LES TRAPPISTES OU L'ORDRE DE CÎTEAUX AU XIXe SIÈCLE

TOME PREMIER

 

CHAPITRE II. — Histoire de la Trappe depuis sou admission dans l'ordre de Cîteaux jusqu'à la réforme de l'abbé de Rancé (1148-1663). - Nomenclature des abbés de la Trappe. Protection des souverains pontifes. Pauvreté et ferveur des Trappistes. - Abbayes commendataires ; décadence de la Trappe.

 

 

L'histoire de la Trappe ne peut présenter, pendant cinq cents ans, qu'un intérêt secondaire ; nous traverserons donc vite cette époque plus longue que curieuse, afin de ménager pour les deux siècles suivants l'attention du lecteur. Toutefois, ces commencements modestes ne sauraient être entièrement omis, car ils servent, comme les premières années d'un grand homme, comme les premiers essais du génie, de point de comparaison avec des temps ou des travaux plus glorieux. Le récit d'ailleurs ne se bornera pas à une simple nomenclature d'abbés. Nous verrons la Trappe grandir à l'ombre de la protection pontificale ; nous la verrons, persécutée, mais fidèle, conserver dans une indigence honorable une grande régularité, jusqu'à l'époque néfaste où les abbayes, étant livrées eu commende à l'avidité des séculiers, la Trappe elle-même tomba dans une décadence déplorable.

ALBOLD, premier abbé de la Trappe, avait reçu les donations de Rotrou, obtenu la bulle d'Eugène III, et adopté la règle de Cîteaux, comme nous l'avons déjà raconté : il est donc véritablement l'abbé fondateur. Ce fut encore de son temps que, selon une tradition respectable, saint Bernard visita la Trappe, et prit ainsi possession d'un monastère qui s'est toujours fait gloire de le reconnaître pour père et de lui appartenir. Il est assez vraisemblable, en effet, que l'abbé de Clairvaux voulut visiter par lui-même les monastères de Savigny récemment placés sous sa surveillance, et que la Trappe ne fut point oubliée. Les Trappistes se plaisent à le croire, et ils montrent encore aujourd'hui, sur leurs terres, une grotte qui a toujours porté le nom de saint Bernard, soit qu'elle ait servi d'habitation au saint voyageur, soit qu'elle lui ait été dédiée, dès le commencement, par la piété filiale de ses disciples. Albold demeura pendant trente-quatre ans à la tête de la communauté (1137-1171 ?). Mais nous sommes réduits aux conjectures pour le reste de sa vie. Nous ne savons rien des premiers travaux des moines, quoiqu'ils aient dû certainement défricher eux-mêmes le sol désert et naturellement ingrat qui leur avait été concédé, et prendre part à la construction de leur cloître, qui dura longtemps. Nous voyons seulement que, trente ans après sa fondation, la Trappe commençait à être connue et appréciée, puisque le roi d'Angleterre, Henri II, lui donna une terre dans la paroisse de Maheru, en expiation du meurtre de saint Thomas de Cantorbéry[1].

GERVAIS-LAMBERT remplaça dom Albold. Sous cette nouvelle administration (1171-1183), l'importance du monastère augmenta ; on en peut juger par le grand nombre de donations qui accrurent alors ses revenus. Beaucoup de fidèles de Jésus-Christ, beaucoup de nobles, témoignèrent par leurs offrandes de la confiance que la Trappe inspirait à la contrée : hommage spontané et irrécusable, que l'instinct populaire ne rend qu'au mérite ; car si le peuple donne pour recevoir, s'il demande des prières en retour de ses dons, il n'attend de prières efficaces que de la vertu éprouvée. D'un autre côté, le pape Alexandre III, par une bulle adressée à Lambert (1173), ajouta aux privilèges déjà accordés par Eugène III. Il confirma aux religieux la propriété de leurs biens, exempta de la dîme le fruit du travail de leurs mains, et tout ce qui servait à l'entretien de leurs bestiaux. Il les autorisa à recevoir à la profession religieuse tous les clercs ou laïques qui voudraient fuir le siècle, sans s'arrêter aux contradictions[2]. Il défendit aux profès de quitter le monastère sans la permission de l'abbé, et aux autres abbés d'accueillir ces fugitifs. Cette bulle commençait par une prescription qui est en même temps un éloge : Nous ordonnons avant tout, dit le pontife, que la vie monastique selon Dieu, selon saint Benoît et les constitutions de Cîteaux, soit observée dans votre monastère, à jamais, inviolablement, comme il est notoire que vous l'observez aujourd'hui[3]. Ces paroles ne sont-elles pas, par avance, la justification de ceux qui, après les temps de relâchement, se sont attachés à reprendre les observances antiques, et la condamnation de leurs adversaires ?

Cependant la Trappe était encore cachée, et, pour ainsi dire, ensevelie sous l'épaisseur des forêts du Perche. Il était réservé à son troisième abbé de la faire sortir de cette obscurité, et de lui donner un nom célèbre entre les noms de tant de maisons recommandables.

