HISTOIRE DU MOYEN ÂGE

TROISIÈME PÉRIODE - 1073-1294

 

CHAPITRE VINGT-DEUXIÈME.

 

 

Espagne pendant les croisades : croisade intérieure contre les Almoravides, les Almohades et les Mérinides. — Ordres militaires. — Mort du Cid, Alfonse le Batailleur et Urraque. — Avènement des maisons de Bourgogne en Castille, et de Barcelone en Aragon. Établissement de la monarchie portugaise. — Saint Ferdinand et Jayme le conquérant. — Puissance de l'Aragon et de la Castille.

 

I

Lorsqu'on apprit en Espagne (1099) que Jérusalem avait été délivrée par Godefroy de Bouillon, cette nouvelle rendit la joie à tous les cœurs, et fortifia leur espoir ; il semblait que la puissance des mahométans fût anéantie à jamais. Un grand nombre d'Espagnols s'en allaient a Rome, et se disposaient au voyage de la Terre-Sainte, mais le roi Alfonse VI réclama ses hommes dont il avait besoin contre les Almoravides, et Pascal II les renvoya en Espagne[1], où une croisade non moins utile à l'Europe leur était réservée.

Et en effet, malgré les succès d'Alfonse VI et la valeur du comte de Portugal, Henri de Bourgogne, quoique l'Aragon eût doublé sa puissance par l'acquisition de la Navarre et la conquête de Balbastro, le danger demeurait toujours. Le chef des Almoravides avait toute l'énergie d'un fondateur d'empire, et s'il n'avait pas repris Valence, il avait conquis les îles Baléares, connue un poste avancé d'où menaçait tous les rivages de la Méditerranée. Le Cid mourut en 1099, et sa femme Chimène s'aperçut bientôt qu'elle ne pourrait conserver son royaume de Valence. Elle y resta encore trois ans, puis elle partit (1102) pour conduire les restes de son mari au couvent de San-Pedro de Cardena près Burgos, où reposait son père, où elle-même fut déposée, où voulurent être ensevelis les compagnons du Cid. Aujourd'hui encore, les moines montrent aux voyageurs, sous de vieux tilleuls, la tombe de Bavieca, le fidèle cheval du Campeador[2].

Valence retomba sous les Almoravides. Youssouf passa en Espagne avec ses deux fils Temin et Alr (1103), nomma pour son successeur Aly à qui l'autre prêta serment ; il lui recommanda de ne confier les places de l'Espagne qu'aux Almoravides de sa tribu, d'entretenir sept mille cavaliers almoravides à Séville et dix mille dans les autres provinces, et de ne faire combattre que les musulmans d'Espagne contre les chrétiens. Aly prétendit inaugurer son règne par un glorieux succès. Il rassembla des troupes nombreuses, et s'avança en ravageant tout le pays jusqu'à Tolède. Alfonse VI, trop vieux pour combattre lui-même, confia ses forces à son fils Sanche et au comte Garcias, et les chrétiens rencontrèrent les musulmans près d'Ucles (1108). Le combat eut un résultat déplorable pour les Espagnols. Don Sanche tomba mort un des premiers : Garcias, pour couvrir de son bouclier le corps de l'infant resta longtemps exposé à tous les coups, éloignant avec son épée tous ceux qui approchaient, jusqu'à ce qu'il succombât sous le nombre. Six autres comtes périrent après lui, et vingt-quatre mille soldats. La douleur d'Alfonse VI fut au comble ; il n'avait plus de fils, ni de forces à opposer à l'invasion[3].

La cause de nos défaites, disait un Espagnol à Alfonse, c'est l'habitude des plaisirs, l'usage des bains emprunté aux Maures, qui énervent nos mœurs, endorment nos corps dans la mollesse, et nos courages dans la sécurité. Le vieux roi ordonna donc aux Castillans d'abandonner cette coupable imitation des infidèles, et de revenir à l'antique simplicité qui avait fait la force et la gloire des héros chrétiens de l'Espagne. Il n'avait plus que deux filles. Urraque, l'ainée, était veuve d'un comte bourguignon, et mère d'un jeune prince qui s'appelait aussi Alfonse. Obligé de transmettre à une femme un royaume entouré de tant de dangers, il se rassurait au moirai sur la valeur de son petit-fils. Bientôt il conçut la pensée de marier Urraque, avec le quatrième roi d'Aragon, Alfonse Le Batailleur, prince ardent à la guerre et redouté. Plus tard, au XVe siècle, le mariage d'un roi d'Aragon avec une reine de Castille a donné à l'Espagne l'unité de territoire et de gouvernement ; mais cette union était encore prématurée au XIIe siècle. Les nobles castillans n'étaient pas moins redoutables à leur roi que les Maures aux chrétiens. Ils ne voulaient pas d'un roi étranger : pour prévenir ce mariage, ils recoururent à un médecin juif qui avait toute la confiance du roi ; ils ne réussirent pas, et les noces furet célébrées à Tolède. A peine Alfonse VI fut mort (1109), qu'ils détruisirent son œuvre. Ces petits rois, qui recevaient en fief le gouvernement des villes enlevées aux Maures, ou qui prenaient sous leur protection des districts entiers, trouvaient facilement, dans leurs administrés ou dans leurs protégés, des armées toujours prêtes à combattre le roi ou à le faire capituler. Alfonse le Batailleur voulut se dire roi de Castille, et plaça des gouverneurs aragonais dans les places fortes de ce royaume ; il exaspéra ainsi tous les nobles et sa femme. Il se para ensuite du nom d'empereur d'Espagne ; il ne le porta pas longtemps. Urraque prétendait exercer toute seule l'autorité dans le royaume de son père ; elle se montrait indépendante de son mari par la licence effrontée de ses débauches, et des Aragonais par la persécution de leurs partisans. Alfonse supporta d'abord cette audace ; il s'efforça de gagner les grands par la douceur de ses manières, et le peuple par sa justice ; il faisait droit aux réclamations des veuves, des orphelins, et défendait les pauvres contre les injures des grands. Enfin il se décida à punir, et enferma Urraque : la guerre commença immédiatement. Les nobles de Galice s'assemblèrent autour du fils d'Urraque, et demandèrent au pape Pascal II que le second mariage d'Urraque fût cassé pour cause de parenté, ces deux époux descendant de Sanche le Grand de Navarre, à un degré qui était un cas dirimant. Pascal II répondit comme le désiraient les grands, dans une lettre à l'évêque de Compostelle, et le concile de Palencia prononça la nullité. Alfonse le Batailleur n'avait plus rien à prétendre il ne céda pas cependant, et se mit en mesure de conquérir la Castille. Urraque fit proclamer son fils roi à Compostelle, et appela à son aide le comte de Portugal Henri de Bourgogne, son beau-frère et son vassal. Deux grandes victoires donnèrent d'abord l'avantage au Batailleur. A Campo d'Espina, le seigneur de Lara, épouvanté du choc des Aragonais, prit honteusement la fuite, et courut à Burgos annoncer à la reine un grand désastre ; le comte Gomez, plus brave, mourut en combattant ; son porte-drapeau, démonté, entouré d'ennemis, les deux mains coupées, soutint l'étendard de ses deux bras serrés contre la poitrine, jusqu'à ce qu'il succombât à ses nombreuses blessures. Le Batailleur, poursuivant sa bonne fortune, fond sur Léon et la Galice, et triomphe encore entre Léon et Astorga, à la fontaine des Serpents : le fils d'Urraque faillit être pris ; plusieurs comtes, non moins illustres par leurs exploits que par leur naissance, y succombèrent. La victoire eut été décisive, si, le vainqueur, en mettant la main sur les richesses des églises, ne se fût ainsi aliéné les esprits. Obligé de se renfermer dans une place forte où on l'assiégea, puis délivré par une trêve que le pape fit conclure, il exerça encore sa vengeance contre le seigneur de Lara, haï des autres pour son orgueil, et privé de leur secours par cette raison ; mais il ne put empêcher le fils d'Urraque d'être proclamé roi une seconde fois, et il revint en Aragon.

