LES TRAPPISTES OU L'ORDRE DE CÎTEAUX AU XIXe SIÈCLE

TOME PREMIER

 

CHAPITRE PREMIER. — Le XIIe siècle. - Cîteaux et Savigny. - Fondation et commencements de la Trappe. - Règle de Cîteaux.

 

 

Le XIIe siècle, l'âge héroïque de la chevalerie et des croisades, n'est pas moins illustre par la ferveur religieuse qui couvrit alors de nouveaux ordres et de nombreux monastères toutes les parties de la chrétienté. Ainsi se développaient les résultats glorieux du pontificat de saint Grégoire VII. Ce grand pape avait appelé l'Europe aux armes contre l'Asie ; et la foi, ranimée par sa parole, repoussait au-delà de Jérusalem la barbarie mahométane. Il avait porté la réforme dans les mœurs des grands et du peuple, dans les mœurs du clergé et des moines ; et la piété, accourant de toutes parts dans la solitude, substituait à la licence publique, à l'incontinence des clercs, aux abominations simoniaques, une régularité que les contemporains eux-mêmes ont reconnue et célébrée[1]. Déjà, de son vivant, Étienne d'Auvergne avait commencé, à Muret, l'ordre de Grandmont, la congrégation des Bons-Hommes, qui protestèrent les premiers contre le meurtre de saint Thomas de Cantorbéry, en rejetant les bienfaits du meurtrier[2]. Bruno, écolâtre et chanoine de Reims, après avoir convaincu son archevêque de simonie (1077), avait fui le danger des grandeurs ecclésiastiques pour venir féconder de sa foi la solitude de la Chartreuse (1086), et faire revivre dans ses disciples la ferveur de Moïse et d'Élie, et la vigilance de Samuel[3]. Treize ans après la mort de Grégoire VII (1098), trois moines de Cluny, impatiens de pratiquer dans toute sa rigueur la règle de saint Benoît, acceptèrent avec joie d'un duc de Bourgogne le marécage de Cîteaux. Ils y construisirent en bois et en osier le nouveau monastère, si pauvre, si étroit, si délaissé d'abord, qui devait donner à l'Église saint Bernard, petit ruisseau qui, devenu un grand fleuve, arrosa tous les ordres religieux, et réjouit l'Église universelle par sa pureté limpide, par la variété de ses vertus, par sa sainteté toujours féconde[4]. Presque en même temps (1100) Robert d'Arbrissel ouvrit aux femmes l'asile de Fontevrault ; en peu d'années il eut rassemblé trois mille pécheresses converties. Vital de Saint-Évroult fonda, en 1112, l'ordre de Savigny. C'était entre ces saints personnages une noble émulation, une concurrence pieuse à qui sauverait les âmes. Trois hommes éternellement mémorables, dit un historien, parurent à la même époque : Robert d'Arbrissel, Vital et Bernard : tous trois savants et animés de l'esprit de Dieu, ils parcouraient les châteaux et les campagnes, et, semant la parole, selon Isaïe, sur toutes les eaux, ils recueillaient des fruits abondants de conversion. Ils s'étaient partagé les âmes : tandis que Robert travaillait au salut des femmes ramenées à Dieu, Bernard et Vital se dévouaient au salut des hommes ; tandis que Robert bâtissait l'illustre couvent de Fontevrault, Vital instituait la congrégation de Savigny, et Bernard propageait la règle du nouveau monastère[5]. Bientôt l'Allemand Norbert quitta ses bénéfices par amour de la pénitence, et devenu missionnaire pauvre, il courut la France pour évangéliser les pécheurs. Le Poitou, la Guienne, l'Orléanais, le Cambresis ; le virent avec admiration marcher nu-pieds dans la neige ; jeûner tous les jours de la semaine, et convertir les multitudes par de si grandes vertus, jusqu'au moment où il s'arrêta au diocèse de Laon, et institua, dans la forêt de Coucy l'ordre des chanoines réguliers de Prémontré (1121). Cependant les guerriers eux-mêmes se soumettaient à la régularité monastique ; les défenseurs de la Palestine, Templiers et Hospitaliers, formaient une milice inconnue aux âges précédents, pour combattre à-la-fois la chair et le sang, et les ennemis du nom chrétien ; soldats intrépides, infatigables sur les champs de bataille, moines silencieux, pauvres, obéissants, laborieux, pendant la paix[6]. Et ce n'étaient plus seulement les hommes du peuple, les fils de serfs, qui se réfugiaient dans les monastères : les nobles, les sages, les grands, si rares dans la primitive Église, maintenant, par un miracle de la puissance divine, se convertissaient en grand nombre. La gloire présente, s'écriait saint Bernard, devient vile et méprisable ; la fleur de la jeunesse est foulée aux pieds, la noblesse ne compte plus ; la sagesse du inonde apparaît comme une folie ; la chair et le sang ne sont plus écoutés. Tous, pour gagner Jésus-Christ, sacrifient les affections les plus chères, et dédaignent, comme la boue, les dignités et les grandeurs du siècle[7].

La Trappe remonte à cette heureuse époque par son origine, et par la date même de sa fondation : tel est son premier titre de gloire. Elle est sortie de Savigny, et elle appartient à Cîteaux. Quelques détails sur Cîteaux et Savigny sont donc ici indispensables.

