HISTOIRE DU MOYEN ÂGE

TROISIÈME PÉRIODE - 1073-1294

 

CHAPITRE VINGT-ET-UNIÈME.

 

 

Rivalité de la France et de l'Angleterre. — Louis le Gros, les Plantagenêts, Philippe-Auguste, saint Louis, Philippe le Bel, Henri II d'Angleterre, Richard Cœur de Lion, Jean sans Terre, Edouard Ier.

 

I

Le règne insignifiant de Philippe Ier durait depuis trente-six ans. Dévoué tout entier à Bertrade, gardant ou renvoyant cette femme, frappé ou relevé de l'excommunication, Philippe bravait l'Église ou la trompait tour à tour. Entouré de tous côtés par des vassaux puissants et hardis, il obtenait à peine l'obéissance des seigneurs de son domaine ; nul grand fief n'était plus agité que l'ancien duché de France Au nord de Paris, à quatre lieues, le baron de Montmorency, maitre de la fort et de la vallée, premier baron chrétien, premier baron de France, possédait les seigneuries d'Écouen, de Marli de Saint-Brice, de Hérouville et d'Épinay. Au midi, six lieues, sur la route d'Orléans, Montlhéry (la montée rude) élevait ses tours qui dominaient le Hurepoix, et recelaient les conspirations des ennemis de la royauté. Milon de Brai, seigneur de Montlhéry, surnommé le Grand pour sa puissance, fermait le chemin au roi quand il voulait, de sorte que ceux de Paris et d'Orléans ne pouvaient aller en la terre les uns des autres pour marchandises, sans la volonté de ce traître seigneur, et sans une escorte bien armée[1]. En face, sur la Seine Corbeil avait un comte, à l'esprit turbulent, à la taille haute, à la force prodigieuse, qui disait à sa femme en partant contre le roi : Noble comtesse, donnez joyeusement cette épée à votre noble baron, qui vous la rapportera ce soir comme roi de France[2]. Les Coucy surpassaient tous les autres par leur férocité. Issus de ce fier Lion ou Léon,

Qui de Coucy tenait tout le terral

Qui fut de neuf pis (pieds) gran, un bras eut trop mortal,

ils tenaient la baronnie de Coucy, une des plus anciennes et des plus notables, dont le seigneur n'était obligé de faire foi et hommage qu'à la personne du roi. Leur ville, sur une montagne, défendue par une tour de cent soixante-douze pieds, et une muraille de dix-huit pieds d'épaisseur, semblait un repaire de brigands. Enguerrand de Couccy, comte d'Amiens, pendait ses prisonniers, ou leur coupait les pieds, ou leur crevait les yeux, et son fils, Thomas de Marle, maître du château de Montaigu tombant à l'improviste sur les nobles et sur les paysans, soulevait tout contre ses violences. Les alliés du roi, c'étaient les seigneurs de Montfort-l'Amaury, ennemis des Montmorency et des Normands, ou bien ce comte de Blois, Etienne VI, qui possédait autant de châteaux que l'année a de jours[3], mais qui, pour sortir de captivité, avait promis une, inviolable soumission, et tenait parole.

Les grands feudataires du midi ou du nord, qui Se contentaient des titres de ducs ou de comtes étaient bien plus puissants que le roi. Le comte de Toulouse, Raymond de Saint-Gilles, régnait entre la Garonne, les Pyrénées et les Alpes ; comte de Toulouse, comte d'Albigeois, de Quercy, de Rouergue, duc de Narbonne, marquis de Provence, il avait l'autorité souveraine sur toute l'ancienne Septimanie, et régentait à son gré ee qui est entre le Rhône, l'Isère, les Alpes et la Durance. On ne songeait guère à comprendre l'Aquitaine dans la France, lorsque les actes des comtes de Poitiers, ducs d'Aquitaine, se dataient de cette formule : Regnante rege Philippo in Francia, Goffredo duce in Aquitania. Le duc Guillaume VII, le Jeune, bon troubadour, bon chevalier, réprimait la turbulence de ses vassaux, guerroyait ses voisins, faisait des chansons, faisait de la débauche, battait les évêques pour obtenir l'absolution, et courait le monde pour voir la croisade ou chercher des plaisirs. L'indépendance du comte de Flandre n'était pas moins certaine ; le comte de Flandre recevait une pension du roi d'Angleterre, et jamais Philippe Ier n'avait pu vaincre Robert le Frison.

Cependant le tour du roi de France était enfin arrivé. En réunissant à la couronne le Vexin français, fief de l'abbaye de Saint-Denis, le roi était devenu avoué de l'abbaye[4]. La croisade ensuite éloigna les vassaux, et Philippe, associant à la royauté (1099) son fils Louis-l'Éveillé, plus tard sur nommé le Gros, opposa à la féodalité un habile et actif adversaire. Le baron de Montmorency, Bouchard, attaquait l'abbé de Saint-Denis ; ils s'entredéfièrent et s'entrecoururent sus à armes et à batailles, et ardi (brûla) li uns à l'autre sa terre. Aussitôt Louis fit semondre de droit et condamner le baron de Montmorency ; aidé du seigneur de Montfort et du comte de Flandre, il assiégea le château du vassal rebelle, fut repoussé, et néanmoins imposa la paix. Bientôt le seigneur de Montlhéry, honteusement revenu de la croisade, perdit le titre de sénéchal, et donna Montlhéry au roi, et sa terre au prince Philippe. Le roi dit alors à son fils : Biau fieu Loeis, garde bien cele tor (tour) qui tantes fois m'a travalié, et en cui escombattre et asalir ge me suis toz envesliz (envieilli). Quelque temps après le château de Montlhéry fut rasé, à l'exception de la grosse tour. Devenu seul roi par la mort de son père (1108), louis VI combattit une ligue formée par sa belle-mère, Bertrade, entre Philippe de Mantes, son frère à qui il avait cédé la terre de Montlhéry, Gui le Bouge, frère du dernier châtelain de Montlhéry, et ses fils, Gui de Rochefort, et Hugues de Crécy, enfin Amaury de Montfort. Plus habile que tous ses ennemis, le roi prit Mantes, et enleva à Gai le Rouge la terre de la Ferté-Baudouin. Bertrade imagina de céder la terre de Montlhéry à Hugues de Crécy, croyant fermer ainsi au roi la voie de Normandie par les forces de Hugues, de Gui de Rochefort, du comte Amaury, qui pourraient chaque jour faire le dégât jusqu'à Paris, tandis que le roi ne pourrait aller à Dreux. Le roi vainquit encore ; mais, trop faible pour forcer Montlhéry, il présenta aux habitants Milon de Brai, frère du dernier châtelain. On le reçut avec transport, comme si le roi eût fait descendre dans la ville le soleil et les étoiles[5].

Ces petites guerres, dans un espace si rétréci sont pourtant la-fondation de la royauté ; ainsi s'est formé le pouvoir d'un seul par la ruine de la féodalité. En même temps commençait la révolution communale, n.ort moins- dangereuse aux seigneurs. Cambrai" avait donné l'exemple on savait que les habitants de Cambrai, repoussant la seigneurie de l'évêque et du comte, s'étaient unis entre eux, et s'étaient fait des magistrats. Un chanoine de Cambrai, Baudri, fonda à Noyon, dont il fut élu évêque en 1098, une commune qui constituait les bourgeois en association perpétuelle sous des magistrats appelés jurés, leur garantissait la propriété de leurs biens, et le droit de n'être appelés en justice que devant leurs magistrats municipaux. L'évêque de Beauvais en fit autant dans sa ville ; le comte de Vermandois (1102) donna une charte de commune aux habitants de Saint-Quentin. Louis le Gros confirma de sort autorité royale la charte de Noyon. Les bourgeois de Laon, ayant tué leur évêque (1112) qui avait révoqué la charte d'abord consentie par lui, se virent menacés par le roi ; ils recoururent Thomas de Marie, et le suivirent sur ses terres ; le cruel seigneur, mais au ban du royaume, excommunié, poursuivi par son père même, ne protégea pas les meurtriers ; il perdit le château de Crécy : et la commune de Laon fut abolie roué seize années. Mais après avoir puni des assassins, le roi soutint la commune d'Amiens contre les seigneurs, et combattit bravement pour elle à côté de l'évêque (1113) ; au même moment, les habitants de Soissons obtinrent une charte de leur évêque et de leur comte.

C'était ordinairement dans l'église ou sur la place du marché que les bourgeois se réunissaient pour former la commune. Ils juraient ensemble ; leur serment s'appelait conjuration ; eux-mêmes s'appelaient communiers ou jurés. ils élisaient des magistrats que dans le midi on appelait consuls, par souvenir de l'administration romaine, et dans le nord jurés ou échevins ; ce dernier nom dérivé de skepen (juge). Un ou plusieurs étaient mis à la tête sous le titre de majeur (maire). Les chartes de commune donnaient aux bourgeois le droit de marcher tous en armes pour la défense de l'association[6] ; le droit de punir quiconque aurait touché à un membre de la commune[7]. Ici les communiers libres de leur personne et de leurs biens n'avaient rien à payer que par le jugement des échevins[8] ; là, ils ne payaient  au seigneur que le cens qu'ils lui devaient par tête, et s'ils retardaient le paiement, le seigneur n'avait à exiger aucun dédommagement pour le retard[9]. La puissance royale ne pouvait que gagner à cette diminution de la puissance des seigneurs ; bientôt les rois établirent en principe que toute commune relevait immédiatement du roi. Quoiqu'ils n'aient pas fondé de communes dans les villes de leur domaine, pour ne rien perdre de leur pouvoir, ils contribuèrent aux affranchissements qui commençaient en fondant des villes neuves, où pouvaient venir habiter, sous leur protection, des serfs impatients de leurs seigneurs. La féodalité s'en plaignit plus d'une fois comme d'une atteinte à sa suzeraineté.

De tous les vassaux du roi de France, le plus puissant paraissait être le roi d'Angleterre, duc de Normandie ; car l'ardeur de la croisade avait porté Robert à céder son duché à son frère Guillaume le Roux. Il semblait encore que ce roi fut bien autrement le maître chez lui que le roi de France. Il gouvernait la Normandie sans réclamation, ravageait le Maine qui refusait de le reconnaître, et chassait le comte Hélie de La Flèche, que les habitants du pays préféraient au Normand. Mais un jour qu'il était entré dans la nouvelle forêt ses compagnons s'étant séparés de lui pour courir le gibier, on le retrouva le soir gisant par terre, le cœur percé d'une flèche sans qu'on pût savoir qui l'avait frappé (1100). Sa mort fut suivie de troubles qui compromirent la puissance des rois anglo-normands, Robert de Normandie était retenu en Sicile, son jeune frère Henri s'empara de la couronne d'Angleterre, et publiant une charte de liberté, il gagna la nation les vainqueurs et les vaincus, par la promesse de rendre à l'Église ses anciennes immunités, de laisser aux barons la libre disposition de leurs propriétés personnelles, de remettre en vigueur les lois d'Édouard le Confesseur, amendées et publiées par son père ; il donna une charte de liberté aux habitants de Londres, et enfin il enferma Flambard. Mais le captif échappa et vint réveiller le duc de Normandie, qui renonçait encore à ses droits. Robert et ses barons, habitués par la croisade aux grandes aventures et aux nobles faits d'armes, passèrent en Angleterre. Des désertions nombreuses effrayèrent Henri ; il traita, et renonça à tous les châteaux qu'il possédait en Normandie. Mais il voulut punir les barons dont la désertion avait failli le perdre ; Robert se rendit imprudemment en Angleterre pour défendre ses partisans, son frère le reçut bien, puis le tenant captif, le força de payer une somme considérable pour sa liberté. Ce fut la cause d'une rupture nouvelle. Henri battit Robert sous les murs de Tinchebray (1106), le prit, le garda en prison jusqu'à sa mort ; on dit même qu'il lui ôta la vue. C'est ainsi que l'Angleterre et la Normandie furent réunies dans une seule main. La vengeance de Robert arma le roi de France contre le roi anglais.

Ce sera, pendant longtemps, une lutte sans intérêt. D'abord on disputa sur les limites des deux nations. La rivière d'Epte ayant été fiée pour séparation les Normands bâtirent sur les terres françaises le château de Gisors. Sur les plaintes du roi de France, le château fut mis en séquestre entre les mains d'un chevalier, puis fortifié par Henri. Louis le Gros prit les armes pour exiger la démolition de la place, rencontra avec neuf cents hommes les neuf cents hommes de Henri à Néaufle, le battit et signa une trêve à Gisors (1113). Il fut question ensuite de Guillaume Cliton, fils de Robert. Le roi de France promettait au jeune prince l'investiture de la Normandie ; Foulques d'Anjou lui promettait sa fille Sybille ; le plus terrible des protecteurs de Cliton était le comte de Flandre, Baudouin VII, dit à la hache. Ce fier  baron, le plus redoutable des barons de France, portait partout sa hache, et son inflexible volonté de n'être pas contredit. Il domptait la turbulence des nobles flamands par des chaudières d'eau bouillante ou par la corde dont il les étranglait. Il résista hardiment au roi d'Angleterre. Henri Ier le menaçant de le poursuivre jusque dans Bruges : Je t'épargnerai la peine du voyage, répondit Baudouin, et j'irai moi-même te visiter à Rouen. Il part en effet avec cinq cents-chevaliers, et trouvant la porte de Rouen fermée, il y enfonce sa hache pour défier Henri au combat. Il mourut d'un coup de lance au siège du château d'Eu (1119). Louis le Gros ne triompha pas davantage à Brenneville. Trois hommes furent tués dans cette mêlée. Henri reçut deux coups de hache sur son casque, et jeta le sang par les narines. ; Louis le Gros eut son cheval tué sous lui, il faillit être fris par un Anglais ; mais les milices communales qui accoururent avec leurs curés et les bannières de leurs saints, lui donnèrent la force de prendre Ivry. Le pape Callixte Il, tenant un concile à Reims, le roi de France recommanda Cliton à l'Église, et lui donna le comté de Mantes (Vexin français). Henri Ier arma alors contre la France son gendre l'empereur Henri V. Louis le Gros, avec l'oriflamme qu'il était allé prendre à Saint-Denis, et les milices communales, forcèrent le puissant empereur à la paix.

Après ces guerres, la rivalité cessa. Louis le Gros se porta sur l'Auvergne, dont le comte tourmentait l'évêque de Clermont ; força par respect le duc d'Aquitaine, Guillaume le Jeune qui voulait défendre le comte, son vassal, et qui se reconnaissant lui-même vassal de la couronne, promit de représenter le comte d'Auvergne à la cour du roi, pour y subir le jugement qui serait rendu[10]. Le comte de Flandre, Charles le Bon, ayant été assassiné, le roi de France fit donner ce comté par les États à Guillaume Cliton, et combattit pour lui contre Guillaume d'Ypres, qu'il fit prisonnier (1127). De retour dans ses domaines, il apprit que Thomas de Marie, aire de Coucy, avait assassiné le comte de Chaumont, et dépouillé et emprisonné des marchands qui traversaient sa terre sur la foi d'un sauf-conduit : il courut assiéger le château de Thomas, et le blessa à mort dans une sortie (1128). Au même moment Clinton périssait, à l'instigation du roi d'Angleterre, sous les coups de Thierry d'Alsace, qui s'empara de la Flandre ; au moins Louis le Gros, aidé du comte de Vermandois, continua la guerre contre Enguerrand II de Coucy, fils de Thomas ; Enguerrand restitua aux églises les vols de son père, fut assiégé dans la Fère, et se soumit en épousant une cousine du roi (1132). Ainsi la royauté capétienne sortait du silence où elle avait vécu pendant quatre règnes ; elle se faisait craindre dans ses domaines, réclamait l'hommage de l'Aquitaine ; elle osait se montrer jusqu'en Flandre ; on savait dans l'Europe que l'empereur d'Occident avait fui devant la bannière de saint Denis, portée par le roi de France.

