, et achetaient à leur gré ce qui pouvait contribuer à leurs plaisirs. Les frères convers étaient fermiers, et, la ferme payée, ils disposaient de l'excédant des revenus. Plus d'abstinence de chair : il y avait cent ans que l'interprétation audacieuse, disons plutôt la falsification d'une bulle de Sixte IV, avait introduit l'usage de la viande dans tous les réfectoires. Ce pontife, confirmant d'ailleurs la règle de saint Benoît et les prohibitions de Benoît XII, avait donné aux pères du chapitre général, sous leur responsabilité, le pouvoir de dispenser de l'abstinence, dans les cas de nécessité et non autrement, les lieux et les personnes à qui cette pratique serait impossible. Et les chapitres généraux avaient vu des cas de nécessité dans tous les lieux et dans tous les temps, des infirmes dans tous les moines ; ils avaient autorisé l'usage de la viande trois fois par semaine, et leur conscience avait assumé effrontément cette responsabilité. Plus de jeûne d'ordre, mais seulement les jeûnes d'église, et encore dans ces jours des soupers abondants, au lieu de collations, où l'on servait du poisson interdit aux séculiers. Plus de vêtements de laine, plus de couchettes dures ; mais des chemises de toile, des matelas et des lits de plume. Plus d'offices de la nuit, le lever à cinq heures ou à quatre pour les moins relâchés. Plus de travail des mains ni de silence, ni de lectures ; mais hors les heures de l'office du jour, point d'autres exercices que la conversation avec les valets et les servantes, ou la promenade dans les cours, dans les jardins, ou les parties de chasse, ou les jeux de hasard. Tel était le témoignage accablant qu'auraient pu rendre les abbés commendataires ou les personnes graves qui habitaient dans le voisinage de ces faux moines. S'il y avait, à Cîteaux et dans quelques grandes abbayes, un peu plus de régularité extérieure, le mal n'était pas moins grand au fond. Les abbés de ces monastères se faisaient gloire d'avoir de bons carrosses à six chevaux, des tables somptueuses, de bons lits, véritable séjour de la mollesse, de la vaisselle d'argent, des valets de chambre portant l'épée et le galon d'or, et tout l'équipage des grands seigneurs[1]. En même temps, ils abandonnaient à leur sens réprouvé toutes les maisons de leur dépendance, et ils se gardaient bien de choisir pour visiteurs des hommes capables de réprimer le scandale.

Lors donc que l'Étroite Observance s'éleva comme une sainte diffamation de ces débauches, elle fut insupportable aux yeux des prévaricateurs, parce que sa vie ne ressemblait pas à leur vie, et que ses voies étaient changées. Ils firent le complot de circonvenir et d'opprimer le juste[2] ; ils y procédèrent tour-à-tour par la ruse et par la violence. Ils louèrent les bons desseins de l'Etroite Observance, mais ils s'efforcèrent de la faire passer pour inutile. Ils ordonnèrent dans les chapitres généraux (1618, 1623) une réforme spécieuse, obligatoire pour tout l'ordre, qui, conservant une partie des abus, devait ainsi les rétablir dans les maisons qui les avaient abolis. Ce stratagème leur plaisait si fort qu'ils y revinrent souvent pendant un demi-siècle, et réussirent à éluder une réformation sérieuse. Quand ils virent que l'Étroite Observance ne s'y laissait pas prendre, qu'elle persévérait dans ses austérités, et se propageait encore par l'accession de nouveaux monastères, ils l'attaquèrent de front avec une fureur incroyable. Après la mort de Denis Largentier, ils la firent disparaître de Clairvaux, des lieux même où elle avait si heureusement commencé. Ils encouragèrent dans cette œuvre de ruine Claude Largentier, neveu et successeur indigne du réformateur. Vainement l'évêque de Langres fut délégué par l'autorité apostolique pour connaître de cette affaire ; les méchants fermèrent leur porte à leur évêque, et le renvoyèrent avec injures (1625).

Il y eut toutefois un moment où l'Étroite Observance triompha de ces odieux adversaires. Le cardinal de La Rochefoucauld, chargé par les papes Grégoire XV et Urbain VIII de réformer tous les ordres religieux de France, avait appris à connaître, par une expérience de plusieurs années, la mauvaise foi des relâchés de Cîteaux, et en particulier des supérieurs majeurs. Il crut avec raison que les religieux qui étaient rentrés d'eux-mêmes dans la bonne voie, étaient seuls capables d'y ramener le reste de l'ordre. Il rédigea dans ce sens les ordonnances de réformation (1634). Les abbés de Cîteaux et des quatre premiers monastères pouvaient conserver leur dignité et leur titre de supérieurs, mais il leur était adjoint des assistants, choisis dans l'Étroite Observance, sans le consentement desquels il leur était interdit de rien faire. Les religieux de ces cinq abbayes devaient être transférés ailleurs, et remplacés par des religieux réformés. Un vicaire-général était choisi dans l'Étroite Observance pour la gouverner à part, sans la séparer pour cela de l'unité de l'ordre, et en même temps pour exercer tous les droits de la supériorité sur tous les autres monastères. Les pouvoirs de ce. vicaire-général devaient durer jusqu'à ce qu'un religieux réformé fût élu abbé de Cîteaux. Les monastères de l'Étroite Observance auraient seuls le droit de recevoir des novices ; les autres monastères n'en recevraient aucun, et ne se renouvelleraient que par l'introduction des religieux de l'Étroite Observance. Le collège des Bernardins de Paris, l'étude générale de l'ordre, devait être confié aux réformés, et le procureur-général près la cour de Rome choisi parmi eux.