Cîteaux est une réforme de Cluny. L'abbaye de Molesme, au diocèse de Langres, relevait de Cluny, et était ainsi soumise à la règle de saint Benoît. Saint Robert, le fondateur, en était abbé ; il avait pour prieur Albéric, et pour sous-prieur l'Anglais Étienne, deux saints dignes de lui. Cependant le relâchement commençait à se glisser parmi leurs frères, déjà nombreux ; malgré leurs exemples, la règle était mal observée. L'abbé de Cluny, qui aurait dû réprimer ces abus, ne visitait pas Molesme avec assez d'exactitude. Les trois amis conçurent alors la pensée de chercher une autre retraite, où il leur fût possible de vivre plus régulièrement : ils firent entrer dans ce projet dix-huit autres religieux et l'archevêque de Lyon, légat du Saint-Siège, qui leur donna son approbation. Ils partirent vingt-et-un. Arrivés en Bourgogne, ils s'arrêtèrent dans le diocèse de Châlon-sur-Saône, en un lieu appelé Cîteaux, soit des citernes qui s'y trouvaient en grand nombre — cisterna, cistercium —, soit plutôt des joncs marécageux qui y croissaient — cistels —. Jamais homme n'avait habité ces lieux sauvages, dont la vue seule faisait horreur. Ce fut là qu'au milieu des arbres, des épines, et des bêtes de la forêt, les saints fugitifs se construisirent une maison et une église de bois. Ils n'eurent pas de règle à écrire, puisqu'ils ne se proposaient que de pratiquer fidèlement la règle primitive. Ils prirent la sainte Vierge pour seule mère et seule patronne, et choisirent le jour de la fête de saint Benoît pour renouveler leurs vœux, et s'engager à la stabilité dans leur nouvelle résidence. L'ordre de Cîteaux commença ainsi le 21 mars 1098. Saint Robert reçut le bâton pastoral des mains de l'évêque de Châlon ; il fut le premier abbé de Cîteaux. Albéric lui succéda. Ce second abbé constitua définitivement le nouveau monastère. Il obtint l'approbation du pape Pascal II (1100) ; il fit quelques statuts qui portent son nom, afin d'expliquer de quelle manière ses religieux entendaient observer la règle de saint Benoît, et prévenir les interprétations relâchées qui s'étaient introduites ailleurs. Il admit des frères convers, non pour exempter les moines du travail, mais pour leur donner le temps d'entremêler, au travail prescrit par le législateur, le chant régulier de l'office divin. Enfin il renouvela plus solennellement la consécration de son ordre à la sainte Vierge, en substituant une coule blanche à l'habit noir que portaient les Bénédictins.

Cîteaux était fondé sur la pauvreté, le travail, le silence, l'abstinence la plus sévère. Les moines demeuraient avec les bêtes sauvages ; leur porte n'était faite que de branches d'osier entrelacées. Ils ne vivaient que de pain, d'herbes et de légumes. Ils refusaient les donations qui les auraient enrichis, mais ils acceptaient des instruments de travail ou des ornements d'autel. Etienne, le troisième abbé (1109), fit briller ces vertus d'un éclat plus vif encore. Il voulut que l'église elle-même, que l'autel fût pauvre, et, sauf les vases sacrés, il retrancha l'or et l'argent du service divin. Il ne craignit pas de mécontenter le duc de Bourgogne, bienfaiteur du monastère, en le priant de ne plus venir résider dans la maison, où, malgré sa piété, sa présence pourrait troubler les solitaires. Il perdit ainsi les bonnes grâces et les dons de ce seigneur, qui ne sut pas comprendre cette simplicité admirable. Dieu l'éprouva ensuite par les plaintes que la rigidité du nouveau monastère suscitait de tous côtés, par les inquiétudes de la disette, par la mort de ses religieux. Il fut accusé d'innovation, de scandale et de schisme. Il fut, dans un temps de disette, réduit à mendier son pain. Il vit ses moines mourir l'un après l'autre avec une rapidité dévorante, et personne ne se présentait pour les remplacer, tant sa réputation d'austérité décourageait les vocations. Tout-à-coup trente postulants frappèrent à la porte de Cîteaux (1112). A leur tête était Bernard, gentilhomme de vingt ans, qui les avait tous appelés à la pénitence. Étienne, à cette vue, comprit que le temps des épreuves était passé : il admit ces nouveaux fils que Dieu lui rendait pour ses morts, et la prospérité de l'ordre commença. Au bout d'un an, Cîteaux était trop étroit pour les nombreux convertis que l'exemple de Bernard ne cessait d'attirer. Quatre colonies en sortirent presque en même temps : La Ferté, au diocèse de Châlon, fut la première, et, selon le sens de son nom — firmitas —, le premier affermissement de l'ordre ; puis Pontigny fut fondé au diocèse d'Auxerre ; puis Clairvaux, dans la vallée d'Absinthe, par saint Bernard et ses frères ; puis Morimond, au diocèse de Langres. Telles sont les filles aînées de Cîteaux, les quatre premiers monastères de la congrégation. Non moins fécondes que leur mère, elles se multiplièrent rapidement par d'autres fondations qui remplirent le inonde des catins de la même famille. Saint Étienne avait réglé que les abbés des quatre premiers monastères et de toutes les filiations qui en sortiraient par la suite, se rassembleraient chaque année autour de l'abbé de Cîteaux en chapitre général. La carte de charité et les us de l'ordre, rédigés dans le second chapitre (1119), unirent toutes les maisons par la conformité des observances. La suprématie universelle, reconnue à l'abbé de Cîteaux, leur conserva un père commun, et constitua cette magnifique unité qui réjouit toute l'Église catholique[8]. Ce n'est pas ici le lieu de retracer les développements prodigieux de la congrégation cistercienne. Nous nous réservons également de parler, dans un autre livre, de l'influence toute-puissante de saint Bernard. Il ne nous reste plus maintenant qu'à faire connaître l'origine des religieuses de Cîteaux.

Lorsque saint Bernard eut résolu de quitter le monde, il passa une année à parcourir les campagnes et les châteaux pour prêcher la vie monastique. Sa parole était si puissante, que les faibles n'osaient venir l'entendre, dans la crainte d'être gagnés malgré eux. Les femmes éloignaient leurs maris de ces prédications ; les mères, leurs entons. Cependant quelques hommes mariés se sentirent appelés à la solitude ; leurs femmes, également touchées de la grâce, se consacraient avec joie au veuvage volontaire ; mais elles avaient besoin d'un asile et d'une protection : avant de conduire les hommes à Cîteaux, Bernard fonda pour ces femmes le monastère de Juilly-sous-Ravière, dans le voisinage de Molesme, et peut-être sous la suprématie de cette abbaye[9]. Ce modeste commencement.eut des suites remarquables. Tous les frères de Bernard l'avaient suivi ; son vieux père lui-même était venu mourir à Clairvaux, dans sa dépendance. Humbeline, sa sœur, restait seule dans le monde. Mariée à un seigneur de Lorraine, elle vivait dans le faste et les pompes du siècle. Un jour elle voulut rendre visite à ses frères : elle vint à Clairvaux avec une suite brillante (1122) ; mais, au lieu de la joie qu'elle espérait faire naître par son arrivée, elle n'excita qu'une sainte indignation. Bernard refusa d'abord de la voir ; puis, cédant à ses larmes, il sortit pour lui reprocher sa vie mondaine. Humbeline fut touchée et convertie. Elle renonça aux plaisirs qui l'avaient tenue captive jusqu'alors. Au grand étonnement de tous, elle pratiqua pendant deux ans les vertus monastiques au milieu du monde ; enfin, avec le consentement de son mari, elle se retira au monastère de Juilly, fondé par son frère pour d'autres veuves comme elle[10]. Sa ferveur extraordinaire, ses austérités, si contraires aux habitudes de son ancienne condition, édifièrent toute la communauté ; ses exhortations entraînèrent ses compagnes à désirer pour elles-mêmes une règle plus sévère. Par l'influence d'Humbeline, les religieuses de Juilly résolurent de convertir en loi permanente le zèle dont elles se sentaient animées. Elles demandèrent donc à entrer dans l'ordre de Cîteaux ; elles en prirent l'habit et les constitutions, de l'aveu du légat apostolique en France, et firent voir que la fragilité de leur sexe ne succomberait pas aux rigueurs de la plus stricte perfection. A leur suite, d'autres monastères de femmes s'affilièrent à la même congrégation, ou furent fondés pour cette règle nouvelle : le nombre s'en accrut considérablement avec les siècles ; l'auteur des Lys de Cîteaux le porte à six mille[11].