Au milieu de tous ces soins, Louis le Gros n'avait pas vu, ni contrarié, un nouvel agrandissement des princes normands. Henri Ier, délivré de son frère Robert, du roi de France, et bientôt de Cliton, régnait en maître sur l'Angleterre, imposant sa volonté malgré toutes les réclamations, furieux de toute résistance, sanguinaire dans ses vengeances. Il cachait sa cruauté sous un zèle apparent de justice ; on l'appelait le Lion de Justice, décrit par l'enchanteur Merlin, et par sa vigueur contre les violences, il fit disparaitre les voleurs ; il ajoutait aux peines contre les freux-monnayeurs, il punit les gens de sa cour qui abusaient, quand ils l'accompagnaient du droit de pourvoirie ; mais pendant tout son règne, il fit percevoir le danegeld à raison de douze sous par hide ; les collecteurs ministres impitoyables de la rapacité du maitre, jetaient en prison ou chassaient celui qui ne pouvait payer, vendaient ses meubles, enlevaient les portes de sa maison. Malgré la promesse qui lui avait assuré le trône, Henri vendait les bénéfices vacants, ou les laissait vaquer pour s'en approprier le profit ; l'archevêché de Cantorbéry resta cinq ans sans évêque. Tous les biens de l'évêque de Londres, Gilbert furent, à sa mort confisquée au profit de la couronne. Le célibat, de nouveau imposé aux clercs, donna une nouvelle cause de rapines ; le roi rechercha avec soin les clercs coupables d'incontinence pour exiger d'eux une amendé en réparation. Toutes les plaintes qui s'élevaient contre de pareils abus étaient ou méprisées, ou impitoyablement punies. Un troubadour, pris dans une guerre, était condamné à perdre la vue ; ou demandait grâce au nom des rigueurs adoucies des nations chrétiennes : Ce n'est pas, répliqua  Henri, la première fois qu'il a porté les armes contre moi ; mais, ce qui est pire, il m'a pris pour le sujet d'une satire... Que son exemple apprenne aux faiseurs de vers qu'on n'offense pas en vain le roi d'Angleterre[11]. Il brava encore les remontrances, quand il voulut régler sa succession. Il avait perdu son fils dans un naufrage, et n'avait plus qu'une fille, Mathilde, veuve de l'empereur Henri V ; il parla d'en faire son héritière, proposition singulière en Normandie et en Angleterre, où jamais une femme n'avait régné. On n'osa point protester ; on ne contesta que pour l'ordre dans lequel les prélats et les barons rendraient hommage à la fille du roi. Depuis Guillaume le Conquérant, il y avait inimitié entre les comtes d'Anjou et les princes normands ; les uns et les autres réclamaient le Maine que le comte d'Anjou, Foulques le Jeune, avait enfin occupé en 1110. Devenu sénéchal de France, à la place du seigneur de Garlande, Foulques avait aidé Louis le Gros contre le roi anglais ; Henri Ier imagina de marier sa fille Mathilde avec le fils du comte Geoffroy, qu'on surnommait Plantagenêt, pour une branche de genêt qu'il portait toujours sur son bonnet. Ce mariage, négocié en secret, fut à peine publié, que les barons anglais mécontents parlèrent de ne plus reconnaitre Mathilde pour héritière. Henri les força au silence ; il avait ajouté deux provinces aux possessions de sa famille.

II est vrai que l'exécution des volontés de Henri était fort difficile après sa mort ; les siens eurent un moment la destinée qu'il avait faite à Robert (1135). Mathilde était absente ; Étienne, comte de Boulogne, petit-fils du conquérant par sa mère Adèle, aborda aux côtes de Kent, au moment où les Anglais se vengeaient sur les bêtes fauves, protégées par Henri Ier, de ses lois cruelles touchant les foras et la chasse. Accueilli à Londres, il fut rejoint par le primat, et l'intendant de la maison du roi jura que Henri, sur son lit de mort, avait désigné Étienne pour son successeur. Étienne, proclamé, fit les promesses d'usage, abolition du danegeld, répression de la simonie tant de fois exercée an profit de la couronne ; il distribua sans réserve les trésors royaux, et attira à lui de nombreux volontaires. Il renouvela et doubla les promesses à l'assemblée d'Oxford ; restitution au clergé et aux talques de leurs forêts, permission a chacun de chasser sur ses domaines, et à ses barons de bâtir sur leurs propriétés autant de châteaux qu'il serait nécessaire, enfin rétablissement des anciennes lois. Mathilde cependant se faisait reconnaître en Normandie, mais son mari Geoffroy s'en faisait chasser par ses excès. Le roi de France, se mettant de la partie, donnait à Eustache, fils d'Étienne, l'investiture de la Normandie, et tandis que la Normandie et l'Angleterre, agitées par l'incertitude, ne savaient à qui appartenir, Louis le Gros mariait son fils Louis le Jeune avec Éléonore de Guyenne, seule héritière du duc d'Aquitaine, Guillaume FMI. Il ajoutait par là au domaine royal le Poitou, le Limousin, la Saintonge, l'Auvergne, le Périgord l'Angoumois, la Gascogne, une partie de la Touraine. Ce mariage figurait l'union future du nord et du midi. L'Aquitaine, cette Gaule romaine, qui avait résisté aux Mérovingiens par les Mérovingiens fils de Caribert, sue Carlovingiens par les Carlovingiens fils de Pépin, aux Capétiens par l'indépendance Féodale ; l'Aquitaine, du consentement des barons, revenait Capétiens. Ce fut le dernier acte de Louis le Gros : il mourut en 1137.

Comme il était dans la destinée du roi de France de faire sa fortune sans éclat, afin de la faire durable, un si grand accroissement ne demeura que quelques années. Étienne lutta pendant toute sa vie sans pouvoir assurer le trône à sa famille. Le roi d'Écosse, David, descendant des rois anglo-saxons par les femmes, combattit le premier pour Mathilde ; les Écossais, paraissant inattendus dans les comtés du nord, à la 'manière des anciens Pictes, dont ils rappelaient les mœurs farouches, profanèrent les églises, brûlèrent les villages et les monastères massacrèrent les femmes et les enfants, les vieillards, et tous ceux qui n'avaient pas d'armes ; vaincus à la bataille de l'Étendard, par le vieux archevêque d'York, et les barons de Northumberland (1138), ils laissaient pour Tes remplacer les barons du midi, soulevés contre Étienne, les prélats soupçonnés d'attachement à Mathilde, et enfin Mathilde elle-même, qui, avec cent quarante chevaliers se risqua à réclamer l'héritage de son père. Étienne, qui pouvait la prendre, la laissa échapper par courtoisie ; il perdit ainsi une partie de l'Angleterre qui se déclara hautement pour Mathilde, et fut pris lui-même au siège de Lincoln. Bientôt, délivré par un échange, et enhardi par le mécontentement que la fière princesse soulevait de toutes parts, il reprit les armes avec succès. Geoffroy Plantagenêt, après une guerre de six années, venait enfin d'être reçu à Rouen ; il dominait dans la Normandie ; sa femme, assiégée dans Oxford, n'échappa que sous un habillement blanc, au milieu d'une neige épaisse. Étienne était de nouveau reconnu roi dans les comtés de l'est. Privée de ses amis qui mouraient à ses côtés, elle fut bien obligée de se retirer en Normandie, pour y attendre un temps meilleur. Mais l'imprudent Étienne abusa de la vengeance qui lui semblait permise contre ses barons, il en prit quelques-uns par fraude, les força de livrer leurs châteaux pour obtenir la liberté, mécontenta le clergé en faveur de son frère, l'évêque de Winchester, et apprit que l'interdit était jeté sur ses domaines par le primat. Cependant le jeune Henri, fila de Geoffroy et de Mathilde passait en Écosse, recevait du roi David l'ordre de chevalerie ; il obtenait de son père la cession de la Normandie, et bientôt héritait de l'Anjou et du Maine (1151).

Le roi de France, Louis le Jeune, d'abord en querelle avec Innocent II, au sujet d'un archevêque de Bourges, nommé par le pape, s'en était pris au comte de Champagne, et avait brûlé l'église de Vitri ; de là il était parti pour la Terre-Sainte, et avait fait, au milieu des dangers, cette seconde croisade où sa valeur, admirée des Turcs, n'aida point les chrétiens de Palestine. De retour, il avait donné à Geoffroy et à Henri l'investiture de la Normandie. La mauvaise vie de sa femme, Éléonore, pendant l'expédition d'outre-mer, le porta à faire casser son mariage pour cause de parenté ; il rendit à Éléonore ses provinces. Aussitôt le jeune Henri épousa la femme décriée dont son suzerain ne voulait plus, il ajouta l'Aquitaine aux autres fiefs qu'il possédait déjà en France, et, passant en Angleterre, il effraya Étienne par la force dont il appuyait ses droits. Étienne venait de perdre son fils Eustache ; il reconnut Henri pour son successeur, lui donna le royaume d'Angleterre : en 1164, la mort d'Étienne accomplit le traité.

Ainsi s'accroissait la puissance menaçante des princes normands. Henri, roi d'Angleterre, duc d'Aquitaine, duc de Normandie, maintenant qu'il possédait tout l'héritage de sa mère, devait abandonner à ses frères la succession paternelle ; il ne rendit rien, il força son frère Geoffroy de chercher  asile chez les Bretons révoltés contre leur comte, et garda pour lui-même le Maine et l'Anjou : il tenait la plus grande partie de la France ; jamais un vassal n'avait été si puissant en face de son suzerain On dirait que de ces causes de rivalité va sortir une guerre formidable, et cependant cette rivalité n'est pas grande encore sur les champs de bataille, nous sommes bien loin de Crécy ou d'Azincourt. De petites contestations, au sujet de toutes petites provinces ; de petites batailles, que la mémoire des peuples n'a pas gardées, des promesses de mariage réclamées et éludées, de mauvais fils soutenus contre leur père par le roi de France, une femme jalouse soutenue par ses fils contre son mari, voilà les faits ordinaires. Les plus brillants héros de la croisade n'ont pas de gloire à l'Occident, sur la terre d'Europe ; il ne reste d'autre grand souvenir de ce temps, que Thomas Becket, et la bataille de Bouvines.

La dynastie des Plantagenêts commençait en Angleterre avec Henri II, en même temps Nicolas Brefspear devenait pape sous le nom d'Adrien IV, et le roi et toute la nation manifestaient leur joie d'un événement si glorieux pour l'Angleterre. Maître absolu, Henri II réparait les maux de la guerre civile, chassait les mercenaires étrangers, abattait les châteaux construits par les barons, et rappelait à son domaine les terres aliénées par Étienne et Mathilde, il étonnait le roi de France par la magnificence des siens ; son chancelier, Thomas Becket, archidiacre de l'église de Cantorbéry, fut envoyé pour traiter avec Louis le Jeune de la paix entre les deux pays. Quand il entrait dans une ville, son cortège se composait de deux cent cinquante jeunes gens, chantant des airs nationaux ; puis venaient ses chiens accouplés, suivis de huit chariots, dent deux, chargés d'ale, devaient être distribués à la populace, un autre portait les objets nécessaires à la chapelle du chancelier, un second les meubles de sa chambre à coucher, un troisième les ustensiles de cuisine, un quatrième la vaisselle d'argent ; puis douze chevaux surmontés d'un singe et d'un valet, puis les écuyers conduisant les chevaux de bataille des chevaliers, les enfants des gentilshommes, ka fauconniers, les officiers de sa maison, les chevaliers et les clercs, deux à deux et à cheval ; enfin le chancelier fermait la marche, conversant avec ses amis. On s'écriait sur son passage : Quel homme doit être le roi d'Angleterre, quand son chancelier voyage avec tant d'éclat ![12]

Thomas Becket avait obtenu pour le fils aîné de Henri II, Marguerite, la plus jeune fille de Louis le Jeune ; un baron normand avait été chargé de l'éducation de Marguerite, et sa dot, composée de trois châteaux dans le Vexin, remise aux templiers jusqu'à la conclusion du mariage. Mais Henri II réclama tout à coup le comté de Toulouse au nom de sa femme, comme Jouir le Jeune avait fait quand il était le mari d'Éléonore. Ce fut le premier acte de guerre. Louis le Jeune défendit le comte Raymond V, se jeta dans Toulouse envoya ses frères sur la Normandie, et malgré Becket, qui voulait tenter l'assaut, fit reculer le roi anglais. Henri, pour se venger, célébra le mariage de son fils avec la jeune Marguerite, qui n'avait encore que trois ans, et réclama sa dot des templiers qui la remirent. Quelques hostilités survinrent, et furent apaisées par un légat d'Alexandre III. C'est dans une autre querelle que le roi de France devait prendre sa revanche.

Thomas Becket était devenu archevêque de Cantorbéry, primat d'Angleterre. Le Saxon (car il était de la race vaincue) se ressouvint que l'Église était l'asile des persécutés ; l'homme de cour rejeta les habits magnifiques et éloigna les gentilshommes, s'entoura de prêtres vertueux, vécut pauvrement, donna tout aux pauvres, et résigna la dignité de chancelier. Il quitta le roi pour l'Église, le parti vainqueur pour l'opprimé, réclama les terres enlevées à son siège, et s'opposa au rétablissement du danegeld. Il ne tarda pas d'avoir à combattre pour les libertés ecclésiastiques. Un antique privilège ne permettait pas que le clergé fût cité devant les tribunaux laïques ; mais les tribunaux ecclésiastiques ne prononçant jamais de peine qui fit couler le sang, ai un clerc commettait une Faute capitale, il ne pouvait être puni que par la flagellation, l'amende, la prison ou la dégradation n'y avait pas en cela de quoi inquiéter beaucoup : la seule chose qui pût paraître un abus, c'est que tout homme attaché à une église, même sans avoir reçu les ordres, avait droit de réclamer la juridiction ecclésiastique ; et encore dans ce temps d'oppression, l'Église sauvait ainsi bien des innocents injustement poursuivis. Un clerc, que le roi n'aimait pas et qui, après avoir été condamné pour homicide à la compensation, avait insulté un officier royal, fut jugé de nouveau, condamné à être fouetté en public, à perdre ses bénéfices, et à ne pas exercer ses fonctions pendant deux ans. Henri II s'indigna de cette clémence, il jura par les yeux de Dieu que le clerc avait été épargné à cause de son caractère, et voulut arracher aux évêques la promesse que dorénavant l'ecclésiastique dégradé par la juridiction spirituelle, serait renvoyé devant un tribunal laïque ; les évêques firent des objections ; Henri leur demanda s'ils promettaient d'observer les anciennes coutumes ; leur réponse prudente à une question captieuse l'irrita davantage, et il fit convoquer un concile à Clarendon. Là, il exigea le serment. Becket, longtemps inflexible, céda enfin aux prières des templiers et à la crainte de faire massacrer les évêques que les chevaliers menaçaient de l'épée nue. Le roi ensuite fit connaître ces coutumes dont nul jusque-là n'avait encore entendu parler : La garde de tout archevêché ou évêché vacant sera donnée au roi, et les revenus lui en seront payés. L'élection sera faite d'après l'ordre du roi, avec son consentement, par le haut clergé de l'Église. Lorsque dans un procès, l'une des deux parties, ou les deux parties, seront ecclésiastiques, le roi décidera si la cause doit être portée devant la cour séculière ou la cour épiscopale ; si le défendeur est convaincu d'action criminelle, il perdra son bénéfice de clergie. Aucun tenancier du roi ne sera excommunié, sans que l'on se soit adressé au roi ; aucun ecclésiastique ne passera la mer sans la permission du roi. Les ecclésiastiques tenanciers du roi seront obligés aux mêmes services que les laïques.

Ce serment, surpris par la force et la perfidie, ne pouvait être d'aucune valeur. Le primat pleura en rentrant à Cantorbéry, il s'interdit lui-même ses fonctions, écrivit au pape Alexandre III, révoqua sa promesse, et le pape, ayant pris son parti, la persécution royale commença. Cité au concile de Northampton, accusé de mépris pour le roi, il fut condamné à une amende de cinq cents livres ; on lui redemanda trois cents livres de rente octroyées par le roi : Je les paierai, dit-il ; on lui redemanda encore cinq cents livres reçues du roi sous les murs de Toulouse ; il voulait répondre que c'était un présent, on répliqua que la parole du roi valait mieux que la sienne ; il donna caution pour le remboursement. On lui parla d'abdication, on l'injuria lâchement : les évêques eux-mêmes qui lui devaient la vie, lui disaient : Tu fus notre primat, mais en t'opposant aux coutumes royales, tu as rompu ton serment de fidélité au roi ; un archevêque parjure n'a plus de droit à notre obéissance. De toi nous appelons au pape, et nous te sommons de nous répondre devant lui. — J'écoute, répondit Becket. Le comte de Leicester, à la tête des barons, s'approcha pour lui lire sa sentence : Ma sentence ! s'écria Thomas avec un accent de tristesse, ô comte, mon fils, vous savez avec quelle fidélité j'ai servi le roi vous êtes mon fils en Dieu ; ni la loi ni la raison ne vous permettent de juger votre père : puis reprenant le ton d'archevêque : Je récuse votre tribunal, je réfère de ma querelle au pape, j'en appelle à lui seul, et je pars sous la protection du siège apostolique. Quelques courtisans lui jetaient des brins de paille, une voix l'appela traître, il se retourna et dit : Si le caractère de mon ordre ne me le défendait, le couard se repentirait de son insolence. Le peuple l'accueillit avec enthousiasme quand il sortit, et pendant la nuit il partit, accompagné de deux clercs, sous le nom de frère Christian. Il vint visiter te roi de France, et le pape Alexandre III, exilé comme lui[13].