ADAM GAUTIER fut ce troisième abbé (1188-1243). Par un dessein particulier de la Providence, l'homme dont les mérites firent connaître son monastère à toute la Gaule, est peu connu personnellement. Son souvenir est resté célèbre, mais les actions qui lui ont acquis cette célébrité échappent aux recherches de l'histoire. Il est du nombre de ces âmes saintes auxquelles Dieu conserve, jusqu'à la fin des temps, la pratique de l'humilité qui les a sanctifiées. Tout ce que l'on sait de l'origine d'Adam, c'est qu'elle était noble. Il dédaigna les grandeurs du monde, l'illustration et les richesses de sa famille, il distribua tout aux pauvres, et ne rougit pas d'embrasser la vie monastique. Moine de la Trappe, il édifiait ses frères depuis plusieurs années, lorsqu'il fut élu abbé à la place de Lambert. Tout ce qu'on sait de sa sainteté, c'est qu'il avait le don des miracles. De nombreuses guérisons opérées par lui pendant sa vie, et sur son tombeau après sa mort, attestèrent la puissance de son intercession auprès de Dieu. Il est compté au nombre des saints de l'ordre de Cîteaux[4]. Voilà ce qui le distingua parmi ses contemporains, et ce qui le tira quelquefois de sa solitude pour le faire intervenir dans les affaires générales de l'ordre ou de l'Eglise, et dans celles des rois eux-mêmes. Si les détails nous manquent, nous savons au moins qu'il fut envoyé par le chapitre général de Cîteaux, en Palestine, avec l'abbé de Vaux de Cernay (1202), au moment où Innocent III confiait aux Cisterciens la charge de prêcher la guerre sainte. Plus tard, Philippe-Auguste l'envoya à Rome pour terminer les affaires de son divorce.

La bonne renommée du père commença l'illustration des enfants. Le nom de la Trappe devint populaire par celui d'Adam. Il en résulta même une erreur que détruit le plus léger examen des faits : ce fut d'attribuer à Adam la fondation de la Trappe ; ceux qui entendirent parler pour la première fois de ce monastère, crurent sans peine qu'il n'était pas plus ancien que sa réputation. On voulut voir la solitude gouvernée par un abbé si vénérable. Bien des hommes furent touchés des exhortations qu'il leur adressait, et demeurèrent auprès de lui, comme dans un port assuré, pour vivre et mourir dans sa dépendance[5]. Il ne faut pas douter que cette même vertu n'ait grandement contribué aux accroissements de la Trappe, aux donations, aux privilèges nouveaux que les dates des pièces authentiques rattachent à cette époque. Les comtes du Perche, qui se succédèrent pendant la longue durée de l'administration d'Adam, furent tous les bienfaiteurs de la maison. Cette famille chevaleresque et pieuse semblait se transmettre, comme un héritage, la croisade et le soin des pauvres de Jésus-Christ ; elle aimait à donner dans le siècle présent, pour thésauriser dans le ciel[6]. Rotrou III surpassa la générosité de son père. Ami des religieux, il avait établi les Chartreux au Val-Dieu, les moines de Grandmont dans sa forêt de Bellême, et une maison d'aumônes à Nogent-le-Rotrou. En 1189, il confirma les donations faites par son père ou par ses vassaux à la Trappe ; il y ajouta les siennes, et déclara qu'il prenait le tout sous sa garde. Après cela, il passa en Palestine pour combattre Saladin, et mourut devant Saint-Jean-d'Acre.

Son fils Geoffroy l'imita dignement : il donna beaucoup et encouragea ses vassaux à donner comme lui. Pendant qu'il était encore en Terre-Sainte, il avait pris l'engagement de bâtir un nouveau monastère. Ce vœu, qu'il n'eut pas le temps d'accomplir, il le légua à sa veuve Mathilde, et le couvent des Clairets, dans le diocèse de Chartres, fut ouvert par cette princesse aux religieuses de Cîteaux (de 1200 à 1213). Il fallait à cette communauté un père immédiat. Adam fut investi de ce titre, qu'il devait transmettre à ses successeurs. Depuis ce temps, l'abbé de la Trappe exerça au dehors un pouvoir respecté ; Adam lui-même eut bientôt à prononcer entre l'abbesse des Clairets et le prieur de Nogent-le-Rotrou. Thomas, fils de Geoffroy et de Mathilde, ne voulut pas rester en arrière. Ce fut lui qui acheva la construction de l'église de la Trappe (1214), et qui, après quatre-vingt-dix ans, accomplit tout-à-fait le vœu du fondateur. Alors il fut possible de penser à une consécration solennelle. L'archevêque de Rouen, les évêques d'Evreux et de Séez, appelés par Adam, firent la cérémonie. L'Eglise fut placée de nouveau sous l'invocation de la sainte Vierge, et on y déposa les reliques rapportées de Palestine par Rotrou II. Enfin Guillaume, évêque de Châlons, oncle et successeur de Thomas, et le dernier comte de cette famille, fit par trois fois des donations importantes (1219, 1220, 1225).

La protection pontificale ne fut pas moins active que la libéralité des grands. La Trappe avait subi des violences, des déprédations audacieuses ; l'exemption de dîmes accordée par les papes n'était pas respectée. Un malheur plus grand encore, c'était l'insouciance des évêques de la province de Rouen, qui ne voyaient pas ces prévarications, ou n'accueillaient pas les plaintes des religieux. Adam recourut à Innocent III. Ce grand vengeur de la justice outragée ne dédaigna pas cette petite affaire. Avec la même ardeur qu'il réprimandait les croisés, les monarques, les fauteurs des Albigeois, il prit en main la cause des humbles moines qui réclamaient son intervention. Une première bulle (1203), adressée à l'archevêque de Rouen, à ses suffragants et à tous les prélats de la province, leur reprocha de faire chaque jour défection à l'opprimé ; elle leur enjoignit de frapper des sentences ecclésiastiques tous les coupables, laïques, ou clercs, chanoines réguliers ou moines ; les premiers devaient être excommuniés à la lueur des cierges ; les seconds suspendus de leurs dignités et de leurs bénéfices ; les uns et les autres devaient venir chercher l'absolution à Rome[7]. Mais la cupidité, pour éluder la censure, prétendit interpréter à son profit l'exemption de dîmes, et soutint que ce privilège s'appliquait seulement aux novales, et non aux terres cultivées. Innocent III répondit promptement par sa bulle de 1204. Il déclara l'interprétation perverse, et contraire à la saine raison ; il signifia explicitement que l'exemption de dîmes s'appliquait non-seulement aux novales, non-seulement aux terres que l'on commençait à défricher, mais encore aux terres en plein rapport que les religieux cultivaient de leurs mains[8]. Admirable vigilance du pasteur unique à qui tous les troupeaux ont été confiés comme un seul troupeau ; inépuisable tendresse du père commun qui a reçu l'ineffable don d'aimer, comme de gouverner, sans préférence, toutes les brebis et tous les agneaux. L'évêque ordinaire n'a pas vu ou n'a pas voulu voir ce qui se passait à côté de lui dans l'étroite circonscription de son diocèse, et voilà que le souverain pontife, malgré la distance des lieux, malgré la sollicitude de toutes les églises, a vu, a ressenti dans son cœur le tort dont une petite communauté a souffert, et le zèle ne lui manque pas plus que la puissance pour le réparer. On ne connaissait pas encore ces innovations gallicanes, qui, dans les siècles suivants, ont contrarié, restreint, presque détruit l'intervention du pape, et ces entraves apportées à la justice, qui se sont appelées libertés.