Savigny commença en 1112, l'année même où saint Bernard entrait à Cîteaux. Ce nouvel institut prit naissance en Normandie, sur cette terre des magnifiques cathédrales, des florissantes abbayes, des grands évêques et des savants abbés. Un homme d'une origine obscure en fut le fondateur ; les nobles y accoururent ensuite avec empressement. Ici encore Dieu se servit du faible tour sauver les forts. Vital, chapelain du comte de Montreuil, et chanoine de Saint-Évroult, au diocèse de Séez, renonça au monde, et chercha d'abord une retraite dans le Maine. On croit que, dans cette solitude, il eut quelques rapports avec Robert d'Arbrissel et saint Bernard, et que ce fut de concert avec eux qu'il se retira dans le diocèse d'Avranches[12]. Une donation importante l'y fixa : Raoul de Fougères lui abandonna la forêt de Savigny pour y bâtir un monastère, afin d'accomplir cette parole du psalmiste : Dieu a planté les cèdres du Liban pour que les oiseaux sacrés bâtissent leurs nids sur les branches. Je veux assurer mon salut, dit le donateur dans la charte de fondation ; je ne peux le faire par mes propres mérites : j'ai donc pensé à acheter des pauvres en esprit le royaume des cieux qui leur appartient. En conséquence, de concert avec ma femme et mes fils, je donne à Dieu et à dom Vital, ermite, la forêt de Savigny..... Afin d'obtenir la santé du corps et le salut de l'âme pour moi, pour ma femme, mes fils, mes seigneurs, mes amis, afin de soulager les âmes de nos pères, de nos mères, de nos seigneurs, de mes amis, de mes barons et de tous mes fidèles, vivants et morts, je déclare cette donation affranchie, des clercs et des laïques, comme déjà évêque d'Avranches a promis de n'exiger de cette terre aucun droit épiscopal (2)[13].

En peu de temps Vital éleva dans ce bois désert et impraticable l'abbaye de la Trinité de Savigny. Des moines fervents se rassemblèrent autour de lui. Bayeux, Caen, la Bretagne, lui envoyèrent des disciples de toutes les conditions : il leur donna la règle de saint Benoît et l'habit noir ; mais on croit qu'il pratiqua cette règle avec la sévérité de Cîteaux[14]. La piété des solitaires de Savigny fut bientôt connue an loin ; elle leur mérita, de la part du pape Pascal II, le privilège de célébrer sans interruption l'office divin pendant la durée de l'interdit jeté sur le diocèse d'Avranches[15]. Déjà on voyait parmi eux Aymon, noble de Bretagne, et Geoffroy, noble de Bayeux. Celui-ci avait quitté mi autre monastère pour s'attacher à l'humble Vital ; de pieuses légendes racontent que sa sainteté avait été prédite avant sa naissance, et qu'il avait le don des miracles. Aymon s'était illustré par sa charité au milieu du siècle ; il visitait les lépreux, touchait leurs plaies hideuses, souvent il leur lavait les pieds ; il finit par vendre tous ses biens, qu'il distribua aux pauvres. Dans la solitude il fut, par sa science, la lumière de ses frères. Travaillant, écrivant, enseignant tour-à-tour, il composa de nombreux ouvrages que l'abbaye conserva précieusement. Assidu à la prière, au chant divin, il ne sentait pas les besoins de son corps, il ne trouvait aucun goût aux aliments : il ne mangeait que par nécessité humaine, pour ne pas mourir. A l'autel, comme saint Chrysostome, il voyait les anges assister au saint sacrifice, ou les cieux s'entr'ouvrir, et le Sauveur s'incliner vers les prières des hommes. Vital fut le digne abbé d'une telle maison ; il la gouverna pendant sept ans. Adversaire infatigable du vice, sa parole retira du inonde bien des rîmes converties. Épuisé par une longue maladie, il ne voulut s'accorder aucun adoucissement, et il mourut à l'office de la nuit, en donnant la bénédiction au lecteur[16].

Geoffroy succéda à Vital. Son gouvernement fut l'époque la plus brillante de l'histoire de Savigny. Le Saint-Siège, le clergé, saint Bernard, rendent de glorieux témoignages à ces moines. Honorius II leur confirma, par une bulle, les biens dont ils étaient en possession, et les mit à l'abri de toute violence[17]. Au temps du schisme d'Anaclet, ils restèrent fidèles à la bonne cause ; saint Bernard les compte au nombre des saints, morts au monde et vivans pour Dieu, qui forment le troupeau du pape légitime[18]. Leur science n'était pas moins célèbre que leur piété. Jean de Coutances écrivait à Geoffroy, à son prieur et à tous leurs frères : Vous êtes les oliviers fertiles de la maison du Seigneur, les cèdres élevés du Liban, les cyprès de la montagne de Sion. Vous êtes bienheureux et vraiment philosophes ; votre philosophie s'étend sur toutes les choses divines et sur les choses humaines. Les vrais érudits sont nombreux dans votre vénérable communauté[19]. Mais la plus grande gloire de Geoffroy, c'est la diffusion rapide de son ordre dans plusieurs provinces, dans la Normandie, la France, le Maine, l'Anjou, la Touraine, la Bretagne, l'Angleterre. Il fonda dix-neuf monastères, entre autres Beaubec, au diocèse de Rouen, et Vaux de Cernay, au diocèse de Paris. Comme saint Étienne de Cîteaux, il voulut rattacher à un centre commun tous ses enfants dispersés ; il réserva donc à l'abbé de Savigny la suprématie générale sur toutes ses filiations, et il établit un chapitre annuel de tous les abbés de l'ordre, qui s'ouvrait le dimanche de la Trinité[20], jour de la fête de la maison-mère.