Le coup était terrible pour les relâchés, et nul moyen de l'éluder. L'ordonnance du commissaire apostolique avait toute l'autorité d'une bulle pontificale, le chef de l'Église avait prononcé par son plénipotentiaire. D'autre part, l'autorité royale, à laquelle le concordat laissait le droit de terminer par sa justice les affaires religieuses, ne trouvait pas d'abus dans les décrets du cardinal de La Rochefoucauld. Celui-ci mettant à exécution ses règlements, réformait le collège des Bernardins, et érigeait l'Étroite Observance en congrégation. Les relâchés tentèrent un coup de désespoir. Ils recoururent au cardinal de Richelieu, premier ministre, et vrai roi de France à cette époque. Ils le supplièrent de se charger lui-même de la réformation de leur. ordre, déclarant qu'ils aimaient mieux être fouettés de Son Eminence, que caressés du cardinal de La Rochefoucauld. Ils lui offrirent, pour le gagner, les titres de chef et généralissime, perpétuel administrateur et protecteur de tout l'ordre de Cîteaux. Ils ne savaient quels honneurs inventer pour les accumuler sur sa tête. Ils lui proposèrent enfin de le faire abbé de Cîteaux, quoiqu'il ne fût pas religieux, c'est-à-dire de combler la mesure de leurs désordres par cette monstrueuse irrégularité. Ils ne connaissaient pas ce grand cardinal tant calomnié ; ignorant combien il était ferme dans la foi, ils croyaient le corrompre par un revenu de 100.000 livres. Richelieu accepta leur proposition, mais à peine il fut devenu, par leur choix, leur chef et généralissime, qu'il déjoua leur complot sacrilège. Ces indociles demandaient à être fouettés par lui ; le bras tout-puissant qui avait brisé La Rochelle, qui décapitait la haute noblesse rebelle à l'autorité royale, châtia, selon leurs œuvres, les moines rebelles à l'autorité apostolique. Continuant avec plus de vigueur ce que La Rochefoucauld avait commencé, Richelieu éleva en honneur l'Etroite Observance, désigna des noviciats communs, et chassa de Cîteaux les relâchés, à l'exception de dix dont il voulut bien avoir pitié ; il introduisit à leur place vingt-six religieux réformés avec un nouveau Prieur. On le vit avec admiration suivre à la lettre les ordonnances de La Rochefoucauld, et, maître par tout le royaume, reconnaître un supérieur dans le commissaire du souverain pontife. On vit le génie dominateur qui gouvernait l'Europe, se défiant de ses propres lumières, prendre les avis d'un comité d'archevêques, d'évêques, de docteurs, de conseillers d'état, et donner cette leçon aux abbés orgueilleux qui ne voulaient pas d'assistants. Aussi la réforme se propagea avec rapidité par toute la France ; elle comptait en 1642 plus de quarante monastères qui répandaient une agréable odeur de sainteté dans l'Église et dans le royaume.

Mais, hélas ! ce beau temps fut bien court. La mort de Richelieu laissa son œuvre sans appui (1642). Il l'avait prévu lui-même, et ce fut une des préoccupations de ses derniers moments. Comme tous les ennemis du cardinal, les relâchés de Cîteaux se sentirent délivrés ; pendant la minorité de Louis XIV, sous une régence troublée, ils n'avaient plus à craindre que la puissance temporelle ne vînt en aide aux ordonnances apostoliques. Ils se jetèrent donc avidement sur cette liberté qui leur était rendue. Le prince de Condé, gouverneur de Bourgogne, leur offrit ses services, et ils trouvèrent parmi eux un chef digne de représenter leur cause, et d'en assurer le triomphe par des moyens détestables.

L'homme qui se présenta pour détruire l'ouvrage de Richelieu s'appelait Claude Vaussin. Religieux à Clairvaux, il y avait pratiqué l'Étroite Observance, sous Denis Largentier, et s'en était même constitué le défenseur, sous le nouvel abbé, pendant quelques mois ; puis il était retourné honteusement aux anciennes prévarications. Cet apostat, justement odieux aux gens de bien, détestait d'autant plus les réformés qu'il méritait davantage leur mépris. Il eut l'ambition d'être abbé de Cîteaux. Ses visites au prince de Condé lui concilièrent la faveur insensée de ce grand personnage ; les lettres de recommandation qu'il en reçut encouragèrent son effronterie. Comprenant qu'il ne pourrait pas être élu par les religieux que le cardinal avait introduits à Cîteaux, il anima les relâchés à sortir des diverses maisons où le réformateur les avait relégués. Le temps de la tyrannie était passé, disait-il, il fallait se hâter de reprendre l'indépendance ; il se donnait pour le libérateur attendu. Il acheta, par de telles promesses, une élection subreptice. Claude Vaussin fut élu abbé de Cîteaux après Richelieu (1646).

Le destructeur de la réforme ne perdit pas un moment. Il molesta cruellement les religieux de l'Étroite Observance établis à Cîteaux, et les nouveaux profès de cette abbaye ; au bout d'un an, il les eut chassés par des procédés que l'énergique langage de l'Église qualifie de brigandages. Enhardi par ce résultat, il rassembla les premiers abbés à Clairvaux, et là — qui pourrait le croire, si Lucifer n'était pas tombé des splendeurs du ciel ? —, sur le tombeau même de saint Bernard, le successeur de saint Étienne leur fit jurer d'abolir l'Étroite Observance. Il résolut devant Dieu, c'est sa propre parole, de rétablir l'usage de la viande dans le collège des Bernardins, il s'empara du gouvernement de la maison, et en vola les revenus. Avant lui, les plus dépravés n'avaient osé violer le précepte de l'abstinence que trois fois par semaine : Claude Vaussin abolit hardiment l'abstinence du lundi, de son autorité privée, et par là contagion de son exemple. Il fit rentrer dans les maisons réformées les religieux qui en avaient été exclus. Il méconnut tous les droits que le commissaire apostolique avait donnés au vicaire-général de la réforme. Enfin il affecta, ainsi que ses complices, de recevoir avec empressement les plaintes des religieux contre les supérieurs ; il troubla de cette manière, pendant plusieurs années, l'abbaye de Vaux-de-Cernay.

Tant d'audace et de despotisme lassa pourtant la patience la plus résignée ; l'autorité royale elle-même s'en émut. La réforme avait toujours une existence à part, un vicaire-général, des assemblées libres. Elle avait grandi sous le vent de la persécution, et comptait maintenant soixante monastères. Elle réclama si énergiquement, que Vaussin fut cité devant. le conseil du roi (1651). Il y comparut, mais pour demander du temps ; il prétextait l'obligation de tenir le chapitre général ; on le laissa partir. On ne comprit toute sa pensée, que lorsque, au nom du chapitre, il interjeta appel comme d'abus, devant le parlement de Paris, des ordonnances de La Rochefoucauld. Le malheureux ! dans une affaire toute religieuse, il appelait des sentences apostoliques à un tribunal profane ; un moine abusait contre l'Église des droits que l'Église avait été forcée d'accorder aux souverains temporels. Cette fois, il se prit lui-même dans ses propres filets. Le simple exposé des faits allait assurer le triomphe de l'Etroite Observance. Ruses, perfidies, production de pièces subreptices, l'abbé de Cîteaux ne recula devant aucune manœuvre, et toutes ses manœuvres furent déconcertées. Plus il s'efforçait d'embarrasser la procédure, plus ses 'efforts éclaircissaient l'affaire à sa confusion. Il crut enfin avoir trouvé un moyen de salut ; pour regagner la confiance du public et l'indulgence des juges, pour conserver sa dignité, il promit solennellement d'embrasser l'Etroite Observance ; on le prit au mot, et, après dix ans de plaidoiries, l'arrêt du parlement (1660), ordonnant l'enregistrement des ordonnances dont appel était, ne laissa à Claude Vaussin le titre d'abbé de Cîteaux qu'à la condition d'embrasser la réforme[3].