La bulle donnée par Honorius III, en 1224, n'est pas moins remarquable. Le pontife étend l'exemption de dîmes aux jardins, aux arbustes, aux poissons des étangs. Il interdit toute aliénation des biens du monastère, à moins que la chose ne se fasse du consentement du chapitre. Il ajoute aux privilèges précédents pour assurer l'indépendance et la sécurité de la communauté :

Qu'il vous soit permis, dit-il, dans tout procès civil ou criminel, d'user du témoignage de vos frères, dans la crainte que, par défaut de témoins, votre droit ne vienne à péricliter. Nous défendons, par l'autorité apostolique, à tout évêque, ou à toute autre personne, de vous appeler aux synodes, ou aux assemblées judiciaires, de vous soumettre aux jugements séculiers pour vos revenus et vos biens, de tenir dans vos maisons des assemblées publiques, ou d'y traiter des affaires, ou de s'opposer à l'élection régulière de votre abbé, à son institution ou à sa déposition, contrairement aux statuts de l'ordre de Cîteaux. Si l'évêque dans le diocèse duquel votre maison est située, après avoir été requis avec l'humilité et le respect qui conviennent, refuse de bénir votre abbé, et de vous accorder ce qui est du domaine de sa charge épiscopale, nous permettons à l'abbé, pourvu qu'il soit prêtre, de bénir ses novices et de remplir toutes les fonctions de sa charge, et à vous de réclamer d'un autre évêque ce que le vôtre aura injustement refusé. Que dans les professions des abbés bénits ou à bénir, les évêques se contentent des formes et des termes qui sont en usage depuis l'origine de l'ordre, de telle sorte que les abbés ne fassent jamais profession, sans réserver leur ordre, ni contre ses statuts. Que personne n'ose exiger de vous quelque redevance pour la consécration des autels ou des églises, pour les saintes huiles, ou pour tout autre sacre, ment ecclésiastique : vous devez recevoir ces choses gratuitement de l'évêque diocésain, sinon, adressez-vous à un autre pontife catholique, qui soit dans la grâce et la communion du Saint-Siège, et qui, par notre autorité, vous donnera ce que vous demandez..... Si un évêque ou quelque autre prélat porte une sentence d'excommunication, de suspense ou d'interdit, contre votre monastère, vos personnes, vos mercenaires mêmes, soit pour refus de dîmes, soit à l'occasion de quelqu'un de vos privilèges, ou contre vos bienfaiteurs, soit pour vous avoir rendu par charité quelque service, soit pour vous avoir aidés dans vos travaux à certains jours où vous travaillez, quoique ces jours soient chômés ailleurs, nous déclarons cette sentence nulle, comme contraire aux concessions du Siège apostolique. Enfin, lorsque le territoire qui vous entoure sera frappé d'interdit, qu'il vous soit permis de célébrer l'office divin à l'intérieur de votre monastère.

 

Adam mourut en 1243 ; il fut inhumé dans le chapitre ; une inscription courte, mais précise, Clarus miraculis, fut placée sur son tombeau, et préserva ses cendres de toute insulte jusqu'à la révolution française.

Après la mort d'Adam, la prospérité de la Trappe continue pendant plus d'un siècle. Par l'extinction de ses anciens comtes, le Perche avait été réuni au domaine royal ; et devait rester la propriété du roi ou l'apanage de princes de la maison régnante[9]. Ces héritiers de la famille de Rotrou succédèrent aussi à sa bienveillance pour le monastère qu'elle avait fondé. Désormais les rois partageront avec les souverains pontifes le soin de protéger la Trappe ; aux bulles pontificales se joindront les privilèges royaux. Ce nouveau patronage prépare sans doute de grands abus : un jour viendra où le bienfaiteur se croira maître, où le protecteur prétendra gouverner, où l'auteur des privilèges détruira la liberté. Mais, à l'époque où nous sommes encore, l'intervention de l'autorité royale ne fut qu'utile, et non oppressive : elle servit à réprimer, par la crainte de la puissance humaine, des violences que la crainte de Dieu n'arrêtait pas toujours ; elle appuya du glaive temporel les censures ecclésiastiques. Déjà quelques princes ou nobles, ou gens du roi, s'attribuaient sur l'abbaye de la Trappe et sur ses fermes certains droits de patronage, d'avouerie, de garde, afin de tirer parti de leurs bons offices pour leur cupidité ; quelques prélats même persécutaient ceux qu'ils auraient dû défendre ; laïques ou clercs réclamaient. ainsi des religieux du blé, du vin, des voitures, des bestiaux, et d'autres prestations pour subvenir à des usages séculiers, à des constructions de châteaux, à des prises d'armes, des tournois, des expéditions[10]. Il était bon ici, pour le repos du monastère, pour la conservation de ses biens, qu'un suzerain respecté s'opposât aux exactions de ses vassaux, et le roi saint Louis en donna l'exemple.