Guillaume succéda à Geoffroy (1138). Il était né à Caen d'une famille noble et riche. Les historiens de Savigny racontent que Dieu l'avait montré d'avance au bienheureux Aymon sous la forme d'un talent d'or. Ils le représentent comme un docteur de grand nom entre les docteurs, également habile dans les lettres humaines et dans l'interprétation de l'Écriture. Devenu abbé par des suffrages unanimes, il ne fit que croître en sainteté. Il se consacra tout entier aux intérêts du ciel ; il revêtit le cilice, crucifia sa chair avec ses vices et ses concupiscences, et rassembla auprès de lui de nombreux disciples qui imitèrent ses vertus. Il continua les œuvres de son prédécesseur ; il bâtit de nouveaux monastères. Entre' les fondations qui multiplièrent à. cette époque la famille de Savigny, la plus importante est, sans contredit, la Trappe.

La Trappe commença l'an 1122 ; mais elle ne fut vraiment une abbaye que vers 1140. Rotrou II, comte du Perche, la construisit et la dota. Ce seigneur s'était fait un nom illustre en combattant les infidèles en Palestine et en Espagne. Compagnon de Godefroy et d'Alphonse-le-Batailleur, il avait pris part à la première croisade et au siège de Saragosse. Il était allié au plus puissant des vassaux de France, au roi d'Angleterre, duc de Normandie, Henri Ier, dont il avait épousé la fille. Cette brillante fortune fut tout-à-coup troublée par un grand malheur de famille. La comtesse du Perche s'était embarquée à Harfleur avec son frère Guillaume Etheling, l'unique héritier du roi anglais. La Nef blanche qui les portait fut mal gouvernée par un équipage ivre auquel le jeune prince avait d'ailleurs donné l'exemple de la débauche ; elle se brisa sur des rochers, et tout périt. Guillaume, qui pouvait échapper sur une chaloupe, ne voulut pas abandonner sa sœur, et, au milieu des efforts qu'il fit pour la sauver, il fut englouti avec elle (1120). La même année, Rotrou, passant en Angleterre, faillit être victime à son tour d'une tempête épouvantable ; mais dans ce moment terrible, il fit vœu, pour obtenir la vie sauve, de bâtir une église à la sainte Vierge, et il échappa heureusement[21]. Revenu dans ses états, il tint parole à sa protectrice : il choisit dans ses domaines un vallon solitaire, entouré de bois, traversé par plusieurs ruisseaux qui forment, en se réunissant, la rivière de l'Yton, sur la limite du Perche et de la Normandie. Ce lieu avait toujours porté le nom de Trappe. Ce fut là qu'il éleva son église (1122) ; pour en faire un monument du danger qu'il avait couru, il lui donna la forme d'un vaisseau renversé. La pensée lui vint ensuite de joindre à l'église un monastère ; et, comme la réputation des moines de Savigny était grande en ce temps, il s'adressa à cette congrégation. L'abbaye de Breuil-Benoît, issue de Vaux de Cernay, envoya une colonie dans le vallon de la Trappe. Ces religieux étant arrivés avant la fin des constructions, demeurèrent provisoirement dans la solitude des Barres, et ce ne fut qu'en 1140 qu'ils prirent possession du monastère, lorsqu'il commença d'être habitable. Quelque temps après, Rotrou, au moment d'entreprendre un nouveau voyage en Palestine, leur concéda, de l'aveu de sa seconde femme et de son fils, l'emplacement de l'abbaye, avec des terres assez étendues, des bois, des étangs et des moulins.

Cette abbaye s'appela dès lors Notre-Dame de la Maison-Dieu — Monasterium Beatœ Mariœ de domo Dei —. On ajoutait aussi à ce titre le nom de Trappe, qui était celui du lieu même. Consacrée spécialement à la sainte Vierge par le vœu du fondateur, la Maison-Dieu de la Trappe fut, dès le commencement, placée sous la protection du Saint-Siège. Dom Albold, le premier abbé, s'adressa au pape Eugène III, qui était alors en France (1147), et il reçut du souverain pontife une bulle qui est un des premiers monuments de l'histoire des Trappistes. Il convient à la clémence de l'autorité apostolique de chérir les religieux, et de couvrir les lieux qu'ils habitent d'une pieuse protection. Il est digne, il est Conforme à la justice, que nous, qui sommes élevé au gouvernement des églises, nous les défendions de la méchanceté des hommes pervers, en les prenant sous la garde du Siège apostolique. C'est pourquoi, nos très chers fils, nous faisons droit à vos prières, et plaçons sous la protection de saint Pierre et la nôtre le monastère dans lequel vous êtes attachés au service divin. Nous voulons que les biens que vous possédez justement et canoniquement, ou que vous pourrez acquérir désormais par les concessions des pontifes ou la, libéralité des rois, par les largesses des princes ou les offrandes des fidèles, vous soient conservés intacts à vous et à vos successeurs. Surtout que personne ne prétende lever des dîmes sur les fruits du travail de vos mains, ou sur les animaux que vous élevez. Si quelqu'un, ecclésiastique ou séculier, ose violer sciemment cette constitution... qu'il soit exclu de la participation au corps et au sang de notre Seigneur Jésus-Christ, et qu'au jugement suprême il soit livré à la vengeance divine. Quant à ceux qui respecteront les droits de ce monastère, que la paix de notre Seigneur soit avec eux, qu'ils reçoivent ici-bas le prix de leurs bonnes œuvres, et qu'ils trouvent auprès du juge infaillible la récompense de l'éternelle paix[22].