S'il est juste de blâmer ces discordes, ces querelles domestiques des chrétiens en présence des musulmans, n'est-il pas permis d'admirer en même temps cette énergie multiple des Espagnols, soutenant deux guerres à la fois ; armés, pour ainsi dire, d'un glaive à deux tranchants, frappant le concitoyen à l'intérieur, le musulman au dehors. Dès son avènement, Alfonse le Batailleur s'était rendu redoutable aux environs de Saragosse, et avait mérité son surnom. De glorieux faits d'armes réparèrent bien vite sa querelle avec Urraque. Le comte de Barcelone, uni aux seigneurs de Narbonne et de Montpellier, et aux Pisans qui fournirent les vaisseaux, attaqua l'île de Majorque (1116), en conquit une grande partie et l'eût conservé sans la trahison de ses alliés. Alfonse le Batailleur annonça qu'il voulait prendre enfin Saragosse. A ce nom, l'histoire se représente tout ce que le courage humain put développer d'opiniâtreté. Combien de conquérants ont échoué devant Saragosse, les Francs de Childebert, les Francs de Charlemagne vainqueurs de la Saxe et de l'Italie ; et de nos jours combien a-t-il fallu d'assauts aux soldats de Napoléon pour en venir à bout ? Depuis quatre cents ans que Tank avait conquis l'Espagne, Saragosse était demeurée aux Maures ; cette forteresse inexpugnable, d'abord soumise aux khalifes de Cordoue, avait ensuite assuré l'impunité aux révoltes de la Celtibérie et bientôt l'indépendance royale à son émir. Tandis que les sois chrétiens poussaient leurs conquêtes vers le midi, elle restait au nord comme la poste avancé de l'islamisme, comme une menace permanente d'invasion vers les Pyrénées. Aussitôt qu'Alfonse le Batailleur eut annoncé son projet, de toutes parts on accourut à cet appel ; aux Espagnols vinrent se joindre Gaston comte de Béarn, Rotrou comte du Perche, les comtes de Bigorre et de Cominges, l'évêque de Lescar. Le comte du Perche ouvrit la pierre par la prise de Tudéla. Les Maures, convaincus de l'importance de Saragosse, tentèrent de leur côté des efforts égaux à l'attaque. Témin, frère d'Aly, vint d'Afrique avec des forces nombreuses et campa près de la ville assiégée ; le gouverneur de Cordoue envoya son fils avec ordre de pénétrer dans Saragosse et d'en renforcer la garnison. Alfonse avait déjà ébranlé les murs, élevé des tours de bois du haut desquelles il frappait les assiégés dans la ville même il persistait dans le siège malgré la rigueur de l'hiver. Il courut au devant des troupes de Cordoue, les vainquit, prit leur chef, et reparut vainqueur devant Saragosse. Les défenseurs de cette ville désespérèrent d'être secourus ; leurs forces étaient épuisées, ils se rendirent (1118). Enfin, après quatre siècles, un évêque chrétien fut installé dans Saragosse ; les comtes de Béarn et de Perche en furent institués gouverneurs, et la Celtibérie, c'est-à-dire le pays qui s'étendait de Medina Celi à Ricla, fut soumise malgré l'aspérité des lieux et l'ardeur belliqueuse de ses habitants. Une ville bâtie sur les confins des Maures de Valence fut donnée aux templiers, avec des revenus considérables, entre autres le cinquième du butin fait sur les Maures.

Urraque mourut en 1126 ; son fils Alfonse VIII lui succéda. Ainsi commença en Castille la maison de Bourgogne qui a conservé le trône jusqu'au XVe siècle. Alfonse VIII conclut la paix avec l'Aragon, et terminant pour toujours cette querelle de possession, il n'eut plus à combattre que les infidèles. Alfonse le Batailleur continuait ses exploits ; mais après avoir inutilement assiégé Frega (1134), il fut surpris par de nombreux ennemis. Il n'avait avec lui que trois cents cavaliers ; il les exhorta à ne pas mourir du moins sans vengeance, et leur fit honte d'être pris par les Maures ; il se jeta au combat, distingué de tous les autres par son manteau et l'éclat de ses armes, et les coups se dirigeant sur lui, il tomba mort. Il avait institué les templiers et les hospitaliers héritiers de son royaume mais les Aragonais tirèrent du cloître son frère Ramire, qui se maria, avec la permission du pape. Ramire II le Moine eut une fille, nommée Pétronille, qu'il fiança immédiatement au comte de Barcelone Raymond Bérenger. La Navarre profitant de la mort du Batailleur avait reconnu Garcie IV, descendant de ses anciens rois ; c'était un affaiblissement de l'Aragon ; mais à la mort de Ramire (1137), Raymond Bérenger, qu'il avait désigné pour son gendre, lui succéda, et augmenta l'Aragon de la Catalogne. Tel est l'avènement de la maison de Barcelone. Cette maison devait bientôt étendre ses possessions au delà des Pyrénées, et, alliée des rois de Castille, chasser devant elle les musulmans d'Espagne jusqu'au détroit[4].

D'autres victoires constituèrent à la même époque le royaume de Portugal. Henri de Bourgogne, gendre d'Alfonse VI, premier comte de Portugal, avait régné sous la suzeraineté de la Castille jusqu'en 1112. Sa veuve Teresa avait pris la tutelle de son fils Alfonse Henriquez ; mais ce fils, parvenu à l'âge de dix-huit ans, prit lui-même l'autorité, refusa de reconnaître le roi de Castille pour suzerain, et s'appela prince des Portugais par la grâce de Dieu. En 1139, cinq princes maures, qui régnaient entre le Tage et la Guadiana s'amarrent avec quatre cent mille hommes, dans les plaines d'Ourique sur les confins des Algarve. Alfonse n'avait que treize mille soldats, mais un songe qu'il leur raconta, les remplit de confiance. Il avait vu, au milieu d'une lumière glorieuse, le Sauveur attaché à la croix et entouré d'anges ; le Sauveur lui avait dit : Avant de livrer bataille, tu seras proclamé roi par l'armée portugaise ; accepte cette dignité, et prends pour armes mes cinq plaies et les 30 deniers pour lesquels je fus vendu[5]. A ce récit, les soldats d'Alfonse, le saluant du nom de roi, lui mirent sur la tête une couronne de feuilles et remportèrent une admirable victoire ; les cinq rois ennemis restèrent sur la place.

Le roi de Castille ne voulait pas laisser aux Portugais le titre de roi : il réclama auprès du pape Innocent II, et prit les armes. Rome et les armes décidèrent pour le vainqueur d'aurique. Alfonse Henriquez fit donation de son royaume à saint Pierre et à l'Église, et promit un cens annuel de quatre onces d'or ; ensuite il assembla les cortès de Portugal à Lamego. Le roi étant assis sur son trône, Laurent Venegas, son procureur, se leva et dit : Vous avez été appelés par le roi Alfonse que vous avez institué roi sur le champ de bataille d'Ourique, pour voir les bonnes lettres du seigneur pape, et pour déclarer si vous voulez qu'il soit roi. Et tous dirent : Nous voulons qu'il soit roi. Et le procureur dit : Comment voulez-vous qu'il soit roi ? Sera-t-il roi lui seul, ou ses enfants le seront-ils aussi ? Et tous dirent : Lui  tant qu'il vivra et ses fils après lui. Et le procureur dit : Si telle est votre volonté, faites-le lui connaitre par un signe. Et tous dirent : Ainsi soit-il, que le signe lui soit donné. Aussitôt l'archevêque de Braga, se levant, posa sur la tête du roi une grande couronne d'or qui venait des rois goths, et le roi, tenant de la main l'épée nue avec laquelle il avait combattu dans la guerre, dit : Que le Seigneur soit loué qui m'a été en aide ; c'est avec cette épée que je vous ai délivrés. Mais puisque vous m'avez fait roi, faisons des lois par lesquelles notre pays soit en paix et tous dirent : Seigneur roi, il nous plaît de rendre des lois qui vous semblent bonnes, et nous tous avec nos fils, nos filles et leurs enfants, vous obéirons.

Ils firent des lois qui réglaient la succession héréditaire au trône par ordre de primogéniture dans la descendance directe du roi ; qui admettaient, ai le roi mourait sans enfants, son frère pour successeur, mais soumettaient le fils de ce frère à une élection nouvelle ; qui donnaient la succession à la fille du roi, mais à condition qu'elle ne se marierait qu'à un noble portugais, et que cet époux marcherait à sa gauche, et ne porterait jamais la couronne.

Et le procureur du seigneur roi dit : Voulez-vous faire des lois sur la noblesse et la justice, et tous répondirent : Cela nous plaît, ainsi soit-il, avec l'aide de Dieu ; et ils firent les lois suivantes : Ceux qui sont issus de la famille du roi, de la famille de ses fils ou petits-fils, ceux qui auront sauvé à la guerre le roi ou sa bannière, ou son fils, pourvu qu'ils ne soient Maures ni juifs ; les fils de ceux qui, étant pris par les infidèles, meurent pour ne pas abjurer la foi de Jésus-Christ ; celui qui, en bataille rangée, tue le roi ennemi ou son fils, ou s'empare de la bannière royale ; tous ceux qui ont assisté à la grande bataille d'Ourique, tous ceux-là sont nobles. Mais les nobles qui, dans une bataille rangée, s'enfuient, qui frappent une femme de leurs armes, qui dans une bataille ne défendent pas de toutes leurs forces le roi, ou son fils, ou sa bannière ; ceux qui prêtent un faux témoignage, qui ne disent pas la vérité au roi, qui parlent ruai de la reine ou de ses filles, qui désertent aux Maures, qui s'emparent du bien des autres, qui blasphèment Jésus-Christ ; ces nobles-là ne sont plus nobles, ni eux, ni leurs fils à jamais.

