HISTOIRE DU MOYEN ÂGE

TROISIÈME PÉRIODE - 1073-1294

 

CHAPITRE DIX-NEUVIÈME.

 

 

Des cinq dernières croisades. — Empire français à C. P. Jean de Brienne, Frédéric II, saint Louis, les Mongols. — Résultat des croisades.

 

I

Les croisés, en marchant droit à Jérusalem, avaient jusqu'ici pris la mauvaise route. Ils se jetaient sans autre assurance que leur bravoure entre deux ennemis qu'ils n'avaient pas vaincus, et qu'ils irritaient par des conquêtes incomplètes, entre Constantinople et l'Égypte. Il fallait détruire d'abord l'empire Grec, comme le conseillait l'évêque de Langres, détruire aussi les musulmans d'Égypte, et la conquête de Jérusalem devait être la dernière, pour durer toujours[1]. On sembla le comprendre depuis la troisième croisade ; on attaqua et on soumit C. P. ; on attaqua l'Égypte ; et si le résultat ne fut pas heureux c'est qu'on ne sut pas profiter des moyens qui étaient bons.

Saladin était mort peu de temps après le départ de Richard Cœur de Lion. Il avait affecté quelque grandeur a son dernier moment ; il ne possédait ni palais, ni jardin, il n'avait que quarante-sept pièces d'argent et une pièce d'or : Prends cet habit, dit-il à un de ses officiers, montre-le publiquement et annonce que le maître de l'Orient ne peut emporter autre chose (1193). Saladin ne laissait pas même sa domination à ses fils. Un de ses fils, Aziz, se fit proclamer souverain du Caire ; un autre, Gaiat-Eddin, sultan d'Alep ; un troisième, Afdal, de Damas ; Malek-Adhel obtint une partie de la Mésopotamie et quelques villes voisines de l'Euphrate. Les principaux émirs et tous les princes de la famille des Ayoubites prirent l'indépendance dans les villes qu'ils gouvernaient. Le plus puissant semblait être Afdal, le maitre de Damas, de la Syrie, de Jérusalem, mais ses émirs lui refusaient le serment, ou prétendaient bien se le faire payer ; sa vie débordée, la faveur de son vizir soulevèrent contre lui toutes les ambitions. Il fut attaqué par Aziz, pénétra lui-même jusqu'au Nil, et déposa les armes par l'arbitrage de Malek-Adhel, attaqué une seconde fois, il eut pour ennemi Malek-Adhel lui-même qui prit Damas, et chassé, sans royaume, il implora l'autorité du khalife de Bagdad. Le khalife l'engagea à la patience : Dieu, disait-il, demanderait compte bientôt aux ennemis d'Afdal. Malek-Adhel commença à exercer une grande puissance en Syrie (1196). Quatre ans après, il se fit reconnaître sultan d'Égypte.

Ces divisions avaient donné du, repos aux chrétiens affaiblis. Bohémond III, le petit-fils de Raimond de Poitiers, le descendant du grand Bohémond, gouvernait la principauté d'Antioche, et menaçait le roi chrétien d'Arménie ; Gui de Lusignan, roi de Chypre, ne s'occupait plus de la Palestine. Le petit royaume qui portait le nom de Jérusalem, quoiqu'il ne comprit pas cette ville, avait pour défenseurs les trois ordres militaires, Les templiers et les hospitaliers avaient une puissance supérieure aux princes souverains ; de grandes donations les avaient enrichis ; ils possédaient en Asie et même en Europe des villages, des villes et des provinces ; on commençait à accuser l'avarice des templiers. Le roi Henri de Champagne s'ennuyait en Palestine, il était exilé loin de l'Europe qu'il préférait aux fatigues d'une royauté sans cesse militante. Dans ces circonstances arrivèrent des forces nouvelles de l'Occident. Le pape Célestin III, ce vieillard actif de quatre-vingt-dix ans, avait fait prêcher une croisade après la mort de Saladin ; ce fut surtout en Allemagne qu'on prit la croix. L'empereur Henri VI, excommunié, y contribua par ses lettres, et une première armée, commandée par l'archevêque de Mayence (1197), vint proposer à Henri de Champagne de rompre la trêve conclue avec les musulmans ; on refusait d'abord, les croisés ravagèrent le territoire des Sarrasins, et éveillèrent la crainte de Malek-Adhel ; le sultan prit Jaffa, et Henri de Champagne, tombant d'une fenêtre, resta mort sur la place. Mais l'arrivée d'une seconde armée commandée par le duc de Brabant rendit l'espérance ; on prit Bérithe où Saladin vainqueur de Jérusalem avait été couronné sultan d'Alep et de Damas. Une victoire livra aux chrétiens Sidon, Laodicée, Giblet ; alors Sion tressaillit d'allégresse, et les enfants de Juda furent remplis de joie.

Toutefois ce n'était pas là une victoire décisive. De nouveaux guerriers ne purent enlever la forteresse de Thoron, la belle qui demeurât encore aux Sarrasins sur les côtes. La discorde les partagea ; on ne s'entendit guère que pour faire un roi nouveau. Isabelle, veuve de Henri de Champagne, fut invitée à épouser Amaury de Lusignan, successeur de Gui au royaume de Chypre. On conçut quelque espérance de ce mariage, mais une plus grande pouvait venir de Rome. A Célestin III avait succédé un cardinal de trente-sept ans, un de ces hommes de vertu et de génie, qui pleurent à l'aspect d'un grand devoir, parce qu'ils s'y croient inférieurs, et qui le remplissent intrépidement quand ils l'ont accepté. Le nouveau pontife, digne héritier de Grégoire VII, remua le monde et les rois, au nom de l'Église : sous sa main l'autorité des empereurs dans Rome souffla son dernier souffle[2] ; la liberté italienne grandit ; il fit des empereurs, il imposa la paix au roi d'Espagne, il imposa au roi de France l'obligation de garder sa femme, il eut des rois pour vassaux. Il savait bien quel pouvoir appartenait au pontife romain : C'est, disait-il, le vicaire de Jésus-Christ, le successeur de Pierre, le Christ du Seigneur, le dieu de Pharaon, en deçà de Dieu, au delà de l'homme, moins que Dieu, plus que l'homme. Cet homme-là, c'était Innocent III (1198).

Il y avait alors un pauvre curé d'un village, de Neuilly-sur-Marne, nommé Foulques, qui réparait dans le repentir une vie d'abord déréglée, et prêchait les peuples avec éloquence. Innocent III avait écrit déjà à toute l'Europe, au nom de Jésus-Christ banni de son héritage, an nom de cette gloire des Français, des Anglais, des Allemands, maintenant obscurcie et outragée par les infidèles : il avait envoyé des prélats pour rétablir partout la paix, engager les villes et les seigneurs à faire le voyage de la terre sainte, et promettre la protection de l'Église à ceux qui prendraient la croix ou fourniraient à l'équipement de la sainte milice ; il chargea Foulques de donner le dernier ébranlement. Le pauvre prêtre parut comme Pierre l'Ermite. Il allait à cheval et mangeait ce qu'on lui donnait ; il prêchait dans les églises et sur les places, dans les assemblées des barons et des chevaliers. Il se montra enfin dans un tournoi indiqué en Champagne où se réunissaient les plus braves guerriers de France, d'Allemagne, de Flandre. Tout fut oublié quand il parla de Jérusalem ; le serment de combattre les infidèles fut aussitôt donné par Thibaut IV, comte de Champagne, Geoffroi de Villehardouin, maréchal de Champagne, et d'autres seigneurs. De retour chez eux, la vue des croix rouges qui décoraient leurs habits réveilla l'ardeur de leurs vassaux et de leurs frères d'armes. Une assemblée à Compiègne prit Thibaut pour chef, décida qu'on se rendrait par mer en Égypte, et que six députés iraient à Venise louer des vaisseaux.

Le doge de Venise était le vieux Dandolo. Il promit les vaisseaux nécessaires à 4.500 chevaliers, à 20.000 hommes d'infanterie et des provisions moyennant une somme de 85.000 marcs d'argent. Il proposa encore d'armer aux frais de la république cinquante galères, et demanda pour Venise la moitié des conquêtes qu'on espérait ; les villes maritimes de l'Italie n'avaient jamais fait de la guerre sainte qu'une affaire de marchandise. On accepta. L'assemblée générale, convoquée dans l'église de Saint-Marc, écouta le maréchal de Champagne qui leur criait merci et les députés s'étant jetés à genoux moult plorant, les Vénitiens furent si émus, et il se fit si grand bruit et si grand noyse se que il sembla que terre fondist[3] ; et dix mille voix s'écrièrent : Nous l'octroyons, nous l'octroyons. Le traité fut écrit sur parchemin, envoyé à Rome, et confirmé dans le palais de Saint-Marc par le serment des députés.

Thibaut de Champagne mourut sur ces entrefaites ; pendant qu'il désirait une ville terrestre, il trouva la céleste ; on offrit le commandement à Boniface, marquis de Montferrat ; le frère de ce Conrad qui avait sauvé Tyr. Il vint à Soissons recevoir la croix, et augmenta l'armée chrétienne de soldats italiens. Le pape-pressait ; Malek-Adhel, maintenant maître de l'Égypte était menaçant. Les croisés partirent et trouvèrent à Venise la flotte toute prête. Mais les Vénitiens parlèrent aussitôt de payement. Par la faute des Vénitiens, cette croisade ne devait pas voir la Palestine, elle ne devait que faire la fortune de Venise, et ouvrir le chemin en détruisant l'empire grec. Les croisés n'avaient pas assez d'argent pour payer d'avancer chacun se dépouilla de ce qu'il avait de plus précieux, et lors eussiez vu toute belle vaissellement d'or et d'argent porter à l'ostel du dux pour faire payement[4]. La somme convenue ne se compléta pas malgré ce généreux effort. Le doge offrit un échange. La ville de Zara s'était donnée au roi de Hongrie, il proposa aux croisés d'aider la république à la reprendre ; à cette condition, on attendrait la conquête et ses résultats pour exiger le reste de la somme.