C'est en ces termes bienveillants que le Saint-Siège se déclara le protecteur de la Trappe ; illustre engagement, auquel la sollicitude paternelle des souverains pontifes n'a jamais manqué. Ainsi commença ce haut patronage qui a défendu les Trappistes, au moyen âge, contre les violences féodales ; au XVIIe siècle, contre les réclamations des moines relâchés, qui, pendant la révolution française, les a suivis et soutenus dans l'exil, par toute l'Europe, et, de nos jours, les a rétablis en France. D'Eugène III à notre vénérable Grégoire XVI, pendant ce long espace de sept cents ans, les successeurs de Pierre n'ont pas cessé de veiller efficacement sur l'héritage de dom Albold.

La Trappe, issue de Breuil-Benoît et de Vaux-de-Cernay, appartenait donc à la congrégation de Savigny. En 1148, elle entra dans l'ordre de Cîteaux par un événement remarquable qui complète l'histoire de sa fondation.

Serlon, le quatrième abbé de Savigny, égalait la sainteté de ses prédécesseurs. Admirateur des Cisterciens ; aimé de saint Bernard, il regrettait de ne pas faire partie d'un ordre que Dieu propageait par une protection si visible et par l'influence d'un si grand homme. Aussi bien, chef d'une congrégation déjà nombreuse, il redoutait, dans ce haut rang, non le travail, mais la responsabilité de tant d'âmes confiées à sa garde. Plus humble encore qu'élevé en dignité, il voulait obéir et se donner un supérieur. Lorsque le chapitre général de Cîteaux s'assembla en 114S, Serlon crut le moment venu de se mettre enfin dans l'heureuse dépendance qu'il ambitionnait. Ce chapitre est resté justement célèbre dans les annales de l'ordre. Il fut présidé par Eugène III, dont la présence fit, d'une réunion d'abbés, comme un concile universel. Il fut surtout remarquable par les grands exemples d'abnégation chrétienne qu'il offrit à l'admiration de l'Église et de la postérité. Eugène III y brilla bien plus par son humilité que par l'éclat de la tiare. Il avait été moine de Cîteaux, et, malgré le titre de chef de l'église, il parut au milieu de ses frères comme mi d'entre eux, revêtu de leur habit qu'il ne quittait jamais, fidèle à leur règle, qu'il observait partout[23]. Il ne les présida pas par l'autorité apostolique, il les édifia bien plutôt par sa charité fraternelle[24]. Non loin de lui, saint Bernard, dont il avait été le fils spirituel dans un monastère de la filiation de Clairvaux, le reconnaissait maintenant pour son père, et se montrait le plus docile de ses fils. Serlon était digne de paraître dans cette pieuse assemblée : il vint solliciter l'honneur d'être admis avec tous les siens dans la famille cistercienne, et, sa demande étant acceptée, il prit saint Bernard pour père immédiat. On vit alors, dit l'auteur des annales, une merveille qu'on ne reverra jamais : une congrégation, ou plutôt un ordre, composé de trente monastères, répandus en France, en Angleterre, en Normandie, illustre par le mérite de ses moines, par la gloire de ses églises, par a l'étendue de ses possessions, abandonna ses usages déjà consacrés par le temps, quitta son habit, et passa sous les lois d'un autre ordre. Pour conserver et honorer le souvenir de ce grand acte de désintéressement, il fut décidé que l'abbé de Savigny prendrait rang au chapitre après l'abbé de Morimond, et serait le cinquième après l'abbé de Cîteaux. Eugène III déclara en même temps que Savigny, quoique affilié à Clairvaux, conserverait sur ses monastères son ancienne suprématie. Serlon se montra digne de ces honneurs en les refusant pour lui-même. Après avoir assuré à ses enfants une protection puissante, un gardien vigilant, il n'aspirait plus qu'à déposer le bâton pastoral, pour aller finir sa vie, simple religieux, sous la conduite de saint Bernard. Ce désir fut contrarié par la volonté du supérieur qu'il avait choisi, et il demeura abbé, par obéissance, pendant cinq ans. Mais après la mort de saint Bernard, il abdiqua, et se retira à Clairvaux, où il mourut lui-même en odeur de sainteté (1157).

Nous n'avons pu raconter les commencements de la Trappe qu'en les rattachant à la gloire de Cîteaux et de Savigny, et nous ne craignons pas qu'on nous reproche d'avoir mêlé à notre sujet une histoire étrangère. L'illustration des pères fait partie de l'histoire des enfants, comme un exemple et une recommandation. La fille de Vital et de Serlon, adoptée dès l'enfance par saint Bernard, ne devait pas apparaître, au milieu du sue siècle, isolée des deux familles dont elle revendique à juste titre le nom et l'héritage. Nous ne pouvons pas davantage faire connaître le genre de vie que les Trappistes embrassèrent, presque aussitôt après leur établissement, sans donner un abrégé des constitutions cisterciennes, puisque la Trappe, comme Savigny, adopta l'habit et les usages de Cîteaux. Ce court exposé servira en même temps à établir la haute et vénérable antiquité d'une règle que l'ignorance ou la mauvaise foi du grand nombre regarde comme une invention moderne.

Il semble qu'il devrait suffire ici de renvoyer à la règle de saint Benoît, car Cîteaux ne fut fondé que pour la pratiquer dans toute sa rigidité, sans aucun des adoucissements adoptés ailleurs. Mais, précisément parce que d'autres abusaient de quelques facilités accordées à la faiblesse humaine par le législateur, les Cisterciens s'imposèrent comme un devoir les actes de perfection qu'il a conseillés sans les prescrire, comme désirables dès qu'ils sont possibles : Voilà, dit saint Benoît dans son dernier chapitre, un faible commencement, une ébauche de règle ; vous qui avez hâte d'arriver au ciel, complétez-la, et, avec l'aide de Jésus-Christ, élevez-vous au comble de la science et de la vertu. Dans plusieurs autres passages, il promet à ceux qui pourront faire plus qu'il n'ordonne, une récompense particulière, et il enseigne que, au moins à certaines époques de l'année, il faut offrir à Dieu quelque chose de plus que la règle n'exige. Ainsi, tout austère que paraît déjà sa législation, le saint patriarche invite ses disciples, par l'exemple des anciens solitaires, à de plus strictes austérités. Ce n'était donc pas s'écarter de sa règle, que de tendre à la perfection qu'il désire ; ce n'était pas violer le précepte que d'outrepasser le précepte par la pratique du conseil. Forts de cette pensée, saint Étienne, saint Bernard, et leurs frères, sans innover véritablement, érigèrent en loi certains usages dans lesquels ils crurent reconnaître l'accomplissement du vœu exprimé par saint Benoît. Ils se donnèrent, par cette sévérité nouvelle, l'assurance d'observer fidèlement la sévérité primitive, et, s'il est permis de le dire, ils se soumirent au superflu pour ne jamais s'affranchir du nécessaire.