Tel était l'héroïque et saint adversaire de Henri II. Le roi de France, le pape, accueillirent le fugitif. Thomas offrait de résigner son titre, le pape s'y opposa et l'investit une seconde fois de la dignité archiépiscopale. Henri insulté par les Gallois, repoussé de leur pays par un ouragan formidable, venait pourtant d'ajouter la Bretagne aux possessions normandes. Le comte de Bretagne, Conan, avait transféré ses possessions à sa fille Constance ; un mariage, impossible encore, avait été conclu entre Constance et Geoffroy, troisième fils de Henri II, et le roi anglais, tuteur de ces enfants, détruisait les châteaux des barons, et réprimait leur turbulence. Qui eût pensé qu'un pauvre archevêque, trahi et exilé lui ferait ombrage ? Il confisqua pourtant les biens de Becket et ceux des ecclésiastiques qui l'avaient suivi. Il raya son nom de la liturgie, persécuta sa famille, ses amis ; une liste de quatre cents noms fut publiée, quatre cents proscrits eurent ordre d'aller se montrer à l'archevêque. Mais le roi de France, le pape, la reine de Sicile secoururent ces infortunés, Becket vivait dans une cellule à Pontigny, le roi menaça les moines de Meaux, à qui Pontigny appartenait, de chasser, de ses États tous ceux de leur ordre s'ils gardaient le traître plus longtemps. Becket se retira à Sens sous la protection du roi français ; Henri II réclama : Allez dire à votre maitre, répondit Louis le Jeune, que s'il est jaloux des coutumes de son royaume, je sais aussi garder celles de mes ancêtres ; leur plus noble coutume a toujours été de protéger ceux qui souffrent persécution pour la justice (1164).

Ainsi le roi de France se vengeait en protégeant l'archevêque ; la querelle dura six ans ; le pape lui-même hésita par moment ; Louis le Jeune ne manqua à l'exilé qu'une seule fois. Par la crainte seule de ce qu'il pouvait faire, il tint le roi anglais dans l'incertitude, et l'empêcha d'agir ouvertement. Thomas Becker étant venu à Vézelay, excommunia les ministres du roi qui avaient communiqué avec l'anti-pape opposé par Barberousse à Alexandre III, ou appuyé les constitutions de Clarendon, ou envahi les propriétés de l'Église. Henri, dans sa colère, reconnut l'antipape Callixte III, puis désavoua son action et reconnut Alexandre, puis il autorisa les évêques anglais condamnés par Becket à appeler au pape, et demanda des légats pour décider la question en France. Deux fois il conféra avec le primat et rie put rien conclure, il réservait les droits de sa couronne, nomes Becket réservait la dignité de l'Église. Dans son impatience de l'emporter, Henri s'humilia devant Louis le Jeune, que les barons normands invoquaient comme le suzerain de leur suzerain ; il demanda pour son second fils une autre princesse de France, la jeune Alix, promit de céder le Maine et l'Anjou à son fils Henri court rnantel, l'Aquitaine à Richard ; ces deux fiers sous la suzeraineté immédiate du roi de France. A ce prix, il gagna Louis le Jeune, qui essaya de réconcilier Henri et le primat, et n'ayant pu réussir parut abandonner Thomas Becket.

Le primat délaissé n'était pas vaincu. Henri poursuivant sa vengeance fit couronner pour son successeur son fils Henri court mantel, par les mains de l'archevêque d'York., s'autorisant d'une lettre attribuée à Alexandre III. C'était un attentat aux droits de l'église de Cantorbéry- ; aussi bien la femme du jeune Henri, Marguerite, n'avait pas été couronnée avec son mari ; Louis le Jeune reprit en main la cause de Becket, pour dépendre l'honneur de sa fille. Il fallut bien que le roi anglais cédât, au moins en apparence. Son suzerain, le roi de France, ménagea l'entrevue de Freitville, Becket obtint tout ce qu'il demandait, protection pour lui et les siens, restitution des terres enlevées à l'église de Cantorbéry, réparation du déshonneur fait à cette église, lorsque le jeune roi avait été couronné par l'archevêque d'York. Mais il ne fut pas dupe de ces promesses, il attendit en vain l'argent promis pour les frais de son voyage en Angleterre, et il y retourna avec la pensée d'y trouver sa passion.

Ce fut un beau spectacle que son débarquement au pays de Kent. Son peuple, qui ne l'avait pas vu depuis sept ans, accourut affamé de recevoir sa bénédiction. On se prosternait devant lui, les uns poussaient des cris, les autres étendaient leurs vêtements sur son passage, d'autres chantaient : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur. Quelques-uns redoutant le roi et ses amis, osaient dire que le Seigneur venait pour être crucifié une seconde fois, et qu'il allait souffrir en son Christ pour l'église de Kent, comme à Jérusalem il avait souffert lui-noème pour le salut du monde. L'archevêque ne se dissimulait pas quel sort il devait attendre ; il ne dit qu'un mot à cette foule qui l'entourait : Je viens mourir au milieu de vous. Et en effet, Alexandre III, qui ne savait pas la réconciliation de Freitville, avait suspendu ou excommunié les évêques qui avaient officié au couronnement. Becket avait reçu ces lettres, il les supprima pour n'irriter personne ; mais les évêques ayant appris qu'il les portait sur lui, les réclamèrent, et, poussé à bout par leurs instances et leurs menaces, il les publia lui-même. Les évêques condamnés ouvertement commirent aussitôt en Normandie se plaindre au roi ; le jeune Henri refusa de recevoir l'archevêque ; tous les jours les biens de l'Église étaient pillés ; Thomas Becket, à la fête de Noël, annonça que sa fin était prochaine, et deux jours après arrivèrent quatre chevaliers normands.

En entendant les plaintes des évêques, Henri II s'était écrié : De tous les lâches qui mangent à ma table, il ne se trouvera donc pas un homme qui veuille me débarrasser de ce prêtre ! Les quatre étaient partis aussitôt ils venaient pour tuer l'archevêque et l'assaillirent dans son église. Comme ils entraient en criant : Où est le traître ?Il n'y a pas de traître ici, répondit Becket, que voulez-vous ?Nous voulons que tu meures. — Je m'y résigne, mais au nom du Dieu tout-puissant, je vous défends de toucher à aucun de ceux qui me suivent, clerc ou laïque, grand ou petit. Il n'en dit pas davantage, et tomba sous leurs coups. Quand il fut mort, l'un d'eux lui fit sauter la cervelle, et ils sortirent en disant : Il a voulu être roi, eh bien qu'il soit roi maintenant (1171)[14].

Henri II, loin d'être délivré, se vit entouré de plus grands embarras. Le roi de France dénonça le meurtre au pape, et les Anglais, envoyés à Mame, n'obtinrent audience d'Alexandre III qu'après quatre jours. Tous les meurtriers, leurs conseillers, leurs complices et leurs protecteurs, étant excommuniés, et deux légats chargés de connaitre en France de cette affaire, Henri II quitta la Normandie pour conquérir l'Irlande. Adrien IV lui avait accordé le droit de la prendre en vertu de cette propriété sur toutes les îles que nul en ce temps ne songeait à contester au Saint-Siège[15], et sous la condition d'instruire un peuple ignorant, d'extirper les vices qui flétrissaient la vigne du Seigneur, et d'étendre à l'Irlande le denier de saint Pierre. Les querelles des Irlandais facilitèrent les succès de Henri. Quand il eut pris terre à Waterford, il reçut l'hommage des princes voisins ; il vint à Dublin et fut reçu dans un palais de charpente élevé à la hâte pour lui faire honneur ; les évêques irlandais, assemblés à Cashel, sous la présidence d'un légat, reconnurent la suprématie du roi, et firent quelques règlements ecclésiastiques. Mais déjà des affaires urgentes pressaient Henri de retourner dans ses États. On lui disait que ces légats d'Alexandre III qu'il avait voulu éviter, lui seraient favorables, et il vint les trouver à Avranches. Il jura, la main sur l'Évangile, devant tes légats, les barons et le peupler qu'il était innocent du meurtre de l'archevêque ; pour expiation de la mauvaise parole qui avait échappé à sa colère, il promit d'entretenir a ses frais, pendant un an, deux cents chevaliers pour le service de la terre-sainte, de combattre lui-même pendant trois ans, si le pape l'exigeait, les infidèles de Palestine ou d'Espagne, de rendre leurs terres aux amis du martyr, d'abolir les coutumes contraires à Ta liberté du clergé si depuis son avènement, il s'était introduit de semblables coutumes ; il dit dans une lettre au pape : Mon fils et moi, nous jurons que nous recevrons et tiendrons du pape Alexandre, et de ses successeurs catholiques, le royaume d'Angleterre. Le royaume d'Angleterre est soumis à votre juridiction. Je vous suis lié, mais à vous seul, par toutes les obligations d'un feudataire. Enfin, quelque temps après, l'assemblée de Northampton modifia singulièrement les coutumes inventées à Clarendon ; rendit au clergé les juges ecclésiastiques, défendit au roi de garder en sa main pendant plus d'un an un évêché ou une abbaye, déclara confisqués les biens de celui qui aurait tué un clerc, et exempta les ecclésiastiques de donner des gages de bataille[16]. Henri II espérait par là s'attacher l'Église contre ses ennemis.

Ses plus grands ennemis étaient sa femme et ses enfants. Éléonore avait donné quatre fils à Henri : Henri court mantel, Richard, à qui l'Aquitaine était promise, Geoffroy, comte de Bretagne, et Jean, surnommé Sans Terre : elle animait ces princes à la venger des outrages qu'elle recevait de son mari, Le jour où l'archevêque d'York couronna son fils aîné, Henri II avait dit : Dès ce jour je ne suis plus roi, et quelques mois après la monde Becker, Marguerite, femme du jeune Henri, ayant réclamé et obtenu pour elle-même l'honneur du couronnement, les deux époux, à l'instigation de Louis le Jeune, demandèrent qu'on les mit en possession de la Normandie ou de l'Angleterre. Sur un refus Formel, Éléonore excita ses fils à la guerre : elle-même fut arrêtée et resta captive pendant quatorze ans ; mais le jeune Henri, Richard et Geoffroy, avaient cherché asile auprès du roi de France, suzerain de son père. Invité à les livrer, Louis le Jeune répondit qu'il n'avait plus foi aux promesses d'un homme double dont l'hypocrisie violait les plus sacrés engagements. Il entraîna ses autres barons dans le parti des fils ambitieux ; Philippe d'Alsace, comte de Flandre, espéra gagner ainsi le comté de Kent ; le Northumberland fut promis au roi d'Écosse, Guillaume.

Henri II s'adressa au pape ; il demanda à l'Église d'étendre son bouclier sur l'Angleterre, le fief du Saint-Siège, et le patrimoine de saint Pierre, contre des enfants dénaturés. ; il répandit l'argent avec profusion, et attira à lui vingt mille aventuriers, de ces Brabançons qui vendaient leurs services au plus offrant, et se montra à ses ennemis successivement en France et en Angleterre. Ses fils et Louis le Jeune assiégèrent Verneuil, les Écossais ravagèrent les comtés du nord, comme ils savaient faire ; l'avantage sembla demeurer au vieil Henri. Il vint en Angleterre pour s'opposer aux Écossais, visita en costume de pénitent le tombeau de Thomas Becket, proclamé saint sous le nom de saint Thomas de Cantorbéry, se soumit à la flagellation, et cinq jours après reçut la nouvelle que le roi d'Écosse avait été pris à la bataille d'Alnwich. Il pacifia tout par sa présence (1174) envoya en Irlande la lettre du pape Adrien IV, qui lui en conférait la souveraineté pour décider les évêques, et par les évêques tous les Irlandais à lui obéir, et il repassa sur le continent. Il sauva Rouen assiégé par les confédérés, força ses fils à traiter, à lui garder obéissance, à se contenter de quelques châteaux ; il rendit vaine la protection de Louis le Jeune et de Philippe d'Alsace ; par la menace d'une captivité sans fin, il obtint du roi d'Écosse l'hommage-lige et reçut la soumission de Roderic O'Connor, roi supérieur d'Irlande, qui garda la couronne soue la souveraineté anglaise (1175).

Louis te Jeune n'avait pas abaissé le roi anglais. Henri II avait augmenté ses possessions d'un nouveau royaume, de l'Irlande, qu'il inféodait à Jean, son' plus jeune fils. Le roi de France fiança du moins son autre fille Alix avec Richard, let promit d'aller en Palestine avec Henri II ; mais il mourut en 1180. Philippe-Auguste, qui lui succéda, à quinze ans, sous la tutelle du comte de Flandre, ne fut au commencement que le soutien des fils de son rival. Le jeune Henri et Richard se .brouillèrent d'abord, puis Richard, réconcilié avec son père, eut à le défendre contre le jeune Henri et contre Geoffroy-Plusieurs fois, la vie du roi fut exposée- Un jour Till venait à une conférence avec les rebelles, une flèche perça sa cuirasse ; une autre fois son cheval fut blessé à la tête. La guerre continua malgré les évêques de Normandie, qui excommuniaient les fils, par ordre du pape, pour soutenir le père. Ils avaient fixé le lundi de la Pentecôte pour livrer bataille au vieux roi, lorsque le jeune Henri tomba malade ; il mourut sans avoir vu son père, qui craignait une entrevue où le fils impie pourrait lui dresser quelque embûche, et fut inhumé avec pompe par les soins de Philippe-Auguste. Le roi de France (1183) réclama aussitôt la dot de Marguerite ; Henri II la refusa, ou plutôt la demanda pour Alix ; mais cette princesse, promise à Richard, était gardée, par le roi anglais, dans un château dont personne ne pouvait approcher. Richard, se joignant à ses réclamations, vécut avec lui comme un frère, coucha dans le même lit, mangea à la même table, Il eut ensuite à craindre que son frère Jean ne lui fût préféré pour la succession d'Angleterre, il en référa à Philippe, et dans une entrevue avec son père, comme il n'obtenait pas de réponse précise, il se tourna vers le roi de France, détacha son épée et dit : C'est à vous, sire, que je remets la défense de mes droits, je vous fais hommage pour tous les domaines de mon père en France. Philippe déclarant qu'il acceptait Richard pour vassal, la guerre recommença. Henri II, chassé du Mans, du château d'Amboise et de la ville de Tours, traita à la nouvelle de la prise de Jérusalem par Saladin (1188). Il permit à ses vassaux de sire hommage à Richard, remit Alix aux mains de trois arbitres, qui la rendraient à Richard, et demanda seulement une liste des barons qui avaient porté les armes contre lui. Le premier nom qu'il y trouva fut celui de son fils Jean. Ce coup affreux acheva sa vie ; il mourut en 1189, à Chinon, et fut enseveli à Fontevrault.

Les deux frères d'armes, Philippe et Richard, ne pouvaient plus rester amis ; ils ne s'entendirent qu'un moment pour la croisade, et se brouillèrent ensuite, lorsque Éléonore amena à son fils Bérengère de Navarre. On composa : Richard promit de payer à Philippe dix mille marcs d'argent, et de rendre Alix et sa dot. Après la prise de Ptolémaïs (v. ch. XIX), Philippe regagna l'Europe, réclama et reprit l'Artois et la Picardie, au nom de sa femme Isabelle, et encouragea les menées de Jean sans Terre, qui profitait de la captivité de Richard. Les évêques, rassemblés à Oxford envoyaient des députés, au captif dans les prisons de Henri VI. Éléonore suppliait le pape Célestin III de s'armer de l'excommunication, et de délivrer son fils en frappant l'empereur. Jean sans Terre se réjouit seul ; il partit en hâte pour Paris rendit à Philippe quelques portions de la Normandie, lui fit hommage ; mais il ne pouvait tenir contre la force ; les Anglais préféraient Richard ; les habitants de Rouen, attaqués par Philippe, auraient eu honte de céder à un homme qui avait fui devant les infidèles, les femmes elles-mêmes versèrent la poix bouillante sur la tête des assaillants, et dégagèrent leur ville.

Richard fut délivré au prix de 100.000 marcs d'argent, et à la condition de résigner sa couronne entre les mains de Henri VI, qui la lui rendit comme fief de l'empire sous l'obligation d'un tribut annuel de 5.000 livres. Il annonçait qu'il se vengerait d'une façon exemplaire du roi de France ; cependant aucune action décisive n'amena de résultat important. Pendant quatre ans, on combattit ou on traita par lassitude. Dans la quatrième année l'impatience d'en finir rendit les deux partis cru.els ; les uns et les autres arrachaient les yeux à leurs prisonniers, Dans un combat près de Gisors, le pont de l'Epte se rompit sous la cavalerie française ; le roi de France tomba dans l'eau, et Richard se vanta d'avoir forcé son suzerain à boire l'eau de la rivière d'Epte ; quarante barons, cent chevaliers, et cent quarante chevaux de bataille furent le prix de la victoire ; c'est l'action la plus brillante de cette guerre. Une trêve ensuite donna à Philippe, Gisors, Néaufle, Vernon, Longueville, Ivry. L'année suivante, Richard fut tué au château de Chalus, dans une guerre misérable contre le comte de Limoges (1199).

 

II

Jusqu'ici lé roi d'Angleterre a tenu le roi des Français dans sa dépendance ; il a donné ou refusé, comme il a voulu, le droit d'agir. L'histoire des deux nations c'est l'histoire de la suprématie des rois anglais. Tout change par la mort de Richard. La suzeraineté n'est plus un vain nom. Philippe-Auguste assure la royauté française par l'affaiblissement de ses vassaux anglais.