Innocent III réclama contre ce retard, ses légats furent méprisés par le doge. Dandolo prit la croix petit entraîner à Zara les croisés qui voulaient obéir au pape. On allait partir lorsqu'on vit arriver une grande merveille, une aventure inespérée, et la plus étrange dont on ait ouï parler (1202).

Une autre révolution avait changé l'empereur de C. P. Cet Isaac l'Ange, qui avait succédé au premier Andronic, s'était rendu odieux. Il était somptueux dans sa manière de vivre ; son repas était une montagne de pain, une forêt de bêtes, une mer de poissons, un océan de vin. Il prenait chaque jour de nouveaux vêtements, et tout humide de parfums, il marchait superbe comme un paon, et sortait de son palais comme l'époux de sa couche, oui le soleil de l'orient. Il se plaisait aux chants doucereux, ouvrait son palais aux mimes, aux histrions ; il cherchait les sites agréables, les climats tempérés, revenait par intervalle dans la ville, et semblable au phénix ne se montrait qu'a certains moments. Son amour des constructions allait jusqu'à la fureur. Dans chaque, palais il bâtissait des bains et des chambres somptueuses, il comblait la mer pour former des îles. Après la mort de son favori Théodore Castamonite, il confia toutes les affaires à un enfant qui était encore un écolier. Le jeune homme gouverna l'empereur à son gré, c'était le monstre marin gouverné par le plus petit des poissons qu'on appelle Propompe : il s'occupait aussi de la guerre ; on eût dit la sibylle qui, à peine sortie du sein maternel, se mit à disserter sur la création de l'univers[5]. L'empereur n'avait pu comprimer le royaume nouveau de Bulgarie. Son frère Alexis l'Ange le détrôna enfin en 1195, et se fit proclamer pendant que l'empereur était à la chasse ; l'armée passa au nouveau maître ; tous les serviteurs d'Isaac, plus mobiles que l'Euripe, oublièrent qu'ils lui devaient la dignité sénatoriale. Isaac averti revenait à la hâte ; voyant qu'il n'y avait plus d'espoir il voulait prendre la fuite ; il tomba dans une embuscade, fut aveuglé, enfermé dans le prison du palais, et son frère devint le maure d'un empire apaisé ; ainsi Castor et Pollux avaient coutume de mourir et de ressusciter tour à tour[6].

Le fils d'Isaac, qui se nommait Alexis comme l'usurpateur, échappa pour chercher vengeance. L'empereur Philippe de Souabe son beau-frère l'accueillit bien, mais ne fit rien pour lui. Le fila d'Isaac ne fut pas plus heureux auprès du Saint-Siège : il sollicita presque tous les princes chrétiens, enfin on lui donna le conseil de s'adresser aux croisés. Il envoya donc à Venise des ambassadeurs qui émurent tous les guerriers. Les Vénitiens surtout regrettaient dans Isaac l'allié de leur commerce ; mais tout était prêt pour la conquête de Zara ; on remit l'affaire des Grecs à un autre temps. Le golfe Adriatique fut bientôt couvert de vaisseaux, et de la plus brillante armée qu'il eût encore vue. L'aspect de Zara bien fortifiée, et munie d'une garnison nouvelle, troubla cependant la confiance. Le signal donné, on brisa les chaînes du port, et on frappa les murailles ; les assiégés parlaient de se rendre, quand la discorde commença parmi les assiégeants. Pour un grand nombre, cette guerre, entreprise malgré le pape, était impie. L'abbé de Vaux-Cernay, qui parla dans ce sens, ne fut pas écouté ; le serment engageait les chevaliers à combattre pour Venise. Le cinquième jour du siège, les habitants de Zara ouvrirent leurs portes, ils n'obtinrent que la liberté et la vie ; Zara fut pillée et le butin partagé entre les Français et les Vénitiens.

On passa l'hiver à Zara. Les Vénitiens et les Français, qui ne pouvaient s'entendre sur le choix des maisons, en vinrent plus d'une fois aux armes. Innocent III en même temps reprocha la prise de Zara, et ordonna aux croisés de renoncer au butin. Les marchands refusèrent l'obéissance et démolirent les fortifications de Zara ; les barons français envoyèrent leurs excuses à Rome, et promirent la réparation de leurs torts. Innocent III satisfait les exhorta à partir pour la Syrie sans regarder à droite ou à gauche, leur permit de traverser la mer avec les Vénitiens qu'il venait d'excommunier, mais seulement par nécessité et avec amertume de cœur.

Cependant arrivèrent à Zara des ambassadeurs de Philippe de Souabe. Ils dirent aux barons qu'ils venaient leur recommander le fils d'Isaac, non pas pour les détourner de leur sainte entreprise, mais au contraire par amour de Jésus-Christ et de la justice. Ils conseillaient d'assurer la conquête de Jérusalem par celle de Constantinople. Combien de maux en effet leurs pères, compagnons de Godefroi, n'avaient-ils pas soufferte en laissant derrière eux l'empire grec ! Il fallait rétablir au moins le fils d'Isaac qui promettait l'entretien de la flotte et de l'armée pendant un an, 200.000 marcs d'argent pour les frais de la guerre, une part laborieuse dans la délivrance de la Palestine, et surtout la fin du schisme et la soumission de l'Église grecque à l'Église de Rome.

Les avis se partagèrent. Les calamités d'Isaac touchaient peu ces hommes qui se rappelaient ses perfidies dans la troisième croisade. Les Vénitiens presque seuls étaient disposés à cette guerre ; leur commerce y gagnerait considérablement ils détruiraient les comptoirs des Pisans dans la Grèce. Bientôt la pensée de réunir l'Église grecque à l'Église de Rome flatta les chevaliers, et l'autorité d'Innocent III fut encore méconnue. Il leur disait : Que personne de vous ne se croie permis d'envahir ou de piller la Grèce ; quelque crime que l'empereur de C. P. ait commis, vous n'êtes pas ses juges ; vous n'avez pas pris la croix pour venger l'injure des princes, mais celle de Jésus-Christ. L'arrivée du fils d'Isaac à Zara fut une fête pour les croisés. La comparaison de ce jeune prince avec ce qu'on pouvait savoir de l'usurpateur Alexis III, était toute à l'avantage de l'exilé. L'histoire byzantine à cette époque n'est qu'une même honte qui ne change pas sous des noms qui changent à certains intervalles. Profusions, cruautés, conspirations, défaites, ce sont là les honneurs impériaux que se transmettent tous ces hommes renversés l'un par l'autre. Alexis III dilapidait comme Isaac. Il donnait au hasard ; signait tout ce qu'on lui présentait, quelle qu'en fût la sottise. Il aurait signé la permission de labourer la mer, de naviguer sur terre, de transporter les montagnes dans la mer, et, comme la fable le raconte, d'entasser l'Athos sur l'Olympe[7]. Dès son avènement il avait licencié les troupes ne songeant pas que les Bulgares menaçaient et répudiant le nom d'Ange, il prit celui de Comnène[8], sans penser que les Comnène avaient eu au moins quelque gloire. Calo-Pierre et Asan régnaient encore sur la Bulgarie rendue par eux à la liberté. Ils avaient fièrement repoussé la paix et vaincu les troupes impériales. Les Turcs d'Iconium avaient remué de nouveau et fait des conquêtes sans que l'empereur s'y opposât. En même temps, Henri VI, fils de Frédéric Barberousse, conquérant de l'Italie et de la Sicile, avide de choses nouvelles, envahisseur inévitable, avait réclamé comme roi de Sicile, toutes les provinces romaines depuis Épidamne jusqu'à Thessalonique. Il fallait ou subir une guerre, ou s'en racheter pour de l'argent. En promettant l'argent, Alexis avait voulu surprendre les ambassadeurs allemands par une magnificence exagérée. Le jour de Noël, il s'était revêtu d'un habit orné de pierreries, en donnant à ceux qui l'entouraient des vêtements d'or[9] ; pour payer il avait pris les richesses des églises mal ré le reproche de profanation, et enfin dépouillé les tombeaux des empereurs.

Un tel empereur ne semblait pas difficile à renverser. Le pouvoir était livré à des femmes ou à ses parents ; lui-même ne savait pas plus ce qui se passait que les habitants de la lointaine Thule[10]. L'insatiable avarice des gouverneurs de province aurait sur elle des malédictions générales. Dans la ville une querelle religieuse partageait les chrétiens en factions ; sur la place, dans les carrefours, les choses dignes de vénération et de silence étaient publiquement méprisées[11]. Aussi, malgré les ordres d'Innocent III, la flotte des croisés quitta Zara et se mit en route vers Byzance. Les habitants des côtes de la Grèce venaient se soumettre au fils d'Isaac ; ceux d'Andros et de Négrepont en firent autant. Mais l'usurpateur Alexis ne s'en effrayait pas. Le sultan d'Iconium Kaikosrou, chassé par son frère Rokneddin, venait à C. P. se faire baptiser et adopter par l'empereur. Les eunuques gardaient les forêts comme des bois consacrés aux empereurs, ou un divin paradis réservé à la chasse, et ne permettaient pas qu'on abattit un arbre pour fabriquer des vaisseaux. Et cependant le Chef de la flotte romaine, beau-frère de l'impératrice, avait changé pour de l'or les ancres des vaisseaux, les voiles et les cordes. Aussi bien quel homme pouvait défendre les choses communes lorsque les empereurs nourris dans la lâcheté dormaient plus mollement qu'Endymion, prolongeaient leurs festins, cherchaient les fleurs en hiver et au printemps les fruits de l'automne ; lorsque le peuple ne pensait qu'au commerce, avait désappris la guerre, et ne pouvait être tiré de son sommeil par le son de la trompette ni par le chant des oiseaux[12].