Nous ne parlerons pas ici des trois vœux d'obéissance, de pauvreté, de chasteté, essentiels à la vie monastique, et par où tous les ordres religieux se rapprochent et se ressemblent : nous voulons seulement expliquer les caractères particuliers qui distinguent les Cisterciens des autres Bénédictins, et qui effrayèrent utilement les relâchés de leur temps.

Saint Benoît place au premier rang des devoirs du moine le service divin, le chant de l'office pendant la nuit et pendant le jour. Les Cisterciens gardèrent fidèlement les heures marquées ; ils se levaient au plus tard à deux heures après minuit pour chanter matines. A l'office ordinaire de chaque jour ils ajoutaient, au moins pendant une partie de l'année, l'office des morts, selon l'usage de Cluny, et, pendant toute l'année, le petit office de la sainte Vierge, qui avait été recommandé à la piété des fidèles par le pape Urbain Il au concile de Clermont[25]. Nous avons déjà vu que, sauf les vases sacrés, ils retranchèrent du service de l'autel l'or, l'argent et la soie ; ils y substituèrent le fer et le bois, le fil ou la laine. Cette simplicité parut nécessaire pour conserver la pratique de la pauvreté : Pauvres, s'écriait saint Bernard, dites-moi ce que fait l'or dans le lieu saint ? dicite, pauperes, in sancto quid facit aurum ? Il n'en est pas des moines comme des évêques ; ceux-ci se doivent aux insensés comme aux sages, et il faut bien, pour exciter la dévotion d'un peuple charnel, qu'ils aient recours aux objets matériels quand les pensées spirituelles ne suffisent pas. Il ajoutait que la magnificence dans les églises des moines est un instrument de vanité, un aliment à la cupidité, et il reprochait justement à ceux de Cluny le luxe qui avait passé de l'autel dans l'habillement des religieux[26].

Ce luxe devenait en effet scandaleux. Des étoffes précieuses, des lits parés, tout cela déguisé sous le nom de convenance, contrastaient trop avec l'abnégation nécessaire aux moines : c'est pourquoi les Cisterciens ne portèrent que des vêtements de laine, et rejetèrent les matelas pour coucher sur la dure.

Saint Benoît mortifie le corps du moine par de longs jeûnes et par l'abstinence perpétuelle. Il défend la chair de quadrupèdes ; il permet l'usage modéré du vin, tout en exhortant les forts à s'en priver ; il permet deux repas par jour depuis Pâques jusqu'aux ides (14e jour) de septembre, mais un seul repas pendant le reste de l'année. Les autres Bénédictins pratiquaient mal ces préceptes : ils ne s'abstenaient que de quadrupèdes, mais ils abusaient du poisson et des œufs. Ils se dédommageaient de la privation de la chair par l'abondance et la recherche de la nourriture maigre[27].

Saint Bernard les accuse encore de ne plus connaître l'usage de l'eau dans le vin : Depuis que nous sommes moines, dit-il, nous avons tous l'estomac faible, afin de pouvoir user de la permission de l'apôtre. Les Cisterciens, pour prévenir ces excès, s'abstinrent même de plusieurs des aliments que la lettre de la loi n'interdisait pas. La ferveur, la pauvreté, leur enseignèrent d'abord cette réforme : la persévérance en fit, dans les années suivantes, une loi écrite. En même temps qu'ils gardaient exactement tous les jeûnes, ils ne mangèrent que du pain noir, ils s'interdirent le poisson, même en voyage ; et le pape Innocent II, voulant les imiter pendant son séjour à Clairvaux, refusa le poisson qu'on lui offrait[28]. Ils ne voulurent d'autres portions que les herbes et les légumes de leurs jardins. Ils ne supprimèrent pas entièrement le vin, mais ils n'en buvaient que rarement, et en petite quantité ; ils se contentaient de bière, et même d'eau quand la bière leur manquait. Aussi les contemporains s'étonnaient que la vie humaine ne succombât pas à tant d'efforts extraordinaires. Ils faisaient contre Cîteaux les objections que nous avons souvent entendu reproduire contre la Trappe : Comment, disait Pierre-le-Vénérable, abbé de Cluny, comment des solitaires vivant de légumes et d'herbes, qui ne donnent aucune force au corps, et soutiennent à peine la vie, peuvent-ils entreprendre des travaux quelquefois intolérables aux hommes des campagnes, et résister aux chaleurs de l'été, aux neiges et aux glaces de l'hiver ? Mais ce raisonnement était détruit alors, comme il l'est aujourd'hui, par l'évidence incontestable des faits ; et quand on voyait saint Bernard supporter depuis trente ans, dans un corps à moitié mort, toutes les austérités du nouvel ordre, qui avait le droit de se plaindre et de déclarer impossible ce qui s'accomplissait tous les jours ?

Saint Benoît ordonne le silence ; il retranche absolument les conversations inutiles, les propos plaisants, la gaîté bruyante ; la parole, toujours accordée pour l'accomplissement des devoirs religieux, doit être refusée à l'agrément particulier. Mais le silence, pour certains moines, était tristesse ; le bavardage, le rire éclatant, étaient affabilité et grâce : l'oubli de la règle s'excusait par le prétexte si commode de la charité[29]. Les Cisterciens reprirent les coutumes antiques, et le silence, observé selon saint Benoît, fut une des marques distinctives auxquelles les contemporains les reconnaissaient[30]. Ils allèrent même jusqu'à substituer les signes aux paroles, toutes les fois que les signes pouvaient suffire à l'expression de la pensée. Aussi l'étranger qui approchait de leurs monastères n'entendait d'autre bruit que le son des différents ouvrages des mains, ou la voix des frères chantant les louanges du Seigneur. La régularité et la renommée de ce silence inspiraient un si grand respect, que les séculiers mêmes, témoins de ces vertus, craignaient de dire, non-seulement des paroles mauvaises et inutiles, mais des paroles étrangères à la gravité ou à la sainteté du lieu[31].