Que va-t-il faire ? Il est condamné par les juges qu'il a choisis ; il ne peut plus trouver de protecteurs dans un pays où il s'est trop dévoilé ; il faut qu'il abdique ou qu'il fasse pénitence. Dans cette situation désespérée, en appela au pape, il entreprit de rendre le Saint-Siège complice de ses excès. Il gagna le cardinal, neveu d'Alexandre VII, il alla lui-même tromper le Saint-Père par un rapport mensonger. Il obtint successivement deux brefs (1662, 1663) : l'un qui cassait la réformation faite par le commissaire apostolique, l'autre qui déclarait que le Saint-Siège voulait faire lui-même la réforme de l'ordre. Louis XIV y consentit, et renvoya les parties à Rome.

Telle était la situation de l'Etroite Observance, lorsque l'abbé de Rancé se présenta pour l'introduire à la Trappe, pour la défendre auprès du Saint-Siège, du roi de France et des abbés de Cîteaux.

Armand-Jean Le Bouthillier de Rancé naquit à Paris, le 9 janvier 1626. Son père, Denis Le Bouthillier, seigneur de Rancé, était maître des requêtes, président à la chambre des comptes et secrétaire de la reine Marie de Médicis ; sa mère, Charlotte de Joly Fleury, était originaire de Dijon. Un de ses oncles avait été surintendant des finances ; un autre était passé de l'évêché de Boulogne à l'archevêché de Tours, un troisième était mort évêque d'Aire. Il eut pour parrain le cardinal de Richelieu qui lui donna ses deux prénoms, et pour marraine la marquise d'Effiat.

Aux avantages d'une naissance illustre, il joignait de brillantes qualités naturelles qui auraient suffi à l'élever au premier rang dans 1'Etat ou dans l'Eglise. Dès l'âge de six ans, il était si agréable à Marie de Médicis, que cette reine voulait toujours l'avoir auprès d'elle. Son père lui avait donné trois maîtres habiles chargés de lui enseigner, l'un le grec, l'autre le latin, le troisième les principes de la religion ; il les surprit par sa facilité prodigieuse ; à dix ans il connaissait les auteurs et les poètes grecs et latins. Le confesseur de Louis XIII entendant vanter ce savoir précoce, voulut en faire par lui-même l'expérience. Il présenta subitement un Homère au petit helléniste, et prit soin de couvrir de son gant la traduction latine qui était en regard du texte grec. Il resta stupéfait quand il vit que l'enfant expliquait sans secours et sans peine le passage indiqué. Il l'embrassa tendrement, et lui dit : Vous avez des yeux de lynx, et un esprit plus perçant encore. Comme son père le destinait à l'ordre de Malte, Armand-Jean, tout en étudiant les lettres, se préparait avec enthousiasme à l'état militaire. Il se fit une société d'enfants guerriers ; il s'exerçait avec eux au maniement des armes, ou bien il parcourait les salles d'escrime pour faire assaut contre les prévôts ; il montrait dans ce divertissement périlleux une adresse extraordinaire.

La mort de son frère aîné changea sa vocation. Ce frère avait possédé plusieurs bénéfices ; pour ne pas les laisser passer à une autre maison, sa famille songea à faire entrer Armand-Jean dans l'état ecclésiastique. On lui fit prendre la tonsure, vers la fin de 1635, à l'âge de neuf ans. On obtint pour lui un bref de Rome qui lui permettait de tenir des bénéfices dès l'âge de douze ans ; ce ternie une fois atteint, il fut nommé, comme héritier de son frère, chanoine de Paris, abbé de Notre-Dame-du-Val, de saint Symphorien, de la Trappe, prieur de Boulogne et de saint Clémentin. Est-ce à partir de cette époque qu'il eut à sa disposition quarante cures ou prieurés-cures, c'est-à-dire le droit de nommer à ces places, au détriment de l'autorité épiscopale ? Un tel scandale n'était pas impossible en ce temps-là.

Ainsi changé de chevalier en abbé, Armand-Jean se livra avec plus d'ardeur encore à l'étude ; il, comprit que la science était l'ornement de sa nouvelle condition et le gage infaillible des plus brillants honneurs. On refuserait de croire à ses succès littéraires s'ils n'étaient attestés par d'irrécusables témoignages. W publia, en 1639, une édition grecque d'Anacréon, avec des notes historiques, mythologiques et grammaticales. Les érudits contemporains admirèrent dans un enfant une connaissance si exacte et un usage si facile de la langue grecque : il avait alors treize ans. Il publia ensuite un traité sur l'excellence de l'âme, réfutation savante des anciens philosophes, dans laquelle il établit que l'âme, créée par Dieu, ne peut trouver qu'en lui son repos et sa béatitude. Ici encore on admira, outre le travail de la méditation, l'emploi habile et énergique de la langue française. A l'âge de seize ans, il connaissait assez bien les Pères de l'Eglise, pour que l'archevêque de Paris lui permît de prêcher dans une des principales paroisses de la ville. Il brilla également dans l'École. Il soutint en 1643 sa thèse de philosophie ; en 1647 il devint bachelier en théologie. Mais son plus beau triomphe en ce genre fut, sans contredit, la victoire qu'il remporta sur Bossuet au concours pour la licence. L'abbé de Rancé eut la première place, Bossuet n'eut que la seconde[4]. De remarquables ressemblances rapprochaient ces deux jeunes hommes, l'âge, les honneurs devançant l'âge, et le talent excusant des honneurs prématurés. Bossuet aussi avait été chanoine de Metz à treize ans ; il avait à seize ans étonné l'hôtel de Rambouillet par ses prédications. Ils ne se connaissaient que de loin, ils s'estimaient sur leur réputation. Ils se rencontrèrent enfin dans un combat de dialectique, et ils en sortirent amis fidèles.

Ces débuts éclatons éblouirent l'abbé de Rancé. Admiré partout, il se complut dans cette admiration. Il aima la gloire du monde, il la chercha dans toutes les vanités, grandes ou petites, qui peuvent la donner. La dissipation de la cour séduisit son imagination impétueuse ; l'ambition occupa sans peine un esprit fier de ses mérites a des éloges d'autrui. Enrichi par la mort de son père (1650), unissant désormais aux revenus de ses bénéfices la châtellenie de Veret, dans la délicieuse Touraine, et la seigneurie de Claye, près de Versailles, il se sentit à l'aise pour tenir sa place dans la haute société, pour égaler et surpasser le faste des gentilshommes ses amis et ses approbateurs. Le luxe des équipages, les beaux chevaux, la bonne chère, la richesse des ameublements, les fêtes et surtout les plaisirs de la chasse, firent sa joie et presque son occupation habituelle. Engagé dans l'état ecclésiastique, il ne vit plus dans les différents degrés de cette carrière sainte qu'une succession d'avantages temporels. Il reçut le sacerdoce sans préparation (1651), le titre d'archidiacre de Tours comme une désignation à l'épiscopat, le bonnet de docteur de Sorbonne (1652) comme le complément de son illustration théologique. Il refusa l'évêché de Léon, non par respect ni crainte, mais par orgueil et mépris. Il aspirait à l'archevêché de Tours à titre d'héritier de l'archevêque ; les usages, le crédit de sa famille justifiaient ses prétentions : aurait-il pu, sans déroger, accepter un petit diocèse, mal situé, d'un revenu médiocre, loin de Paris et de la cour[5] !