Et Laurent Venegas, procureur du roi leur dit : Voulez-vous que le seigneur roi aille aux cortès du roi de Léon, et lui paye un tribut ou à quelqu'autre à l'exception du seigneur pape qui l'a nommé ? Et tous se levèrent en tirant leurs sabres et s'écrièrent : Nous sommes libres et notre roi est libre. Nos mains nous ont délivrés, et le seigneur roi noua a délivrés aussi. S'il en est un parmi nous qui consente à la servitude, qu'il meure. Si c'est le roi, qu'il cesse de régner sur nous. Et le seigneur roi, la couronne sur la tête et l'épée à la main, s'adressant à tous, dit : Vous savez les combats que j'ai livrés pour votre liberté ; quiconque consent à l'esclavage mourra ; et si c'était mon fils ou mon petit-fils, qu'il ne règne pas. Et tous dirent : C'est là une bonne parole[6].

 

II

Dès les premières années du règne d'Aly-ben-Youssouf, une dissension fâcheuse avait agité l'empire des Almoravides. Abou-Adbdallah-al-Mahadi, qui se disait issu de Fatime, affectait une grande vertu, déclamait contre les vices des Almoravides, prêchait le culte du Dieu unique, et l'extermination des idolâtres et des polythéistes. Ses sectateurs prenaient le nom de Mouahedins, c'est-à-dire unitaires, d'où l'on a fait par corruption celui d'Almohades. En 1120, le chef s'associa Abdel-Moumem, et s'établit à Tinmal dans le pays de Sus ; trois conseils entouraient sa puissance, le conseil des dix, choisi parmi ses plus zélés partisans, celui des cinquante, enfin celui des soixante-dix. Il commença la guerre contre Aly ; Abdel-Moomem la continua contre le fils d'Aly, Tachefin, qui périt au siège d'Oran. Maroc se rendit, après que deux cent mille habitants furent morts de faim, et soixante-dix mille autres périrent dans l'assaut (1146). Le dernier chef des Almoravides fut mis à mort.

De leur côté, les musulmans d'Espagne, qui voulaient s'affranchir de la domination des Almoravides, avaient massacré tous les Africains[7]. Alfonse VIII s'était fait couronner empereur pur l'archevêque de Tolède ; il soutint les uns contre les autres les Maures d'Espagne et les Almoravides ; et Alfonse de Portugal, profitant de ces troubles, s'empara de Santarem par surprise. En 1141, il prit Lisbonne avec le secours d'une armée de croises. Alfonse VIII, maître de Calatrava, entra en Andalousie ; Almeria, bien fortifiée, fut investie du côté de la mer par les vaisseaux de Barcelone, de Montpellier, de Gênes et de Pise ; du côté de la terre, par toutes les troupes de la Castille, de l'Aragon et de la Navarre. Almeria prise, les habitants exterminés, les alliés payés largement de leurs services, l'Aragonais Raymond retourna chez lui et occupa Tortose. Partout la gloire du christianisme éclatait par ces victoires. La grande mosquée de Lisbonne, purifiée, devenait le siège d'un évêque anglais qui avait assisté à la prise de la ville. Fraga, Lérida, acquises par Raymond, recouvraient leurs évêques et leurs honneurs ecclésiastiques, l'empereur de Castille, pour commander à des rois, partageait d'avance sa succession à ses deux fils Sanche III et Ferdinand II[8]. Mais en 1149, si l'on en croit -un historien d'Espagne, une pluie de sang tomba dans l'Andalousie, et l'almohade Abel-Moumem, maitre absolu en Afrique, débarqua en Espagne. Toutes les villes musulmanes le reconnurent, depuis Séville jusqu'à Grenade ; tous les chrétiens qu'on y trouva périrent par l'épée, et le christianisme fut anéanti dans l'Andalousie. Le roi mahométan de Murcie et de Valence refusa l'obéissance au conquérant, et se fit vassal du roi d'Aragon ; mais l'inépuisable Afrique envoya de nombreuses armées contre les chrétiens.

Alors se forma, pour leur résister, la chevalerie espagnole. Deux moines de Cîteaux étaient venus à la cour de Castille pour traiter d'affaires (1153) ; un d'eux, appelé Raymond de Fitero, offrit à Sanche III de défendre Calatrava contre les Maures. Il tint parole ; il reçut la ville pour récompense, alla chercher vingt mille hommes dans son abbaye et aux environs, et les établit dans les dépendances de Calatrava. Ainsi commença l'ordre militaire de Calatrava. Leur distinction était une croix de gueule fleurdelisée de sinople, accostée en pointes d'entraves, et placée sur l'estomac[9]. L'ordre de Saint-Jacques suivit de quelques années. Depuis longtemps on venait en pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle comme on allait à Jérusalem. Mais au milieu d'une guerre continuelle, et sous la terreur des Maures, les chemins n'étaient pas plus sûrs qu'en Asie. Les chanoines de Saint-Éloy avaient bâti des hôpitaux sur toute la route plus tard, quelques gentilshommes de Castille mirent leurs biens en commun, et se chargèrent de protéger les pèlerins. Le roi de Léon, Ferdinand II, confirma leur résolution et leur donna pour armoirie une épée ensanglantée en forme de croix. Une bulle du pape Alexandre III, leur permit de se marier, avec l'agrément de leur grand maitre, et les subordonna à un conseil de treize choisis parmi les plus braves et les plus pieux, qui tiendraient chaque année le chapitre général de l'ordre. En 1162, Alfonse Ier de Portugal tira de l'obscurité une corporation qui s'était formée à Coïmbre. Il leur fit donner, par deux moines, la règle de saint Benoît, d'après la réforme de Cîteaux ; tous promirent de vivre dans le célibat, et de faire la guerre aux infidèles ; on les appelait la nouvelle milice ; lorsque le roi eut conquis Evora (1166), il leur en donna la garde ; on les appela les chevaliers d'Evora jusqu'en 1211, où le château d'Avis leur étant concédé, ils devinrent l'ordre d'Avis.

En 1157, l'empereur de Castille, Alfonse VIII réconcilia Raymond-Bérenger et le roi de Navarre Sanche (VI) le Sage ; les trois princes réunis marchèrent contre les Almohades et remportèrent une grande victoire. Ils firent une faute en ne poursuivant pas le succès, et les troubles qui suivirent en firent perdre le résultat. Alfonse VIII mourut la même année, et laissa deux royaumes à ses deux fils, la Castille à Sanche III, le Léon à Ferdinand II, Sanche ne fit que paraître (1157-1158), et fut remplacé par son fils Alfonse, le troisième de ce nom en Castille. La minorité de ce jeune roi encouragea l'ambition et la rivalité des grands : son père l'avait placé sous la tutelle des seigneurs de Castro ; la famille de Lara se plaignit d'une préférence qui flétrissait sa vieille importance dans le royaume ; à peine les deux familles avaient transigé et partagé entre elles l'éducation du jeune prince et les soies de gouvernement, que le roi de Léon se présenta en armes pour réclamer la tutelle de son neveu, ravagea les terres des seigneurs, et l'emporta par l'occupation violente des principales villes. La nécessité de secouer le joug d'un étranger fut bientôt un autre prétexte à la turbulence castillane. Les onze ans d'Alfonse III parurent un âge raisonnable pour lui donner l'autorité ; on le promena de ville en ville, on chassa de leurs forteresses les garnisons du roi de Léon ; mais aucun des nobles ne voulut remettre les villes dont Sanche leur avait donné la garde jusqu'à la majorité de son fils. Alfonse II, successeur de Raymond-Bérenger, en Catalogne, et de Pétronille, en Aragon (1162), s'occupa moins des infidèles, au commencement de son règne, que de l'acquisition de la Provence, à laquelle il ajouta un peu plus tard le Roussillon et la Cerdagne. Le seul Alfonse de Portugal combattait sans relâche ; il sauva Santarem (1170) menacé par Youssef, fils d'Abdel-Moumem, et en mémoire de la protection qu'il croyait devoir à saint Michel, il fonda l'ordre militaire de Saint-Michel de l'aile, qui, du reste, ne lui survécut pas. L'Espagne chrétienne s'obstina longtemps encore dans ces discordes. Chaque année, le chef des Almohades envoyait ou amenait lui-même de nouvelles forces, dévastait le paye, reculait, s'il était vaincu, mais toujours pour revenir. De telles menaces ne pouvaient mettre fin aux querelles des rois de Castille et de Léon, des rois d'Aragon et de Navarre. Le roi d'Aragon, poursuivant les Almohades, était arrivé à Xativa (1172), quand il fut rappelé par les provocations du roi de Navarre Sanche VI ; le roi de Castille venait de prendre Cuença (1177), lorsque le roi de Léon fit invasion dans la Castille, et fut lui-même assailli par le roi de Portugal, qui voyait avec peine des forteresses menaçantes s'élever sur ses frontières. Alfonse de Portugal, un moment prisonnier de Ferdinand, sortit de captivité pour combattre encore, et, après avoir arraché une seconde fois Santarem aux Almohades, il mourut plein d'années et de gloire avec la surnom de Conquistador (1184). Ferdinand II fut lui-même remplacé, en 1188, par son fils Alfonse le neuvième du nom en Léon.