Le comte de Bretagne, Geoffroy, était mort avant son frère Richard, laissant un jeune fils nommé d'Arthur, qui hérita du comté, et que par droit de représentation, Richard avait une fois désigné pour son successeur au trône d'Angleterre, et aux provinces de Normandie, du Maine, de Touraine, d'Anjou, et d'Aquitaine. Jean sans Terre l'emporta cependant. L'Angleterre le choisit pour roi, la Normandie suivit cet exemple, et Éléonore toujours regardée comme dame des provinces méridionales, lui assura l'Aquitaine. Le Maine, la Touraine, et l'Anjou, soutinrent seuls la cause d'Arthur, Philippe-Auguste s'y joignit ; mais pressé alors par le pape Innocent III pour les affaires de son divorce, il traita et abandonna la cause du jeune prince, se fit céder Évreux et obtint quelques fiefs pour son fils Louis, époux de Blanche de Castille, nièce de Jean.

Philippe-Auguste avait épousé, en 1193, Ingelburge, sœur du roi de Danemark, et le lendemain avait voulu la répudier. Malgré l'opposition du pape Célestin III, il avait pris à sa place Agnès de Méranie ; mais l'inflexible Innocent III jeta l'interdit sur le royaume de France, et força bien Philippe à reprendre Ingelburge. A ce moment Jean sans Terre, faisant casser son mariage pour cause de parenté, enlevait Isabelle d'Angoulême, femme du comte de La Marche. Le comte trop faible contre le roi d'Angleterre appela le secours de Philippe-Auguste, et la cause d'Arthur fut de nouveau mise en avant. A peine le jeune comte de Bretagne était investi par Philippe de l'Anjou et de l'Aquitaine, que les barons de Jean mécontents de lui, passèrent au roi de France. Tout cédait à leur confédération. La vieille Éléonore était assiégée par son petit-fils dans le château de Mirebeau. Mais Jean, tout abattu de ses désastres si rapides, se réveilla pour délivrer sa mère, il prit Arthur, le tint captif, et Éléonore étant morte, il le fit disparaître.

La renommée malveillante répandit le bruit que Jean sans Terre avait lui-même poignardé son neveu, et l'avait enseveli sous les eaux de la Seine. Les Bretons plutôt que de céder au meurtrier, reconnurent la jeune Alix, fille de Guy de Thouars, qui avait épousé Constance après la mort de Geoffroy, et finirent par la marier avec Pierre de Dreux, arrière petit-fils de Louis de Gros ; la Bretagne cessa ainsi d'appartenir aux Plantagenêts. Philippe-Auguste, à titre de suzerain, prétendit juger son vassal. Il le cita devant la cour des pairs. C'était la première fois que les grands vassaux et les principaux prélats étaient appelés à prononcer, sous la présidence du roi, sur le sort d'un vassal coupable. Jean sans Terre n'ayant pas paru, sa sentence ordonna que toutes les terres qu'il tenait à hommage seraient confisquées, et l'exécution en fut prompte. Attaqué par les Bretons et par Philippe-Auguste, Jean s'entourait de plaisirs dans sa ville de Rouen, recevait en riant la nouvelle des conquêtes de ses ennemis, certain de leur reprendre en un seul jour les avantages de toute une année. Il perdit ainsi la Normandie, l'Anjou, le Maine, et la Touraine ; l'Aquitaine seule lui demeura, par suite d'une trêve de deux ans. Le roi de France doublait par là l'étendue de son royaume ; deux grandes guerres commençaient à ce moment, qui ne furent pas moins favorables à son agrandissement, les troubles de l'Angleterre où Philippe-Auguste prit part, et qui aboutirent à la grande charte, et cette guerre des Albigeois où le nord de la France s'abattant sur le midi en extirpa les dernières erreurs et les derniers crimes du manichéisme ; l'une amena des événements qui continrent pendant longtemps les rois anglais dans leur île, l'autre donna au roi de France un grand fief du midi, le comté de Toulouse.

Innocent III régnait à Rome : chef du monde, comme de l'Église, par sa dignité, son génie et sa vertu, il brisa le roi anglais et en fit son vassal. Une double élection venait d'être faite pour le siège de Cantorbéry par les moines de la cathédrale, et les deux élus s'étant pourvus à Rome, Innocent III leur préféra Étienne Langton, savant anglais, estimé du roi Jean lui-même, et que son mérite avait désigné au choix du pape pour le titre de cardinal ; nul n'était plus digne de gouverner et d'illustrer l'Église d'Angleterre. Innocent demanda au roi la permission de le faire élire à Rome, par les moines anglais qui avaient accompagné les concurrents, et l'élection faite, il demanda l'approbation du roi. Les lettres du pape ne parvinrent pas à Jean Langton fut néanmoins consacré ; Innocent célébra ses vertus et son mérite ; mais Jean sans Terre, entraîné par un des prétendants, s'en prit aux moines, les chassa outre-mer et réunit leurs possessions à sa couronne.

L'interdit jeté sur l'Angleterre (1208) fit aussitôt taire les cloches et fermer les églises, arrêta l'administration des sacrements, exclut les morts de la terre consacrée. Jean affectait seul un grand calme. au milieu de la consternation de tous ; il saisit les parents de trois archevêques, occupa tous les revenus ecclésiastiques. Il dominait l'Écosse et l'Irlande ; il prétendit dominera son gré tous ses sujets et leur fortune il taxa arbitrairement les moines, les templiers, les hospitaliers les juifs ; il exigea dix mille marcs d'un juif, et lui fit arracher une dent par jour jusqu'à ce qu'il les donnât ; il les obtint ainsi à la huitième : il se mit à rire- des moines de Liteaux qui alléguaient leurs privilèges, et les dépouilla presque entièrement, il imposa une taxe aux vaisseaux dans tous les ports d'Angleterre, et ne permit plus de sortir du pays sans son autorisation. Dans cette rage de mal, il abattait les levées, ou comblait les fossés qui fermaient les forêts, pour livrer le passage aux bêtes fauves jusqu'aux champs et aux jardins des Anglais. Une femme ayant été tuée à Oxford, il fit pendre sans forme de procès trois étudiants et par cette terreur en exila trois mille autres. Ses barons, qu'il voyait de plus près, recevaient les premiers coups et les plus terribles, il prenait leurs biens, et tuait ou empoisonnait leurs femmes et leurs filles[17].

Il y avait un an que l'interdit était porté lorsque l'excommunication arriva (1209). Le roi la brava aussi pendant quelques années ; il osa faire alliance avec le chef des Almohades, Mohammed-al-Naser. Mais à la fin l'archevêque et les autres prélats ayant recouru au pape contre tant de cruautés, la sentence de déposition fut envoyée de Rome, tous les vassaux de Jean sans Terre relevés du serment de fidélité, et tous j'es princes et barons chrétiens appelés à la- guerre contre un roi impie (1213). Philippe-Auguste se présenta le premier, et rassembla une armée considérable sur les bords de la Seine. L'Anglais qui voulut répondre par des armements considérables, s'effraya lui-même de ses propres forces ; il renvoya ceux qui n'avaient pas fait le serment de porter une cotte de mailles ou une cuirasse de fer, puis d'autres encore qui auraient consumé inutilement les vivres ; et quand il n'eut plus que soixante mille hommes, il les regarda, y reconnut ses ennemis et se défia de tous. Alors il écouta les conseils d'un légat, et plutôt que de céder aux réclamations des siens, il voulut tourner le pape contre ceux que le pape encourageait ; il se fit vassal du Saint-Siège. Il jura d'être fidèle à Dieu, au bienheureux Pierre, à l'Église romaine, au pape Innocent, de ne jamais aider leurs ennemis en paroles ou en actions, et de les aider eux-mêmes de tout son pouvoir. Ce serment. qui n'était qu'une promesse de réparer tous les maux commit depuis cinq ans, et de rendre à l'église d'Angleterre sa liberté et ses droits, fut accepté par le pape Philippe-Auguste ne pouvait plus envahir l'Angleterre au nom l'Église : le comte de Flandre, Ferrand, refusait de suivre son suzerain à une guerre injuste, et Philippe lui ayant enlevé rapidement Cassel, !pires et Bruges, lux flotte française surprise au moment d'entrer dans le port de Damne fut brûlée ou capturée par la flotte anglaise. Mais Jean seins Terre se perdit par ses perfidies. Ses barons l'avaient vu avec plaisir humilié ; ils attendaient que l'exécution du serment fait au pape leur rendit leurs biens et leurs droits, ils proclamaient Innocent suzerain de leur suzerain, pour en appeler à lui ; le roi éludait déjà l'exécution, impatient de se venger du roi de France, il s'embarqua pour Vile de Jersey, et revint parce qu'aucun de ses barons ne l'avait suivi. Il voulait les punir ; Langton lui faisant des remontrances, il répondait : Gouvernez votre église, et laissez-moi gouverner l'État. Il fut forcé cependant par le primat d'entendre et de juger ceux qu'il voulait d'abord condamner sans procès, et par de nouvelles promesses il gagna la protection du pape et apaisa les barons. Libre de toute crainte, il se dirigea enfin vers la France, Louis Bis de Philippe sauva la Bretagne, et tint le roi anglais dans l'inaction ; mais du coté du nord, s'avançait l'empereur d'Allemagne Otton IV, qui voulait punir dans Philippe-Auguste le protecteur de Frédéric II, le comte de Flandre Ferrand, et le comte de Boulogne, tous alliés de Jean sans Terre. Alors fut livrée la bataille de Bouvines entre Lille et Tournay. Au premier rang de l'armée française étaient les milices des communes de Corbie, d'Amiens, d'Arras, de Beauvais, de Compiègne, et quand Otton vit de tels gens, il n'en fut pas moult joyeux. Les deux chefs se battirent bravement. Otton tenant des deux mains une lourde épée, tuait ou démontait d'un seul coup ses adversaires ; un chevalier d'une force prodigieuse le saisit à travers le corps, et l'eût emporté sans les nombreux Allemands qui le lui arrachèrent. Philippe-Auguste, démonté par un coup de lance barbelée, fut un moment foulé aux pieds des chevaux ; mais il se redressa et vainquit enfin. Le comte de Boulogne fut pris, pour être resté au combat, pendant que les siens fuyaient : Ferrand, captif, fut livré à la dérision publique. Nul ne porroit dire ne deviser la grant joye que ceulx de Paris firent au roi Phelippe leur seigneur, après celle victoire, lequel emmenoit Ferrant avecque luy en une litière que portoient deux chevaus pommelée. Si crioit le peuple quand Ferrant passoit, par manière de gober et mocquer, que deux ferrans (chevaux arabes) portaient Ferrant, mais Ferrant esfoit enferrez[18]. La comtesse Jeanne, sa femme, obtint la permission de gouverner elle-même ses États, à la condition de démolir les fortifications d'Ypres, de Cassel le d'Oudenarde, et de Valenciennes. Jean sans Terre, vaincu au passage de la Loire, obtint pour 60.000 livres sterling une trève de cinq ans.

Philippe-Auguste n'avait rien de mieux à faire que de le renvoyer aux troupes de son royaume. Les barons anglais, dans plusieurs réunions secrètes, étaient convenus des garanties qu'ils exigeraient, et montant l'un après l'autre au maître-autel de l'abbaye de Saint-Edmond, ils avaient juré de ne plus reconnaitre Jean scats Terre s'il repoussait leurs réclamations. Il voulut éluder, retarder, et octroya quelques privilèges. Les deux partis réclamant à Rome, le pape se déclara pour Jean. Était-il juste en effet, de refuser à Jean. sans Terre les droits que la couronne avait possédés sous les autres rois ; le primat n'avait-il pas fomenté les troubles ; ne devait-il pas au contraire employer son autorité à apaiser les deux ennemis ? Les barons ne voulaient-ils pas enlever par la violence ce qui était une faveur ? Les barons cependant persistèrent, l'énormité de leurs demandes fit dire au roi : Ils pourraient bien aussi me demander ma couronne, je ne leur accorderai jamais des libertés qui feraient de moi un esclave. Mais il eut beau tergiverser encore, Langton parla de l'excommunier ; les barons se proclamèrent armée de Dieu et de sa sainte Église, entrèrent deus Bedford et se rendirent maures de Londres. Jean tara Terre céda, et la grande charte fut accordée (1215). A l'Église, possession entière et inviolable de ses libertés. Aux vassaux du roi, la liberté personnelle et le respect de leurs propriétés ; un homme libre ne pourrait plus être arrêté, emprisonné, dépossédé de sa terre ou proscrit, ni poursuivi en quelque manière que ce fût, que par le jugement de ses pairs. Le roi, tuteur d'un héritier, ne pourrait affermer l'héritage à son profit, ni forcer l'héritier à se marier contre son gré. Les veuves, jouissant paisiblement de leurs biens, de leur dot, resteraient veuves aussi longtemps qu'il leur plairait. Le droit d'exiger un subside était restreint à trois circonstances, la captivité du roi, la réception de son fils ainé dans l'ordre de la chevalerie, le mariage de sa fille aînée : dans tout autre cas il faudrait le consentement des grands tenanciers de la couronne. Le ban de justice, établi à Westminster sous les deux règnes précédents, fut confirmé ; les plaids communs ne suivraient plus la personne du roi, mais demeureraient dans un lieu fixe ; la cour du roi et celle de l'échiquier ne connaîtraient plus que des causes criminelles et des affaires de finances. Le roi ne tirerait plus d'argent des procédures ; la grande charte disait : Nous ne vendrons, nous ne refuserons droit de justice à qui que ce soit. Les pourvoyeurs du roi ne prendront plus rien sans payer, ne se serviront des charriots ou ne couperont les bois que par le consentement du propriétaire : les grands vassaux qui obtenaient toutes ces concessions du roi, devaient les accorder à leur tour à leurs vassaux. A la ville de Londres, aux autres villes et bourgs, confirmation de leurs anciennes libertés, et libres coutumes par terre et par eau, uniformité des poids et mesures dans toutes les parties du royaume la liberté aux marchands étrangers de venir en Angleterre d'y séjourner, d'en sortir sans payer de droit. Enfin, douze chevaliers, choisis dans la cour de chaque comté, devaient informer le roi des abus des lois forestières.

Cette grande charte, qui enlevait au roi tant de moyens d'oppression, sera pendant longtemps le grand ennemi contre lequel luttera le roi, la grande ressource de l'aristocratie contre l'autorité royale. Elle sera ratifiée quatre fois par Henri III, deux fois par Edouard Ier, quinze fois par Edouard III, sept fois par Richard II, six fois par Henri IV ; une fois par Henri V. Jean sans Terre, le premier, prétendit ne pas l'exécuter. Furieux d'avoir consenti à tant perdre, et maudissant le jour de sa naissance, il grinçait des dents, rongeait le bois et la paille de son lit, puis, se souvenant qu'il avait des alliés, il envoya ramasser des mercenaires en Flandre, en Guyenne, en Poitou, il sollicita du pape son suzerain une décision qui le délivrât de son serment. Le pape, il est vrai, cassa la charte obtenue par la violence, en promettant de faire donner aux barons des conditions convenables, mais ceux-ci déjà, soupçonnant la perfidie du roi, avaient pris les armes, malgré une sentence d'excommunication, et l'interdit jeté sur la ville de Londres. Le jeune roi d'Écosse, Alexandre, leur promettait des secours, au prix des comtés de Northumberland de Cumberland et de Westmorland, Jean, dans l'espoir de les réduire à l'obéissance par le malheur, et de faire cesser ainsi toutes leurs prétentions, renouvela et surpassa les horreurs de la conquête lorsque Guillaume le Conquérant rendait la terre inculte et stérile pour de longues années. Il brûlait lui-même, le matin, les maisons où il avait passé la nuit. Les habitants d'abord furent livrés à ses soldats mercenaires, ensuite, pour éviter sa rencontre, tout fuyait à gon approche dans les forêts ou les montagnes ; les barons, du haut des murailles de Londres, voyaient ces dévastations et n'osaient pas sortir.

Ils se tournèrent enfin vers Louis de France, fils de Philippe-Auguste, allié par son mariage à la famille des Plantagenêts. Malgré Innocent III, malgré l'opposition apparente de son père, Louis le Lion partit de Calais avec une flotte de six cent quatre-vingts vaisseaux. Le roi anglais, qui l'attendait près de Douvres, perdit courage quand il le vit, et décampa plein de défiance de ses mercenaires. La marche du prince français fut un triomphe. Reçu à Londres, il nomma chancelier le frère du primat ; tous les comtés voisins se soumirent les mercenaires de Jean l'abandonnèrent ; le roi anglais voulait en finir par une grande bataille ; mais il faillit perdre la vie en traversant des lieux marécageux où ses bagages et ses trésors restèrent engloutis la fièvre le prit, et il mourut près de Lincoln (1216).