Il était ami de tous les personnages de la Fronde, de Châteauneuf, de la duchesse de Chevreuse, de Montrésor, et de ce qui s'appelait alors le parti des importants ; intimement lié avec le duc de Beaufort, le roi des halles, et plus intimement encore avec le cardinal de Retz, cet archevêque émeutier, l'âme la moins ecclésiastique de l'univers[6]. Il mena la vie des héros de cette époque folle. A la vanité de ses vêtements, il eût été presque impossible d e reconnaître un prêtre. Un justaucorps violet d'une étoffe précieuse, un bas de soie de même couleur bien tiré, une cravate de point des plus à la mode, une chevelure longue toujours bien frisée et bien poudrée, deux grosses émeraudes à ses manchettes, et un diamant de grand prix au doigt ; tel était dès-lors l'habillement de l'abbé de Rancé. Lorsqu'il était à la campagne ou à la chasse, c'était toute autre chose : on ne voyait sur lui aucune marque d'un homme consacré au service des autels : l'épée au côté, deux pistolets à l'arçon de sa selle, un habit couleur de biche, et une cravate de taffetas noir où pendait une broderie. Si, dans les compagnies plus sérieuses qui l'y venaient voir, il prenait un justaucorps de velours noir avec des boutons d'or, il croyait beaucoup faire et se mettre régulièrement. Pour la messe, il la disait très rarement[7]. Il faisait de fréquentes parties de chasse avec Beaufort ; la chasse lui plaisait par-dessus tous les autres divertissements : il y passait quelquefois la nuit ; après une journée de courses, de fatigues, il couchait dans les bois, tête nue, et il remporta de ces imprudences une goutte sciatique. Un jour, dans sa seigneurie de Veret, il aperçut des gentilshommes qui attentaient à son gibier sur ses terres. Il s'élance vers eux ; mais un des maraudeurs, très fort et très célèbre dans les duels, le couche en joue : l'abbé saute sur lui, saisit son fusil, le désarme, et le fait reculer tout tremblant d'avoir connu la peur. Il se piquait aussi d'une grande habileté dans l'équitation. Un soir, après un grand festin, il voulut faire parade d'un cheval d'Espagne qu'il venait d'acheter : il le monta devant toute la compagnie, et le lança dans une grande allée ; un faux pas le jeta par terre, sur des cailloux qui le blessèrent à la gorge, et faillirent lui ouvrir la veine jugulaire. Cet accident ne le rendit pas plus sage ; quelque temps de là, un autre cheval fougueux le jeta sous lui dans un fossé. Toujours préoccupé d'un violent désir de.se faire remarquer, fatigué d'ailleurs de plaisirs devenus monotones par la répétition, il crut avoir trouvé un projet capable de satisfaire une imagination insatiable. Il le fit partager à trois de ses amis ; chacun devait contribuer pour mille pistoles. Il s'agissait de courir le monde au hasard, en cherchant des aventures, tant que la somme commune y suffirait. Divers motifs, mais non le bon sens, mirent obstacle à l'exécution. A ces faits incontestables, faut-il ajouter une accusation plus grave ; faut-il croire que le jeune.et brillant abbé succomba à d'autres séductions, qu'il perdit, dans une coupable liaison, la plus belle vertu du prêtre ? Il en courut un bruit vague de son temps, qui fut, aux esprits superficiels, l'explication de sa rude pénitence. Pour nous, avec les historiens graves de l'abbé de Rancé, nous rejetons un conte qui n'eut jamais d'autorité : nous croyons que l'amour de la gloire, l'ambition des honneurs temporels ne laissaient pas de place dans ce cœur à d'autres convoitises : la passion dominante est jalouse et ne partage pas. Pour expliquer une conversion dont toute la France s'émut, il nous suffit de savoir qu'il avait fait servir aux frivolités du monde l'argent des bénéfices ecclésiastiques, l'argent sacré du pauvre ; dissipé dans les divertissements inutiles les jours qu'il devait consacrer au ministère sacerdotal, et, par l'usage profane de ses nobles facultés, guerroyé Dieu de ses dons. Voilà les véritables remords de cette grande âme, et les excès qu'elle pleura pendant quarante ans[8].

Du reste, cet abbé chasseur, cavalier, aventurier, ne scandalisait pas extrêmement la cour et la société. Il y eut bien quelques personnes pieuses, quelques saints évêques qui exprimèrent à ce sujet des regrets mêlés d'espérance. Monsieur l'abbé, disait souvent l'évêque de Châlons à Rancé, vous pourriez faire quelque autre chose que ce que vous faites, si vous le vouliez ; mais le temps n'est pas venu ; il faut attendre les moments de Dieu. En attendant, Gaston, duc d'Orléans, oncle du roi, nomma l'abbé de Rancé son premier aumônier ; l'assemblée générale du clergé s'étant ouverte à Paris, l'archevêque de Tours y députa son neveu avec deux évêques (1655). Ce fut pour l'amour-propre du jeune abbé une belle occasion de triomphe et de satisfaction. Il défendit hautement le cardinal de Retz, son ami, malgré l'assemblée elle-même, malgré la présence et l'influence de Mazarin ; il repoussa toutes les offres qui lui furent faites pour prix de son silence, et força l'admiration du ministre lui-même. Aussi l'assemblée écrivit au duc d'Orléans pour le remercier d'avoir fait choix d'un si habile homme, et elle le choisit à son tour pour traduire en français les ouvrages de saint Éphrem.

Cependant tous ces honneurs, tous ces plaisirs ne remplissaient pas ce cœur. Je ne trouvais pas dans le monde, dit-il lui-même, ce que j'y cherchais ; j'y voulais un repos qu'il n'était point capable de me donner. Ses bonnes qualités naturelles n'avaient pas péri dans les égarements de sa jeunesse ; elles luttaient en lui contre l'entraînement des plaisirs. Il aimait la vérité avec passion ; il la défendait avec ardeur partout, contre tous, contre lui-même, par une généreuse contradiction. Détenteur de cinq bénéfices ecclésiastiques, il parla une fois contre la pluralité des bénéfices si énergiquement, qu'il confondit ses adversaires, et jeta sa propre conscience dans un trouble salutaire. Sa droiture, sa grandeur d'âme, avaient horreur des bassesses ; il sut rappeler au devoir, devant Mazarin, un archevêque qui flattait ce ministre ; il repoussa des propositions qui auraient pu l'élever aux honneurs, parce qu'elles blessaient sa délicatesse. Je voyais, dit-il encore, quelle était la vie de plusieurs évêques, et je me disais : Quand je serai évêque, je ferai comme eux ; et quand même j'aurais plus de probité, cependant je ne ferais pas mieux qu'eux, puisque je n'entrerais pas dans l'épiscopat par les voies véritables. Il compatissait tendrement à la misère des pauvres qu'il rencontrait ; il leur donnait de l'argent, il les consolait par ses bons procédés, il partageait son cheval avec eux. Il délivra ainsi une pauvre femme d'une troupe de chiens furieux, et la ramena sur son cheval jusque dans la ville de Tours, sans s'inquiéter de ce qu'on en pourrait dire. Plus il avançait dans la vie, plus l'expérience le détrompait. Il ne voyait, dans la plupart des hommes, ni bonne foi, ni honneur, ni fidélité, et tous ses grands projets d'établissement, fondés sur des espérances humaines, lui paraissaient des choses vaines et creuses. Il estimait davantage, il enviait le bonheur des simples et des petits. Nous lui emprunterons le récit d'une aventure qui le toucha singulièrement :