Les tentatives renouvelées des souverains pontifes pour rendre la concorde aux chrétiens ne furent pas inutiles ; la paix fut faite entre les différents royaumes ; la guerre reprise contre les Almohades. Sanche, second roi de Portugal, enrichit les ordres militaires pour s'assurer leurs services ; il donna des villes aux templiers, aux chevaliers de Saint-Jacques, à ceux d'Avis. Il conquit Silves dans les Algarves, Elvas dans l'Alentéjo et, pour réparer les désastres d'une peste et d'une famine qui se joignirent à la guerre, il envoya des colonies dans les lieux ravagés : il fut surnommé le Poplador. Le Castillan Alfonse III, et son cousin Alfonse IX, de  Léon, s'unirent contre les infidèles. Ils ravagèrent si cruellement l'Andalousie, que le fils de Youssef, Jakoub, publia contre les chrétiens la gacie, ou guerre sainte, dans laquelle le pardon des péchés était promis à la mort sur un champ de bataille. Une prodigieuse multitude de musulmans répondit  à cet appel. Le roi de Castille les atteignit le premier près d'Alarcos (1195) : il avait demandé les secours du Léon et de la Navarre. A la vue des tentes ennemies qui couvraient toute la contrée, et dont l'œil ne pouvait atteindre la fin, les uns étaient d'avis de temporiser, et d'attendre les alliés en amusant l'ennemi ; les autres demandèrent immédiatement la bataille, dans la crainte de partager la gloire du succès. Cette pensée d'orgueil prévalut, et fut partie d'un désastre pareil à celui d'Ucles. Les Castillans, écrasés par la multitude, périrent en grand nombre sur le champ de bataille ou dans la fuite. Alarcos fut perdu, et les vainqueurs se montrèrent à quelque distance de Tolède. Les rois de Léon et de Navarre, arrivés trop tard, retournèrent dans leurs royaumes.

Cette défaite fut encore une leçon inutile. Jakoub poursuivant ses progrès dans la Castille, Alfonse III n'y fit pas même attention, et envahit le royaume d'Alfonse IX. Il envahit le Portugal en 1199, et en 1200 enleva au roi de Navarre, Sanche VII, les trois provinces de Biscaïe, d'Alava et de Guipuscoa, qui, depuis ce temps, ont toujours été réunies à la Castille. Il fallut un grand danger, auquel toute l'Europe fut attentive, parce que toute l'Europe se crut menacée, pour réunir tous les rois chrétiens et rendre aux Espagnols leur constance et leur énergie contre les infidèles.

Le roi de Castille, Alfonse III, avait provoqué, en 1211, les armes du fils de Jakoub, Mohamed-al-Naser. L'Almohade prit Salvatierra, et leva dans l'Andalousie des forces innombrables. Innocent III fut averti du danger qui menaçait l'Espagne, et les princes chrétiens au delà des Pyrénées appelés au secours par le pape et les Espagnols. Sanche VII de Navarre, Pierre II d'Aragon, s'unirent à Alfonse III. On vit arriver à Tolède les bandes des villes, les grands maîtres des ordres militaires, les guerriers d'au delà des monts. Le roi de Portugal n'y vint pas car Sanche Ier mourut alors, et son fils, Alfonse II, avait a peine recueilli la succession, mais les Portugais y vinrent ; il vint aussi des hommes de la Galice et du Léon, quoique leur roi, Alfonse IX, n'y parût pas. Il n'y avait pas de place à Tolède pour tant de prélats, de seigneurs, de simples gentilshommes ; on dressa des tentes dans les jardins du roi ; Cependant Innocent III ordonnait dans Rome un jeûne de trois jours, et le mercredi qui suit la Trinité il fit lui-même les prières publiques. Les femmes, en habits de deuil, pieds nus, les moines, les chanoines réguliers, tous les ecclésiastiques, enfin la cour pontificale, les cardinaux et le pape, se rendirent à Saint-Jean de Latran. Le pape y prit la relique lignum crucis, et tous se dirigèrent vers le palais du cardinal-évêque Albani. Innocent III les harangua d'un balcon, les conjura d'avoir pitié des chrétiens d'Espagne, et de prier pour la religion contre les infidèles ; puis les femmes entendirent la messe à l'église de Sainte-Croix, et les hommes et le clergé retournèrent pour l'entendre à Saint-Jean de Latran

L'armée chrétienne, rassemblée à Tolède, se mit en marche au mois de juin (1212). En tête marchaient, avec leurs hommes, les archevêques de Bordeaux et de Narbonne, l'évêque de Nantes, le comte de Bénévent, le vicomte de Turenne ; puis le roi d'Aragon, puis le roi de Castille, avec les seigneurs et les bandes des villes. Tous ces croisés enlevèrent Calatrava. Mais, comme si la gloire de délivrer l'Espagne devait n'appartenir qu'aux seuls Espagnols, les étrangers n'en voulurent pas faire davantage ; ils partirent, ne laissant que l'archevêque de Narbonne. Les Espagnols prirent Alarcos, et les étrangers furent remplacés par le roi de Navarre qui amena enfin ses troupes. Mohamed avait mis en réquisition tous ses États d'Afrique et d'Espagne ; sa cavalerie était de quatre-vingt mille hommes, et, avec une infanterie innombrable, il s'était posté à Jaen. Il avait redouté d'abord l'union des étrangers aux Espagnols ; quand il sut leur départ, il ne douta pas du succès, il s'avança vers les Navas de Tolosa, et fit fermer la Sierra Morena. Mais un pasteur servit de guide aux chrétiens à travers les montagnes, et les musulmans, surpris, voulaient engager le combat contre ces trompes fatiguées. Les chrétiens, gardant bien leur camp, remirent au lendemain ; ils avaient besoin de confession et de communion ; on leur lut les indulgences accordées par le pape à tous ceux qui auraient concouru à cette guerre, et ils se rangèrent en trois corps ; au centre, les Castillans et leur roi ; à l'aile droite, Sanche VII et les Navarrais ; à l'aile gauche, Pierre Il d'Aragon L'émir Al Moumenin plaça aux centres et aux ailes de gros corps d'infanterie et de cavalerie ; derrière, il réserva une enceinte fermée de chaînes de fer, et gardée par les plus braves. Il était lui-même au milieu, vêtu de noir, tenant un sabre d'une main, et de l'autre le Koran.

En un instant le combat devint général le choc des chrétiens avait fait reculer le corps de bataille des musulmans ; mais ceux-ci, soutenus par des troupes fraiches, reprirent l'avantage. Il est temps de mourir glorieusement, s'écria le roi de Castille, et il allait se jeter dans la mêlée, si on ne l'eût retenu. Après une lutte longtemps indécise par l'opiniâtreté des deux partis, le centre musulman fléchit, et les deux ailes, vivement pressées par Pierre II et Sanche VII, se mirent en désordre. Mais en les poursuivant, les chrétiens rencontrèrent les chaines de fer et les plus braves musulmans qui n'avaient pas combattu. Sanche, le premier, rompit les chaines à coups de hache, et jeta morts par terre tous ceux qu'il rencontra. Le Castillan Nunez de Lara les franchit de l'autre côté avec son cheval, et tandis qu'il combattait, les siens ouvrirent librement le passage, entrèrent et vainquirent. Mohamed avait déjà fui ; ses troupes, exterminées sur la place ou poursuivies sans relâche, couvrirent de leur sang un espace de quatre lieues. Cent quatre-vingt-cinq mille musulmans  avaient péri quand la nuit fit cesser le carnage. Le butin fut immense, mais le plus précieux, ce furent les villes de Bagnos, de Tolosa de Baeza d'Ubeda, qui furent prises en quelques jours[10].