Ce fut ce qui ruina le prince français. La haine avait vaincu l'orgueil national, et permis à un étranger de s'appeler roi d'Angleterre. On n'avait point de haine contre le jeune Henri III, fils de Jean. Ses partisans osèrent le faire couronner dans l'église de Glocester par le légat, et relièrent en son nom une amnistie pour tout le passé. Un grand conseil révisa la grandi charte, rendit au roi la liberté de quelques abus, et promit aux mécontents une autre révision. Au contraire, le Français Lois, dédaignant les Anglais, donnait les charges aux étrangers : bientôt on l'accusa de conspirer contre la noblesse anglaise, et partout on publia l'excommunication portée contre lui par Innocent III. La bataille de Lincoln, ou, comme disaient les Anglais dans leur joie, fa belle de Lincoln, le força de reculer sous les Murs de Londres. La défaite d'une flotte qui venait à son aide acheva de l'épuiser. JI traita, rendit les prisonniers, reprit les siens, et renonça à la royauté d'Angleterre. Henri III régnait, mais l'aristocratie anglaise, si longtemps comprimée sous la main des rois, l'avait enfin emporté. La tyrannie redoutée des Guillaume ou des Henri avait pu seule combattre, sans distraction, la royauté de France ; aujourd'hui, le premier adversaire que le roi anglais eût à combattre, et peut-être le plus redoutable, c'étaient ses propres sujets.

La guerre civile d'Angleterre avait consolidé les conquêtes de Philippe-Auguste au nord ; la guerre des Albigeois dans le même temps anéantissait le comte de Toulouse. Deux hérésies avaient levé la tête au midi ; les Vaudois, disciples de Valdus, qu'on appelait encore les pauvres de Lyon et les Albigeois. Les premiers voulaient ramener ['Église à la pauvreté des premiers temps, c'était à peu près la doctrine d'Arnaud de Brescia, et de ses politiques contestant au clergé le droit de posséder ; les autres, pour être appelés Albigeois, ne professaient pourtant pas une doctrine qui fût née dans Albi ; c'était le manichéisme qui avait longtemps vécu en sociétés secrètes, et qui maintenant se montrait au grand jour, essayait d'embrasser le monde, sans se douter que le grand jour allait le tuer. Deux principes, deux dieux, l'un bon, l'autre mauvais ; l'un auteur de l'ancien Testament l'autre du nouveau ; haine à l'Église romaine, point de sacrements, point de résurrection ; point de péché dans la débauche, de quelque nom qu'elle s'appelle, voilà les principaux dogmes du manichéisme des Albigeois. Ils se divisaient en deux classes, les parfaits ou bons hommes et les croyants. Quelquefois ils se nommaient cathares (purs). Leurs adversaires les appelaient catharins et Bulgares. Le Comte de Toulouse, Raymond VI, qui commença de régner en 1194, les encouragea par son affection et son dévouement. Ses mœurs infâmes se trouvaient au large dans une doctrine si commode. Il put ainsi répudier trois femmes en quelques années ; et il disait aux Albigeois qu'il serait heureux de faire quelque chose pour eux et qu'il se croirait assuré du salut, s'il mourait entre leurs mains ; il les recevait la nuit dans son palais, et faisait contrefaire par son fou les cérémonies du culte catholique. L'hérésie avait anéanti la vraie foi dans plusieurs parties du comté de Toulouse.

Les Albigeois persécutaient cruellement pour augmenter leur nombre par la terreur. Les prédications entreprises contre eux n'avaient point amené de résultat. Ceux qui avaient hué saint Bernard, ne se laissèrent pas davantage convaincre par saint Dominique, noble castillan qui sacrifiait sa fortune et offrait sa vie pour le triomphe de l'Église. Innocent III en appela alors au bras séculier, et envoya les légats Raoul et Pierre de Castelnau, à Raymond VI pour le sommer de chasser les hérétiques. Le comte promit, puis refusa ; fut excommunié. À cette nouvelle, il prononça des paroles de mort contre le légat, et Pierre de Castelnau fut poignardé près du Rhône par un chevalier toulousain. C'en était trop. Innocent III chargea les moines de Cîteaux de prêcher la croisade contre les hérétiques ; évêquesn comtes, barons, peuples, rois, tout fut appelé contre ces hérétiques ennemis de l'humanité (1208). Philippe-Auguste n'y pouvait venir, car il avait à lutter contre le roi anglais ; mais on vit accourir les comtes de Nevers, de Saint-Pol, d'Auxerre, de Bar-sur-Seine, de Forez, les évêques d'Autun, de Clermont, Nevers, Bayeux Lisieux, Chartres le duc de Bourgogne et le comte Simon de Montfort. Ce dernier avait déjà pris la croix contre les infidèles et il avait refusé d'aller au siège de C. P. défendu par le pape. Ses ennemis vantaient en lui la constance, la prévoyance, ta valeur, et toutes les vertus d'un grince. Il devint en quelques mois le chef de cette croisade, car ce fut une vraie croisade, les Albigeois n'étaient pas moins redoutables à la chrétienté que les infidèles musulmans. Les soldats de Montfort portaient la croix sur la poitrine pour se distinguer des autres croisés.

Philippe-Auguste, en qualité de suzerain avait confisqué les terres du comte de Toulouse frappées de l'interdit, et les avait abandonnées au premier occupant. Innocent III choisit pour légats l'évêque de Riez et l'abbé de Cîteaux, et il leur recommanda d'attaquer leurs ennemis séparément de peur d'être vaincus par tant d'hommes réunis, de ne pas s'en prendre d'abord au comte Raymond, et de l'amener, par la défaite des siens, à résipiscence. Raymond, effrayé des forces considérables qui se levaient contre les Albigeois, demanda à traiter. Il remit sept forteresses pour garantie de sa parole, fit serment d'aider les croisés contre les hérétiques, et se soumit à la pénitence publique pour obtenir l'absolution ; mais quelques-uns de ses vassaux plus fiers que lui, osèrent ne pas céder. Son neveu, le vicomte de Béziers, avilit mais celte ville eu état de défense et s'était enfermé dans Carcassonne. Béziers fut pris ; rien ne fut épargné : il était difficile de distinguer les orthodoxes des hérétiques : Tuez tout, dit l'abbé de Cîteaux, Dieu connait ceux qui sont à lui. C'est que la fureur des Albigeois avait poussé à bout les amis de l'Église. Ces hommes qui tuaient les prêtres et les moines, qui détruisaient les églises et les monastères qui écorchaient vifs et coupaient en morceaux leurs prisonniers, ne devaient guère s'attendre à la pitié. Un grand nombre de places tombèrent après Béziers, et les défenseurs de Carcassonne, réduits à se rendre, s'enfuirent par une issue souterraine.

Les princes croisés, déjà las et impatients de retourner chez eux, laissèrent le soin d'achever la guerre à l'imperturbable Simon de Montfort, le seul homme capable, par la vigueur de son âme et son inflexibilité, de faire quelque chose avec des armées qui servaient pendant quarante jours et s'écoulaient ensuite. Aussitôt le comte de Toulouse, qui avait mal dissimulé ses liaisons avec les hérétiques, reçut l'ordre de livrer tous les Toulousains suspects d'hérésie. Le refuser, c'était trahir sa promesse de combattre les hérétiques. Raymond espéra retarder sa ruine en appelant au pape, et en venant à Rome pour recevoir l'absolution. En vain il rapporta des ordres d'Innocent III, en vertu desquels il devait être jugé après avoir été entendu ; Montfort refusa de rien entendre. En vain Raymond fit alliance avec l'empereur Othon IV, avec son beau-frère Pierre II d'Aragon, avec les comtes de Foix et de Comminges qui n'étaient pas exempts du soupçon d'hérésie : un concile d'Arles excommunia le comte de Toulouse pour n'avoir pas accepté les conditions qu'on lui offrait, et la ville de Lavaur, en Albigeois, fut emporta et tous ses habitants massacrés. Toulouse fut menacée. L'évêque de Toulouse, Foulques, l'ami de soit fort, avait institué dans cette ville une confrérie blanche ennemie de l'hérésie ; les autres lui avaient opposé la confrérie noire. Il sortit pour se joindre à Montfort, excita les habitants à se rendre, appela au-dehors tout son clergé, et lança l'excommunication contre la ville. Tout cela n'agit pas encore ; les comtes de Foix et de Comminges s'étant réunis a Raymond, firent de vigoureuses sorties, et le siège fut levé ; le comte recouvra quelques châteaux, puis fut vaincu à Castelnaudary.

Les remontrances de Pierre II d'Aragon firent quelque impression sur Innocent III ; il suspendit la croisade. Mais le concile de Lavaur refusa d'admettre Raymond à se justifier. Le roi d'Aragon appela au pape, envoya défier Montfort. Il se croyait redoutable avec ses forces nombreuses, avec celles de Raymond et des comtes ses alliés. Montfort avait peu de soldats, mais des hommes dévoués à leur cause qui ne craignaient pas le nombre et espéraient en Dieu. La bataille de Muret le fit bien voir. Montfort s'avançait au secours de cette place, quand les confédérés l'attaquèrent. Ils y perdirent vingt mille hommes et le roi d'Aragon ; Montfort ne perdit qu'un chevalier et huit autres croisés. Le comte de Toulouse désespéré passa en Angleterre, visita le roi Jean son allié, l'ennemi de tous ses ennemis, et revint pour se venger de son frère Baudoin ; il le condamna à mort sans lui donner le temps de recevoir les sacrements et la sentence fut exécutée à l'instant même par le comte de Foix et son fils. Mais il ne faisait qu'irriter les croisés. Enfin les trois comtes exténués vinrent à Narbonne solliciter leur grâce du légat Pierre de Bénévent, et abjurer toute doctrine contraire à l'Église romaine. Pendant ce temps, Simon de Montfort achevait d'envahir les domaines du comte de Toulouse.

Le concile de Montpellier (1215) donna à Montfort le comté de Toulouse, et l'évêque Foulques fut chargé de prendre possession de la ville. Raymond dépossédé vint à Rome avec les comtes de Foix et de Comminges. Tous voulaient se disculper d'hérésie dans le concile de Latran ; Pour le comte de Foix, répondit Foulques, il ne peut disconvenir que son comté ne soit plein d'hérétiques, car après la prise au château de Montségur, on a brûlé tous les habitants. Le pape adjugea les conquêtes des croisés à Montfort, et réserva le reste au fils de Raymond VI.

Ce n'était pas à la famille du conquérant que devait revenir la conquête mais au roi de France. Le Toulousain n'avait pas accepté la décision d'Innocent III, il rentra dans Avignon, bientôt dans Toulouse ; Simon de Montfort périt d'un coup de pierre au siège de cette ville, et son fils Amaury, aidé du prince français Louis le Lion, ne put résister aux comtes de Foix et de Comminges ; Toulouse, deux fois assiégée, se délivra. Mais Raymond, étant mort quelques mois avant Philippe-Auguste (1222-1223), Amaury de Montfort céda ses droits sur le comté de Toulouse au roi français Louis VIII. Ce nouveau roi, dans un règne de trois ans, continua les succès de son père. Le jeune Henri d'Angleterre était alors gouverné par Hubert du Bourg. Quelques actes vigoureux l'avaient affermi dans l'autorité. Les forêts fermées depuis le règne de Richard étaient rendues à tous, et les peines forestières changées en amende, mais tous les châteaux élevés depuis la guerre civile s'abattaient par l'ordre royal. Alexandre, roi d'Écosse, l'ennemi de Jean, faisait hommage à son fils ; les ministres de Henri III prétendirent que, pour obtenir la paix, Louis VIII avait promis de restituer la Normandie, le Maine et l'Anjou ; ils les réclamèrent. Louis VIII, pour toute réponse, entra en armes dans le Poitou, au nom de la sentence portée contre le meurtrier d'Arthur, prit la Rochelle, et poussa ses conquêtes jusqu'à la rive droite de la Garonne (1224). De là, il se dirigea vers le comte de Toulouse, Raymond VII.

Celui-ci, résistant à son suzerain, fut excommunié, et, bravant cette sentence, bouleversa le pays par où les Français devaient passer ; il laboura les prés, coupa les moissons en herbe, brûla les magasins, combla les fontaines. Cependant Avignon fut prise, ses murs renversés, ses fossés comblés, plus de trois cents maisons détruites. Le Languedoc ait été soumis si Louis VIII, attaqué d'une dysenterie, ne fût mort à Montpensier en Auvergne (1226). Il n'avait pas quarante ans.

L'occasion était belle pour tous les ennemis de la royauté française ; Louis IX avait douze ans, sa mère Blanche de Castille, nommée régente par son mari, était étrangère, et donnait sa confiance à un Italien, le cardinal Buonaventura. La féodalité, comprimée par Philippe-Auguste, punie de ses révoltes dans le comte de Flandre par une captivité qui durait encore, essaya de réclamer. Tandis que Raymond VII de Toulouse reprenait l'avantage dans ses États, Philippe le Hurepel (grossier), oncle du jeune roi, réclamait la régence ; Jeanne de Flandre demandait la liberté de son mari Ferrand ; le comte de la Marche Hugues de Lusignan, qui avait épousé Isabelle veuve de Jean sans Terre, et mère de Henri III, se laissait entraîné par sa femme ; Enguerrand de Coucy. Oubliait ses promesses jurées à Louis VIII ; le comte de Bretagne, Pierre de Dreux, vassal incertain du roi de France, ou du roi' anglais, ancien duc de Normandie dont la Break ne relevait, voulait se rendre indépendant. On espérait les secours de Henri III. La régente n'avait pour elle que le comte de Champagne Thibaut IV, guerrier poète, qui se disait son chevalier et la servait avec dévouement.

Le roi anglais ne vint pas. Blanche avait gagné Hubert du Bourg, et malgré l'ardeur de Henri IUII, l'armistice entre la France et l'Angleterre fut prolongé. Thibaut, par ordre de la régente, entra dans la confédération, en connut et en révéla tous les secrets. L'activité de Blanche déconcerta toutes les intrigues ; elle fit sacrer son fils à Reims, marcha en Bretagne, dissipa une armée des rebelles, rendit la liberté aux comtes de Boulogne, et de Flandre, et sépara ainsi Jeanne de la ligue. Les autres s'assemblaient à Corbeil, pour enlever le roi ; Blanche se jeta dans Montlhéry, et se fit ramener dans Paris par les bourgeois de cette ville. Le roi d'Angleterre, sollicité de nouveau, avait pris les armes, et tous les barons d'Angleterre et d'Irlande accouraient à Portsmouth, mais ils n'y trouvèrent pas de vaisseaux, par la négligence de Hubert du Bourg. Pierre de Dreux, réduit à traiter, promit sa fille au plus jeune des frères de Louis IX. Il paraissait vaincu ; la régente reprit la guerre contre les Albigeois. Raymond VII, qui mutilait tous ses prisonniers, aurait tenu longtemps dans Toulouse, si les croisés n'avaient ravagé tout le pays. Les Toulousains forcèrent leur comte à céder. Raymond abandonna à l'Église romaine ce qui lui appartenait au-delà du Rhône (le comtat venaissin) ; au roi de France, tout ce qui est compris entre les limites du diocèse de Toulouse, et depuis le Tarn jusqu'au Rhône ; il promit de marier sa fille Jeanne avec Alfonse, frère du roi ; et pour garder le reste de ses États, il vint jurer la paix à Paris, puis il entra nu-pieds dans l'église de Notre-Dame, et fut relevé de l'excommunication (1229). L'inquisition établie au concile de Toulouse, pour la protection autant que pour la recherche des hérétiques, mettait fin à la guerre des Albigeois ; cependant la féodalité renouait encore. Les rebelles qui avaient pénétré la conduite de Thibaut, entrèrent dans la Champagne pour soutenir les prétentions d'Alix, reine de Chypre, qui réclamait ce comté. Le duc de Bourgogne s'entendait avec eux, et Thibaut, abandonné des Champenois, obligé de briller lui-même ses villes, allait être dépossédé, quand le jeune roi parut. Sa valeur fit reculer les confédérés ; plusieurs se réconcilièrent avec Thibaut ; l'indomptable Pierre de Dreux passe vite en Angleterre, fait hommage à Henri III et ramène enfin à sa suite (1230). Pendant son absence, le roi l'avait déclaré vassal félon, et déchu de son comté. Il eut beau livrer ses châteaux au roi anglais, et lui faire rendre hommage, Henri III recula devant Louis IX. Pierre se soumit : la régente, prononçant en souveraine entre Thibaut et adjugea une somme de 40.000 marcs à Alix, et le comté de Champagne à Thibaut. Comme il n'avait pas d'argent, elle lui fournit la somme, et prit en échange les comtés rie Blois, de Chartres, de Sancerre, et ln seigneurie de Châteaudun. Le comte de Bretagne se perdit encore dans un nouvel effort (1234). Il n'obtint aucun secours de l'Angleterre, et serré de toutes parts, il vint, la corde au cou, demander pardon. Mauvais traître, lui répondit le jeune roi, encore que tu aies mérité une mort infâme, cependant je te pardonne en considération de la noblesse de ton sang, mais je ne laisserai la Bretagne à ton fils que pour sa vie, et après sa mort, je veux que le roi de France soit le maître de ta terre. Pierre se soumit et garda sa parole. Deux ans après (1236), Louis fut déclaré majeur.