Il m'arriva un jour de joindre un berger qui conduisait un troupeau dans une grande campagne, et par un temps qui l'avait obligé de se retirer à l'abri d'un grand arbre pour se mettre à couvert de la pluie et de l'orage. Lui remarquant un air qui me parut, extraordinaire, et un visage qui faisait voir que la paix et la sérénité de son cœur étaient grandes — il avait soixante ans —, je lui demandai s'il prenait plaisir à l'occupation dans laquelle il passait ses jours. Il me répondit qu'il y trouvait un repos profond ; que ce lui était une sensible consolation que de conduire ces bêtes simples et innocentes... que les rois n'étaient si heureux ni si contents que lui... et qu'il ne voudrait pas quitter la terre pour aller dans le ciel s'il ne croyait y trouver des campagnes et des troupeaux à conduire... J'admirai la simplicité de cet homme, et, la mettant en parallèle auprès des grands dont l'ambition est insatiable... je compris que ce n'était pas la possession des biens de ce monde qui faisait notre bonheur, mais l'innocence des mœurs, la simplicité et la modération des désirs, la privation des choses dont on peut se passer, la soumission à la volonté de Dieu, l'amour et l'estime de l'état dans lequel il a plu à Dieu de nous mettre.

Il est impossible de fixer précisément la date de la conversion de l'abbé de Rancé ; ce ne fut pas l'effet imprévu d'une surprise, mais le résultat d'un long combat entre la grâce de Dieu et la fragilité de l'homme. On voit seulement, par ses lettres, que dès l'an 1657 il pensait sérieusement à l'éternité ; en 1658 il visita son abbaye de Notre-Dame-du-Val : il y trouva de grands désordres, une décadence complète, et trois religieux pour communauté. Il y introduisit un commencement de réforme, et y rétablit l'office divin. Quelque temps après, il alla s'enfermer chez les Pères de l'Oratoire de Paris ; il y fit une retraite sérieuse et vraiment pénitente sous la direction d'un saint prêtre, s'interdit pour six mois la célébration des saints mystères, et se retira en Auvergne, chez sa sœur, afin de se dérober aux yeux du monde. La mort de Gaston d'Orléans fortifia ces bons desseins (1660). Appelé auprès de ce prince, il y trouva de vrais amis qui lui firent voir, dans cet événement, une nouvelle preuve de l'inconstance des grandeurs humaines ; sur leur avis, il prit la résolution d'abandonner ses bénéfices, avec lesquels il ne pouvait se sauver. Il leur demanda un règlement de vie, et retourna à Veret pour le mettre en pratique.

En rentrant dans cette belle maison qu'il avait tant aimée jusqu'alors, il fut effrayé de sa magnificence : Ou l'Évangile nous trompe, s'écria-t-il, ou c'est ici la maison d'un réprouvé. Aussitôt il congédia une partie de ses domestiques, vendit ses chevaux de carrosse et sa vaisselle d'argent, et en donna le prix aux pauvres. Il revêtit l'habit ecclésiastique avec l'intention de ne plus le quitter, se condamna à ne plus manger d'autre viande que du bœuf, à dormir peu, à travailler des mains. Il s'habitua à se servir lui-même ; il s'habillait seul, sans feu, pendant les plus grands froids. Il avait retranché les divertissements bruyants qui l'avaient charmé jadis ; il s'interdit même le plaisir d'écrire des lettres ou d'étudier. Il n'eut plus d'autre étude que la méditation de l'Ecriture et des Pères ; il ne se permit plus d'autres dépenses que des aumônes abondantes ; il nourrit dans un hiver cinq cents pauvres, auxquels il distribua en peu de mois 600 pistoles. Il ne songea plus à briller, par son éloquence, dans les assemblées savantes ; il se sentait entraîné à instruire les habitans des campagnes, à prêcher dans les bourgades inconnues. L'archevêque, son oncle, ne comprenait pas ce changement, ou n'y voulait pas croire. Il le manda à Tours, et le railla d'abord de ses vêtements simples et peu conformes à sa condition. Le converti était au-dessus des railleries comme des tentations sérieuses. L'archevêque lui offrit la coadjutorerie de Tours ; l'offre fut repoussée ; la direction des religieuses du diocèse : l'offre fut également rejetée. Aux sollicitations de l'oncle succédèrent les importunités des amis. Les anciens compagnons de l'abbé de Rancé vinrent en grand nombre à Veret, tous inquiets d'une résolution qui les condamnait, tous empressés de l'en détourner par des raisons différentes. Les uns alléguaient sa santé : comment pouvait-il embrasser une vie si dure, lui qui s'enrhumait au moindre vent ? Les autres vantaient ses talents : avait-il le droit de cacher sous le boisseau tant de lumières ? L'abbé pénétrait leurs intentions ; il souriait à leur bienveillance, puis il confondait leurs raisonnements par des raisons sans réplique. C'en était fait : un Bouthillier, un docteur de Sorbonne, un aumônier de cour s'obstinait à pratiquer la pénitence publiquement.