Toutefois, lorsque les croisés arrivèrent devant C. P., quand ils la virent sortant des eaux avec tes dômes, ses palais, ses hautes murailles, ses quatre cents tours, sachiez que il ne ot si hardi cui le cœur ne fremist, chascun regardait ses armes[13]. Mais une population immense était accourue sur le rivage pour voir passer ces guerriers, aussi hauts que leurs piques, debout sur leurs vaisseaux et non pour les repousser. Les croisés pillèrent d'abord la ville de Chalcédoine, et se logèrent dans le palais et les jardins d'Alexis. L'usurpateur demandant la paix, on la refusa, et alors le peuple de C. P. reprenant quelque énergie, courut au quartier des Franks, démolit plusieurs maisons et tua quelques Latins ; c'était déclarer la guerre.

Constantinople, située sur la Propontide et le Bosphore de Thrace, est coupée en deux par son port. Au midi, la plus grande partie de la ville ; au nord, le faubourg de Péra ; entre les deux un golfe long et étroit qui sert de port, et que des chaines fermaient à l'entrée ; ce golfe, rendez-vous de tout le commerce, était appelé par les anciens la corne d'or ; il était encore défendu par la forteresse de Galata, bâtie sur la côte dans le faubourg de Péra[14]. Le siège commença par cette forteresse, Galata fut prise, et les chaines du port brisées par d'énormes ciseaux qui s'ouvraient et se fermaient au moyen d'une machine. Aussitôt l'armée de terre tourna le port, et vint camper à l'occident de la ville, près du château de Bohémond. Après avoir une seconde fois proposé des conditions, on donna un assaut général ; les Vénitiens en même temps attaquaient par mer. Dandolo, monté sur une galère, excitait au combat. A la vérité, c'est une chose presque incroyable de la prouesse que ce bon et valeureux duc de Venise desmontra lors, car estant si vieil et si caduc, et en cela ne voyant goutte, ne laissa de se montrer tout armé sur la proue de sa galère avec l'étendard de saint Marc ; et criant à ses gens qu'ils le missent à bord, sinon qu'il en ferait justice de leurs corps[15]. On obéit, l'étendard de saint Marc paraissant tout à coup sur une tour, ce fut le signal de la prise de vingt-cinq autres. Déjà les Vénitiens poursuivaient l'ennemi dans les rues, et pour éviter les embûches mettaient le feu aux maisons, quand ou apprit que l'armée de terre avait moins de succès. Animé par les cris du peuple, Alexis était monté à cheval, et ses troupes sortaient en trois pelotons. A l'approche de l'armée impériale, les croisés abandonnèrent l'assaut et se retirèrent dans leur camp. Mais les Grecs n'osèrent avancer qu'à la portée de l'arc, et furent assez longtemps, dit Villehardouin, les batailles des pèlerins et des Grecs vis-à-vis les unes des autres à se marchander ; ceux-ci n'osant tenir à la charge, et nose ne voulant nous esloigner de nos barrières et palissades. Tout à coup l'empereur désespéra ; il rentra dans la ville, et menacé par les plaintes des Grecs, sans être amolli par l'amour de ses enfants, ni subjugué par l'amour de sa femme, ni brisé par la pitié d'une si grande ville perdue, son âme dégénérée ne songea plus qu'à la vie ; il sacrifia à cette vie tant de villes, tant de provinces, et toute sa famille, et s'enfuit avec quelques trésors[16].

Les Grecs eux-mêmes tirèrent Isaac de sa prison ; l'aveugle remonta sur le trône, et entendit les flatteries nouvelles, avant qu'on lui eût dit qu'il était délivré. Les croisés rappelant ensuite leurs services réclamèrent l'exécution du traité et introduisirent eux-mêmes dans C. P., au milieu d'une pompe solennelle, le jeune Alexis. Le père et le fils régnèrent ensemble. Cependant le pape protestait une troisième fois ; les croisés avaient voulu s'excuser ; Innocent III leur reprochait ce second péché ajouté au premier ; mais les croisés, sous l'influence des Vénitiens, en ajoutèrent bientôt un troisième. Le jeune Alexis IV les suppliait de rester pendant l'hiver près de C. P. Dandolo fit accepter l'offre sous prétexte d'achever la ruine du schisme et de consommer l'unité, et en effet on exigea la soumission à l'Église romaine. Le patriarche, du haut de la chaire de Sainte-Sophie, déclara au nom des empereurs et de tout le peuple chrétien d'Orient, qu'il reconnaissait Innocent, troisième du nom, pour successeur de saint Pierre, premier vicaire de J.-C. sur la terre, pasteur du troupeau fidèle. A ces paroles, le peuple stupide retrouva, avec sa haine, un peu de colère contre les Latins et leurs empereurs faits par eux. Bientôt quelques soldats flamands provoquèrent les juifs dans leur synagogue ; les Grecs prirent parti pour les juifs, et au milieu du désordre un second incendie s'éleva, qui parcourut un espace de deux lieues et dura huit jours. Enfin le jeune Alexis renonçait aux habitudes grecques ; il vivait dans le camp des Latins, et prenait le bonnet de laine des matelots de Venise, Ses ministres rassemblaient avec rapacité de quoi payer les Latins. On se souleva. Alexis Deccas, surnommé Murzuffle à cause de ses sourcils rapprochés, se faisait aimer de la multitude par ses plaintes hardies, et pourtant il était le Favori du jeune Alexis. Pour le perdre, il lui conseilla de rompre avec les Latine. Les Latina, par leur seul aspect, firent reculer l'armée de Murzuffle, et poussèrent le cri de guerre.

Des députés de la Palestine arrivèrent en ce moment ; ils rapportèrent que des croisés flamands et champenois avaient été dispersés par les Turcs d'Alep, qu'une Famine était venue de l'Égypte en Syrie, et que des maladies contagieuses avaient dévoré jusqu'à deux mille chrétiens eh un jour dans la ville de Ptolémaïs. Les croisés cependant ne promirent leurs secours qu'après s'être vengés des Grecs ; ils disaient en montrant les murs de C. P. : voici le chemin du salut, voici la route de Jérusalem. Ils réclamèrent une seconde fois l'exécution du traité. Les empereurs stupéfaits du ton fier des Latins lancèrent pendant la nuit des vaisseaux de feu grégeois contre la flotte vénitienne. Les Latins s'en délivrèrent ; Murzuffle, chargé de leur porter des propositions, soulève le peuple. La multitude animée veut faire un empereur nouveau ; elle offre le trône à qui porte un vêtement de pourpre, en criant : Tu en as l'habit, sois notre empereur[17]. Enfin elle choisit Nicolas Canabé ; Isaac rendait l'âme en ce moment. Alexis appelle les Latins à son aide, puis leur fait dire qu'il n'est plus libre de les recevoir. Dans cette confusion, Murzuffle saisit Alexis, le jette dans un cachot et se fait couronner dans Sainte-Sophie. Canabé avait disparu.

Murzuffle, pour se maintenir, essaya par une perfidie d'attirer les Latins dans un piège. Dandolo, trop prudent pour s'y laisser aller, se disposa à la guerre. Murzuffle, prêt à la résistance, anima tous les citoyens, essaya de couper les vivres aux Latins, et de brider leur flotte. Dans une des attaques, il perdit l'étendard de la Vierge et la consternation commença. Cependant l'usurpateur élevait des murs, les couronnait de galeries à plusieurs étages d'où les soldats devaient lancer les flèches, et agiter toutes les machines. Les croisés se préparaient en partageant d'avance la conquête ; le chef qu'ils choisiraient devait avoir le quart de l'empire ; les villes et les terres, butin de cette guerre, seraient partagées entre les Vénitiens et les Français, sous la condition de l'hommage à l'empereur. Ils attaquent par mer et sont repoussés à cause de leurs péchés ; au second assaut plusieurs tours sont escaladées, et trois portes s'écroulant sous les coups du bélier, la multitude chasse Murzuffle de la colline qu'il dominait comme un géant. Les croisés mettent le Feu au quartier qu'ils ont envahi, et la nuit seule sépare les combattants.

Murzuffle s'était enfui avant la défaite entière des Grecs. Ceux qui voulaient encore se défendre Sous un chef, étaient incertains entre Théodore Duras et Théodore Lascaris, quand les trompettes des croisés se font entendre ; tout fuit, le feu gagne ; les croisés sont maîtres de C. P. Ô ville, ô ville, s'écrie Nicétas, œil de toutes les villes, célèbre dans tout le monde, spectacle surhumain, est-ce ainsi que tu as reçu de la main du seigneur le calice de l'amertume. Quel éloge dois-je te faire ? Faut-il répéter les douleurs de Jérémie sur l'antique Sion ? Ô mère féconde, ô toi revêtue jadis de la pourpre impériale, maintenant salie et profanée, et privée de tes vrais enfants[18]...... Nous allions en exil pleurant, et semant nos larmes comme des semences. Le patriarche nous précédait, sans or dans sa ceinture, sans bâton, sans souliers, couvert d'une simple tunique..... Et nos ennemis se livraient aux délices du luxe. Sans nécessité, mais pour nous outrager, ils se promenaient vêtus de laticlaves, ils plaçaient nos mitres de lin aux têtes de leurs chevaux, et les bandelettes blanches qui retombent en arrière, ils les attachaient au cou de ces animaux qu'ils montaient fièrement dans la ville ; d'autres portaient des plumes à écrire, des encriers, des tablettes, pour se moquer de nous comme de scribes[19].