 

III

La royauté capétienne fondée dans l'île de France et l'Orléanais par Louis le Gros, augmentée par Philippe-Auguste, Louis VIII et Blanche de Castille, de la Picardie, de l'Artois, de la Normandie, du Maine, de l'Anjou, du Poitou, d'une grande partie du comté de Toulouse, commença à organiser son administration sous le règne de saint Louis. La famille de saint Louis l'entourait de toutes parts, établie dans les grands fiefs à la place d'anciennes familles féodales. Son frère Robert était comte d'Artois ; son frère Alphonse, comte de Poitou et d'Auvergne, devait, par son mariage, hériter du comté de Toulouse ; son frère, Charles, comte de Provence, par son mariage avec Béatrix, fut encore investi de l'Anjou et du Maine. Les autres vassaux furent facilement contenus, Isabelle d'Angoulême, autrefois reine, maintenant simple comtesse, ne pouvait souffrir que son mari rendit hommage au frère du roi, qui n'était que comte de Poitou. A son instigation, Lusignan vint à Poitiers, défia publiquement Alphonse, et se retira au milieu de ses archers qui tenaient l'arc tendu (1242). Cette insulte ne demeura pas impunie. Isabelle appelait son fils Henri III qui partit malgré ses barons, avec trois cents chevaliers et trente tonneaux d'argent. Saint Louis vint au secours de son frère, et les deux rois se rencontrèrent près de Taillebourg. Le pont de la Charente, qui séparait les armées, Fat forcé sous l'oriflamme par les Français et les Anglais, apprenant qu'un autre corps avait passé la rivière plus loin, et venait pour leur couper la retraite, s'enfuirent précipitamment à Saintes. Poursuivis avec autant de rapidité, ils faillirent laisser prendre leur roi ; le lendemain, une autre bataille refoula le comte de la Marche dans la ville. Son fils vint se jeter aux pieds de saint Loués, et obtint le pardon de son père qui dut se séparer de l'armée anglaise, livrer trois châteaux aux garnisons françaises, et s'abandonner à la discrétion du vainqueur. Henri III n'eut plus qu'à regagner à la hâte son royaume. Après sa première croisade, saint Louis traita avec le roi d'Aragon Jacques Ier (1258). Il lui abandonna ses droits de suzeraineté sur les comtés de Barcelone, d'Urgel, de Roussillon, de Cerdagne, de Gironne, et reçut en retour l'abandon des villes et pays réclamés par l'Aragonais, de Carcassonne, de Béziers, d'Albigeois, de Rouergue, de Narbonne, cédant ainsi des droits difficile à faire valoir sur des pays éloignés, et acquérant des terres plus rapprochées des nouvelles possessions dans le Languedoc. L'année suivante (1249), il fit un acte sans exemple, dont l'honnêteté sublime imposait à l'Angleterre l'obligation de ne plus rien redemander des conquêtes de Philippe-Auguste. Par le traité d'Abbeville, il distingua ce qui avait été enlevé à Jean sans Terre, des provinces occupées par Louis VIII ; il garda la Normandie, le Mairie, l'Anjou, le Poitou, et rendit à Henri III le Limousin, le Périgord, le Quercy, la Saintonge et l'Agenois, sous la condition de l'hommage-lige. Henri III prêta serment et prit rang parmi les pairs de France, sous le nom de duc de Guyenne. Déjà pour éviter les conflits de suzeraineté, et prévenir les parjures, saint Lori, avait déclaré aux barons qui tenaient des fiefs de lui et du roi anglais, qu'on ne pouvait servir deux maitres, et qu'il fallait, se décider pour l'un des deux.

Le principe qui domine dans les établissements de saint Louis, c'est que si le vavasseur est soumis au baron, le baron est soumis au roi, et que le prince ne tient sa puissance que de Dieu et de son épée[19]. Le baron a toute justice en sa terre[20]. Tout gentilhomme qui a basse justice, peut condamner à la potence celui qui a volé dans sa terre[21]. Mais nulle justice ni seigneurie n'a droit sur l'homme du roi, que dans le cas où il serait pris sur le fait, et il suffit qu'il nie le fait, pour que la connaissance de la chose appartienne à ta justice du roi[22]. On peut appeler au roi des jugements rendus par les barons, mais personne ne peut appeler d'un jugement rendu par la cour du roi ; car aucune justice n'a le droit de la réformer. Si une affaire entamée à la cour du roi, est rendue au jugement du baron, le baron est tenu de continuer l'affaire de la même manière qu'elle a été entamée. Mais si la justice du roi redemande son justiciable appelé devant la cour d'un baron, les errements commencés en la cour du baron ne seront point suivis en la cour du roi ; car il ne convient pas qu'une procédure entamée dans une justice inférieure soit suivie à la cour du souverain[23]. Saint Louis réserva encore à sa justice certains cas que nul autre ne pouvait juger, ce sont les cas royaux : si quelqu'un veut attaquer un jugement comme faux, on ne soumettra pas l'affaire à la décision du combat ; mais les plaintes les réponses à ces plaintes, et tous les autres errements du procès seront apportés en notre cour[24] ; saint Louis entrait par là dans le pouvoir de ses vassaux, en conservant le sien inviolable

Saint Louis introduisit dans les procédures un changement notable ; il interdit le jugement de Dieu ; il défendit les batailles par tout son domaine, en toutes querelles, et en lieu de batailles, mit preuves des témoins ou des chartes. Dans toutes les affaires où il est question de trahison, de rapt, de meurtre de femme enceinte ou de l'enfant qu'elle porte dans son sein, dans tous les crimes dont là peine doit être la perte de la vie ou de quelque membre, il veut qu'on substitue à la preuve par le combat, celle qui doit se faire par témoins. Si quelqu'un est accusé d'un de ces crimes au tribunal d'un bailli, celui-ci fera informer l'affaire jusqu'aux preuves ; il en instruira le roi, et alors le roi enverra pour entendre les preuves, et ses envoyés appelleront au jugement ceux qui doivent s'y trouver[25].

Philippe-Auguste avait, pour ainsi dire, fondé la cour des pairs de France, en rassemblant ses vassaux immédiats pour prononcer sur le sort de l'un d'eux. La juridiction royale s'était enfin réveillée, et pour coup d'essai, elle avait frappé le plus puissant des vassaux. Le même prince avait encore institué quatre baillis, à l'imitation des missi dominici, qui devaient tenir leurs assises quatre fois par an ; ces délégués de la juridiction royale maintenaient ainsi sur les vassaux l'autorité du suzerain. Saint Louis rendit en quelque sorte la cour des pairs permanente ; les cas royaux l'obligeant à prononcer souvent lui-même, il fallait qu'il retint auprès de sa personne une partie au moins de ses assesseurs, et comme il n'y pouvait retenir tous les barons, l'usage s'introduisit d'y appeler des conseillers au choix du roi. Tel est le commencement du parlement, dont le nom fut bientôt synonyme de la cour des pairs, parce que les pairs de France y siégèrent avec les autres conseillers.

Les rapports des barons avec les vassaux, et du roi avec les barons, font également ressortir le souveraineté du roi. Tous les hommes coutumiers des châtellenies doivent au baron service de chevauchée, le baron ne doit pas les conduire dans un lieu si éloigné qu'ils ne puisent revenir le soir même. Si le baron le voulait, ils pourraient refuser de l'accompagner, sans craindre de payer l'amende. Le baron et tous les vassaux du roi dont tenus de se rendre auprès de lui, quand il les en sommait, et de le servir à leurs dépens, l'espace de soixante jours et de soixante nuits, avec les chevaliers qui les doivent accompagner, et il peut exiger ces services quand il le veut, et qu'il en est besoin. Si le roi voulait les retenir plus de soixante jours à ses dépens et pour la défense du royaume, ils seraient contraints de rester[26].

Saint Louis avait restreint, vers 1257, le droit de guerres privées, et prescrit entre la provocation et l'attaque la quarantaine, le roi, l'asseurement ; il se réserva le droit de juger les infracteurs si quelqu'un, après avoir consenti à l'asseurement qui lui a été demandé à la cour du roi, vient à rompre la trêve, et en soit appelé à la cour du roi, il sera tenu d'y répondre, lors même qu'il serait levant et couchant en une autre seigneurie où il y eût haute justice. Il conviendra qu'il y reste pour se justifier au sujet de l'asseurement encore qu'il n'ait pas été pris sur le fait ; car le roi étant souverain, sa cour doit être souveraine[27].

La monnaie commença à devenir un moyen de puissance royale. Plus de trente seigneurs avaient le droit de battre monnaie[28]. Saint Louis, en 1262, défendit que la sienne fût contrefaite. Désormais dans les pays qui n'avaient point de monnaie propre, nulle monnaie ne devait courir que celle du roi ; personne ne devait acheter, vendre, faire marché qu'avec cette monnaie. Et peut et doit courre la monoye le roy, par tout son royaume sans contredit de nul qui ait monnaie ou point. Et veult le roi et commande que cet ordenement soit tenu dans toute si terre, et es terres à ceux qui n'ont point propre monoye. Et à ceux qui ont propre monoye, veult le roi qu'il soit aussi tenu en leurs terres, fors tant que chascun puisse faire prendre la monoye propre en sa terre. Ainsi la monnaie du roi court partout, celle du baron ne court que dans sa terre, et encore concurremment avec la monnaie du roi. Philippe le Hardi, dans la première année de son règne, ordonnait de punir asprement celui qui trépasserait cette ordonnance, et chargeait son amé frère et féal duc de Bourgogne de la faire exécuter par tous ceux qui avaient justice en la terre de Bourgogne[29].

On rapporte encore à saint Louis l'introduction des communes dans le gouvernement. Il opposait ainsi le peuple des villes à la féodalité. Dans l'Occitanie, nouvellement conquise, il avait trouvé des assemblées d'État, dernier vestige des anciennes assemblées ordonnées par les gouverneurs romains. Il les imita dans ses anciens domaines ; car, pendant longtemps, il y eut distinction entre les anciens et les nouveaux, entre le pays de la langue d'oc, et les pays de la langue d'oïl ; leurs États étaient séparés. Deux fois en 1266 et en 1262, il appela aux assemblées des barons quelques représentants des communes. Dans ses ordonnances, dans ses actes, il imitait de toutes ses forces l'administration romaine, qu'il opposait à la jurisprudence féodale. Les établissements citent continuellement la législation de Justinien.

Nul ne réclama contre ce pouvoir devenu si fort. L'opinion même n'appelait pas de ses jugements ; car on le croyait saint pendant sa vie, et on le disait en sa présence[30]. Il fut le juge des querelles de son temps, prononça entre le roi de Navarre et le duc de Bretagne, entre Henri III et ses barons. On ne le blâma juta anémie d'avoir résisté ait pape, et d'avoir apporté, par sa pragmatique sanction, quelques empêchements aux rapports de Rome et des évêques de France. Le règne de saint Louis a fait la fortune de ses successeurs.

Plus le roi de France grandissait, en attirant à soi tous les pouvoirs, en se servant pour lui-même de toutes les libertés, plus le roi d'Angleterre perdait sa prépondérance, et laissait envahir les prérogatives royales. La vertu, la sainteté du laïque dont les prêtres mêmes désiraient d'imiter la vie, faisaient révérer dans saint Louis et regarder comme inviolable le pouvoir qu'il exerçait pour le bien de tous. La puissance royale était méprisée et avilie dans Henri III, héritier des Normands et des Plantagenêts perfide comme eux, mais sans rien avoir de leur habileté, qui rivait subi depuis son enfance le joug d'un ministre, de Hubert die Bourg, ou du Poitevin Pierre des Roches, évêque de Winchester ; qui s'entourait de Poitevins et de Bretons, leur livrait la garde de sa personne, la perception de ses revenus, la justice, la tutelle de la jeune noblesse et les mariages des jeunes héritières. La charte qu'il avait jurée, amendée, dent sans cesse on réclamait l'exécution, était son mal et sa crainte de chaque jour. Dans l'épuisement de son trésor, il demandait chaque année un subside qu'on refusait avec dédain. Quelquefois on accordait, mais le roi le payait en humiliation. Dans la grande salle de Westminster, en présence des prélats et des barons, la main sur la poitrine, il disait : Je m'engage à observer ces chartes, comme je suis chrétien, chevalier et roi couronné et consacré. C'est de cette manière que les Anglais obtinrent, en 1234, l'éloignement de tous les étrangers.

Le mariage de Henri III avec Éléonore de Provence, belle-sœur de saint Louis, amena des Provençaux, qui reçurent des seigneuries, des évêchés, et dont l'un Boniface de Savoie, devint archevêque de Cantorbéry. Les mécontents reprirent leurs plaintes, et ils avaient à leur tête Un étranger, Simon de Montfort, le plus jeune fils du vainqueur des Albigeois, créé comte de Leicester, mais qui faisait oublier sa naissance française par sa haine des exactions royales. Il avait formé des sociétés qui parlaient de réparations à exiger : et un grand conseil, ayant été convoqué à Westminster (1266), le troisième jour les barons y vinrent tout armés. Suis-je donc votre prisonnier, leur demanda le roi. — Non, reprit un baron, mais ton amour des étrangers, ta prodigalité, ont ruiné le royaume ; il nous faut un comité de barons et de prélats, qui gouverne, qui corrige les abus, et fasse de bonnes lois. Henri III, pris au dépourvu, laissa former une commission de vingt-quatre membres, prélats et barons, où seraient admis les douze membres de son conseil et douze autres choisis par ses vassaux. Ce grand conseil se réunit à Oxford ; les Anglais l'appellent le parlement enragé.

On y fit une constitution nouvelle ; quatre membres, choisis par les autres, nommèrent quinze personnes pour composer le conseil d'état. Le justicier fit serment d'administrer la justice d'après les ordres du conseil de réforme. Le chancelier jura qu'il n'apposerait le grand sceau sur aucune ordonnance qui n'eût été approuvée par le roi et son conseil privé, sur aucune concession qui n'eût obtenu le consentement du grand conseil. Quatre chevaliers, choisis parmi les francs tenanciers de chaque comté, viendraient devant le parlement pour dénoncer les injustices de l'autorité royale ; un grand shérif serait élu chaque année dans chaque comté par les francs tenanciers tous les shérifs trésorier, chancelier, justicier, rendraient leurs comptes tous les ans. Le parlement se réunirait trois fois par an, en février, juin et octobre..... Ces innovations, soutenues par l'énergie de Montfort, furent jurées par Édouard, fils aîné du roi, et par Richard de Cornouaille lui-même, le frère de Henri III, élu roi des Romains.

On ne tarda pas à s'apercevoir que les réformateurs agissaient dans un intérêt personnel ; ils avaient promis d'avoir fait leur œuvre aux fêtes de Noël, et ils publiaient la nécessité de garder plus longtemps le pouvoir, afin que rien ne demeurât incomplet. A leur tour, ils distribuaient les charges de l'Église et de l'État à leurs amis ; et percevaient leur part des revenus royaux. Pressés par des remontrances universelles, ils donnèrent de nouveaux règlements, et instituèrent des commissaires pour inspecter la conduite des juges, deux commissaires pour surveiller la cour du ban royal, deux autres pour les procès pendants à l'échiquier. Ils ordonnèrent que, dans chaque comté, quatre chevaliers rappelleraient le shérif à ses devoirs, et s'il ne les écoutait pas, avertiraient le justicier ; enfin, en contradiction avec leur premier règlement, ils donnèrent aux grands officiers de l'État le choix des shérifs.

Tels furent les statuts d'Oxford : guerre était imminente : le roi, honteux de tant d'abaissement, déduit au conseil des vingt-quatre qu'il ne les regardait plus comme son conseil et s'enferma dans la tour de Londres. Les barons, rassemblant leurs vassaux, parurent en armes près de la capitale. Tel fut le premier arbitre de cette seconde guerre civile.

Une bulle du pape Alexandre IV, invoqué par Henri III, annula les statuts d'Oxford, comme injurieux à l'État, et contraires au serment prêté par le roi ; les barons eux-mêmes se montraient favorables à une pacification proposée, et leur ligue se dissipait. mais Simon de Montfort, avec le nom de roi parjure dont il poursuivait Henri, avec son habileté à grossir le mécontentement, souleva le peuple de Londres qui poursuivit le prince Édouard dans le château de Windsor, et outragea la reine. Ni le roi des Romains, Richard de Cornouailles, ni même saint Louis, pris pour arbitre, ne put faire la réconciliation. Saint Louis (1264), annulant les statuts d'Oxford, rendant au roi le droit de nommer tous les officiers de l'État et ceux de sa maison, et d'appeler à son conseil ceux qu'il jugerait convenable, ne donnait pas assez aux barons, quand il n'imposait que l'observation de la charte jurée. Les barons ne voulaient pas qu'on appelât insensé le conseil d'Oxford ; ils prirent les armes : déjà Montfort gouvernait sans opposition dans Londres ; le maire de Londres, son partisan, nomma un connétable et un maréchal pour la cité, réunit les habitants en association, et les tint prêts à marcher en armes, au son de la cloche de Saint-Paul. Cinq cents juifs furent emprisonnés avec les juges du ban du roi et de l'échiquier ; l'homme le plus riche du royaume fut tué de la main d'un baron qui prit ses trésors. Cependant le roi avait appelé ses tenanciers, et les deux partis se rencontrèrent près de Lewes : une seule bataille donna gain de cause aux hilefie3. Tandis que le prince Édouard poursuivait sans prudence les habitants, de Londres, Henri III et le roi des Romains passaient captifs aux mains de Montfort. On fit le lendemain le compromis de Lewes, par lequel les prisonniers de cette guerre recouvrèrent la liberté, mais les fils des deux rois, Édouard et Henri, demeurèrent en otages.