Et pourtant il ne connaissait pas encore sa vocation. Il savait même si peu à quelle perfection Dieu l'appelait, que, lorsqu'elle lui fut annoncée, il en eut peur, et regimba contre l'esprit. Il songeait bien sérieusement à réparer le mauvais usage que sa famille et lui-même avaient fait des biens de l'Église, à choisir un genre de vie qui fût une expiation continuelle de ses égarements ; mais, comme sa volonté flottante ne s'arrêtait à aucun moyen d'exécution, pour sortir enfin d'incertitude, il consulta trois évêques. Les avis qu'ils lui donnèrent successivement, renchérissant l'un sur l'autre de sévérité, furent comme trois degrés par où Dieu l'éleva, malgré lui, jusqu'à l'abnégation absolue. L'évêque d'Aleth lni conseillait de vendre son patrimoine pour en distribuer le prix aux pauvres, c'est-à-dire de restituer le bien d'autrui dissipé par l'abandon du sien propre, mais il lui permettait de retenir de ses bénéfices ce qui lui serait nécessaire pour vivre honorablement. A cette proposition, l'abbé surpris s'écria que la chose était impossible, que sa famille se soulèverait tout entière contre lui, qu'il n'avait pas le courage d'affronter cet anathème. Il écouta néanmoins avec respect les raisons du prélat, et se retira presque convaincu. L'évêque de Pamiers alla plus loin. Il ne se contenta pas de conseiller la vente du patrimoine, il ajouta qu'il fallait encore sacrifier à Dieu ces bénéfices, dont la pluralité était contraire aux lois de l'Église, et n'en garder qu'un seul pour y vivre loin du monde. A cette nouvelle exigence, l'abbé réclama hautement : Quoi , après avoir distribué en aumônes un patrimoine de cent mille écus, il faudra me réduire à un seul bénéfice ; je n'en ai aucun qui soit capable de m'entretenir selon ma condition. J'en ai cinq, mais ils ne valent pas ensemble quinze mille livres de rente. Peut-on se passer à Paris d'un carrosse et d'un certain nombre de domestiques ? Néanmoins, l'évêque parlait si bien, il prouvait si énergiquement la nécessité du renoncement, qu'il fallut accepter sa sentence comme un oracle du Saint-Esprit. Au sortir de Pamiers, l'abbé alla visiter l'évêque de Comminges, son ami. Vos deux voisins, lui dit-il, m'ont dépouillé, l'un de mon patrimoine, l'autre de mes bénéfices, dont il ne veut me laisser qu'un seul. L'évêque de Comminges approuva ; mais il ne se contenta pas d'approuver ; il ajouta que les commendes étant contraires à l'esprit de l'Église, il fallait mettre en règle ce dernier bénéfice, prendre l'habit religieux, et vivre dans la pénitence de la vie monastique. A ce troisième coup, l'abbé ne put se contenir : Moi ! s'écria-t-il avec indignation, moi me faire frocard ! J'ai eu toute ma vie une répugnance mortelle pour cet état. L'évêque n'insista pas ; mais sa parole, quoique mal reçue, ne fut point oubliée.

Le sacrifice de l'abbé de Rancé fut complet. Il en sentait profondément toutes les rigueurs : il eut le mérite de dompter ses répugnances. Il revint chez lui avec la résolution de vendre son patrimoine et d'abandonner ses bénéfices. L'entreprise était difficile par les obstacles que sa famille et le roi y apportèrent. Sa famille voulait garder Veret ; pour l'empêcher de le vendre, elle lui proposait de l'acheter, et, abusant de sa déférence, se gardait bien de rien conclure. Tout en renonçant à ses bénéfices, l'abbé eût voulu les transmettre à des hommes dignes, capables d'y mettre la réforme ; il désignait respectueusement ceux qu'il souhaitait pour successeurs ; mais le roi voulait une démission simple et absolue sans condition ; la cour n'aimait pas qu'un bénéfice tombât de commende en règle. Ces difficultés durèrent plusieurs mois. Il fallut que l'œuvre de Dieu s'accommodât aux convenances du monde. Le pauvre abbé en ressentait des impatiences extraordinaires : Je vis, dit-il dans une lettre, en attendant la fin de mes affaires, qui ne finissent pas... Il faut adorer la Providence, qui me laisse dans un état que j'ai appréhendé comme la dernière misère. Cependant, le terme qu'il avait fixé pour la vente de Veret étant arrivé, il se crut libre de tout engagement vis-à-vis des siens. Il vendit Verct et tout son patrimoine, paya ses dettes, fit une part à son frère et à sa sœur, récompensa noblement ses domestiques, ne garda que ce qui était nécessaire pour réparer la Trappe, et abandonna tout le reste à l'Hôtel-Dieu de Paris. Il avait transmis son abbaye de Saint-Symphorien de Beauvais à son précepteur Favière ; il obtint enfin de transmettre l'abbaye de Notre-Dame-du-Val à un gentilhomme converti dont il connaissait la piété. 11 se démit du prieuré de Saint-Clémentin, et rendit aux évêques la nomination aux quarante cures dont il avait été le présentateur (1661).

Il ne lui restait plus que son prieuré de Boulogne et son abbaye de la Trappe. Lequel de ces deux monastères choisirait-il pour retraite ? il l'ignorait lui-même, et personne alors n'y mettait d'importance. Les desseins de Dieu sur lui étaient cachés aux yeux de ses contemporains ; mais pour nous, qui les connaissons aujourd'hui par leur accomplissement, c'est un moment solennel que celui où l'abbé de Rancé hésita entre Boulogne et la Trappe. De sa détermination dépendait l'avenir de l'ordre de Cîteaux, et, pour ainsi dire, de la vie monastique en France. Il manifesta d'abord quelque préférence pour Boulogne, dont la situation près de Chambord, au milieu des bois, lui plaisait par le silence. Il en aimait l'église solitaire ; il y fit même plusieurs réparations, et y demeura quelque temps. Cependant, la ruine spirituelle et temporelle de la Trappe lui revenait sans cesse à l'esprit. Depuis qu'il avait visité ce bénéfice délaissé, il sentait en lui un désir invincible de mettre fin au mal qu'il avait prolongé par sa négligence. S'il devait abdiquer la possession de cette abbaye, il voulait du moins la rendre en meilleur état qu'il ne l'avait reçue, comme il avait déjà fait Notre-Dame-du-Val et Saint-Symphorien. Il s'y présenta au commencement de 1662, avec la résolution d'y mettre la réforme. Ce n'était pas la moins pénible ni la moins dangereuse de ses entreprises. Nous avons dit plus haut (ch. II), qu'il y avait alors à la Trappe sept moines ennemis de toute règle, vivant au milieu des séculiers et des malfaiteurs : Les onocentaures s'y rencontraient en toute liberté, les hiboux y hurlaient à l'envi les uns des autres, et les satyres y jetaient de grands cris, faisant leur joie des dérèglements. Cette comparaison, empruntée au prophète par un des biographes de l'abbé de Rancé, n'est que trop justifiée par ce qui suit. Dès que les coupables eurent entendu parler de réforme, ils s'emportèrent en fureur contre l'audacieux qui venait troubler la tranquillité du crime. Ils protestèrent qu'ils ne céderaient jamais à ses prétentions ; que toutes les voies leur seraient bonnes pour y résister : ils le menacèrent même de le poignarder ou de le jeter dans un étang. Ce mot atroce, répété au dehors, fit frémir toute la contrée, tant on les savait capables de tenir parole. Un brigadier des armées du roi, ami de l'abbé, s'empressa de lui offrir ses services, et de mettre des soldats à sa disposition. Si le réformateur eût reculé, s'il fût sorti en secouant la poussière de ses pieds, c'en était fait de cette maison de pécheurs incorrigibles, livrée sans intercesseur à la vengeance divine. Mais Dieu lui avait donné un zèle et une constance égale aux difficultés. L'extrémité du mal ne lui fit que mieux sentir la nécessité du remède. Il refusa d'employer la violence ; il resta seul, sans autres gardes que deux domestiques au milieu de ces, forcenés. Il ne cessait de les exhorter avec une grande douceur à changer de vie, jusqu'à ce qu'enfui, la patience devenant une dérision, il leur signifia qu'il les dénoncerait au roi, et appellerait sur leurs têtes la justice des hommes. A ce nom, la résistance tomba tout-à-coup. Le réformateur, satisfait de cette soumission, ne leur demanda plus que de céder la place à des religieux réguliers, et de sortir du monastère, en retour de quoi il paierait à chacun d'eux une pension de quatre cents livres. Ils y consentirent. Ce premier point obtenu, il passa un contrat avec le vicaire-général de l'Étroite Observance de Cîteaux, à l'effet de mettre la Trappe aux mains des réformés, et le fit homologuer au parlement de Paris. En même temps, il commença les travaux nécessaires pour rendre le monastère habitable ; la part de son patrimoine, qu'il avait réservée pour cette destination, fut dépensée. à relever les ruines. Alors, considérant que les revenus laissés à la maison depuis l'introduction des commendes ne suffiraient pas à l'entretien d'une communauté, et au paiement de la rente promise aux anciens religieux, il s'imposa un nouveau sacrifice ; il détacha de ses possessions de commendataire le domaine du Nuisement, et l'unit à la mense conventuelle, avec cette clause expresse, qu'il n'en pourrait plus être séparé. Enfin, rien ne s'opposant plus au rétablissement de la régularité, il fit venir de l'abbaye réformée de Perseigne un nombre compétent de religieux pour commencer la réforme.