Les musulmans eux-mêmes rapportent à leur désastre de Tolosa, la ruine de leur puissance en Espagne ; les chrétiens semblèrent comprendre qu'ils avaient prévalu pour toujours, et qu'il ne s'agissait plus que de combattre sans relâche pour chasser les infidèles. Pierre II d'Aragon mourut en 1213, et fut remplacé par son fils Jayme Ier qui a été surnommé le Grand et le Conquérant ; Alfonse III de Castille (1214) eût pour successeur son fils Henri Ier, mais ce roi ne régna que trois ans, et comme il ne laissait pas de postérité, les Castillans appelèrent pour régner sur eux Ferdinand III, fils d'Alfonse IX, lequel, devant hériter un jour du Léon, réunirait ainsi les deux royaumes séparés depuis soixante-dix ans. Le Portugal et la Navarre détournaient les yeux de la guerre des Maures ; des querelles de famille ou avec le clergé occupèrent les deux rois portugais Alfonse II et Sanche II ; le Navarrais Sanche VII, l'un des vainqueurs de Tolosa, tourmenté d'un cancer, ne sortait plus de son palais, et recevait l'injuste surnom d'Enfermé. Deux prince se trouvèrent donc investis du soin de veiller sur les musulmans, et de la gloire de les vaincre ; c'étaient saint Ferdinand III, et Jayme Ier, les deux plus grands  hommes que l'Espagne ait produits au XIIIe siècle.

Les circonstances étaient favorables. L'Espagne musulmane s'était encore une fois séparée de l'Afrique. La mort de Mohamed-al-Naser avait été la ruine des Almohades. Motawakel-Aben-Houd, issu des anciens rois de Saragosse, avait occupé le royaume de Murcie et massacré tous les Almohades qu'il avait pu rencontrer ; Cordoue, Séville, Grenade, le reconnurent ; Baëza et Valence lui échappèrent seules et gardèrent pour prince Abou-Zeit. Frère de Mohamed. L'ordre Militaire de Saint-Julien du Poirier venait de se transporter à Alcantara pour être plus voisin des musulmans, et prenait, sous le nom d'ordre d'Alcantara, une plus grande importance[11]. Saint Ferdinand, à peine devenu roi de Castille, obtint du pape Honorius III la publication d'une croisade, et commença par acquérir l'hommage du roi de Valence. Cinq ans après, Jayme Ier, délivré d'une guerre civile (1229) et favorisé par les prédicateurs de fa croisade, rassembla dix huit mille hommes de l'Aragon, du Roussillon, du Béarn et de la Provence ; il les mit sur cent cinquante vaisseaux, et attaqua l'île de Majorque. Une grande armée les attendait de pied ferme, et après sa défaite, la ville fut assiégée et prise, la grande mosquée purifiée ; Jayme, retournant dans son royaume, y trouva le roi de Valence, chassé par un usurpateur, qui lui demandait secours en promettant de le bien payer.

C'était le temps où Alfonse IX mourait (1230). Saint Ferdinand de Castille, héritant de son père, doublait l'étendue de son royaume. Jayme, revenu contre les Baléares, forçait à la soumission les musulmans qui tenaient encore dans les montagnes de Majorque, et soumettait Minorque. Sanche II de Portugal enlevait quelques châteaux aux infidèles ; Ferdinand commença une guerre en règle contre le puissant Mothawakel ; il le vainquit, en 1233, près de Xerès de la Guadiana, et mit le siège devant Cordoue, en 1236, au milieu de l'hiver, sans avoir des troupes suffisantes. De son côté, le roi d'Aragon entrait dans le royaume de Valence et Mothawakel, partagé entre Cordoue à délivrer, et l'usurpateur de Valence à soutenir, cherchait à connaître les forces de Ferdinand, et ne voyait pas qu'un transfuge espagnol le trahissait par de faux rapports. Il prit le parti de secourir Valence, et fut étouffé dans la route par un de ses hôtes. Le retour du printemps amena des forces nombreuses au roi de Castille. Cordoue fut emportée, et la croix avec la bannière royale fut arborée sur les murs de cette ville, qui avait été la capitale du khalifat. On y trouva les cloches de Saint-Jacques de Compostelle, prises autrefois par l'Adjeb Almanzor, et que les chrétiens captifs avaient été contraints de porter sur leurs épaules jusqu'à Cordoue ; les épaules des musulmans les reportèrent à Saint-Jacques[12]. Le pape Grégoire IX manifesta une joie vive à la nouvelle de ce succès, qui fut suivi d'un autre non moins grand. Jayme Ier, maitre de l'île d'Iviça, conquise par l'archevêque de Tarragone (1235), pressait avec une opiniâtreté activité le royaume de Valence. Rejetant toutes les propositions que J'usurpateur osait lui faire, il déployait de si grandes forces, que les habitants d'Almenera lui offrirent le passage par leur ville et leur soumission entière, promettait de ne leur faire aucun mal. Valence étant assiégée, les troupes s'accrurent d'aventuriers français. Le roi de Tunis, qui venait secourir les musulmans, fut vaincu et chassé ; les murailles, battues par les machines, ne laissaient plus d'espoir ; l'usurpateur demanda à capituler. Il sortit de la villa, et céda au roi d'Aragon tous les châteaux et toutes les forteresses qui étaient de l'autre côté du Xucar, et que les musulmans reçurent l'ordre d'évacuer sous vingt jours. Jayme purifia toutes les mosquées, nomma un évêque, et distribua le territoire aux ordres du temple, de Saint-Jean, de Saint-Jacques, de Calatrava, aux dominicains et aux franciscains. Les privilèges des croisés, accordés aux habitants de Valence par le pape Grégoire IX, y attirèrent une population nombreuse ; trois cent quatre-vingt chevaliers aragonais et catalans, et un grand nombre de vassaux établis sur la conquête, eurent la charge de la conserver (1238).

Cependant une famille nouvelle régnait en Navarre. Sanche VII, qui n'avait point d'enfants, avait adopté pour héritier son neveu, Thibaut IV de Champagne, qui fut roi en 1235 ; mais la croisade d'outremer éloignait ce roi chevalier. Saint Ferdinand, maître de Cordoue, avait vu le démembrement des États de Mothawakel : la république de Séville, les royaumes de Murcie, de Niebla, de Xérès, des Algarves ; le seul qui fut redoutable était le royaume de Grenade, fondé par Aben-Alhamar[13]. C'est ce royaume qui a duré jusqu'au XVe siècle, et dont la ruine a été la fin de la domination mahométane. En 1242, Ferdinand attaqua Grenade, pendant que larme enlevait à l'ancien roi de Valence Astana, Esseda, Beo, Pelme et Cuera ; Grenade résista par la vaillante défense d'Alhamar ; mais celui-ci, menacé par ses sujets rebelles, vint trouver le roi de Castille, qui assiégeait Jaen (1245) ; il lui donna cette ville, lui fit hommage, céda ses revenus annuels de cent soixante-dix mille pièces d'or, et obtint des secours contre ses sujets. Deux ans après, il donna une autre preuve de sa fidélité, qui dut lui coûter bien davantage ; Ferdinand attaquait la république de Séville (1247), il demanda les secours d'Alhamar qui conduisit lui-même ses troupes. Le territoire de Séville était le mieux cultivé de l'Espagne, sa campagne fertile était appelée le Jardin d'Hercule. Vingt mille hameaux, bourgs ou villages se la partageaient. Le siège dura toute l'année ; l'armée de Ferdinand, soumise à une discipline régulière, annonçait la victoire. Le camp, bien pourvu de vivres, fut le rendez-vous de l'Espagne et du Portugal, des évêques et des nobles. Séville capitula, trois cent mille mahométans en sortirent, et cherchèrent un asile en Afrique ou dans le royaume de Grenade, la contrée de Niebla ou l'Algarve : Jayme d'Aragon, déterminé à chasser les mahométans de tout le royaume de Valence, faisait alors publier sa résolution dans l'église de cette ville, en déclarant qu'il permettrait aux infidèles d'emporter ce qu'ils voudraient. Rien ne put le fléchir, ni les prières, ni les propositions ; les armes ne l'effrayèrent pas. Les mahométans furent chassés de toutes les places déjà conquises et de quelques autres ; une population chrétienne les remplaça. Ferdinand, qui résidait à Séville, pour voir l'ennemi de plus près, ne laissa pas en repos ceux qu'il avait expulsés. Le roi de Grenade, son vassal obéissant, eut la liberté d'encourager l'agriculture et le commerce, les fabriques de soie et d'armes, et de bâtir le magnifique palais de l'Alhambra. Les autres furent poursuivis sans relâche. En 1250, Ferdinand était maitre de Xérès de la Frontera, de Médina-Sidonia, de Cadix et de San-Lucar. Le Portugal, délivré enfin de l'administration fâcheuse de Sanche II, avait pour roi Alfonse III (1248). Une noble émulation l'excitant, Alfonse assiégea par terre et par mer Faro, capitale de l'Algarve. La prise d'Albufera par le grand maître d'Avis décida celle de Faro. En 1251, Alfonse III passa la Guadiana, prit Alconcher, Arecena, Serpa, Moura et Ayamonte ; le souverain musulman des Algarves, obligé de fuir, céda les États qu'il perdait à l'infant de Castille, don Alfonse, et reçut Niebla comme un fief castillan.