Alors le véritable roi fut Montfort. Il ne rendait pas la liberté à Henri III ; il ne lui permettait pas de s'éloigner ; il le traitait avec un respect affecté, mais il ne le consultait pas, pour apposer le sceau sur des actes contraires à l'autorité royale. Il envoya dans chaque comté un de ses partisans, sous le nom de conservateur de la paix, chargé d'y faire élire quatre chevaliers pour représenter le comté dans le prochain parlement ; tel fut le commencement de la chambre des communes. Il fit décider par cette assemblée que Henri déléguerait à trois personnes le droit de choisir ses conseillers. Il fit autoriser par le roi la formation d'un conseil de neuf membres qui serait le maitre absolu quand le parlement rie siégerait .pas, qui nommerait les officiers d'état, et ceux de la maison royale, et tous les gouverneurs des châteaux royaux. Trois de ces conseillers suivraient constamment la personne du roi. L'aristocratie anglaise se vengeait donc de la tyrannie des Guillaume ; elle envahissait et prenait ses garanties pour conserver.

Des aventuriers appelés par la reine Éléonore se réunissaient en armes sur les côtes de Flandre, et troublaient l'autorité de Montfort. Comme on réclamait la délivrance des deux rois, ii convoqua à un parlement les barons de son parti, et y introduisit les représentants des comtés, des cités, et des bourgs. Les décisions de ce parlement assuraient l'observation des chartes, des ordonnances, et mettaient Montfort à l'abri de toute poursuite pour ses actes. Mais avant que rien ne fût accepté, le prince Édouard s'échappa de sa prison ; ce fut le terme du pouvoir de Montfort. Quoiqu'il menât toujours le roi avec lui, et publiât de terribles sentences contre les perturbateurs de la paix, depuis le plus élevé jusqu'au plus bas, les partisans d'Édouard et de Henri III lui coupaient les communications, occupaient les châteaux, le chassaient jusqu'au pays de Galles. Son Sis, surpris avec les siens dans Kenilvorth, échappa seul et presque nu : lui-même revenant vers Evesham tomba au milieu de l'armée ennemie. Que le seigneur ait pitié de nos âmes, s'écria-t-il, car nos corps sont au prince Édouard. Le roi Henri qu'il avait dans son armée fut blessé par des gens qui ne le connaissaient pas. Montfort jeté à bas de son cheval demanda si l'on faisait quartier. Non, point de quartier pour les troupes, répondit une voix inconnue. Il vit tomber son fils aîné, lui-même fut blessé à mort après une résistance opiniâtre. Tel était le destin de cette race, héroïque sur les champs de bataille, et sans pitié pour l'ennemi de son pouvoir et de sa foi. Le corps de 2Wonifori fut traîné et insulté par les vainqueurs. Quelques années après, son second fils retrouva en Italie le neveu de Henri III, le poignarda au pied d'un autel, et dit : Je me suis vengé. — Quoi donc, reprit un de ses compagnons, votre père ne fut-il pas trainé ? A ce mot, il rentre dans l'église, saisit le cadavre par les cheveux et le traîne jusqu'à la porte.

Henri III était délivré ; par le dictum de Kenilworth, et la décision de douze prélats et barons, il rendit à ceux gui avaient porté les armes contre lui leurs propriétés, au prix d'une somme proportionnée à leurs actes. Ceux qui résistaient encore dans l'île d'Ély obtinrent à la fin le don de la vie, de leurs membres et de leurs bagages. Mais le vaincu était le roi. Le parlement s'était formé par la guerre civile. Aux grands vassaux de la couronne, qui presque toujours siégeaient seuls aux Grands conseils, s'étaient joints les chevaliers des comtés ; les deux chambres les deux oppositions commençaient[31]. Henri III mourut en 1272.

La paix, rétablie par le traité d'Abbeville entre la France et l'Angleterre x ne fut pas troublée par l'avènement de Philippe le Hardi et d'Édouard Ier. Les deux princes s'agrandirent autrement que par l'ancienne rivalité des deux nations. La dernière croisade, comme la première, avait augmenté la fortune du roi de France Jean Tristan, mort devant Tunis, laissait le Valois à la couronne. Bientôt la mort d'Alpha/tee de Poitiers transmit le Poitou et celle de Jeanne de Toulouse sa veuve, laissa les derniers restes du comté des Raymond ; ainsi fut complétée l'acquisition de l'Occitanie ou pays de la langue d'oc, réunie désormais à la France. On n'en détacha que l'Agenois que le traité d'Abbeville avait laissé à la comtesse de Poiriers pour sa vie, et qui fut réclamé par le roi d'Angleterre et rendu par le traité d'Amiens (1279). Vint ensuite l'acquisition de la Champagne et de la Navarre. Thibaut IV, comte de Champagne, devenu roi de Navarre, après Sanche ru, était mort en 1263 (v. ch. XXII). Son héritage occupé successivement par ses fils Thibaut et Henri le Gros, passa en 1274 à Jeanne, fille de Henri. Philippe le Hardi, appelé par la régente, envoya le comte d'Artois Rober, qui châtia les mutins, repoussa les Aragonais, et acquit ainsi au fils du roi (1275), depuis Philippe te Bel, la main et les possessions de Jeanne.

Depuis ce moment, Philippe le Hardi ne détourna plus les yeux de l'Espagne. Il prit parti pour les infants de Lacerda, dépouillés du trône de Castille par leur oncle Sanche le Brave (v. ch. XXII), et soutint contre les fois d'Aragon la famille français que la valeur et la rude tyrannie de Charles d'Anjou avaient établie à Naples. Il accepta pour son fils, Charles de Valois, le royaume d'Aragon offert par Martin IV, et fit alliance avec Jayme d'Aragon, roi de Majorque. Il prit Gironne où son fils fut reconnu roi, mais, battu sur mer par Roger de Caria, il revint mourir à Perpignan (1286).

Philippe le Bel, dès son avènement se trouva engagé dans los affaires de Castille et d'Aragon ; il fit céder aux infants de Lacerda le royaume de Murcie qu'ils refusèrent, et s'allia au roi de Castille, Sanche le Brave, contre l'Aragonais Alphonse III. Il consentit au traité de 1288, par lequel Charles le Boiteux renonçait à la Sicile, et Charles de Fakir à l'Aragon ; il consentit également aux traités de Tarascon et d'Anagni. Peu lui importaient des év nements et des inférées qui n'étaient pas les siens propres.

Philippe le Bel est le premier roi de France qui ait usé de la royauté en maître absolu et pour lui-même. Son règne est le premier chus de ce pouvoir sanctionné par la sainteté de son aïeul. Il veut détruire la féodalité, et humilier l'Église ; il appelle à son secours la loi romaine et les hommes du peuple, égaiement favorables à la centralisation monarchique, Il organise le parlement en introduisant dans ce corps les légistes, les Bouteille, les Nogaret, les Plaisien, les Hugues d'Angers, les Chambli[32], hommes dévoués à la royauté, qu'il enrichit aux dépens de son propre domaine, et dont il compte opposer la noblesse et l'orgueil judiciaire à la noblesse terrienne et seigneuriale des grands. Ces hommes ne connaissent que la loi romaine, la loi des empereurs, qui met aux mains d'un seul maitre toute l'autorité, qui proclame que tout ce qui plais au monarque a force de loi. c'est encore Philippe

Bel qui fonde les états généraux, en appelant auprès de lui, avec le clergé et la noblesse, les représentants des communes. Toutefois ce roi fut l'ennemi de tout le monde ; ses actes, dirigés contre les grands et le clergé, retombèrent aussi sur le peuple. Il abusa odieusement de la monnaie ; il fut le premier faux monnayeur de son royaume, et prétendit être le seul. Il donna l'exemple de ces banqueroutes par lesquelles ses successeurs pourvoyaient à leurs dépenses et au paiement de leurs dettes, décriant la monnaie courante, pour donner au même poids de métal une valeur plus haute si le roi avait à payer, la décriant pour en diminuer le prix, s'il avait à recevoir[33]. Plus d'une fois, des troubles éclatèrent dans Paris même. Il abusa encore du droit de subside ; il m'épargna que l'Occitanie, qui obtint quelquefois, en donnant de l'argent, l'exemption du service de la guerre. Au nord, les impôts levés injustement et par force, mal tollus, comme on disait, donnèrent lieu au nom nouveau de maltôte. Quoiqu'il fût l'époux de la comtesse de Champagne, reine de Navarre, et que ces deux pays aient passé à ses enfants, Jeanne sa femme y conservait seule l'autorité. Philippe le Bel ne fut pas roi de Navarre et ne réunit pas la Champagne à la France. Il avait reçu à Paris l'hommage de l'Anglais Édouard, duc de Guyenne, et s'était fait céder le Quercy, moyennant une rente de 3.000 livres ; mais il convoitait tout le duché d'Aquitaine. Il n'aimait pas non plus les Flamands, dont la comtesse Marguerite de C. P. n'avait pas, fait hommage à saint Louis pour tourtes ses terres. L'industrie des Flamands se tournait volontiers vers l'Angleterre, et leurs richesses excitaient la convoitise d'un roi qui avait besoin d'argent. Les Anglais et les Flamands furent les deux ennemis extérieurs qu'il combattit par les armes ; il les unit ainsi et prépara une des causes qui prolongèrent et rendirent si pernicieuse la guerre de cent ans,

Édouard Ier, roi d'Angleterre à trente-six ans, avait caché, sous la gloire de deux conquêtes importantes, l'affaiblissement du pouvoir royal. Les Gallois jusqu'alors n'avaient point été soumis, ou bien s'ils cédaient quelquefois à la force et à la fatigue, ils protestaient bientôt au nom de la liberté et de leurs espérances. Leur chef Llewellyn, obligé à l'hommage par Henri refusa de le rendre à son fils. Il alléguait le danger d'un voyage en Angleterre ; lorsque Édouard lui offrit un sauf-conduit, il de manda des conditions, et sa valeur était ai redoutée, que les prélats et les barons d'Angleterre intercédèrent pour lui. Mais ensuite les mêmes hommes le condamnèrent comme rebelle, et David, son frère appela les Gallois à la trahison. Les tenanciers d'Édouard cernèrent Llewellyn, lui coupèrent la communication avec la mer (1277), et l'emprisonnant dans ses forêts ou ses montagnes qui ne produisaient rien, le réduisirent à se rendre. De rudes conditions imposées à sa défaite ne furent point exécutées ; Édouard croyait les Gallois soumis.

Cependant Llewellyn et son frère s'étaient réconciliés, La guerre recommença par plusieurs districts cédés au roi anglais, qui prétendait les soumettre à la juridiction anglaise. David, l'ami d'Édouard, était mécontent d'une grande route pratiquée dans une de ses forêts ; Llewellyn se plaignait des exactions des officiers royaux : David l'excitait à combattre ; on ne doutait pas du succès ; une prédiction de Merlin avait annoncé que le chef des Gallois serait couronné à Londres, quand la monnaie anglaise deviendrait circulaire, et Édouard venait de frapper .une monnaie ronde. Pendant la nuit du dimanche des Rameaux (1282), David surprit un château, et arrêta un justicier dont il tua les chevaliers, les écuyers et les valets. Llewellyn survint, et les Gallois firent descendre de leurs montagnes le fer et le feu sur le pays ennemi. Édouard, un moment déconcerté, rassembla des troupes ; mais il ne put forcer les montagnes garnies d'ouvrages de défenses ; ses Anglais reculaient aux cris des Gallois, il offrait des conditions ; Llewellyn les refusa, et ce fut ce qui le perdit. Édouard, secouru de troupes nombreuses, força le passage de la Wye, et Llewellyn fut tué dans une grange. Sa tête, portée à Londres, fut exposée sur les murs et entourée d'une couronne de lierre, pour éluder, en l'accomplissant, l'oracle de Merlin. Le découragement jeté par cette nouvelle dans le cœur des Gallois laissait David sans appui. Les montagnes, les forêts, son infatigable activité, le sauvèrent pendant six mois. Pris enfin avec sa femme et ses enfants, il s'entendit prononcer cette sentence. Il sera tramé au gibet comme traître au roi ; pendu comme meurtrier de gentilshommes anglais ; pour avoir profané par l'assassinat les jours de la passion de Jésus-Christ, il aura les entrailles brûlées ; et les quatre parties de son corps seront dispersées dans le pays, parce qu'il a conspiré en divers lieux contre le roi son seigneur. Tout fut exécuté impitoyablement. Quand le corps eut été partagé, les deux villes de Winchester et d'York se disputèrent à qui aurait son épaule droite ; le conseil l'adjugea à Winchester.

Les Gallois avaient tout perdu, excepté leur nom, leur langue et leur Dieu ; des châteaux fortifiés, des barons anglais établis sur le sol de la conquête, menaçaient éternellement la rébellion. Les bas qui chantaient la liberté périssaient par ordre d'Édouard ; cependant le féroce vainqueur s'adoucit. Il traita bien ceux qui promettaient fidélité et gagna ainsi tous les autres ; il établit des corporations de marchands dans les villes pour mettre fin à la vie nomade, et adapta ses ordonnances aux formes et aux coutumes galloises. Enfin, le fils qui venait de lui naître dans leur pays, au château de Carnarvon, il sembla le leur donner en l'appel au prince de Galles ; dernière apparence de nationalité qu'ils accueillirent avec transport, et qu'on ne leur a pas enviée depuis six cents ans.

Édouard avait vaincu des hommes qui avaient dit aux féroces Saxons, aux avides Normands : Vous ne nous détruirez pas. Pour achever l'unité, pour rassembler toute la Grande-Bretagne dans un seul royaume, il n'y avait plus à prendre que l'Écosse. La race des rois écossais s'était éteinte dans la branche masculine ; il ne restait qu'une jeune Marguerite, fille du roi de Norvège, et petite-fille par sa mère du roi Alexandre III ; on l'appelait la Vierge de Norvège. Édouard Ier espérait la marier avec son fils, mais la traversée lui donna la mort, et l'Écosse s'agita entre seize compétiteurs. Deux seulement pouvaient avoir des droits, comme issus de la famille royale, Robert Bruce et Jean Baillol : on convint de s'en remettre au roi d'Angleterre.

Plus d'une fois déjà, les rois anglais avaient reçu l'hommage des rois d'Écosse, surtout depuis la bataille d'Alnwich, où Guillaume le Lion devint prisonnier de Henri II. Après quatre ans d'hésitation, Alexandre III s'était reconnu vassal d'Édouard Ier, à genoux, en présence des prélats et des barons anglais, et contre tous les hommes. Édouard déclara donc qu'il déciderait la question, comme lord suzerain de l'Écosse. Cette prétention n'étant pas contredite, tous les compétiteurs s'entendirent demander s'ils accepteraient la décision d'Édouard, comme celle de leur suzerain, et quand ils l'eurent déclaré par un acte signé de leur main, ils reçurent l'ordre de fournir les preuves de leurs droits devant un conseil de quarante Écossais nommés par Baillol, de quarante choisis par Bruce, et de vingt-quatre Anglais choisis par Édouard. Quoique le pape Nicolas IV refusât de confirmer la suzeraineté anglaise, Édouard ayant prononcé pour Baillol, le nouveau roi fit hommage a l'Anglais pour son royaume, aux dépens de se vie, de ses membres, et de ses dignités terrestres, et cinq semaines après renouvela cette humiliation à Newcastle.

Baillol connut bientôt à quelles conditions il était roi ; les vexations se multiplièrent. Ses vassaux appelaient de ses jugements à Édouard, qui affectait de rendre une sévère justice au plus humble comme au plus élevé. Dans la première année, Baillol reçut quatre citations à la cour de son suzerain ; et le suzerain avait soin de lui faire perdre sa cause. L'Écossais n'était plus qu'un vassal ordinaire ; Édouard lui écrivant, retranchait le nom de frère, et ne rappelait que cher et féal (dilectus et fidelis). Baillol et les Écossais attendaient un allié, ils le trouvèrent dans le roi de France.

Deux matelots, l'un Anglais, l'autre Normand, s'étaient rencontrés dans le port de Dayon.ne, et le Normand avait succombé dans la lutte. Une guerre s'engagea aussitôt entre les marins de varice et d'Angleterre. Les Normands surprirent un marchand de Bayonne, et le pendirent au mât avec un chien aux talons. Chaque parti appela des alliés, les Normands furent secourus par Les matelots de France et de Gènes, les Anglais par ceux d'Irlande et de Gascogne ; au milieu des ravages de chaque jour, La Rochelle fut pillée, et les Normands vaincus perdirent quinze mille hommes et de nombreux vaisseaux (1293).