Ainsi  JEAN HERBERT, quatrième abbé, reçut deux diplômes de saint Louis (1216 et 1269). Le roi prenait en sa main, et sous sa garde, l'abbaye et tous ses biens, la déclarant libre de tout devoir féodal et de toute justice séculière et laïque. Le pape Alexandre IV (1254) accorda aussi aux Trappistes la permission de célébrer l'office divin dans les chapelles de leurs granges.

GUILLAUME reçut une bulle de Jean XXI. Il ne gouverna la communauté que pendant quatre ans (1276-1280).

ROBERT Ier (1280-1297) reçut des bulles de Nicolas III et de Martin IV, un diplôme de Philippe-le-Bel, et une charte du frère de ce roi, Charles de Valois, comte du Perche.

NICOLAS Ier (1297-1310) reçut les mêmes faveurs de Philippe-le-Bel et de Charles de Valois, avec les bulles de Boniface VIII, de Benoît XI et de Clément V. La reine de France, Jeanne de Navarre, réclama les prières de la Trappe, et y fonda un service annuel pour le repos de son âme. Cette famille, si coupable d'ailleurs envers l'Église, semblait chercher, dans l'intercession des moines, un refuge contre la justice de Dieu.

RICHARD Ier est à-peu-près inconnu ; il mourut en 1317.

ROBERT II (1317-1346) reçut les donations de Charles II de Valois. Ce comte du Perche recommandait aussi son âme et celle de Jeanne de Joigny, sa première femme, à la piété des religieux. Il confirma encore les donations de Robert de Tournay.

MICHEL est inconnu ; on ne retrouve rien de ses actions, ni dans les chartes, ni dans les traditions du monastère.

Enfin MARTIN Ier éprouva à son tour la générosité de Charles III de Valois, et de Marie, sa seconde femme. Cet abbé régnait vers 1360.

Les malheurs de la France arrêtèrent cette prospérité. Le XIVe siècle, douloureuse époque de notre histoire, ne fut pas moins funeste aux monastères qu'aux rois, aux seigneurs, aux villes et aux campagnes. Nulle paix, nulle sécurité, nul respect des choses divines et humaines : la peste, et les Anglais vainqueurs, avaient étendu partout leurs ravages. Malheur aux religieux qui, comme ceux de Cîteaux, avaient choisi pour demeures les solitudes profondes, loin des villes et des moyens de défense, dans l'espoir d'échapper aux rapines ou à la curiosité ; il n'y avait pas de route introuvable, pas de retraite inaccessible pour les Gascons et les Malandrins : il fallait tout livrer aux pillards, même les vases sacrés ; souvent il fallait fuir, chercher un asile dans le inonde, vivre parmi les séculiers, et attendre, dans le trouble, le retour de la paix et de la régularité. Encore si ces fugitifs, rendus plus fervents par le malheur, avaient pu s'isoler au milieu du bruit, et se faire de leur propre cœur un monastère inaccessible à cette force humaine qui ne peut rien sur les âmes ! Mais déjà l'ordre de Cîteaux était bien déchu de sa vertu première. Ranimé deux fois par les constitutions de Clément IV et de Benoît XII, il penchait toujours vers les abus que ces deux pontifes avaient voulu extirper. Même après la réforme, la nourriture était beaucoup moins austère qu'autrefois, les travaux moins rudes et moins longs, les méditations plus courtes, la pauvreté méprisée, la charité fraternelle refroidie, la vigilance des supérieurs moins active, et dès-lors, le respect des peuples diminuant avec la vertu des moines, la fécondité de l'ordre sembla tarie, et les fondations cessèrent. Les guerres des Anglais rendirent le mal irréparable, en jetant les religieux dans le monde, d'où ils rapportèrent bien des pensées et des habitudes contraires à leur état.

Il est vraiment glorieux pour la Trappe d'avoir résisté à tant d'exemples et de prétextes de relâchement ; sa vertu se perfectionna dans la faiblesse et dans les épreuves auxquelles tant de maisons de Cîteaux succombèrent. En 1361, Charles III de Valois, pour réparer les ravages des Anglais, avait accordé à Martin le droit d'exploiter les mines qui appartenaient à la Trappe, et de fabriquer du fer. A peine cette ressource était trouvée, que les dangers reparurent ; la fuite sembla indispensable. Dans cette nécessité, au lieu de se disperser dans leurs familles, les Trappistes partirent tous ensemble pour un asile qui leur permettait de rester unis. Ils furent reçus dans le château de Bons-Moulins, à quelque distance de leur monastère. Ils y demeurèrent deux ans. Là, derrière de hautes et fortes murailles, ils purent conserver leur régularité, libres au milieu des fureurs de la guerre, et tranquilles dans le voisinage de leurs champs désolés. Au rétablissement de la paix, ils revinrent à leurs cloîtres ; ils profitèrent du repos que rendit à la France la sagesse du roi Charles V ; ils reçurent encore quelques bienfaits des princes ; la comtesse du Perche, veuve de Charles III, fonda une chapelle dans leur église. Mais le temps des épreuves n'était point passé, ni leur patience fatiguée.