Ce n'est pas là toute la gloire de saint Ferdinand. Son fils, en disant qu'il excellait dans les sept actions les plus ordinaires de la vie, qu'il était grand chasseur, habile à tous les jeux, bon poète et bon musicien, n'a présenté qu'un éloge incomplet. Sa gloire est encore dans le code des Siete partidas, qui fut achevé sous le règne suivant, et dans sa vertu qui l'égale presque à saint Louis, son contemporain. On a conservé de lui ce mot sublime : Je crains plus les prières et les gémissements d'une pauvre femme que les armées des Maures. Sa mort (1252) ne changea rien aux grandes choses qu'il avait faites ; son fils, Alfonse X, eut, comme lui, pour contemporain et pour allié le roi d'Aragon, Jayme Ier. Alfonse, pour accomplir les projets de son père, annonça qu'il passerait en. Afrique, et fermerait ainsi la grande route par où l'islamisme menaçait l'Europe depuis cinq cents ans. L'argent lui manqua, mais il s'en vengea en Espagne. Alfonse III de Portugal menaçait Niebla, l'asile du vaincu des Algarves ; Alfonse X, invoqué comme suzerain, donna ordre au Portugais de reculer (1253), et entrant lui-même dans les Algarves, il en prit une partie, qu'il ne rendit qu'après dix années, moyennant un tribut de cinquante lanciers portugais (1254). Dès lors le Portugal, resserré dans des limites qu'il ne franchit plus, fit oublier la gloire qui l'avait fondé et agrandi. La Castille avait encore à acquérir. Secouru par le roi de Grenade, Alfonse X (1254) prit Xérès ; nommé roi des Romains par une partie des électeurs (1257), il allait partir pour l'Italie, lorsque son frère Henri se révolta et fut soutenu par l'almohade de Niebla. Henri fut contenu ; Niebla, assiégée, ne put tenir maigre l'invention nouvelle des canons, et fut réunie à la Castille.

Le roi de Navarre, Thibaut II, enfermé dans ses montagnes, ne se mêlait pas à ces grands exploits ; Jayme d'Aragon, en partageant d'avance sa succession, avait mis ses enfants aux prises, et il ne les apaisa en 1262 qu'en donnant à Pierre l'Aragon, la Catalogne et Valence, à Jayme le royaume de Majorque, le Roussillon, la Cerdagne et Montpellier. Il reprit alors avec avantage les armes contre les Arabes, mais au profit de la Castille. Une révolte générale avait éclaté contre Alfonse X, dans les États almohades, ses sujets ou ses tributaires. Les Espagnols, massacrés, demandaient vengeance. Cordoue fut assignée pour rendez-vous de guerre aux infants, aux gens de guerre, aux milices des villes ; Alfonse remit les impôts à tous ceux qui, bien montés et bien armés, combattraient, pendant trois mois chaque année, les infidèles (1264) ; il reprit presque toutes les places perdues, força à la soumission le roi de Grenade, qui promit de l'aider à conquérir la Murcie, et Jayme d'Aragon vint s'y joindre (1265). En quelques jours, ce qui restait de musulmans dans le royaume de Valence  en fut chassé. Les éloges que lui envoya le pape Clément IV entrainèrent Jayme sur la Murcie ; sa présence soumit Villena, Alicante, Orihuela. La ville de Murcie, cernée et battue par les machines, reçut la promesse d'obtenir son pardon du roi de Castille, au nom duquel cette guerre était entreprise. Elle se rendit, et Jayme fidèle à son alliance, la livra au Castillan. Tous les musulmans du royaume eurent ordre d'émigrer ; les terres furent distribuées aux Catalans, aux Aragonais, aux Castillons, aux habitants de Valence[14].

Jamais l'Espagne chrétienne n'avait entrevu de si près sa délivrance complète ; les musulmans ne conservaient que le royaume de Grenade ; l'islamisme tenta un nouvel effort ; une troisième invasion vint de Maroc, mais ce fut la dernière.

 

III

La bataille de Tolosa avait ruiné les Almohades en Afrique comme en Espagne. Le gouverneur de Tunis avait fondé la dynastie des Abouhafiens, et dans la partie occidentale, Bacar Mérin, le fondateur des Mérinides, s'était fait roi de Fez, indépendant du roi de Maroc. Le petit-fils de Mérin, Aben-Youssouf, s'empara de Maroc en 1279, mit fin à la domination et au nom des Almohades, et prit lui-même le titre d'émir-al-moumenin (miramolin).

Alhamar, roi de Grenade, avait aidé à la prise du royaume de Murcie, à condition que le roi de Castille l'aiderait à soumettre les gouverneurs de Malaga, Guadix et Gomares. Cette condition ne fut point remplie, et Alhamar reçut à sa cour le frère d'Alfonse X, le seigneur de Lara et quelques autres qui s'exilaient eux-mêmes de la Castille. Ces réfugiés lui rendirent service contre les rebelles, mais leurs services ne suffisant pas, il appela le roi Mérinide de Maroc. Il mourut avant d'avoir reçu ce secours ; son fils Mouhamed, soutenu encore par les réfugiés, vainquit les gouverneurs rebelles, et se réconcilia avec Alfonse X, qui redoutait les préparatifs d'Aben-Youssouf (1273). A l'entrevue de Séville, on convint que le roi de Grenade payerait à la Castille une somme d'argent au lieu des troupes qu'on lui demandait pour chaque guerre.

Jayme Ier, qui avait voulu s'embarquer pour la terre sainte (v. ch. XIX), avait ensuite renouvelé son alliance avec le roi de Castille, pour la défense plus certaine de l'Espagne. De Montpellier, il ordonna à ses ricos ombres de passer dans le royaume de Valence, et de se réunir en armée sous le commandement de son fils, le roi de Majorque. On avait besoin de ces préparatifs. Jamais les musulmans d'Afrique n'avaient été appelés en vain. Alfonse X, qui réclamait toujours l'empire d'Allemagne, malgré l'opposition de sujets, malgré l'élection de Rodolphe de Habsbourg, étant venu dans le royaume d'Arles pour assister au concile de Lyon (1274), Mouhamed, roi de Grenade, convoita l'Andalousie plus facile à conquérir, tandis que l'infant don Ferdinand administrait d'une main faible la Castille. Le Mérinide appelé de nouveau, amena dix-sept mille hommes, et occupa Algésiras et Tariffa qui lui furent livrées par son allié. Divisant ensuite leurs forces pour affaiblir, en la divisant, la résistance des chrétiens, Mouhamed marcha vers Jaen, et Aben-Youssouf vers Cordoue. Le seigneur de Lara rencontra le Mérinide près d'Ecija, fut vaincu et tué, et sa tête renvoyée au roi de Grenade ; Mouhamed, reconnaissant son ancien allié, se couvrit le visage et dit en pleurant : Ce n'est pas là ce que je devais à mon ami ; il enferma la tête dans une botte d'argent et la fit inhumer avec honneur[15].