Philippe le Bel somma Édouard d'arrêter ses sujets coupables ; comme Édouard refusait, le sénéchal de Périgord eut ordre de saisir toutes les terres qui appartenaient au duc d'Aquitaine, et la cour des pairs de France le cita lui-même à comparaître sous trente jours. Il envoya son frère Edmond pour traiter de la paix. Philippe répondit qu'il ne voulait que conserver son honneur, et que si la Gascogne lui était remise pour quarante. jours, il la rendrait ensuite par une nouvelle investiture. En même temps, un mariage, proposé entre Marguerite, sœur de Philippe, et Édouard, devait donner aux enfants qui en naîtraient le duché de Guyenne. Le roi anglais se laissa prendre à ces arrangements. Au bout des quarante jours, on refusa de rendre la Gascogne. Édouard ramassa de l'argent, extorqua des sommes considérables au clergé, et obtint un septième des représentants des bourgs et dies cités. admis dans le parlement (1294) ; il traita avec le comte de Flandre, Gui de Dampierre, à la fille duquel il promit de marier son fils, Édouard de Carnarvon, et fit dire à Philippe le Bel : Le lord Édouard roi d'Angleterre, lord d'Irlande, duc d'Aquitaine, vous a autrefois rendu hommage, mais vous avez refusé de lui rendre son duché de Guyenne, en conséquence il vous déclare qu'il n'est plus votre homme-lige.

Philippe le Bel était en mesure. Il attira à sa cour le comte de Flandre et sa femme les enferma à la tour du Louvre, et ne les relâcha qu'en se faisant céder leur fille pour otage. Édouard. avait cherché l'alliance de l'empereur Adolphe de Nassau qui réclama les droits de l'empire sur le royaume d'Arles ; il parle trop en Germain, répondit Philippe, qui s'allia avec Albert d'Autriche, le concurrent d'Adolphe. Il s'allia encore avec le roi de Norvège, Eric, et avec Baillol d'Écosse. Les Gallois, par une révolte, empêchaient Édouard de partir ; Baillol, sommé de venir à l'expédition de Guyenne, refusa l'hommage ; mais en même temps le comte Gui de Dampierre, ne pouvant obtenir la liberté de sa fille, prit les armes contre la France. La ferre se fit sur trois points. En Guyenne, le neveu d'Édouard, Jean de Bretagne, comte de Richemond, avait enlevé quelques villes qui furent reprises par Charles de Valois (1297) ; en Flandre Philippe le Bel assiégea Lille, la prit après trois mois ; le connétable de Nesle gagna la bataille de Comines, et Robert d'Artois, vainqueur à Furnes, conquit Furnes, Cassel, tous les confins de l'Artois et de la Flandre. Cependant la Champagne était envahie par le comte de Bar, gendre d'Édouard ; la reine Jeanne défendit elle-même ses domaines, et prit le comte. Edouard seul avait réussi contre Baillol. Le château de Dunbar assiéger avait promis de se rendre s'il n'était pas accouru flans trois jours ; le troisième jour, l'armée écossaise parut ; une ruse d'Edouard attira des hauteurs quarante mille hommes en désordre, qui se brisèrent contre les rangs serrés des Anglais. Quinze mille Écossais au moins y périrent. Baillol, monté sur un petit-cheval, une baguette blanche à la main, vint trouver le vainqueur dans un cimetière, condamna son alliance avec le roi de France, et sa révolte contre son seigneur. L'inflexible Edouard ne voulut pas perdre l'occasion qui s'offrait d'unir, par la confiscation féodale, l'Écosse à l'Angleterre. Baillol, réduit à signer sa renonciation au trône, déclara qu'il ne se mêlerait plus des affaires d'Écosse. Tout s'inclina devant Edouard ; un parlement, convoqué à Berwich, lui rendit hommage ; des Anglais furent élevés aux premières charges, et Edouard emporta la pierre où s'asseyaient les rois d'Écosse le jour de leur couronnement.

Cependant le comte de Flandre demandait la paix. Edouard, pour obtenir les secours des Anglais, avait été obligé de leur faire des concessions. Aucun subside ne sera désormais établi ou levé par nous ou nos héritiers, sans le consentement unanime des archevêques, évêques et autres prélats, des comtes, des barons, des chevaliers, des bourgeois, et autres hommes libres de notre royaume. Aucun  de nos officiers ne prendra ni blé, ni laine, ni cuir ou autres marchandises à qui que ce soit, sans le consentement du propriétaire. Malgré sa victoire sur Baillol, il redoutait le caractère des aventuriers écossais ; il accepta du roi de France, pour lui-même et pour le Flamand une trêve de deux années, par l'entremise du pape Boniface VIII. Cette trêve réglait le mariage d'Edouard avec Marguerite sœur de Philippe le Bel, et du fils d'Edouard avec la fille de Philippe ; elle remettait aux mains du pape toutes les possessions de l'Anglais en France, afin qu'il en disposât comme arbitre. Cette convention laissa Edouard libre de combattre les Écossais, et Philippe d'attaquer les Flamands.

De toutes parts l'Écosse s'agitait. D'un côté Wallace ; de l'autre Douglas, ailleurs Lindsay, ici Lundy, là Moray, qui furent tous appelés à se réunir en un seul corps par l'évêque de Glasgow. Une première résistance des Anglais, les força de capituler pour obtenir la vie et la conservation de leurs propriétés. Wallace et Moray seuls ne cédèrent pas. Ils massacrèrent une armée anglaise, et trouvant parmi les morts le trésorier qu'ils détestaient, ils écorchèrent son cadavre, et de sa peau firent des sangles de cheval. Edouard, revenu du continent, marcha contre eux avec huit mille cavaliers et quatre-vingt mille fantassins irlandais ou gallois, et les atteignit près de Falkirk. Wallace avait divisé ses lanciers en quatre corps, joints ensemble par les lignes d'archers ; la cavalerie écossaise, placée derrière, devait les empêcher de fuir, et en avant une palissade retardait l'ennemi. Cependant les Anglais vainquirent, et Wallace s'échappa. Le pape Boniface VIII survint pour réclamer au nom de l'Écosse (1299), et prouva par les faits que la suzeraineté anglaise, sur ce pays, n'avait jamais été établie que par la force ; mais un parlement, convoqué à Lincoln, appela à son aide les jurisconsultes des universités, les chefs des monastères, et Edouard, appuyé de leurs avis écrivit au pape que la suzeraineté sur l'Écosse remontait au temps d'Élie et de Samuel. Car en ce temps-là Brutus le Troyen délivra le pays des géants, et le partagea à ses trois fils Locrine (Logryens), Albanact (Calédoniens) et Camber (Cambriens), à la condition que les derniers tiendraient leurs terres en fief de leur aîné ; voilà pourquoi les Anglais ont vaincu et soumis le pays de Galles et l'Écosse. L'Écosse se fit en vain vassale du Saint-Siège : les armes pouvaient seules lui rendre l'indépendance.

Philippe le Bel respecta jusqu'en 1300 la trêve conclue avec le comte de Flandre ; mais en 1300, il recommença la guerre. Le comte de Flandre l'avait doublement offensé, par son alliance avec l'Angleterre, et en recherchant la protection du pape Boniface VIII. Une perfidie vengea le roi. Charles de Valois s'était emparé de Dam, de Dixmude : il serrait Gui de Dampierre dans la ville de Gand. Le comte demandant grâce : Il n'y a qu'un moyen, répondit le prince français, c'est d'aller trouver le roi avec vos deux fils ; si, dans l'espace d'un an, vous n'avez pas fait la paix, je m'engage à vous ramener en Flandre. Philippe le Bel, tenant les princes flamands, leur signifia que des vassaux félons devaient s'estimer trop heureux de conserver la vie ; il enferma le comte à Compiègne, son fils Robert à Chinon, l'autre en Auvergne, déclara la Flandre confisquée, et vint lui-même visiter sa conquête. Toutes les villes s'empressèrent de le recevoir avec un magnifique éclat. La ville de Bruges surprit le roi par sa richesse, et excita le dépit de la reine ; l'or, les pierreries qui brillaient dans le costume des femmes, lui faisaient dire : On n'aperçoit que des reines à Bruges, je suis la seule reine pourtant. Son oncle, Jacques de Châtillon, gouverneur de Flandre, se chargea de diminuer les trésors des Flamands.

Les impôts levés avec violence pour payer la réception faite au roi, des peines cruelles imposées aux récalcitrants, ne tardèrent pas à compromettre la conquête (1302). Un tisserand, Pierre Kœnig, souleva la Flandre, et les Français furent massacrés dans les villes. Le comte de Namur se présenta pour soutenir l'indépendance. Le comte d'Artois, Robert, arrivait avec une bonne cavalerie, l'élite de la noblesse, et il ne doutait pas qu'une populace séditieuse, rassemblée des marais ou dies fabriques, ne s'enfuit à son approche : il les joignit près de Courtray Le connétable de Nesle lui conseillait d'affamer les Flamands ; Vous êtes un traître, lui dit le comte. — Je ne suis point un traître, je vous mènerai si loin que ni vous ni moi n'en reviendrons ; et la cavalerie, partant au galop, souleva une poussière si épaisse, qu'elle ne vit point un marais sur son chemin. Elle y tomba en désordre. Les Flamands tuèrent à l'aise, et passant sur un pont de cadavres, prirent l'infanterie su dépourvu. Vingt mille Français périrent ce jour là. Quatre mille paires d'éperons dorés, dépouilles de quatre mille gentilshommes, furent suspendues dans les églises de Flandre. Gand, Lille, Courtray furent perdus pour la France.

L'Écosse n'avait point laissé de repos à Edouard : Wallace n'était pas mort. Une armée anglaise ayant été vaincue, et son général fait prisonnier, une seconde n'échappa à une destruction complète que par l'arrivée de la troisième qui reprit le général captif. Philippe et Edouard, également inquiets, traitèrent donc à Paris (mai 1303). La Guyenne fut rendue au roi anglais ; le comte de Lincoln jura fidélité au nom d'Edouard, et un traité de commerce unit les deux nations. Philippa se hâta de reprendre la guerre de Flandre. Il parut avec quatre-vingt mille hommes, ne fit rien, et renvoya aux Flamands leur vieux comte, à condition qu'il reviendrait reprendre sa chaire, s'il n'amenait pas les Flamands à la paix. Gui de Dampierre revint comme il l'avait promis ; le roi de France s'allia avec les Génois, vainquit par eux la flotte flamande, et livra lui-même (1304) la bataille de Mons-en-Puelle, où six mille Flamands restèrent morts ; sans s'arrêter, il assiégea Lille, et les assiégés allaient se rendre, lorsque soixante mille Flamands vinrent proposer une bataille ou une paix honorable. N'aurons-nous jamais fait, s'écria-t-il ; je crois qu'il pleut des Flamands. Il aima mieux traiter. Gui de Dampierre était mort ; son fils, Robert de Béthune, rendu à la liberté, recouvra la Flandre, en promettant une indemnité pour les frais de la guerre, et en donnant pour otage la Flandre française (1305).

La guerre d'Écosse n'avait pas mieux réussi à Édouard. Après le traité de Paris, avec une armée redoutable, se montre aux Écossais, poussa jusqu'aux extrémités septentrionales, afin de séparer les différentes provinces et les forces de l'ennemi. Wallace, prisonnier, fut conduit à Londres. Il parut à Westminster, une couronne de laurier sur la tête, fut accusé de trahison, de meurtre et de pillage. Il représenta qu'il n'avait, pas prêté serment au roi, n'était pas traître ; on ne l'écouta pas, il subit le même supplice que le Gallois David. Édouard réglait sa conquête : division de l'Écosse, en quatre districts, à chaque district deux justiciers, l'un écossais, l'autre anglais ; abolition de la coutume des Scots, changement des lois contraires aux lois de Dieu et à la raison, enfin l'administration confiée à un gardien qui était Jean de Bretagne, neveu du roi, et qui eut deux Anglais pour chambellan et pour justicier. Mais les Écossais ne consentirent pas : il fallait que le sang de Wallace fût vengé. Baillol était mort en France, après avoir renoncé pour sa postérité au trône d'Écosse. Robert Bruce, fils de son concurrent, se mit à la tête de la révolte. Il commença par tuer Comyn, celui qui avait trahi Wallace, et bravant Edouard, qui convoquait la jeunesse écossaise pour recevoir l'ordre de chevalerie, il prit le titre de roi. Vaincu à Méthuen, il alla chercher asile aux monts Grampian ; ses complices, prisonniers, furent amenés à Edouard. L'Anglais, malade, assista aux délibérations de son conseil, et varia le genre des supplices selon les crimes de chacun des captifs. Les exécutions devinrent si fréquentes, qu'on n'y faisait plus attention. Robert Bruce, cependant, vivait dans les bois, dans les cavernes, et faisait répandre le bruit de sa mort. Tout à coup, il sort de sa retraite, rassemble ses amis, bat les Anglais. Édouard se mettait en route ; mais la fatigue acheva d'exténuer son corps malade. Il ordonna à son fils de faire bouillir ce corps, d'en extraire les os, et de les porter toujours en tête de son armée. L'ennemi, disait-il, s'en soutiendra pas la présence. Il mourut en 1307 ; l'Écosse était délivrée.

Ici s'arrête la première rivalité de la France et de l'Angleterre, rivalité d'un vassal contre son suzerain, dans laquelle le suzerain l'a emporté ; désormais la lutte changera d'objet ; il s'agira de droits au trône de France, débattus entre les deux familles royales de France et d'Angleterre. Les autres évènements du règne de Philippe le Bel, la querelle avec Boniface VIII, la destruction des templiers, la translation du Saint-Siège à Avignon, commencent une époque nouvelle dans l'histoire et dans la politique de l'Europe. (Voyez ch. XXIV, au 7e cahier.)

 

 

 



[1] Chronique de Saint-Denis.

[2] Suger, vita. Ludov., VI.

[3] Suger, vita. Ludov., VI.

[4] Le Vexin (pagus vulcassinus) est le pays des anciens Véliocasses. Lorsque Charles Le Simple céda à Rollon toute la Neustrie jusqu'à L'Epte, la partie du Vexin qui s'y trouvait renfermée s'appela Vexin Normand, l'autre s'appela Vexin Français. Le français fut donné en fief à l'abbaye de Saint-Denis : l'abbé inféoda des terres à des vassaux qui furent les défenseurs de l'abbaye ; ils en portaient la bannière dans les guerres que l'abbaye avait à soutenir.

[5] Chronique de Saint-Denis, Suger, ibid.

[6] Charte de Noyon.

[7] Charte de Beauvais.

[8] Charte de Saint-Quentin.

[9] Charte de Laon.

[10] Suger, vita. Ludov., VI.

[11] Voyez Lingard, Histoire d'Angleterre, t. II.

[12] Lingard, Histoire d'Angleterre, t. II.

[13] Voyez Lingard, Histoire d'Angleterre, t. II.

[14] Voyez Lingard et la vie quadripartite de saint Thomas de Cantorbéry. L'auteur se plait aux rapprochements entre le sauveur et Thomas, il compare cette épée qui fit jaillir la cervelle du martyr à la lance du païen qui perça le flanc de Jésus-Christ ; le mot de meurtriers : qu'il soit roi, aux insultes dont les Juifs poursuivaient le Sauveur sur la croix, etc., etc.

[15] Voyez Lingard, Histoire d'Angleterre, t. II.

[16] Voyez encore Lingard. Je ne saurais trop recommander cet ouvrage, qu'on peut bien appeler la première histoire d'Angleterre, et qui nous dédommage enfin des mensonges et de l'ignorance anglaise du XVIIIe siècle.

[17] Mathieu Paris, Histoire d'Anglet.

[18] Chronique manuscrite citée par L'Art de vérifier les dates, tome XIII.

[19] Établissemens, liv. I, ch. 78.

[20] Établissemens, 1-24.

[21] Établissemens, 1-88.

[22] Établissemens, 2-32.

[23] Établissemens, 2-33.

[24] Établissemens, 1-6.

[25] Établissemens, 1-3.

[26] Établissemens, 1-61.

[27] Établissemens, 2-28.

[28] Une ordonnance de Louis le Hutin donne leurs noms : comte de Nevers, duc de Bretagne, prieur de Souvigné, comte de La Marche, de Sancerre, de Charenton, vicomte de Brosse ; sire d'Urec, seigneur de Vierson, de Château-Raoul, de Château-Vilain, de Mehun ; l'archevêque de Reims ; comte de Soissons, de Saint-Paul, évêque de Maguelonne, comte de Rethel, vicomte de Limoges, évêque de Clermont, comte du Mans, évêque de Laon, comte d'Anjou, de Vendôme, de Poitiers, de Blois, seigneur de Châteaudun, évêque de Meaux, évêque de Cahors, seigneur de Faukembergue, duc de Bourgogne.

[29] Recueil des ordonnances.

[30] Voyez Joinville.

[31] Il y a dans Lingard une curieuse dissertation sur les chevaliers tenanciers des comtés. Montfort n'est pas le premier qui les ait convoqués. Déjà en 1213 une ordonnance de Jean sans Terre appelle quatre chevaliers de chaque comté à Oxford pour délibérer sur les intérêts du royaume.

[32] Voyez une ordonnance de Philippe le Long qui réclame les terres données à ces hommes.

[33] Voyez toutes les ordonnances de Philippe le Bel.