RICHARD II, successeur de Martin (1376-1382), trouva la Trappe pauvre à son avènement, et ne put réparer ses pertes. Le passage et le retour des boulines de guerre, les nouveaux ravages des Anglais, épuisaient toutes les ressources ; bientôt même le monastère fut brûlé : l'église et le chapitre échappèrent seuls.

Rien ne rebuta les religieux, ni la misère, ni le péril, ni leur petit nombre. Ils élurent, à la place de Richard, JEAN OLIVIER PARISY, un jeune homme qui devait gouverner la maison pendant soixante-quinze ans. Ils restèrent avec lui sur leurs terres, priant et travaillant, quoiqu'ils ne fussent pas plus de quinze, c'est-à-dire incapables de se défendre et presque de se suffire, suppléant au nombre par l'énergie. Au milieu de la décadence générale de l'ordre de Cîteaux, ils firent bien voir, par une ferveur antique, que tout n'était pas désespéré. Le rapprochement se présente ici de lui-même : Les monastères de notre ordre, dit le chapitre général de 1390, sont si horriblement déréglés, et comme anéantis, tant au spirituel qu'au temporel, qu'il n'y reste aucune forme de religion, ni même aucun vestige de vie honnête et réglée. Les fondateurs, voyant que le service divin y est abandonné, et qu'il ne s'y observe plus ni règle, ni discipline, choisissent d'autres lieux pour leur sépulture, et enlèvent les ossements de leurs ancêtres. L'accusation est générale ; et précisément, dans cette même année, l'évêque de Séez atteste que la Trappe fait exception. Trop pauvres pour payer les annates que le pape Boniface IX réclamait des clercs et des moines, les Trappistes avaient encouru l'excommunication. Leur évêque vint à leur aide ; il certifia qu'il avait pleine connaissance de leur état misérable : Les revenus de cette abbaye, disait-il, sont modiques, car elle est située au milieu des bois, et ne possède que des champs, et elle a été ruinée par les Anglais, les hommes d'armes, et par d'autres calamités. L'abbé et les quinze religieux qui servent Dieu et l'Église dans cette maison, et y résident fidèlement, ne trouveraient pas dans leurs revenus de quoi vivre s'ils ne gagnaient, par le travail des mains, les choses nécessaires à la vie. L'éloge est complet : pauvreté, stabilité, culte régulier, travail assidu, tout ce qui fait le moine se retrouve dans ce certificat de quelques lignes. Deux légats apostoliques vinrent, en conséquence, relever les Trappistes des censures dont ils avaient été frappés.

Quelle que fût la constance des religieux, les malheurs de la Trappe se renouvelèrent trop souvent pour être réparés. Olivier Parisy était encore abbé lorsque, en 1434, d'impies ravisseurs envahirent le monastère, et enlevèrent non-seulement une quantité assez considérable d'airain, d'argent et d'or, mais encore les vases sacrés, les ornements ecclésiastiques et les reliques. Une bulle du pape Eugène IV, adressée à l'official de Séez, réclama l'excommunication contre les auteurs de ce crime. Une, charte de Jean d'Alençon, comte du Perche (1456) semblait aussi permettre pour l'avenir plus de sécurité ; mais ni l'autorité religieuse, ni l'autorité temporelle n'étaient dès-lors suffisamment respectées.

ROBERT III LAVOLLE (1458-1476), quatorzième abbé, souffrit de la guerre civile comme de la guerre étrangère. La ligue féodale des seigneurs contre Louis XI n'était pas moins redoutable que la rivalité nationale des Anglais. En 1469, au moment même où René d'Alençon prenait les armes contre le roi de France, la Trappe fut forcée de nouveau, l'église pillée, le chartrier violé, et un grand nombre d'actes, de pièces authentiques, de contrats soustraits ou détruits. Ces déprédateurs du bien d'autrui faisaient disparaître les titres qui les auraient confondus. Paul II, invoqué comme Eugène IV, ordonna à l'official de Séez de frapper les coupables d'excommunication ; malheureusement ces menaces, ces châtiments, si souvent réitérés, prouvent, par leur nombre même, leur insuffisance.

Une spoliation plus grave encore se fit sentir après l'abdication de Robert (1476). Il ne s'agissait plus d'une violence partielle et passagère, mais d'une usurpation complète et permanente : c'était déjà l'odieux système des commendes qui essayait de s'introduire. Les religieux avaient élu HENRI HOBART. Un audacieux concurrent se présenta : Auger de Brie, chanoine du Mans, prétendit que Robert avait abdiqué en sa faveur ; il en produisait pour preuve un acte passé par-devant notaire en 1463 : il voulait cumuler le titre de chanoine avec le titre et les avantages d'abbé commendataire. Le misérable réussit un moment ; il s'installa au détriment de l'élu, et, pour satisfaire sa cupidité, il aliéna aussitôt une partie des biens de l'abbaye. Toutefois, sa témérité fut punie. Henri Hohart l'accusa devant le parlement de Paris, le convainquit, avec son notaire, d'imposture et de faux, le fit condamner à une amende, et le notaire à la dégradation et à l'emprisonnement. L'abbé régulier rentra dans tous ses droits ; mais le mal était fait, les biens aliénés, et l'exemple donné aux séculiers avides.

Henri Hohart avait relevé les chapelles détruites autrefois par la guerre. ROBERT IV RAVEY, son successeur (1518) recouvra, dans les paroisses de Sainte-Céronne et de Soligny, les biens aliénés par Auger de Brie. Il maintint énergiquement sa suprématie de père immédiat sur le couvent des Clairets, malgré la résistance des religieuses, qui bravèrent un moment l'autorité même de l'abbé de Cîteaux. De graves infirmités, et la perte de la vue, le décidèrent à donner sa démission (1527). Il fut le dernier abbé régulier de la Trappe avant l'abbé de Rancé. Nous entrons dans l'époque des commendes et de la décadence.