La victoire avait coûté cher à Aben-Youssouf, il n'osa pas pousser plus loin, et se contenta de ravager le territoire de Séville. Don Ferdinand avait ordonné aux seigneurs et aux villes d'accourir sur les frontières ; l'infant d'Aragon dan Sanche, archevêque de Tolède, rassembla le premier les bandes de Madrid, de Talavera, d'Alcala de Guadalaxara pour s'opposer au roi de Grenade qui ravageait par le fer et le feu la province de Jaen. L'archevêque s'avança imprudemment ; Lopez Diaz de Haro lui amenait des renforts considérables, il ne voulut pas les attendre ; le commandant de Martes acheva de le perdre, en lui disant combien de bestiaux ex de prisonniers les musulmans entraînaient avec eux, et combien il serait facile de vaincre ces ennemis embarrassés de butin. Il y courut donc, attaqua avec violence, fut vaincu et pris. On lui ôta les ornements pontificaux, puis les hommes de Grenade et ceux d'Afrique se disputèrent à qui serait le prisonnier ; ils allaient en venir aux mains lorsqu'un musulman frappa à mort l'archevêque en disant : Dieu ne permettra pas que tant de braves musulmans périssent pour un chien. La tête coupée fut adjugée aux Mérinides ; la main droite avec le sceau de l'infant, aux soldats de Grenade.

Lopez Diaz, campa le même jour au lieu où don Sanche avait péri, et continuant sa route le lendemain, il aperçut la croix de l'archevêque aux mains des musulmans. Une attaque vigoureuse reconquit la croix, et enfonça l'armée musulmane ; mais ceux-ci ralliés revinrent avec acharnement, et enlevèrent l'étendard des chrétiens. Lopez combattit jusqu'à la nuit ; chaque armée se retira sur une hauteur sans réclamer la victoire ; les musulmans ayant décampé avant le jour, Lopez retourna sur ses pas pour relever le corps de l'archevêque et l'ensevelir[16]. Cependant Alfonse X tardait à reparaître, et don Ferdinand mourut en marchant contre les infidèles.

L'infant don Sanche, l'autre fils d'Alfonse X, fut investi par la nécessité du gouvernement et de la défense. Dans la ville de Ciudad-Réal où son frère était mort, il anima taus les seigneurs et leurs troupes à marcher vers la frontière, annonçant qu'il partagerait tous les dangers. Il vint à Cordoue pour y attendre les forces qu'il avait appelées, envoya un détachement à Ecija, un autre à Jaen, commandé par les grands maîtres de Saint-Jacques et de Calatrava ; ii vint à Séville, et équipa une flotte nombreuse pour couper au roi de Maroc la communication avec l'Afrique. Aben-Youssouf effrayé se retira dans Algésiras. De soin côté, Jayme d'Aragon, pour venger l'archevêque son fils, ordonna à tous les gouverneurs du royaume de Valence, de tenir leurs places sous boume garde, et envoya l'infant don Pèdre avec mille chevaux et cinq mille fantassins contre le roi de Grenade. Don Pèdre entra sur le territoire d'Almerie, le désola, et ne se retira que dans la mauvaise saison[17]. L'Espagne chrétienne était sauvée (1275).

Les troubles fâcheux qui agitèrent pendant plusieurs années tous les royaumes de l'Espagne auraient pu compromettre ce triomphe. Alfonse III de Portugal avait, depuis son avènement, lutté contre le clergé et les immunités de l'Église. En 1275, il refusa au Saint-Siège le tribut de deux onces d'or, et fut excommunié par le pape Grégoire X ; au lit de mort, il promit d'obéir au Saint-Siège (1279), mais Denys., son successeur, n'accomplit pas les promesses paternelles ; il limita la juridiction du clergé, lui défendit d'augmenter ses biens-fonds, exigea de quelques diocèses le tiers de la dîme ; il fut excommunié à son tour et ne céda qu'en 1289. En Navarre, après la mort du roi Henri, frère de Thibaut II (1274), sa veuve, doña Blanche, régente de sa fille Jeanne, fut menacée par plusieurs seigneurs qui lui enviaient la régence ; elle s'enfuit en France avec sa fille. Il fallut le secours de Philippe le Hardi pour contenir les rois voisins, et la Navarre en 1284, entra dans la maison de saint Louis par le mariage de Philippe le Bel et de Jeanne (v. ch. XXI-3). Jayme d'Aragon le Conquérant avait terni sa gloire dans la dernière année de son règne, par le rapt d'une femme mariée. Après sa mort (1276), son fils Pierre III hérita de l'Aragon, de la Catalogne et de Valence ; Jayme eut le royaume de Majorque que son père lui avait fait quatorze ans plus tôt. La guerre entreprise par Pierre III contre Charles d'Anjou, l'excommunication portée contre l'Aragonais par Martin IV, attirèrent les armes de la France sur l'Aragon. La guerre fut difficile, parce que la croisade publiée entrainait contre Pierre III un grand nombre de Français. Les Aragonais, mécontents, de leurs privilèges méprisés par le roi, refusèrent de le défendre ; le zèle des Catalans et des habitants de Valence y pourvut. Roses et Castellon d'Ampurias, occupés par Philippe le Hardi, le roi de Majorque s'alliant aux Français, on craignait pour Gironne. Le Français l'assiégea en effet (1285) : malgré la flotte de Roger de Loria et l'activité de Pierre III qui s'attachait à couper les vivres à l'ennemi, Gironne fut prise. La mort de Philippe le Hardi et de Pierre III suspendit  seule la guerre. La Castille avait eu aussi ses querelles royales. L'infant don Sanche, libérateur du pays, prétendait à le gouverner. Son frère Ferdinand avait laissé deux fils, les infants de Lacerda, qui, par droit de représentation, devaient régner avant leur oncle. La vieillesse d'Alfonse X fut troublée par cette ambition. En 1276, les cortès de Ségovie déclarèrent don Sanche légitime héritier ; aussitôt, le roi de France réclama, au nom des Lacerda, ses neveux par leur mère Blanche, fille de saint Louis, et commença une guerre qui fut arrêtée par le pape Jean XXI (1276). La femme d'Alfonse X, Yolande, réclamant aussi pour ses petits-fils, se retira à la cour d'Aragon. Le vieux roi ne trouva pas même de fidélité dans ce fils qui lui attirait tant d'ennemis. Comme il proposait aux cortex de Ségovie (1281) de satisfaire le roi de France en donnant aux Lacerda le royaume de Murcie à titre de fief, don Sanche se révolta, et les États de Valladolid déclarèrent Alfonse incapable de gouverner. Alfonse appela à son aide le roi de Maroc. Sanche s'allia au roi de Grenade. Cette guerre honteuse se termina par une transaction, et la mort d'Alfonse X (1284). Sanche IV lutta encore contre le roi de France Philippe le Bel et Alfonse III d'Aragon ; en 1289, le traité de Lyon céda le royaume de Murcie aux infants qui n'en voulurent pas, et qui restèrent sana protection lorsque Alfonse III mourut (1291).

Cependant les chrétiens de la péninsule commençaient à jouir des fruits de leur longue persévérance. Denys de Portugal, celui qu'on a surnommé le libéral, le père de la pairie, le roi laboureur, encourageait l'agriculture et donnait l'exemple du travail. Il réparait et embellissait les villes, fondait l'université de Lisbonne ou de grands privilèges étaient accordés aux hommes savants de tous les pays. La reine de Navarre Jeanne, femme du roi de France, élevait la ville de Puente la Reyna. La famille d'Aragon, par le traité d'Anagni, gardait la Sicile. Sanche IV de Castille justifiait encore son surnom de brave. Avec le secours d'une flotte génoise, il prit Tariffa au roi de Maroc en 1293. Le roi de Grenade la réclama comme sa propriété rinçant don Juan, qui prétendait au royaume de Séville, alla chercher en Afrique le Mérinide Yakoub, fils d'Aben-Youssouf ; la valeur d'Alonzo de Perez qui laissa tuer son fils aux pieds des murs, plutôt que de se rendre, conserva Tariffa à la Castille.

Ce n'étaient pas seulement les familles royales qui avaient gagné à la défaite des Maures ; tous les Espagnols qui contribuaient au succès, se faisaient payer leurs services par des privilèges ; nul état dans l'Europe n'avait autant de liberté que la Castille et l'Aragon.