Il est vrai que la bravoure grossière et dédaigneuse des hommes de l'Occident, ménageait peu les restes décrépits de cette civilisation si vantée. Qu'avaient-ils à admirer dans une statue de bronze de Junon ou de Pâris tenant la pomme ? Beaucoup de monuments d'art périrent dans ces jours-là ; ce qu'il faut surtout regretter, ce sont ces historiens alors complets, et qui ne nous sont parvenus qu'en lambeaux ; un Polybe, un Appien, vingt discours de Démosthène que l'on ne connait plus. Les Vénitiens sauvèrent pourtant quatre chevaux de bronze, apportés de Corinthe à Rome par Mummius, de Rome à Byzance par Constantin, et qui s'en allèrent à Venise décorer la place de Saint-Marc. Longtemps après, la guerre les enleva encore de Venise, et sous nos yeux les y a reportés, compagnons inévitables de la fortune, et déserteurs des vaincus. Mais ce qui paraissait le plus précieux, c'étaient les richesses qui s'évaluent en monnaie, les dépouilles brillantes d'or ; et ils en eurent autant qu'il leur plut ; jamais, dit Villehardouin, on n'avait tant gagné dans une seule ville. Les Vénitiens réclamèrent et obtinrent le complément de la somme promise par les croisés.

Ils avaient pris aussi des reliques. Dandolo, ayant reçu un morceau de la vraie croix que Constantin faisait porter devant lui à la guerre, en fit présent à sa patrie ; un prêtre de la Picardie rapporta à la cathédrale d'Amiens les têtes de Jean-Baptiste et de saint Georges. Baudouin prit la couronne d'épines, et envoya un autre morceau de la vraie croix à Philippe-Auguste. Enfin, on partagea le pays ; douze électeurs, six nobles vénitiens, et six ecclésiastiques français, furent chargés de choisir entre Dandolo, le marquis de Montferrat, le comte de Flandre ; mais les Vénitiens eux-mêmes repoussèrent Dandolo, pour ne pas livrer à un citoyen de Venise, les conquêtes de la république ; ils repoussèrent aussi le marquis de Montferrat, dont les possessions italiennes n'étaient pas éloignées de Venise, et ils demandèrent Baudouin, dont la présence entretiendrait, sur le sol de la conquête, les nations belliqueuses des Flamands et des Français. En conséquence, les croisés étant assemblés devant le palais de Bucoléon, à l'heure de minuit, l'évêque de Soissons cria à tous : Cette heure de la nuit qui vit naître le Sauveur du monde, donne naissance à un nouvel empire ; sous la protection du Tout-Puissant, vous avez pour empereur Baudouin, ceinte de Flandre et de Hainaut.

Les Vénitiens, du reste, avaient eu soin de se faire un lot qui valait mieux que la couronne ; ils avaient pris d'abord la moitié de C. P., les Cyclades et les Sporades, les îles et la côte orientale du golfe Adriatique, les côtes de la Propontide et du Pont-Euxin., les rives de l'Hèbre et du Vandas, les villes de Cypsèle, de Didymotique, d'Andrinople, les contrées maritimes de la Thessalie. La Bithynie, la Romanie ou Thrace, Thessalonique, la Grèce depuis les Thermopyles jusqu'au cap Sunium, et les grandes îles de l'Archipel, avaient été données aux Français. Les terres situées au delà du Bosphore étaient devenues un royaume avec l'île de Crète, pour le marquis de Montferrat. Boniface préféra la province de Thessalonique, et céda la Crète aux Vénitiens pour trente livres pesant d'or ; en même temps, le comte de. Mois, duc de Bithynie et de Nicée, devait régner au delà du Bosphore. Toutefois, les Grecs n'étaient pas entièrement détruits. Murzuffle avait fui, on lui avait crevé les yeux, et on l'amena à Baudouin ; il y avait sur la place du Taurus une colonne, une des plus hautes qu'on eût vues, sur laquelle étaient gravées des figures, entre autres celle d'un empereur précipité en bas. Les barons y firent conduire Murzuffle, et pensèrent qu'il fallait lai faire faire le saufs du haut en bas. Mais Théodore Lascaris, réfugié dans la Bithynie, y fondait l'empire de Nicée. Un petit-fils d'Andronic créa l'empire de Trébizonde qui devait survivre à celui de C. P. Michel l'Ange Comnène relevait le royaume d'Épire. Léon Sgurre, maître de Napoli, dominait dans la Grèce propre ; il rut h moins heureux de ces Grecs. Boni jase, établi enfin à Thessalonique, descendit, au midi, commença par la Thessalie, et prit Larisse. Les chevaliers franchirent les Thermopyles, chassèrent Sgurre de la Béotie et de l'Attique, et Villehardouin fit reconnaître l'autorité des Latins dans le Péloponnèse ; il n'y eut que le santon de Lacédémone qui résistât. Aussitôt s'élevèrent des seigneurs d'Argos, de Corinthe, des sires de Thèbes, des dues d'Athènes, des princes d'Achaïe ; tous rendaient hommage à l'empereur de C. P.

Enfin la conquête était sanctionnée par le pape lui-même. Les lettres de Baudouin, les protestations du marquis de Montferrat, avaient adouci le juste ressentiment d'Innocent III. Dandolo, après son ambition satisfaite, se mettait à genoux devant cette puissance qu'il avait méconnue. Le pape réprimanda encore, refroidis aux. croisés l'amour des richesses de la terre, et leur promit le pardon du Seigneur sils accomplissaient leur vœu. Il cassa plusieurs dispositions vexatoires pour les Grecs, et envoya des prêtres latins. L'interdit jeté sur Venise, depuis l'expédition de Zara, fut levé par le légat Pierre de Capoue (1205).

 

II

Les usages de l'Occident avaient remplacé à C. P. les usages des Grecs. Villehardouin était maréchal de Romanie ; Dandolo portait les brodequins rouges des princes impériaux ; les Vénitiens s'appelaient seigneurs d'un quart et demi de l'empire romain ; le résultat de la croisade n'avait pas été pour les chrétiens de la Palestine. L'empereur Baudouin envoya aux habitants de Ptolémaïs les chaînes du port de Constantinople, en témoignage de sa conquête, et en signe d'amitié ; il n'eut pas même le temps d'en faire davantage. Ses ennemis intérieurs étaient les Grecs vaincus, humiliés de leur dépendance, aigris encore par le caractère altier des Latins, et toujours prêts à l'intrigue et aux conspirations. Ses ennemis extérieurs étaient en Asie Théodore Lascaris, en Europe les Bulgares, et Joannice, leur roi. Il fit battre Lascaris, déjà mettre de Nicée, de Pruse, et de la Bithynie, par son frère Henri de Hainaut, et par les Arméniens, peuple non moins brave qu'acharné à la ruine des Grecs ; il devait succomber sous les coups des Bulgares. La faveur dont il affecta d'honorer le grec Branas, le seul noble de cette nation qui fit l'ami des Franks, parut à tous les autres un défi. Plusieurs se retirèrent chez Joannice, et le trouvèrent profondément irrité d'un affront que l'empereur lui avait fait ; le roi bulgare demandant l'alliance de Baudouin, avait reçu pour réponse qu'il ne pouvait traiter d'égal à égal avec un empereur, qu'il devait se reconnaître vassal. Joannice unissant sa haine à celle des réfugiés, leur conseilla de retourner dans teint patrie d'animer secrètement leurs compatriotes an massacre des Latins, et leur promit main-forte pour l'exécution Un vaste complot s'organisa, et le massacre des Latins ayant commencé, Joannice survint et occupa Andrinople. Baudouin se latta de rappeler son frère d'Asie, mais sans l'attendre, il courut à la rencontre des Bulgares, fut vaincu et pris (1205). On se peindrait difficilement la terreur que répandit cette nouvelle ; sept mille Latins retournèrent aussitôt en Occident sur les vaisseaux de Venise Henri de Hainaut, obligé d'interrompre sa guerre contre Lascaris, apprit tout à la fois en arrivant, la captivité de son frère et le massacre des Arméniens, ses, alliés, qu'il avait laissés en Asie. Rien n'arrêtait plus les ennemis des Franks ; Lascaris prenait le nom d'empereur ; Joannice aspirant au même titre, que lui avaient promis les conjurés, ne laissait aux héritiers de Baudouin que Constantinople, Redeste et Selymbrie. Dandolo mourut dans le même temps ; et le marquis de Montferrat, attaqué à son tour, vit ses sujets, victimes de la mauvaise foi des barbares, emmenés captifs malgré les capitulations qui leur assuraient la liberté, et la ville de Philippopoli, la troisième de l'empire, brûlée et démolie. Henri de Hainaut voulait reprendre Andrinople ; il attira sur lui de nouveaux efforts de Joannice, et de nouvelles perfidies des Grecs, toute la Thrace fut ensanglantée ; les Bulgares poussant quelquefois jusqu'aux portes de Constantinople, y entraient par petites troupes, tuaient rapidement ceux qu'ils rencontraient, et disparaissaient avant qu'on eût le temps de les poursuivre. Innocent III, dont la suprématie spirituelle était enfin reconnue par les Bulgares, ne chercha pas moins vainement à ralentir leur fureur. Saint père, lui répondit Joannice, ils m'ont contraint à la guerre malgré moi, ils m'ont dit que j'avais usurpé sur l'empire le pays où je règne. Qu'ils sachent que je possède mon royaume à plus juste titre qu'ils ne possèdent leur empire. J'ai recouvré le domaine de mes ancêtres ; l'État que ces Franks ont envahi, quand leur avait-il appartenu C'est de vos mains que j'ai revu ma couronne ; de quelle main le prétendu empereur tient-il la sienne ? J'ai reçu de votre sainteté l'étendard de saint Pierre, et c'est avec cet étendard que je combats des infidèles qui n'ont de chrétien que la croix qu'ils portent sur les épaules. Le pape réclamait la liberté de Baudouin : Je la lui aurais accordée volontiers, répondait Joannice, s'il n'était pas mort. En effet, le barbare avait tué l'empereur, et le bruit se répandit que d'atroces tortures avaient assouvi sa vengeance ; mais on refusa longtemps d'y croire, et quelques années après, un vieillard se présenta en Flandre, se disant Pavin, père de la comtesse Jeanne, qui régnait alors ; la comtesse ne le reconnut pas, le fit juger comme imposteur, et le condamna à mort, malgré le peuple qui la regarda elle-même comme parricide. Cependant Joannice avait préparé dans sa victoire même la cause d'une retraite honteuse. Ses amis ne l'avaient pas appelé pour qu'il versât leur propre sang ; quand ils virent qu'il n'épargnait pas plus les Grecs que les Latins, qu'il réduisait en esclavage des multitudes, et les envoyait défricher ses forêts, ils se tournèrent contre lui ; et rapprochés de Henri de Hainaut par les conditions favorables qu'ils en obtinrent, ils obligèrent les Bulgares à regagner le Danube.