Les commendes étaient, dans le principe, une institution utile. Commende, commenda, veut dire garde, surveillance, protection. Donner en commende un bénéfice ecclésiastique, c'était le confier, pour son plus grand bien, et pendant un temps assez court, à un gardien qui en prît soin, qui le défendît contre l'iniquité, la violence ou les abus des possesseurs eux-mêmes ; c'était, par exemple, confier une abbaye à un évêque ou à un clerc séculier, quelquefois même à un laïque, pour y mettre la réforme, ou réorganiser l'administration, ou surveiller l'emploi des revenus. Mais, dans tous les siècles, les biens ecclésiastiques avaient excité la convoitise des mondains et des princes. On avait vu Charles Martel distribuer aux leudes d'Austrasie les évêchés et les abbayes ; sous Charles-le-Chauve, un grand nombre de seigneurs, se disant abbés quoique laïques, s'établissaient dans les monastères avec leurs femmes, leurs chiens de chasse et leurs chevaux, conservant les moines comme des travailleurs utiles, et prenant pour eux-mêmes le produit du travail. Cette cupidité brutale, réprimée au XIe siècle, avec les abus les plus criants de la féodalité, reparaissait de temps en temps, moins hardie, mais non moins dangereuse ; elle trouva, dans la décadence des ordres monastiques, un prétexte spécieux, et, dans l'usage des commendes, un moyen commode et presque légitime de se satisfaire. Quand on voyait les abbés réguliers étaler un luxe de princes, mener un grand équipage et tenir une table de mauvais riches, on se demandait s'il n'était pas urgent de soumettre les monastères à une autre administration, qui, par une sage économie, les préservât d'une ruine inévitable, et, par une surveillance sévère, fît revivre la vertu. Par ces motifs, un grand nombre d'abbayes furent données en commende dans le cours du xv° siècle ; mais les commendataires, évêques, magistrats ou seigneurs, ne tinrent pas leurs promesses : au lieu d'être des économes fidèles, ils s'approprièrent une partie des biens qu'ils devaient conserver aux moines. Ils ne furent pas davantage des réformateurs ; comme ils n'étaient pas religieux eux-mêmes, comme ils ne résidaient pas dans les abbayes, ils ne mirent pas plus d'ordre aux choses spirituelles qu'aux temporelles. Les rois et les grands encouragèrent ce système déplorable, qui suppléait à l'épuisement de leurs finances, qui leur permettait d'enrichir, sans rien débourser, leurs serviteurs dévoués ou les cadets de la noblesse qui entraient dans le clergé. Au XVIe siècle, le mal fut porté au comble. On sait qu'en Allemagne et en Angleterre, l'espérance d'usurper les biens ecclésiastiques fut la cause la plus active des progrès du protestantisme. Henri VIII, après avoir rompu avec Rome, fut libre de donner à son cuisinier un monastère pour un bon plat ; en Allemagne, les princes luthériens trouvèrent, dans la confiscation des domaines du clergé, les ressources nécessaires pour lutter contre Charles-Quint ; partout où ils purent détruire l'Église catholique, ils sécularisèrent entièrement ses possessions. Dans les provinces et les villes où l'Église subsista, les protestans essayèrent au moins de partager. Laissant aux évêques et aux prêtres la juridiction et les fonctions spirituelles, ils réclamèrent pour eux-mêmes le titre d'administrateurs des bénéfices, et le droit d'en percevoir les revenus. Un roi de Danemark sollicita, pour ses fils luthériens, l'administration du temporel de l'archevêché de Brême et des évêchés de Minden et de Verden, et, sur le refus de l'empereur, se jeta dans la guerre de trente ans. Il se fit en France une usurpation analogue. Par le concordat de 1516, le roi fut investi du droit de nommer aux évêchés et aux abbayes, c'est-à-dire de disposer à son gré des biens ecclésiastiques. Alors le système des commendes fut organisé en grand, il s'étendit même aux évêchés. Ici, comme au-delà du Rhin, les guerriers, les magistrats, les hommes de cour, purent jouir, à titre d'administrateurs, des bénéfices de l'Église, et, tandis qu'ils les faisaient desservir par des clercs appelés custodinos, ils prenaient pour eux-mêmes les revenus. C'est ainsi que Crillon, le compagnon de Henri IV, reçut l'archevêché d'Arles, les évêchés de Fréjus, de Toulon, de Sens, de Saint-Papoul, et l'abbaye de l'île Barbe. On peut donc définir les commendes la sécularisation des biens de l'Église par les princes catholiques. Mais hâtons-nous de justifier Léon X. Le concordat de 1516 a peut-être sauvé l'Église catholique en France. Ce ne fut pas un acte de faiblesse, mais de haute prévoyance. Le pape satisfit la cupidité par une concession opportune, au moment où la cupi- dité était la racine de l'hérésie ; il céda une partie pour ne pas perdre le tout : il abandonna des terres pour conserver la foi. Les abus qui ont résulté du concordat doivent retomber sur la tête de l'autorité temporelle.

La Trappe tomba en commende en 1527. Les religieux venaient d'élire JULIEN DES NOËS, et l'abbé de Cîteaux l'avait béni. Le roi François Ier n'agréa pas l'acte d'élection. Les religieux recommencèrent, et firent le même choix ; le roi fit le même refus, et nomma pour abbé commendataire Jean du Bellay, évêque de Paris. Il fallut se soumettre, au moins extérieurement ; car ils s'obstinèrent entre eux à regarder comme leur véritable supérieur Julien des Noës, et lui rendirent jusqu'à sa mort tous les honneurs et l'obéissance dus à l'abbé.