Plus son œuvre avançait, plus il s'y attachait par les peines mêmes qu'elle lui avait coûtées. Il en voulut suivre de près les développements ; aussi bien c'était son devoir d'abbé commendataire dans le sens primitif du mot. Il oublia les agréments de Boulogne, il fit rebâtir à la Trappe le logis abbatial, et vécut pendant six mois au milieu des religieux. Il trouva dans ce commerce un charme particulier, et bientôt une digne récompense. Ces moines qu'il avait appelés par estime, qu'il avait dotés à ses dépens, lui rendirent son bienfait en bons exemples. Leur ferveur, leur humilité, leur patience firent sur son esprit une impression profonde. Il essaya de les imiter ; et sans prendre aucun engagement, sans quitter l'habit séculier, il se mit à jeûner, à travailler comme eux, à partager leurs repas au réfectoire. Les religieux, admirant à leur tour sa foi et sa piété, s'habituèrent à le respecter comme leur supérieur ; ils s'accusaient à lui de leurs fautes, lui demandaient ses conseils et sa direction. Il y eut même un novice qui osa lui dire : En vérité, monsieur, il faut que je vous avoue que je souhaiterais de tout mon cœur que vous fussiez notre abbé régulier ; on serait assurément bien heureux de vous avoir pour maître et pour directeur dans la voie de Dieu. Vous êtes né, ce me semble, pour cet emploi ; et je ne sais si je serai prophète, mais Dieu me dit au fond du cœur que mes désirs seront un jour accomplis.

L'abbé de Rancé n'avait plus que ce pas à faire, et le renoncement conseillé par les trois évêques était consommé. Il sentait lui-même qu'après avoir mis la main si énergiquement à la charrue, il ne pouvait plus regarder en arrière. Mais cette détermination lui coûtait encore plus que les autres. La répugnance qu'il avait autrefois manifestée pour la vie monastique durait toujours sous une autre forme : ce n'était plus du mépris, c'était une grande défiance de ses forces. Malheureux de ses irrésolutions, et craignant de rien résoudre, il combattait le tentateur, et cédait à ses ruses. Vainement il se disait : Quoi, je ne pourrais supporter toute ma vie ce que j'ai supporté pendant six mois ! La nature luttant contre la grâce retenait son consentement. D'autres fois, se proposant pour modèle saint Bernard et ses frères, il répétait le mot de saint Augustin : Tu ne pourras pas ce que ceux-là ont pu avant toi ! Un jour enfin qu'il était absorbé dans cette pensée, il entendit chanter au chœur ce verset du Psaume 124 : Ceux qui se confient au Seigneur sont comme la montagne de Sion ; il ne sera jamais ébranlé celui qui habite Jérusalem. Cette parole fut pour lui comme la lumière subite qui abattit Saul sur le chemin de Damas : Pourquoi craindrais-je, se dit-il aussitôt, d'embrasser la vie monastique, en me confiant au Seigneur ; et à l'instant même sa résolution fut prise. D'autant plus pressé d'en hâter l'accomplissement qu'il l'a plus longtemps retardé, il part immédiatement pour Paris ; il va demander au roi la permission de tenir en règle l'abbaye de la Trappe. Désormais aucune tentation n'ébranlera celui qui a mis sa confiance en Dieu. De pieux amis lui représentent que, s'il cherche le repos et la solitude, il ne les trouvera pas dans ses nouveaux devoirs, qu'il va devenir inévitablement le défenseur de l'Étroite Observance contre les relâchés, qu'il sera continuellement ramené dans le monde qu'il veut fuir pour le maintien de la règle qu'il veut embrasser. Il rejette toutes ces raisons, et fait reconnaître dans sa persévérance le doigt de Dieu. L'abbé de Prières, vicaire-général de la Réforme, auquel il vient demander l'habit de son ordre, le reçoit froidement, selon le précepte de saint Benoît ; lui objecte, comme autant d'impossibilités, sa science de docteur de Sorbonne, la noblesse de sa condition, ses habitudes déjà anciennes de luxe et de bonne chère, la faiblesse de son tempérament, l'expectative prochaine d'un évêché, toutes choses contraires au silence, à l'obscurité, à la pénitence, à l'abjection des moines. L'inflexible postulant répond : Il est vrai, je suis prêtre, mais, mon père, j'ai vécu jusqu'ici d'une manière tout-à-fait indigne de mon caractère. J'ai eu plusieurs abbayes, mais au lieu d'être le père de tous mes religieux, j'ai dissipé leur bien et le patrimoine du crucifix. Je suis docteur, mais je ne sais pas l'alphabet du christianisme. Les ignorants ravissent le ciel, et moi je péris avec ma doctrine et mes connaissances. Il est vrai que j'ai fait quelque figure dans le monde, mais il est encore plus vrai que j'ai été semblable à ces bornes qui montrent le chemin aux voyageurs et qui ne remuent jamais. Enfin, mon père, c'est une affaire conclue devant Dieu ; je veux faire pénitence, accordez-moi la grâce que je vous demande.