La journée du disciple de saint Benoît est partagée en deux grandes occupations : l'œuvre de Dieu, et le travail des mains. La loi est formelle ; les heures de travail sont comptées : sept ou six par jour, selon les saisons. Que si les frères se trouvent obligés, par la disposition du lieu ou par la pauvreté du monastère, de s'employer à faire la moisson, cela ne les doit point affliger, puisqu'ils ne seront véritablement moines qu'alors qu'ils vivront du travail de leurs mains, comme nos pères et les Apôtres[32]. Certains interprètes concluaient sans doute de ces dernières paroles, que les soins agricoles ne sont exigés que dans certains cas ; qu'une disposition favorable des lieux, ou la richesse d'un monastère, peuvent en dispenser les religieux, et qu'une vie toute spirituelle est plus méritoire que des soins matériels et vulgaires : Quoi ! disaient- ils, retourner la terre, couper du bois, transporter des fumiers ! quelle est cette religion-là ? et l'oisiveté s'appelait contemplation[33]. Les Cisterciens, convaincus que la vie spirituelle n'est pas toute dans les livres ; que les bois, les forêts et les rochers renferment des leçons qu'aucun maître n'a jamais enseignées[34], voulurent cultiver la terre et vivre uniquement du travail de leurs mains, afin d'être véritablement moines. Dans ces sentiments, ils décrétèrent, sous saint Alberic, et plus tard au chapitre général de 1134, qu'ils n'accepteraient point de dîmes provenant du travail d'autrui[35]. Ils décidèrent aussi explicitement que, s'ils admettaient des convers, cc n'était pas pour soulager les religieux, mais pour assurer à la culture un nombre de bras suffisant, et des gardiens aux fermes éloignées. lis se complaisaient donc à ces occupations humbles, que saint Benoît relève comme la vraie vie monastique. Ils allaient au travail ou ils en revenaient marchant les uns après les autres, comme une armée rangée en bataille, et couverte des armes de l'humilité. On les voyait dans le jardin la bêche à la main, dans les prés avec la fourche et le râteau, dans les champs avec la faucille, dans les forêts avec la cognée. Saint Bernard donnait l'exemple : il bêchait la terre, coupait du bois, le portait sur ses épaules ; puis, quand sa faible nature n'y pouvait plus suffire, il recourait aux ouvrages les plus vils, et suppléait à la fatigue par l'humilité. Ce grand docteur, cette lumière du monde, ce pacificateur tout-puissant de l'Église et des empires, trouvait un charme infini dans ce noble abaissement[36]. Sur la fin de sa vie, lorsque des infirmités multipliées le réduisirent à ne plus travailler, ses co-abbés, réunis au chapitre général, lui enjoignirent, ce qu'ils ne se permettaient pas à eux-mêmes, de substituer, à l'exemple qu'il ne pouvait plus donner, des instructions quotidiennes. Il se soumit à cet ordre ; mais il déplorait, dans ses discours, la nécessité singulière qui faisait de lui un serviteur inutile : Je ne vous parlerais pas, disait-il, si je pouvais travailler avec vous ; cette parole-là vous serait plus efficace, ou serait du moins bien plus rassurante pour ma conscience. Et il craignait toujours de prolonger son instruction au-delà du temps prescrit, et de laisser passer l'heure à laquelle la pauvreté et les constitutions de l'ordre, et l'abbé commun des abbés et des moines, saint Benoît, appelaient ses frères au travail[37].

Cependant la charité accompagnait partout l'humilité, dont elle est inséparable. Les infirmes, les faibles, conservèrent les adoucissements que la règle leur accorde. On pourvoyait au salut des âmes, sans refuser au corps les soins qu'il réclame[38]. Quoique tous les monastères de l'ordre fussent établis loin de l'habitation des hommes, dans des solitudes inconnues, cependant la porte était toujours ouverte aux pèlerins, aux voyageurs, que la piété, la curiosité ou l'ignorance des chemins y conduisaient. Les moines de Cîteaux accueillaient les étrangers comme Jésus-Christ lui-même ; ils assistaient les pauvres, ils leur donnaient du pain et des vêtements, ne se réservant que la moindre part ; semblables, dit Jacques de Vitry, au bœuf laborieux et sobre qui ne mange que la paille, et laisse le grain pour la nourriture de ses maîtres.

Notre ordre, disait saint Bernard, c'est l'abjection, l'humilité, la pauvreté volontaire, l'obéissance, la paix et la joie dans le Saint-Esprit. Notre ordre, c'est la soumission à un maître, à un abbé, à la règle, à la discipline. Notre ordre, c'est la pratique du silence, du jeûne, des veilles, des oraisons, du travail des mains ; c'est, par-dessus tout, la charité, qui est une vie plus excellente encore[39]. Il aurait pu ajouter comme une conséquence nécessaire : Notre ordre, c'est la réparation de la vie monastique. Ce témoignage que l'humilité l'empêchait de rendre aux siens, leur était déjà venu du dehors, et l'éloge ne saurait être suspect dans la bouche de Pierre-le-Vénérable. Vous êtes, écrivait l'abbé de Cluny à saint Bernard, de nouveaux Esdras, qui avez rétabli la loi, de nouveaux Macchabées qui avez relevé les ruines du temple de Dieu, c'est-à-dire de l'ordre religieux, dont les mœurs et la discipline étaient ruinées en beaucoup de monastères. Vous en avez banni les condescendances que la délicatesse plutôt que la nécessité y avait introduites, et vous travaillez à faire revivre l'ancienne ferveur des siècles passés. La divine Providence vous a choisis pour être les fermes colonnes qui soutiennent tout l'édifice de l'ordre monastique, et elle vous a donné, non-seulement aux religieux, mais encore à toute l'Église, comme une brillante lumière pour éclairer le monde par la sainteté de vos exemples[40].

A l'époque où nous sommes parvenus (1148), l'ordre de Cîteaux se composait de cinq cents monastères. Un demi-siècle de ferveur avait produit ce résultat incroyable. Les Cisterciens eux-mêmes s'effrayaient de leur prospérité. Le chapitre général de 1150 défendit, mais en vain, de fonder de nouvelles maisons. Les princes, les évêques, obtinrent des dispenses qui triplèrent ce nombre déjà si considérable. La Trappe était confondue, et comme perdue, dans cette multitude glorieuse. Qui pouvait prédire alors son importance future ? Qui eût pensé, du temps de saint Bernard, qu'un jour viendrait où l'ordre de Cîteaux serait emporté par une tempête impie ? que la Trappe, échappée seule au déluge, renouvellerait la race monastique par son heureuse fécondité, et que les chrétiens du XIXe siècle, retrouvant au milieu d'eux les mœurs chrétiennes du moyen âge, substitueraient au nom de Cîteaux le nom de la Trappe ? En vérité, en vérité, je vous le dis ; si quelqu'un garde ma parole, il ne mourra pas.