Martin Hennequin, conseiller au parlement de Paris, reçut à son tour la commende de la Trappe en 1538, et la garda dix ans. Quand il fut mort, les religieux tentèrent encore de faire une élection : ils pressentaient déjà les conséquences d'une longue interruption de l'autorité régulière ; ils se débattaient contre les tentations prochaines de relâchement : ils choisirent leur prieur François Rousserie. Mais le roi Henri II ne reconnut pas ce choix, et désigna lui-même Alexandre Gœvrot. Il fallut bien souffrir désormais en silence, et subir les volontés royales. On leur imposa successivement Denis du Brèvedent, chanoine de Rouen (1555-1573) ; Jean Bartha, qui donna sa démission en faveur de Michel de Seurre, chevalier de Malte et grand-prieur de Champagne ; mais ce dernier n'ayant pu obtenir de Grégoire XIII la commende qu'il ambitionnait, Jacques-le-Fendeur fut nommé par Henri III. Puis Denis Hurault, évêque d'Orléans, réunit la Trappe à ses autres commendes de Breuil-Benoist, de Palice et de Painpont ; il fut remplacé par Nicolas Bourgeois.

Ainsi livrée à l'ambition des étrangers, des hommes de cour, la Trappe, au XVIIe siècle, semblait être devenue une propriété particulière, un patrimoine transmissible par héritage. Antoine Séguier, aumônier de Louis XIII, conseiller au parlement, chanoine de l'église de Paris et abbé de Saint-Jean d'Amiens, fut encore abbé commendataire de la Trappe ; il la transmit à son neveu, Dominique Séguier, conseiller comme lui au parlement, chanoine de Paris, et de plus évêque d'Auxerre et ensuite de Meaux.

Aux Séguier succédèrent les Bouthillier. Victor Le Bouthillier, d'abord évêque de Boulogne, puis coadjuteur de Tours, garda quelque temps la commende de la Trappe ; il s'en démit en faveur de son neveu. Ce neveu, François-Denis Le Bouthillier de Rancé, était aumônier du roi, chanoine de l'église de Paris, abbé de Saint-Symphorien et de Sainte-Marie du Val. Il mourut en 1636. Il avait un frère âgé de dix ans, Arnaud-Jean Le Bouthillier de Rancé. Cet enfant succéda à tous les bénéfices que la mort de son aîné laissait vacants. Il fut donc chanoine de Notre-Dame de Paris, abbé de la Trappe, de Notre-Dame du Val, de Saint-Symphorien de Beauvais, prieur de Notre-Dame de Boulogne et de Saint-Clémentin. Avant d'avoir pu rendre à l'Eglise aucun service, il jouissait déjà de vingt mille livres de rente de revenus ecclésiastiques.

Ces scandales durèrent plus d'un siècle. Que pouvait-il en résulter pour un monastère, sinon la ruine complète du temporel et du spirituel ? Tel fut aussi le sort de la Trappe. Ce que les violences féodales, les guerres des Anglais ou les guerres civiles, l'exemple contagieux de tant de maisons dégénérées, n'avaient pu faire pendant quatre cents ans, la négligence des abbés commendataires le fit dans un espace de cent trente ans. Ces supérieurs infidèles, vrais mercenaires, ne se ressouvenaient de leur abbaye que pour l'argent qu'ils en retiraient. Principes tui infideles socii furum ; omnes diligunt munera, sequuntur retributiones. Les moines, laissés sans chef et sans règle, se pervertirent nécessairement. Quand le pasteur eut été ravi, les brebis s'égarèrent et périrent. On put dire de la Trappe, comme jadis de tout l'ordre de Cîteaux : on n'y trouve plus aucune forme de religion, ni aucun vestige de vie honnête et réglée. En 1660 il y restait sept religieux, c'est-à-dire, sept misérables qui scandalisaient toute la contrée, qui n'avaient de religieux que le nom, et dont l'habit ne faisait que mieux ressortir les dérèglements ; les revenus mêmes étaient dilapidés avec une audacieuse imprévoyance. Nous empruntons à un document officiel un tableau lamentable de cette dégradation :

Les portes demeuraient ouvertes le jour et la nuit, et les femmes comme les hommes entraient librement dans le cloître ; le receveur de l'abbé commendataire, avec toute sa famille, était logé parmi les moines. Le vestibule de l'entrée était si noir, si sale et si obscur, qu'il ressemblait beaucoup plus à une prison affreuse qu'à une Maison-Dieu. On voyait d'un côté une cave profonde, de l'autre un pressoir, avec tout ce qui sert dans de tels lieux. Ici il y avait une échelle attachée contre la muraille, qui servait à monter aux étages, dont les planchers étaient rompus et pourris : on n'y marchait pas sans péril. En entrant dans le cloître, on voyait un toit ruiné, qui à la moindre pluie se remplissait d'eau ; les colonnes qui lui servaient d'appui étaient courbées contre terre. Les parloirs servaient d'écurie ; le réfectoire n'en avait plus que le nom ; les moines et les séculiers s'y assemblaient pour jouer à la boule, lorsque la chaleur ou le mauvais temps ne leur permettait pas de jouer dehors. Le dortoir était abandonné et inhabité : il ne servait de retraite qu'aux oiseaux de nuit, et était exposé à la grêle, à la pluie, à la neige, aux vents et aux tempêtes, et chacun des frères se logeait comme il voulait, et où il pouvait. La chambre du trésor était entièrement vide ; on n'y voyait que poussière et saleté ; les titres et les papiers, qui devaient y être conservés comme des choses précieuses, étaient confusément par terre et foulés aux pieds ; ils étaient pour la plupart dispersés par la province ; les curés et les paysans les avaient entre leurs mains, ce qui avait causé la ruine du temporel.