Le roi ayant consenti à laisser tomber la Trappe de commende en règle, l'abbé de Rancé donna sa démission du prieuré de Boulogne, et alla commencer son noviciat à Perseigne (13 juin 1663). Là encore, une tentation l'attendait, la plus dangereuse pour un novice, la tentation de la maladie. Dans sa ferveur infatigable, il avait engagé le prieur et les religieux de Perseigne à compléter leur réforme par l'adoption des pratiques les plus dures, entre autres du travail des mains, et lui-même donnait l'exemple de ce qu'il enseignait. Le corps fut plus faible que l'esprit n'était prompt. Au bout de cinq mois, il fut pris d'une fièvre violente ; il tomba dans un tel état d'abattement que les médecins le déclarèrent perdu, s'il ne changeait de profession, Dans cette alternative extrême, le novice, obligé de choisir, répondit sans hésiter qu'il préférait la mort. Il aurait pu du moins accepter, pour le temps de sa maladie, quelques adoucissements ; la nécessité évidente, le désir légitime de revenir à la santé, l'espérance de refaire ses forces pour mieux pratiquer ensuite la pénitence, que de prétextes bien excusables pour une âme moins détachée d'elle-même. Plusieurs gentilshommes du voisinage lui offraient des mets de leur table. A cette époque, partout où il s'agit d'encourager le relâchement, on retrouve quelques gentilshommes. Ils ne triomphèrent pas de la résistance du malade ; il ne voulut rien accepter qui fût contraire à la règle : il recouvra la santé par la seule grâce de Dieu, sans avoir rien accordé aux infirmités de la chair. Cette épreuve décisive ne laissait plus aucun doute sur sa vocation, et donnait à sa vertu un si vif éclat qu'avant même de recevoir ses vœux, le supérieur de Perseigne le chargea de mettre la réforme dans l'abbaye de Champagne.

Il tenait encore au monde par quelques liens : de tout ce qu'il avait possédé autrefois, il lui restait sa bibliothèque, quelques meubles et un peu d'argent. Il comprit qu'avant d'embrasser pour toujours la pauvreté volontaire, il devait se dépouiller sans réserve. Il avait déjà disposé par testament de ces débris de fortune ; mais ce testament était encore ou inconnu ou resté sans 'exécution. Le Moment de la profession lui parut, comme l'heure de la môrt, le plus convenable pour en déclarer le contenu. Il donna donc sa bibliothèque et ses meubles à la Trappe, mais avec cette condition, que si jamais l'Étroite Observance était bannie du monastère, le legs retournerait à l'Hôtel-Dieu de Paris. Il voulut aussi prouver sa gratitude à l'abbaye de Perseigne, école sainte qui lui avait fait tant de bien en le dirigeant dans la voie du salut, et il acquitta cette dette de la Piété par un don de 2.400 livres. Après une si digne préparation, pauvre et dénué comme saint Bernard, mais riche de sacrifices et de vertus, il fit profession le 26 juin 1664, et le 13 juillet suivant, il reçut à Séez, dans l'abbaye de Saint-Martin, la bénédiction abbatiale, des mains de Patrice Plunket, évêque d'Arde en Irlande. Le lendemain il vint prendre possession de son monastère, pour oublier à jamais ses anciens honneurs, ses richesses, Sa gloire, et n'être plus que le frère Armand-Jean, abbé régulier de la Trappe.

Cette admirable conversion s'était opérée pendant que l'abbé de Cîteaux remuait la France et Rome pour abolir l'Étroite Observance. Quelle différence entre ces deux hommes qui vont bientôt se trouver aux prises ! L'un moine, dès sa jeunesse, formé dans la liberté de la solitude, loin des atteintes du monde, par les exemples d'un saint abbé, se fatigue tout-à-coup de la vertu, succombe aux faiblesses de son cœur, et prend en haine le bien qu'il ne veut plus pratiquer. L'autre livré au monde, dès l'enfance, par l'illustration de son origine, par les habitudes de sa famille, par des talents extraordinaires, reconnaît la vanité des plaisirs qui s'attachent à ses pas et de la gloire que l'admiration lui prodigue, dompte ses plus fières répugnances, et s'enchaîne volontairement à l'état d'abjection qu'il croyait avoir toujours méprisé. Le premier, dédaignant la pauvreté et l'humiliation, aspire aux honneurs suprêmes de la hiérarchie monastique et s'arroge la propriété des richesses de l'Église. Il usurpe la crosse de Cîteaux par amour du commandement ; il se fait un patrimoine du bien commun par amour de la magnificence, et, sous l'habit d'un religieux, il marche l'égal des grands seigneurs. Le second, rejetant les dignités et la fortune, renonce à l'archevêché qui l'attend, restitue à l'Église les biens qu'il a reçus d'elle, se dépouille d'un patrimoine légitime en expiation d'un faste coupable, et, dans une obscure abbaye, ne veut être désormais que le père et le serviteur des pauvres. Claude Vaussin apostat de la pénitence, regrettant les viandes et les oignons de l'Égypte, ne recherche plus, dans le séjour des mortifications, que les commodités de la vie, la mollesse d'un repos prolongé, l'abondance et les délicatesses de la table qui appesantissent l'âme par la corruption des sens. L'abbé de Rancé, sorti de la captivité des sens, entre dans le désert pour y châtier son corps par les veilles, les jeûnes, les austérités du jour et de la nuit, et vivre de cette nourriture légère, véritable manne du Seigneur, qui donne à l'âme affranchie l'intelligence et la science. Claude Vaussin et l'abbé de Rancé ! ce n'est pas au hasard que nous avons rapproché ces deux noms, ces deux caractères opposés. Il y a dans ce contraste le secret de l'avenir de Cîteaux. Vaussin doit être le destructeur de son ordre, l'abbé de Rancé en sera le réparateur.

 

 

 



[1] Voir l'Histoire générale de la réforme de Cîteaux, Avignon, 1746, par dom Gervaise, ancien abbé de la Trappe.

[2] Sagesse, chap. II, v. 10, 12, 15.

[3] Voir l'Histoire de la réforme de Cîteaux par Gervaise, la requête dressée par les pères de l'Étroite Observance en 1656, et l'arrêt du parlement 1660.

[4] Voir la Vie de Rancé, par Lenain, I. I, et la Vie de Bossuet, par le cardinal de Bausset, t. I. Gervaise : Jugement critique, mais équitable, des vies de Rancé.

[5] Lenain, Vie de Rancé. Les autres historiens de Rancé, moins dignes de confiance, ne donnent d'ailleurs aucun détail qui ne soit dans Lenain.

[6] Mémoires de Saint-Simon, t. II, chap. XII.

[7] Gervaise, Jugement critique, mais équitable,  des vies de Rancé.

[8] Lenain, Marsollier, Gervaise, omettent ou nient absolument le bruit qui courut des liaisons de l'abbé de Rancé avec la duchesse de Montbazon. Saint-Simon, Mémoires, t. II, chap. XII, dit expressément qu'il n'y a rien de vrai en cela. Il était ami de l'abbé de Rancé converti ; il osa lui demander ce qu'il en fallait penser, et les réponses qu'il reçut formèrent sa conviction.