Dès l'origine, l'autorité du roi d'Aragon. était limitée par un conseil de douze hommes Les plus anciens et les plus sages du pays. La noblesse se divisait en deux classes ; les ricos hombres, formés peut-être par les privilèges que Charlemagne avait donnés aux Visigoths réfugiés dans la Marche d'Espagne ; leur titre était héréditaire, mais il ne passait qu'à un des fils désigné par son père. Dans les pays conquis, les ricos hombres recevaient comme fiefs des villes et des districts avec la basse juridiction et le droit de percevoir certains impôts ; ils ne pouvaient être mis en prison qu'après un crime prouvé judiciairement, et dans les affaires civiles ou criminelles, ils n'avaient d'autre juge que le roi ou son vicaire et le prince royal. La noblesse intérieure, ou les infanzones, était composée des mesnaderos (hommes de la maison du roi), des cavalleros et des hidalgos (fils des Goths, nobles). Au-dessous de la noblesse, les habitants des villes, qui, dès l'an 1133, envoyaient leurs députés aux Cortés d'Aragon et quelquefois devenaient nobles en masse, comme ceux de Saragosse, à qui Alfonse le Batailleur accorda (1118) tous les droits d'hidalgos. Enfin, deux classes de paysans, les quinoneros qui cultivaient la terre d'autrui, et payaient un cens annuel, et les villanos de parada attachés à la glèbe qui perdaient leurs propriétés s'ils changeaient de domicile. Le roi, qui dominait ces trois espèces de sujets, leur était lui-même subordonné par son élection ; ils lui disaient en le faisant roi : Nous qui séparément sommes autant que vous, et qui réunis valons bien davantage, nous vous faisons notre roi à condition que vous garderez nos lois et nos privilèges, sinon non. Ensuite le roi à genoux, la tête nue, une épée appuyée sur la poitrine, prêtait le serment d'observer les lois dans les mains du justiza mayor (grand justicier). Le justiza, qui rendait la justice pour le roi, prononçait encore entre le roi et les ricos hombres ou les hidalgos. Pierre Ier avait voulu inutilement détruire ce pouvoir d'un sujet. Jayme Ier n'obtint le consentement des Aragonais à la guerre qu'il fit pour Alfonse X, qu'en rendant au justicier tous ses pouvons ; et le grand privilège de 1283 les étendit en lui attribuant toutes les causes portées devant le roi. Chacun des trois l'États qui composaient le royaume d'Aragon, Aragon, Catalogne et Valence, avaient leurs cortez particulières, les cortès générales étaient celles des trois États réunis. Ce n'était pas assez. Des juntas se formèrent pour rétrécir encore le pouvoir du roi. Sous Jayme Ier (1260), le royaume fut divisé en cinq juntas avec des sobre-junteros à leur tête. En 1283, le grand privilégie irradié à Pierre III par une junte donnait aux-états le droit de consentir à la guerre et aux impôts. En 1287, Alfonse III accorda les privilèges de l'union, livra à ceux qui en faisaient partie seize places de sûreté, et promit de n'agir contre eux que par les formes judiciaires, sinon on pourrait choisir autre roi. Le second privilège ordonna que les cortès, convoquées tous les ans à Saragosse adjoindraient au roi un conseil.

Nous avons plusieurs fois constaté la turbulence des nobles castillane ; le fuero viejo (vieux droit) castillan nous en donne l'explication par les dispositions suivantes lorsque le roi exile un rico home, son vassal, les vassaux et amis de l'exilé peuvent partir avec lui ; ils doivent même le suivre, jusqu'à ce qu'il trouve un autre seigneur qui lui soit gracieux. Et si le roi donne congé à un rico home, et que celui-ci quitte le paya, ses vassaux peuvent d'en aller avec lui, s'ils le veulent, et l'assister jusqu'à ce que le roi l'ait rappelé à la cour ; et si le roi donne congé à un hidalgo, vassal d'un rico home, le rico home peut, s'il le veut, quitter le pays, et chercher un autre Seigneur qui leur fasse du bien à tous deux... Si le roi exile un rico home il lui accordera un terme de trente jours et de trois jours de plus, et lui donnera un cheval, et tout rico home restant dans le pays, lui donnera un cheval ; et si quelque rico home ne remplit pas ce devoir, et que l'exilé ensuite le fasse prisonnier dans quelque combat, il ne sera pas obligé de lui rendre la liberté, et cela à cause du reçus du cheval. Si un rico home est obligé de quitter le pays, h roi lui donnera un guide qui le conduira à travers tout le pays, et lui fournira des vivres pour son argent, et le roi ne lui fera pas de mal, ni à ses amis, ni aux biens qu'il laisse. Que si un tel rico home fait la guerre au roi, soit parce qu'il a trouvé un autre seigneur pour lequel il fait la guerre, ou qu'il la fasse pour son propre compte ; dans ce cas, le roi pourra détruire tout ce qu'il possède, abattre les maisons et tours de ceux qui sont avec lui, et couper leurs arbres, mais il ne devra pas endommager les biens de famille, et hérédités, qui leur resteront et à leurs héritiers ; les dames, leurs épouses, ne souffriront pas de dommage eu leur honneur... Si le rico home exilé, par ordre du nouveau maître s'est donné, fait la guerre au roi, et qu'il arrive que ses vassaux fassent invasion dans le domaine du roi ou dans celui des vassaux du roi, ou que dans un combat avec des vassaux du roi, ils .leur enlèvent quelque chose, comme prisonniers, armes, bestiaux, et autres objets, et qu'après l'avoir porté leur chef le partage étant fait, cela leur revienne, ils prendront un lot entier, tel qu'il écherra à chacun, et l'enverront au. roi, leur seigneur naturel, et celui qui le lui portera, dira : Sire, tels et tels chevaliers, vassaux de tel rico home que vous avez exilé, vous envoient cette part de ce que chacun d'eux a gagné sur vos vassaux dans l'invasion qu'ils ont faite de tel on tel territoire et vous prient de faire grâce et réparer le tort que vous avez fait à leur seigneur. A la seconde invasion, chacun n'enverra que la moitié de sa part, et après cela ils ne seront plus tenus de lui envoyer quelque chose, s'ils ne le jugent point à propos. Lorsque de cette manière ils se seront mis en règle, le roi ne leur fera pas de mal ni à eux, ni à leurs femmes, enfants, amis ou biens[18].

Il n'était pas toujours nécessaire d'attendre Le congé du roi ou un ordre d'exil ; pour se dénaturaliser, pour renoncer à son souverain, le rico home n'avait qu'a envoyer un de ses vassaux qui disait au roi : Sire, au nom de tel rico home, je vous baise les mains, et dès ce moment il n'est plus votre vassal. Cette noblesse si fière envers le roi, si indépendante, était devenue redoutable au peuple par le succès même de la guerre des Maures. Des districts entiers, des villes, surtout au nord du Duero, avaient passé, par le consentement du roi, ou, par leur propre faiblesse, sous l'autorité ou le patronage des principaux ricos homes, des altos homes ou grandes. Mais au milieu du XIIIe siècle, les communes (concejos) commencèrent à acquérir de l'influence. Sanche le Brave rechercha leur appui contre son père (1282), et, devenu roi, il laissa aux villes le droit d'élire leurs officiera et deux juges en 1295, les villes Formèrent une confédération (hermandad) contre la noblesse. Comme en Aragon, les collez étaient composées du clergé où l'on comprenait les grands maitres des ordres religieux, de la noblesse, et des députés des villes ; elles avaient les mêmes droits.

Avec le XIIIe siècle, finissent les dangers de l'Espagne : les musulmans, adossés à la mer, ne conservent plus que Grenade et l'Andalousie orientale ; une fois encore ils appelleront les secours de l'Afrique mais pour éprouver, dans une immense défaite, la supériorité des chrétiens. Ils ne vivent plus que par grâce, et, par leur impuissance de nuire ; on s'étonnerait de les voir conserver pendant deux siècles encore le royaume de Grenade, si la turbulence castillane en combattant sans relâche l'autorité du roi, ne pourvoyait à leur sûreté.

 

 

 



[1] Ferreras, Histoire générale d'Espagne, cinquième partie, XIe siècle.

[2] Schœll, t. V, liv. 4, ch. 16.

[3] Ferreras, Histoire générale d'Espagne, cinquième partie, XIe siècle. Mariana, 10-5.

[4] Mariana, liv.10. Ferreras-Zurita.

[5] Gebauer, Histoire de Portugal.

[6] Cortez de Lamego, rapportées par Schœll.

[7] Ferreras, Histoire générale d'Espagne, cinquième partie, XIe siècle.

[8] Ferreras, Histoire générale d'Espagne, cinquième partie, XIe siècle.

[9] Mariana, liv. 11.

[10] Ferreras, Histoire générale d'Espagne, sixième partie, XIIIe siècle. Mariana, 11-23.

[11] Ferreras, Histoire générale d'Espagne, sixième partie, XIIIe siècle.

[12] Voyez Mariana et Ferreras.

[13] Schœll, liv. 4, ch. 15.

[14] Ferreras, Histoire générale d'Espagne, sixième partie, XIIIe siècle.

[15] Ferreras, Histoire générale d'Espagne, sixième partie, XIIIe siècle.

[16] Ferreras, Histoire générale d'Espagne, sixième partie, XIIIe siècle.

[17] Ferreras, Histoire générale d'Espagne, sixième partie, XIIIe siècle.

[18] Schœll, t. III.