Henri de Hainaut fut proclamé empereur à la place de son frère (1206) ; de moindres dangers menacèrent son trône, mais ses embarras ne furent pas moins multipliés. Il fallut d'abord repousser une nouvelle invasion des Bulgares ; il y gagna quelque gloire en délivrant la Thrace, en reportant la guerre en Bulgarie, en humiliant Joannice dans ses propres États. Il assura même sa frontière du nord après la mort de cet ennemi lorsqu'il imposa la paix au nouveau roi, et obtint la fille de Joannice pour femme. Une trêve le délivra, au commencement, des attaques de Théodore Lascaris ; mais celui-ci, maitre de la Bithynie, de la Lydie, des côtes de l'Archipel jusqu'à Éphèse, et d'une portion de la Phrygie, siégeait à Nicée, véritable empereur, craint de l'empereur de Trébizonde, et appuyé de l'alliance du sultan d'Iconium. Henri ne s'accordait pas avec le pape Innocent III ; il semble en vérité que la terre grecque porte malheur à quiconque y met le pied ; les Latins s'étaient obstinés à reconquérir Constantinople, pour replacer l'église grecque sous la suprématie du Saint-Siège, et l'empereur frank résistait maintenant au pape comme les Grecs. Il avait aussi à régler la succession de Boniface de Montferrat, et à contenir l'ambition impérieuse des marchands de Venise. Boniface avait été blessé à mort dans une bataille contre les Bulgares ; il avait partagé entre ses deux enfants ses États d'Italie et de Grèce ; le tuteur, chargé d'administrer la province de Thessalonique, aurait usurpé la propriété de la Thessalie, si l'empereur, par une ruse peu honorable, ne se fût saisi de sa personne. Les Vénitiens s'étaient fait une part dans le gouvernement ; le consentement de leur bayle (défenseur) était nécessaire, pour que l'empereur pût apporter quelques modifications aux lois jurées à son avènement ; ils voulaient encore perpétuer dans leur nation la dignité de patriarche de C. P. Après la mort de Thomas Morosini, leur compatriote, ils s'assemblèrent en armes dans Sainte-Sophie, et forcèrent l'élection d'un autre Vénitien ; les réclamations de l'empereur ne prévalurent que par l'autorité d'Innocent III. Vers la fin de son règne, Henri, irrité des vexations dont les Français d'Asie Mineure étaient l'objet, passa l'Hellespont, et par des ravages rapides força l'ennemi à lui céder une partie de la Mysie (1214). Henri de Hainaut mourut en 1216.

Un interrègne de plusieurs années suivit sa mort. On avait élu à sa place son beau-frère, Pierre de Courtenay. Ce prince résidait en France ; il accepta et, après s'être fait couronner à Rome, il envoya devant lui à C. P. sa femme Yolande. Lui-même s'était engagé à rendre aux Vénitiens la ville de Durazzo, envahie par le second despote d'Épire, Théodore l'Ange Comnène. Transporté sur une flotte vénitienne devant cette ville, il l'assiégea inutilement, il essaya ensuite de se faire un chemin à travers les montagnes d'Albanie, fut pris par le despote et resta en prison jusqu'à sa mort. Sa femme, qui jusque-là avait exercé la régence, ne pouvait plus garder l'autorité ; on élut Robert de Courtenay, second fils de Pierre. Ce nouvel empereur arriva à Constantinople au moment où la mort de Théodore Lascaris laissait l'empire de Nicée à Jean Ducas Vatace, le plus redoutable ennemi des Franks (1222).

Tandis que les résultats de la quatrième croisade se perdaient dans toutes ces misères, que devenaient les colonies chrétiennes de Syrie ? Dans les premières années du treizième siècle, les calamités naturelles avaient combattu pour les chrétiens ; une famine (1200), une peste (1201), ensemencèrent l'Égypte de cadavres ; en 1202 un tremblement de terre jeta les poissons sur le sol et entr'ouvrit le Liban. On ne se faisait plus la guerre que par escarmouches. Malek-Adhel lui-même arrivait déjà à cette décadence orientale qui n'épargne guère la troisième génération. Il s'enfermait loin des yeux du vulgaire, le visage toujours couvert d'un casque, ou dans le fond de son palais, n'admettant les ambassadeurs qu'après trois jours d'attente[20]. Cependant l'infatigable Innocent IH veillait à la délivrance des saints lieux ; le roi Amaury II et sa femme Isabelle étant morts, il ne restait pour héritier qu'une jeune princesse, fille d'Isabelle et de Conrad de Tyr ; les barons du royaume de Jérusalem lui cherchèrent par toute l'Europe un mari qui fût un brave, capable de les défendre, et la donnèrent à Jean de Brienne, qui arrivait en Syrie et annonçait le départ prochain d'une nouvelle croisade. On pouvait bien l'espérer à voir Innocent III agiter l'Europe. A tous les péchés, à tous les crimes, il n'imposait qu'une pénitence, le voyage d'Orient. Ses prédications n'ayant abouti qu'le une croisade d'enfants (1212) qui s'embarquèrent à Marseille et furent vendus aux infidèles, il les recommença plus ardemment. Ses lettres arrivèrent à tous les évêques pour la convocation d'un concile à Rome, aux princes musulmans pour leur ordonner de rendre Jérusalem, aux princes chrétiens pour les animer au combat. Il avait destiné aux guerres saintes le dixième de son revenu et de celui des cardinaux ; il invitait les prélats, les habitants des villes et les campagnes à fournir un certain nombre de guerriers, et à les entretenir pendant trois ans. Il révoquait des indulgences accordées à ceux qui feraient la guerre aux Albigeois, ou aux musulmans d'Espagne désormais, anéantie par la victoire de Tolosa. Le cardinal Pierre de Courçon, Jacques de Vitry, l'archevêque de Cantorbéry prêchèrent la croisade ; Jean sans Terre prit la croix. Le roi d'Allemagne Otton IV, frappé de l'excommunication, vit s'élever pour compétiteur le pupille d'Innocent III, Frédéric II, qui promit à son tuteur d'aller vaincre en Palestine. Enfin le concile s'ouvrit à Rome. L'Orient et l'Occident y siégèrent sous la présidence du pape ; les patriarches de C. P. et de Jérusalem avec cinq cents évêques ou abbés latins, les députés d'Antioche et d'Alexandrie, avec les ambassadeurs d'Allemagne, de France, d'Angleterre, de Hongrie ; le pape y jugea le monde entier, les musulmans vainqueurs et les chrétiens qui ne savaient pas entendre les plaintes de Jérusalem, les Albigeois et leurs erreurs, et les mœurs corrompues de cet Occident, qui dansait, donnait des tournois, et s'étourdissait dans les plaisirs. Tous sortirent du concile pour préparer la guerre sainte par le rétablissement de la paix entre les chrétiens. Le pape vint en Toscane pour réconcilier Pise et Gênes ; les troubadours ne chantaient plus leurs dames, ni la chevalerie ; ils chantaient sur un ton de douleur les souffrances de Jésus-Christ, la captivité de Jérusalem, ils chantaient le pape lui-même : Nous avons un guide sûr et valeureux, le souverain pontife Innocent.

Il avait dit en effet qu'il prendrait lui-même la croix ; la mort le frappa au milieu de son œuvre inachevée (1216) ; Honorius III fit la cinquième croisade. Les rois avaient pris la croix ; Frédéric II donna l'exemple du retard ; un seul roi partit, André Il de Hongrie ; d'autres croisés d'Allemagne surtout s'embarquèrent à Brindes, à Gênes et à Marseille ; ils entraînèrent à Ptolémaïs Hugues de Lusignan roi de Chypre, et quand on vit en Palestine les trois rois de Chypre, de Hongrie et de Jérusalem, les musulmans effrayés déclarèrent que jamais les chrétiens n'avaient été si nombreux. Mais Malek-Adhel les rassura ; il ne régnait plus ; il avait cédé l'Égypte à son fils Malek-al-Kamel, Damas à Chaffeddin (Corradin), aux autres Bosra, Baalbec, la Mésopotamie. Il les visitait tour à tour, les instruisait de ses conseils ; il leur dit que l'armée chrétienne se dissiperait comme les orages du Liban, et quand les chrétiens eurent en vain essayé de conquérir la Forteresse du Thabor, la discorde se mit entre eux ; le roi de Chypre tomba malade ; celui de Hongrie revint dans ses États.