 

 

 



[1] Ott. Frising, Chronicon : Rigor tam in clericali quam in monastico ordine, exhinc usque in præsentem diem, amplius cœpit crescere.

[2] Voir Martène, Thesaurus anectotorum, t. I, p. 406 et 561.

[3] Timebam omnino molestus fieri vel Moysi in monte, vel Eliæ deserto, aut certe excubanti in templo Samueli, si divinis intentissimos confabulationibus aliquatenus avocare tentassem. — Saint Bernard, lett. XI, au prieur de la Chartreuse.

[4] Bulle du pape Clément IV : Parvus fons.

[5] Guillaume Neubric, cité dans les Annales de Cîteaux.

[6] Saint Bernard, Exhortatio ad milites Templi, cap. I : Novum militiæ genus et sæculis inexpertum, qua gemino pariter conflictu infatigabiliter decertatur, tum adversus carnem et sanguinem, tum contra spiritualia nequitiæ in cœlestibus.....  cap. IV :  ....ut pene dubitem quid potius censeam appellandos, monachos videlicet an milites, nisi quod utrumque forsan congruentius nominarim, quibus neutrum deesse dignoscitur, nec monachi mansuetudo, nec militis fortitudo.

[7] Saint Bernard, lett. 109, ad Ganfridum de Perona et socios ejus : Legeram : non multos nobiles, non multos sapiences, non multos potentes elegit Deus ; at nunc præter regulam, mira Dei potentia, talium convertitur multitudo.....

[8] Bulle de Clément IV. Ecclesiæ universalis lætificat unitatem.

[9] Guillaume de Saint-Thierry, Vie de Saint-Bernard, liv. I, chap. IV.

[10] Guillaume de Saint-Thierry, liv. I, chap. VI.

[11] Lilia Cistercii, sive sacrarum virginum Cisterciensium origo, instituta, et res gestœ, lib. I, cap. IV, V, VI.

[12] Annales de Cîteaux, ann. 1112, cap. II.

[13] Martène, Thesaurus anecdot. I, p. 333.

[14] Hugo Menardus, cité par les Annales de Cîteaux : Ordericus Vitalis scribit eum sectatum fuisse novorum instituta, ita enim eo tempore appellabant Cistercienses.

[15] Martène, Thes. I, p. 336. Bulle du pape Pascal II.

[16] Annales de Cîteaux, t. II, ann. 1148 ; t. I, ann. 1112.

[17] Martène, Thes. I, p. 361.

[18] Saint Bernard, epist. 126, ann. 1135.

[19] Martène, Thes. I, p. 361.

[20] Annales de Cîteaux, ann. 1148, chap. VII.

[21] Le naufrage de la Nef blanche, et le vœu de Rotrou se rapportent à la même année. Un historien moderne n'en fait qu'un seul événement. Pour nous, nous n'avons osé décider cette question, du reste peu importante. Un vieux Mémorial conservé à la Trappe dit que Rotrou était accompagné de sa femme et de son beau-frère, mais ne parle pas de la mort de ces deux personnages. D'autre part, les historiens qui racontent le naufrage de la Nef blanche disent expressément qu'un seul homme échappa, et cet homme n'était pas Rotrou, mais le fils d'un boucher de Rouen.

[22] Archives de la Trappe.

[23] Voir Guillaume de Saint-Thierry, Vie de Saint Bernard, liv. II, chap. VIII.

[24] Annales de Cîteaux, ann. 1148, chap. VII, t. II.

[25] Annales de Cîteaux, t. I, ann. 1103, chap. III.

[26] Saint Bernard, Apologie, chap. IX et II.

[27] Saint Bernard, Apologie, chap. VIII. Fercula ferculis apponuntur, et pro solis carnibus a quibus abstinetur, grandia piscium corpora duplicantur..... Quis dicere sufficit quot modis sola ova versantur et vexantur, quanto studio evertuntur, subvertuntur, liquantur, durantur, diminuuntur, et nunc quidem frixa, nunc assa, nunc farsa, nunc mixtim, nunc singillatim apponuntur.

[28] Statuts du chapitre général de 1131. Guillaume de Saint-Thierry, Vie de saint Bernard, liv. II, chap. I.

[29] Saint Bernard, Apologie, chap. VII.

[30] Voir les témoignages d'Orderic Vital, de Guillaume de Malmesbury, d'Étienne de Tournay, de Jacques de Vitry, etc., recueillis par Pierre Lenain dans son Histoire de Cîteaux, t. I.

[31] Guillaume de Saint-Thierry, lib. I, cap. VII, n° 35.

[32] Règle, chap. XLVIII.

[33] Saint Bernard, lett. 4, n° 4 ; Otiositatem contemplationem nuncupat..... Qualis vero est religio fodere terrain, sylvam excidere, stercora comportare.

[34] Saint Bernard, lett. 106. Aliquid amplius invenies in sylvis quam in libris. Ligna et lapides docebunt te, quod a magistris audire non possis.

[35] Statuts de saint Alberic et du chapitre général de 1134.

[36] Guillaume de Saint-Thierry, liv. I, chap. IV, n° 23.

[37] Saint Bernard, in psalmum Qui habitat, sermo XI : Neque enim modo loquerer vobis, si possem laborare vobiscum. Illud forte vobis efficacius verbum foret, sed et conscientiæ meæ magis acceptum... vereor deprehendi : nempe horam hanc magnus ille et communis abbas noster et vester non vacationi sermonum, sed operi manuum noscitur assignasse..... Id., in cantica sermo primus : Sed præterit hora qua nos exire urget ad opera manuum et paupertas, et institutio regularis.

[38] Saint Bernard, lett. 110 et 319. In hujus modi domibus, animabus sic consulitur, ut, pro ætate et imbecillitate, congrua cura corporibus non negetur..... Ego omnia sic temperabo, et sic dispensabo, ut et spiritus proficiat, et corpus non deficiat.

[39] Saint Bernard, lett. 142.

[40] Histoire de Cîteaux, par le père Lenain, t. I.