L'église n'était pas en meilleur état que la maison. On n'y voyait que pavés rompus, pierres dispersées, ruines, saletés, araignées ; les murailles menaçaient ruine : elles étaient fendues depuis le haut jusqu'en bas. Le clocher était près de tomber ; les poutres sur lesquelles il était bâti, et les chevrons et presque tout le bois étant pourris, on ne pouvait sonner les cloches qu'on ne l'ébranlât tout entier, ce qui faisait trembler de peur. Il y avait sur le maître-autel un tabernacle ; au côté droit, une statue de la sainte Vierge ; au côté gauche, une image de saint Bernard. Outre que l'ouvrage était fort grossier, la piété se trouvait blessée et scandalisée d'y voir des images brisées ou estropiées... La sacristie était petite, humide et obscure ; elle faisait pourrir les ornements et gâtait les vases sacrés...

Le monastère était sans jardin, et environné d'une terre ingrate, plantée d'épines, de buissons et d'arbres... Le grand étang ne servait plus de rien, parce que la chaussée était rompue ; les sept autres étaient ruinés.

Mais le comble des maux était que, par le moyen du grand chemin qu'on avait fait depuis environ cent ans auprès des murailles du monastère, on ne voyait que vagabonds, que scélérats, qu'assassins. Les hommes et les femmes s'assemblaient dans le bois voisin, et là, comme dans un asile assuré, ils se cachaient pour commettre toutes sortes de crimes[11].

 

La Maison-Dieu de la Trappe, tombée de si haut, et devenue l'habitation des démons, allait donc périr par la misère, le dernier châtiment du désordre. Un événement inattendu la sauva : la conversion subite d'un abbé commendataire expia et répara le mal que les commendes avaient fait.

 

 

 



[1] Nos principales autorités pour ce chapitre sont les bulles des papes, et un vieux manuscrit latin, conservé dans les archives de la Trappe, qui nous a été communiqué. Nous les citons une fois pour toutes.

[2] Bulle d'Alexandre III : Liceat quoque vobis clericos vel laicos e seculo fugientes, liberos et absolutos, ad conversionem recipere, et in vestro monasterio absque contradictione aliqua retinere.

[3] Bulle d'Alexandre III : .... Imprimis statuentes ut ordo monasticus qui secundum Deum et beati Benedicti regulam, et institutionem fratrum Cisterciensium in eodem monasterio institutus esse dinoscitur, perpetuis ibidem temporibus inviolabiter observetur.

[4] Ménologe de Cîteaux, 7 mai : Beatus Adam.... multorum miraculorum patrator mirificus..... postquam..... proprio exemplo et crebris exhortationibus multos ad eamdem (vitam monasticam) amplectendain invitasset, ex hoc sæculo migravit. — Philippe Séguin : Compendium sanctorum ordinis cisterciensis, liv. III, chap. XLVIII : Adam, vir cum multis miraculis tum imprimis pictatis operibus clarus, atque montra honestate insignis extitit.

[5] Albédo des Trois font., chr. ann. 1202.

[6] Charte de Rotrou III, en faveur de la Trappe, 1189 : Quisquis pro Dei amore et spe retributionis æternæ aliquid indigentibus amministrat in præsenti sæculo, ipse sibi procul dubio thesaurisat in cœlo. Hac spe ductus bonæ memoriæ pater meus domum Dei quæ dicitur Trappa dilexit..... Consequenter igitur cadem intentione ego Rotrodus camdem abbatiam.....

[7] Bulle de 1203 : Non absque dolore tordis et plurima turbatione didicimus quod in plerisque partibus ecclesiastica censura dissolvatur..... Abbas et conventus de Trappa tam de frequentibus injuriis quam de vestro quotidiano justitiæ defectu conquerentes.....

[8] Bulle de 1204 : Manifestum est omnibus qui recto sapiunt, interpretationem hujus modi perversam esse et intellectui sano contrariam, cum secundum capitulum illud a solutione decimarum tam de terris illis quas deducunt vel deduxerunt ad cultum, quam de terris etiam cultis quas propriis manibus vel sumptibus excelunt, liberi sint penitus et immunes.

[9] Le Perche revint au roi de France Louis VIII, en 1226. Les seigneurs qui réclamaient cet héritage abandonnèrent leurs prétentions à saint Louis en 1237. Ce roi donna le Perche à, Pierre, son cinquième fils, qui mourut sans postérité. Philippe-le-Bel, en 1291, le donna à son tour à son frère Charles de Valois. Ce prince, père du roi Philippe VI, transmit le Perche (1325) à son second fils Charles II de Valois, qui fut lui-même remplacé, en 1316, par son fils Charles III. Cette famille conserva la province jusqu'au règne de François Ier.

[10] Privilège de saint Louis (1246) : Sane non possum quin dolorem patiar, ut enim gravis est nobis oblata querela, nonnulli principes ac nobiles, necnon et nostræ gentes, œcasione juris et patronatus, advocaciæ, seu custodiæ quam in abbatia, grangiis, cellariis, vel domibus vestris se habere prætendunt, ac plerumque pro libito voluntatis, et quidam ecclesiarum prælati, a quibus non molestari, sed potius consolari deberetis, bladum, vinum, evectiones, animalia, ac res alias pro ædificatione ac munitione castrorum ac villarum, nec non pro tirociniis, torneamentis, expeditionibus, et aliis usibus secularibus..... exigere volunt..... Propter quod et quies monasterii ordinis, que perturbatur, et grangiis vestris et domibus grave imminet detrimentum.

[11] Extrait du procès-verbal présenté au chapitre-général de Cîteaux par l'abbé du Val Richer.