Cependant les peuples ne s'abattaient pas si vite que les rois ; une parole d'Innocent III était dans le cœur des peuples ; il avait désigné l'Égypte aux armes chrétiennes, et ce centre nouveau de la puissance musulmane eût entrainé dans sa ruine les puissances de Syrie et délivré Jérusalem. Des croisés nombreux arrivaient ; sous la conduite du roi Jean de Brienne, du duc d'Autriche et du comte de Hollande, les chrétiens vinrent débarquer en face de Damiette sur le Nil ; cette ville était une forteresse multipliée, double rempart du côté du fleuve, et une tour au milieu du fleuve même, réunie à la ville par des chaînes qui fermaient le passage aux vaisseaux ennemis ; une triple muraille du côté de la terre, une garnison nombreuse, des vivres et des munitions de guerre. La tour du Nil fut attaquée la première, par un énorme château de bois, porté sur deux vaisseaux, partagé en étage pour placer trois cents assaillants, et surmonté d'un pont-levis ; le feu grégeois lancé sur la monstrueuse machine ne retarda qu'un moment l'espérance des croisés ; la tour du Nil céda, et écrasa ses défenseurs en s'écroulant. Il fallait poursuivre sans laisser de respiration à l'ennemi. Malek-Adhel mourut à cette nouvelle, et d'autres croisés débarquèrent en Égypte (1218).

On n'avait plus l'ardeur des premières croisades ; la tour prise, on se reposa ; on attendit l'attaque de l'ennemi pour combattre ; on profita à peine d'une révolte musulmane qui menaça Malek-al-Kamel ; le sultan étant parti, son armée effrayée s'enfuit pour le joindre et les chrétiens traversèrent le fleuve qui les séparait de la ville, afin d'assiéger du côté de la terre. Le retour du sultan et les secours qu'il avait appelés de la Syrie renouvelèrent les combats ; les croisés les supportaient intrépidement, retenaient le sultan loin de la ville, repoussaient de leurs retranchements l'étendard des infidèles, paraissaient eux-mêmes sur les remparts de Damiette, mais les chevaliers et tous ceux qui avaient coutume de combattre à cheval restaient oisifs. Les plaintes de la multitude les tirèrent enfin de leur inaction ; ils combattirent tous et furent vaincus dans une désastreuse journée. Cependant l'arrivée de François d'Assise ranima les cœurs ; l'homme pauvre qui n'avait ni or, ni argent, ni sac pour le voyage, ni sandale, ni bâton, venait discuter contre les musulmans ; il offrait, pour réfuter les infidèles son éloquence, son corps même : il dit à Malek-al-Kamel : Dieu m'a envoyé vers toi pour te montrer la route du salut ; je défie tous tes docteurs ; jette mon corps au feu, il en sortira sain et sauf pour te convaincre d'erreur.

Le sultan ne voulut pas risquer l'épreuve ; des combats continuels l'avaient lassé, il demanda la paix. On pouvait réparer la gloire anéantie des premiers croisés ; le sultan rendait. Jérusalem et tout. son royaume, excepté les Forteresses de Carac et de Montréal pour lesquelles il payerait tribut ; il promettait 200.000 dinars pour rebâtir les murs de Jérusalem, et tous les chrétiens pris depuis la mort de Saladin. Le cardinal Pélage, légat du Saint-Siège, l'y opposa, représenta qu'il fallait d'abord prendre Damiette, et soutint avec une indomptable énergie la guerre qu'il conseillait. Le sultan, obligé de corn-battre, s'efforça inutilement d'introduire des secours dans Damiette les habitants n'étant pas secourus venaient implorer la pitié des croisés, ils appelaient leur ville un sépulcre fermé ; un dernier assaut décida la victoire ; les premiers qui montèrent sur les murs chantèrent le Kyrie eleison, et l'armée répondit par le Gloria in excelcis. Ainsi Damiette fut prise par la grâce de Dieu (1219).

Pélage était justifié. Les musulmans de Syrie et de la haute Égypte abattus recouraient au khalife de Bagdad menacé lui-même par les peuples tartares. Mais la suite montra que Pélage avait eu tort de se fier à une armée impatiente d'en finir, La division reparaissant au milieu des croisés, tous les princes ayoubites prirent les armes ; ils affluaient au camp d'Al-Kamel, qui devint une ville sous le nom de Mansoura (la victorieuse). Pélage, toujours ardent, proposa d'assiéger le Caire, et, en conquérant l'Égypte, de détruire le mal dans sa source. Jean de Brienne eut beau représenter les dangers de cette guerre, sous la chaleur de juillet, Pélage l'emporta par une menace d'excommunication. L'armée chrétienne descendit jusqu'à l'extrémité du Delta, et campa devant la plaine de Mansoura, séparée des musulmans par un canal.

Toutes les forces chrétiennes se brisèrent là. On offrait encore aux croisés les mêmes conditions que devant Damiette. Jean de Brienne voulait accepter ; Pélage ne voulait que combattre un ennemi qui demandait grâce, quand tout à coup les eaux du Nil s'élevant permirent à la flotte musulmane d'entrer dans le fleuve ; les chrétiens perdaient la communication avec Damiette, et la possibilité de marcher sur le Caire. On donna le signal de la retraite ; ce fut un horrible désordre ; une seule nuit dédommagea les musulmans de tous leurs désastres ; les écluses lichées inondaient la plaine ; l'armée chrétienne était enfermée, elle demanda la paix ; les musulmans se donnèrent le cruel plaisir de la refuser ; les chrétiens offraient de rendre Damiette. ; on se moquait de Pélage maintenant réd.uit à supplier. Le sultan fut le plus sage ; il craignit d'attirer une vengeance formidable s'il détruisait une amurer chrétienne ; il accepta Damiette, fit fermer les écluses, rendit la vraie croix ; les chrétiens repartirent laissant du moine à Malek-al-Kamel un empire désolé.

Le cardinal Pélage en s'obstinant à la conquête de l'Égypte, avait compris le véritable moyen de délivrer les saints-lieux., aussi bien que ces autres Latins qui montraient les murs de C. P., en disant : Voici la route de Jérusalem. Il n'avait manqué qu'une chose aux croisés, un chef qui sût les contenir par un commandement respecté de tous. Ce chef, désigné depuis longtemps, n'était pas venu ; c'était Frédéric II, empereur d'Allemagne, roi d'Italie, de Naples et de Sicile. Son nom, le nom des provinces qui composaient son empire, effrayaient les Sarrasins, mais lui-même n'avait d'autre pensée que d'éluder sa promesse. Il avait envoyé à l'expédition d'Égypte le duc de Bavière et le comte de Pouille, et il s'en vantait comme de son vœu accompli. On le pressait pourtant ; on tenta son ambition par l'espérance d'un royaume de plus. Le roi Jean de Brienne venait offrir sa fille Yolande et son héritage au prince qui voudrait le secourir. Les grands maîtres des templiers, des hospitaliers, des teutoniques, le patriarche de Jérusalem, le pape, offrirent ce mariage à Frédéric ; l'empereur accepta, promit de défendre Jérusalem, et consentit à l'excommunication s'il n'accomplissait sa promesse.

Ce vœu solennel, à la face de l'Europe, et reçu par le chef de l'Église, n'amena qu'un résultat inattendu, où Frédéric II se découvrit tout entier. D'abord il fit construire des vaisseaux, et, paraissant plus zélé que le pape lui-même, il reprochait à Honorius le choix des orateurs sans éloquence qui prêchaient la guerre sainte, il envoyait en Allemagne le grand maitre des teutoniques pour appeler aux armes le duc d'Autriche, le landgrave de Thuringe, le roi de Hongrie. Il s'engageait à fournir aux croisés des vaisseaux, des vivres, des armes. Le bruit de tant d'efforts vint jusqu'au Nil et au Jourdain ; les chrétiens d'Égypte espérèrent un vengeur, les Géorgiens un allié. Tout à coup (1225) Frédéric déclara qu'il avait besoin d'un délai, et se le fit accorder de deux ans.

Dans l'intervalle, il se ranima par la pensée du royaume d'outre-mer qui s'offrait à lui ; il épousa Yolande, puis la dédaignant, il se déclara d'avance roi de Jérusalem, sans plus s'inquiéter de son beau-père qui n'était pas mort. On ne voulut pas voir cette usurpation. En satisfaisant son avidité, l'empereur pouvait toujours délivrer les chrétiens, on le pressa plus vivement ; partout la guerre sainte fut prêchée, les croisés affluaient dans la Pouille, lorsque Honorius III fut remplacé par Grégoire IX.

Le nouveau pontife comprit mieux l'âme de Frédéric. La ruse normande, l'impiété musulmane, l'ambition germaine se réunissaient dans cet empereur descendant de Constance de Sicile, et allié des Sarrasins, dont il aimait les mœurs et étudiait la science. Des maladies tourmentaient les croisés rassemblés dans la Pouille, le pape insistait, on partit : Grégoire IX célébra ce départ comme un triomphe de l'Église. Mais il suffit d'une tempête, l'empereur tomba malade et revint au port d'Otrante (1227). Le pape ne voulut écouter aucune justification et l'excommunia.

Il ne s'était pas trompé. Envoyer un pareil prince en Palestine, c'était livrer le royaume de Jérusalem à un ennemi du nom chrétien ; Frédéric réclama contre l'excommunication ; lui qui avait tant tardé, tant résisté aux sollicitations quand le pape voulait son départ, prétendit partit maintenant que le pape no le voulait plus. Ses amis les Sarrasins l'appelaient. La division agitant les fils de Malek-Adhel, l'Égyptien Malek-al-Kamel invitait Frédéric à lui donner secours, par la promesse de céder Jérusalem. L'excommunié saisit une offre si favorable, qui montrerait sans doute, à la confusion du pape, le berceau du christianisme reconquis par un prince retranché du nombre des chrétiens. Il partit donc (1228), sans plus redouter ces ennemis d'Occident dont il s'était fait un prétexte pour ne pas partir. Il ne pouvait pas même prétendre qu'il accomplissait son vœu ; il emmenait vingt galères et six cents chevaliers, il n'y avait pas là de quoi anéantir les Ayoubites le reste en Sicile, sous le commandement du duc de Spolète, devait continuer la guerre contre le pape. Grégoire IX persista dans son ordre, et la voix du chef de l'Église fut comprise des chrétiens d'Orient. Au même moment, Frédéric débarqua à Ptolémaïs, et deux Franciscains annoncèrent aux habitants qu'ils avaient reçu un ennemi de l'Église. Les chrétiens traitèrent le prince hérétique avec mépris, et s'animèrent à repousser de leur tête une domination impie.

Les Sarrasins furent plus commodes : la mort de Charfeddin laissait Malek-al-Kamel à la tête des Ayoubites, et plein de l'espérance d'enlever Damas. Frédéric, campé entre Césarée et Jaffa, lui envoya des ambassadeurs. Le sultan, d'abord, ne répondit pas ; mais bientôt il se radoucit, quand on lui eut fait connaître l'homme de l'Occident, sa science dans la médecine, la dialectique, la géométrie toutes choses qu'il avait apprises des Sarrasins de Sicile. Des conférences savantes s'établirent, dans lesquelles brilla l'émir Fakr-Eddin ; la géométrie d'Euclide, les aphorismes d'Averroès, la philosophie d'Aristote la religion chrétienne et la musulmane, tout fut mêlé dans ces controverses sous les armes. On s'envoyait, d'un camp à l'autre, des problèmes à résoudre. A la fin, on parla pourtant de Jérusalem ; ni l'un ni l'autre n'y mettait une grande importance. Saladin, plus habile, sinon plus croyant, avait impitoyablement gardé Jérusalem, disant que le prophète s'y était reposé dans son voyage céleste ; Malek-al-Kamel ne voyait là que des églises et des maisons en ruine. Les chrétiens avaient péri par milliers pour reconquérir Jérusalem, ou ne pas la céder, parce que le Sauveur y était mort ; et Frédéric, ce chef d'une croisade, qui prétendait l'emporter sur le pape en amour des lieux saints, déclarait que s'il voulait planter son étendard sur le Calvaire et la montagne de Sion, c'était pour conserver l'estime des Francs, et lever sa tête parmi les rois de la chrétienté. Les deux amis s'accordèrent : Malek-al-Kamel envoya à l'autre un éléphant, des chameaux, les productions de l'Inde, de l'Arabie, de l'Égypte, et une troupe de jeunes femmes instruites, selon l'usage de l'Orient, à danser dans la salle du festin.

Chacun trouva des ennemis dans les siens. Les chrétiens protestèrent tous contre Frédéric ; les templiers, les hospitaliers ne le suivaient que de loin ; ils le forcèrent d'abattre son étendard de l'empire, et de donner ses ordres au nom de Jésus-Christ et de la république chrétienne ; ils essayèrent une fois de le jeter dans un lieu d'où il ne sortirait plus, et ensuite de le livrer à Kamel qui refusa. D'autre part, les vrais musulmans accusaient le sultan de trahison. Frédéric et Kasneieler firent pas moins un traité (1229), par lequel Jérusalem, Bethléem, tous les villages situés sur la route de Jaffa à Ptolémaïs étaient rendus aux chrétiens, la mosquée d'Omar conservée aux musulmans dans Jérusalem, et une trêve conclue pour dix ans, cinq mois et quarante jours. Mais la principauté d'Antioche et le comté de Tripoli, États chrétiens, que le mariage de Frédéric ne lui donnait pas, ne furent pas compris dans le traité.

Aussitôt, les musulmans jetèrent des cris de douleur ; mais Kamel n'avait rien à craindre ; l'indignation des chrétiens se montra bien plus funeste à Frédéric. Une mosquée conservée en face du saint sépulcre par un roi chrétien, c'était encore une fois l'abomination de la désolation. L'archevêque de Césarée jeta l'interdit sur Jérusalem, et défendit aux pèlerins d'y entrer. Frédéric y entra avez les barons allemands et les chevaliers teutoniques ; mais les prêtres, gardiens du tombeau, avaient évité son odieuse rencontre ; les images des apôtres et des saints étaient voilées dans l'église de la Résurrection. Nul ne se trouva qui posât de ses mains consacrées la couronne sur la tête de Frédéric. Il crut braver tant de résistance en se couronnant lui-même, et quitta Jérusalem pour se faire reconnaitre à Ptolémaïs ; mais déjà le patriarche de Jérusalem et le clergé avaient jeté l'interdit sur Ptolémaïs tant que l'empereur y demeurerait. Frédéric écrivit au pape pour lui annoncer qu'il avait repris Jérusalem sans effusion de sang. Mais les lettres du patriarche, arrivées en même temps, racontaient cette transaction honteuse, cette mosquée d'Omar laissée debout, ces chrétiens d'Antioche et de Tripoli délaissés. D'un bout du mande à l'autre, Frédéric était montré comme un ennemi de Dieu.

Il avait laissé Malek-al-Kamel s'emparer de Damas, et établir sur la tête des chrétiens de Syrie un poste avancé qui répondrait aux mouvements de l'Égypte. A Ptolémaïs, les prêtres célébraient la messe à voix basse et les portes fermées. On enterrait les morts dans les champs sans prières. Frédéric ne put faire la paix avec les chrétiens pour l'avoir faite avec les musulmans. Dans son dépit, il voulut se venger ; il fermait les portes de la ville, défendait qu'on apportât des vivres aux habitants, et Faisait insulter par ses archers les chevaliers du Temple et de Saint-Jean, et battre de verges les Frères prêcheurs. La nouvelle dune croisade, prêchée contre lui dans ses États par Grégoire IX, le décida a partir ; il laissa à son maréchal, Richard Felinger, le gouvernement de Jérusalem.

 

III

Il vivait pourtant ce petit royaume de Jérusalem, malgré tant de menaces et d'attaques : il avait conservé sa religion pure, en repoussant les secours d'un prince retranché de l'Église. Antioche et Tripoli, réunies dans une seule principauté, vivaient aussi. Mais un danger plus terrible que les Turcs s'était formé dans la haute Asie. Les hordes des Mongols, peuple scythe ou tartare comme les Huns, avaient longtemps erré du nord au sud, vivant de chasse et de la chair des troupeaux ; mais elles n'avaient pu éviter la domination des Tartares Nuitche (partie septentrionale de la Chine). Vers la fin XIIe te siècle, Esoukay-Bahadour commença des conquêtes dont il ne reste qu'une tradition confuse. Vers 1176, son fils, Temoudgin, lui succédant à l'âge de treize ans, fut entouré par la révolte des tributaires il les brisa en quelques batailles, et jeta les chefs rebelles dans soixante-dix chaudières d'eau bouillante. Alors, pour assurer l'obéissance des Mongols, il les rassembla près d'un Fleuve rapide, but une coupe d'eau en leur présence, et jura de partager avec eux le doux et l'amer de la vie. Le khan des Tartares Kéraïtes, chassé par ses sujets, vint demander la protection de Temoudgin. Ce khan était chrétien, de l'hérésie nestorienne ; c'est le prêtre Jean, si célèbre par sa correspondance avec l'Occident[21]. Il fut rétabli, mais il osa méconnaître le bienfait : il tomba aussitôt, et son crâne, garni d'argent, fut gardé comme un monument de la colère de Temoudgin. Une autre fois, l'armée étant assemblée sur les bords du fleuve Amour, divisée en neuf camps, un ermite se présenta et dit : Dieu donne toute la terre à Temoudgin, et ce maitre du monde doit s'appeler Gengiskhan (grand khan). Les Kir guis se soumirent ; les Chinois furent attaqués. Depuis longtemps, dit Gengiskhan au maitre de la Chine, les Chinois appellent leurs souverains fils du ciel, toi, tu n'es qu'un homme, qu'un mortel. Dans une première invasion, la grande muraille fut franchie, quatre-vingt-dix villes prises, et la retraite vendue au prix de cinq cents jeunes hommes et jeunes filles, de trois mille chevaux, et d'étoffes de soie et d'or. Dans la seconde invasion (1216), Pékin fut emporté, et avant que la Chine fût soumise, l'occident de l'Asie fut menacé.

Il y avait là un grand empire, le Kharazm ou Khowaresme, qui comprenait la Perse et la Bukkharie, et s'étendait d'un côté jusqu'au golfe Persique, de l'autre jusqu'aux limites de l'Inde et du Turkestan. Son sultan, Mohammed III, prenait le nom d'Alexandre le Grand. La grande Bukkharie (Sogdiane, Bactriane) était renommée par ses plaines fertiles, la richesse de ses mines, ses belles forêts, ses eaux limpides, et son école pour la jeunesse mahométane dans la grande ville de Bokkhara. Gengiskhan ayant recherché l'alliance du sultan, celui-ci mit à mort les ambassadeurs mongols. La colère des rois, s'écria Gengiskhan, est un incendie, et il en appela à Dieu et à son sabre. Il pria pendant trois nuits sur une montagne, et vint annoncer qu'un évêque chrétien du pays des Igours lui avait promis la victoire. Elle fut complète et mérita aux chrétiens quelque tolérance de la part des Mongols. Gengiskhan entra à cheval dans la grande mosquée de Bokkhara, et jeta le Koran à terre : pendant deux ans, les Mongols ravagèrent si cruellement tous les pays situés entre le mont Aral et l'Indus, qu'il leur a fallu six siècles pour recouvrer leur état florissant. Le sultan Mohammed mourut dans une île de la mer Caspienne.

Gengiskhan détacha ensuite (1223) de son armée Soudaï Bayadour et Tchepnorian, avec ordre de prendre Schamackha et Derbent. Ceux-ci séparent de leurs ennemis les Polowtsi soumettent les Yasses et les Kassogues, et donnent des lois à sept peuples des bords de la mer d'Azof et déjà pénètrent en Russie. Gengiskhan préparait une troisième expédition contre la Chine quand il mourut (1227). Son fils Octaï lui succéda. Reconnu pour maitre par les Mongols, il répondit à leurs acclamations, désormais ma simple parole me servira de glaive, et il partagea ses landes entre l'Europe et l'Asie : son fils Gaïouk et son neveu Batou s'élancèrent sur la Russie. Son général Soudaï envoyé contre les Chinois emportait l'ordre formel de les exterminer. Sa désobéissance sauva la vie à 1.400.000 familles ; mais le souverain des Nuitche, après deux ans de résistance dans Juning-Fou, se brûla lui-même, quand il n'eut plus que cette ressource d'échapper aux mains du vainqueur (1232).

Les expéditions des Mongols en Russie, en Pologne, en Hongrie, nous occuperont ailleurs (voyez ch. XXIII). Ici nous ne présentons que leurs rapports avec les chrétiens de la Palestine, les dynasties musulmanes et les empires de Nicée et de Constantinople. Quelque épouvantable que fût cette invasion, on parut d'abord s'en inquiéter peu à l'occident de l'Europe. Le roi de France saint Louis disait à sa mère : Placez votre confiance en Dieu ; si les Tartares viennent jusqu'à nous, ils nous enverront en paradis ou nous les enverrons en enfer. L'évêque de Worcester disait dans le même sens : Laissons ces chiens se dévore, entre eux, et la paix du Seigneur s'établira sur leurs ruines. Ce fut bien moins la crainte des Mongols, que les nouveaux dangers de l'empire de C. P. et de la Palestine qui réveillèrent les idées de croisade.

Robert de Courtenay avait été reconnu empereur de Constantinople en 1222. Aussitôt le despote d'Épire, Théodore l'Ange Comnène, assaillit à la fois les Vénitiens, les Français, et le royaume de Thessalonique. Le fils de Boniface, Démerius, se hâta d'aller chercher du secours en Italie ; il livra ses États par cette absence, et le despote se fit proclamer empereur. Robert ne réclama pas ; il espérait qu'une croisade viendrait d'Occident contre l'usurpateur, et il se préparait à la guerre contre Jean Ducas Vatace, le second empereur de Nicée. Deux Lascaris, accueillis à sa cour, lui parurent mériter sa confiance par la haine qu'ils portaient à Vatace, et il les mit à la tête de son armée. Ses espérances furent trompées ; les Lascaris, vaincus et pris, furent privés des yeux, et les conquêtes de Henri de Hainaut, en Asie, furent perdues. L'empereur de Nicée aborda dans la Chersonèse, fit occuper Lesbos par sa flotte, et introduisit des troupes dans Andrinople. Cette ville lui fut ravie par la ruse du despote d'Épire ; ce fut ce qui sauva l'empire franc ; il fit un traité avec Robert qui ne laissait à celui-ci que la ville de C. P., et la presqu'île qui s'étend depuis la pointe du golfe de Nicomédie, jusqu'au Pont-Euxin, et il observa ce traité pendant neuf ans (1225).

Rien n'est comparable aux calamités qui distinguèrent le règne de Baudouin II, frère et successeur de Robert (1228). Cet empereur de dix ans avait besoin d'un tuteur ; on désigna Jean de Brienne, le royal aventurier qui par son mariage avait acquis la royauté de Jérusalem, et qui par la promesse de marier sa fille à Baudouin, acquit la régence de C. P. avec le nom d'empereur. Jean de Etienne, âgé de quatre-vingts ans, mais encore plein d'énergie, dirigeait dans la Pouille la guerre prêchée par le pape Grégoire IX c'était un beau spectacle que ces deux vieillards indomptables malgré le poids de l'âge, aussi actifs et plus redoutés que le puissant empereur d'Allemagne leur ennemi. On espérait beaucoup du tuteur de Baudouin II ; malheureusement il tarda à venir ; pendant ce retard, une guerre cruelle s'engagea entre le roi des Bulgares Asan II, et Théodore, despote d'Épire. Asan vainqueur creva les yeux à son ennemi, acquit la plus grande partie de sa despotie, et ne laissa que Thessalonique au frère de Théodore. Cet accroissement du barbare était une nouvelle menace à l'empire franc. Brienne arrivant enfin perdit, contre l'attente générale, deux années à faire des préparatifs, et au lieu des Bulgares, il s'en alla en Asie provoquer Vatace ; celui-ci refoula l'invasion française en Europe, et fit alliance avec Asan. Les deux amis après avoir tout soumis sur leur passage, se rejoignirent Mats les murs de C. P. Un premier siège étant repoussé, ils reparurent l'année suivante (1236) avec de plus grandes forces les Bulgares avaient construit des vaisseaux, et les attaquaient par mer. Le courage des assiégés, l'habileté maritime des Vénitiens, des Pisans et des Génois délivra une seconde foie la ville ; mais l'ennemi s'éloignant des murs restait dans les environs. On ne pouvait cultiver les terres ; le pain manquait ; ceux qui étaient chargés de veiller sur les murs, s'échappaient pendant la nuit. Brienne envoya son pupille en Occident réclamer les secours de la chrétienté ; lui-même il voulait demeurer à C. P. pour rassurer les habitants, leur fournir des vivres, veiller sur l'ennemi ; il succomba à ce travail. La misère s'accrut après sa mort (1238). On fit de la monnaie avec le plomb des toits d'églises ; on engagea pour une somme considérable aux Vénitiens la couronne d'épines.

Cependant Baudouin II avait été bien accueilli par Grégoire IX ; le pontife avait publié une croisade pour sauver C. P. et ordonné aux prélats de France de faire restituer au jeune empereur ses domaines de Flandre usurpés. Un grand nombre de seigneurs prirent la croix. Soixante mille hommes ore dirigèrent vers C. P. Asan, brouillé avec Vatace, puis effrayé de quelques malheurs domestiques, avait rendu au despote Théodore la liberté et le droit de reprendre Thessalonique ; et il restait en repos dans son royaume. Les Cumans vaincus et dispersés par les Mongols offraient leurs services à Baudouin ; ils cimentaient leur alliance par leur plus grand serment, donnant leur sang à boire aux envoyés impériaux, et sabrant un chien avec cette imprécation : Ainsi soit hachée celle des deux nations qui violera la foi jurée. Vatace ne pouvait tenir contre tant d'ennemis : il traitait déjà avec Baudouin, lorsqu'une irruption des Mongols le rappela en Asie. Ces barbares, maitres de l'Arménie, envahirent en 1241 la Sultanie d'Iconium, et assujettirent au tribut le sultan Gaïatheddin Kaikosrou l'empire de Nicée trembla pour lui-même, et cessa un moment d'inquiéter l'empire franc.

L'indolent Baudouin II perdit par trop de confiance toutes ses ressources ; Vatace était un prince habile ; il encourageait, dans son empire, la culture des terres ; il n'exigeait point d'impôts ; le revenu de ses domaines suffisait à son trésor ; pour réprimer la mollesse, il faisait des lois somptuaires, et pour en assurer l'exécution, il défendait sous peine d'infamie, l'importation des étoffes étrangères. La trêve conclue avec lui allait expirer. Baudouin repassa en Occident et sollicita l'appui du pape Innocent IV ; il assista au concile général de Lyon (1244).

Pendant plusieurs années on avait, pour ainsi dire, oublié Jérusalem et les autres États de Palestine. Après le départ de Frédéric II, les barons avaient refusé l'obéissance au maréchal de l'excommunié ; ils restaient sans chef, sans unité, en proie au premier occupant, Lorsque Baudouin II sollicita pour lui-même l'intervention de Grégoire IX (1238), quelques croisés sons la conduite de Thibaut de Champagne passèrent en Palestine. Malek-al-Kamel venait de mourir ; son héritage, divisé selon la coutume, avait rendu Damas au sultan dépouillé par lui, et donné l'Égypte à son propre fils Malek-Saleh-Nodgemeddin. Thibaut de Champagne rompit la trêve conclue par Frédéric II ; il se fit battre entre Ascalon et Joppé, et perdit Jérusalem. Raoul, seigneur de Cœuvres, gendre de l'ancien roi Henri de Champagne, vint ensuite régner pendant un an (1240) ; Richard de Cornouailles après lui conclut un arrangement avec les Ayoubites, par lequel Jérusalem, Ascalon et Tibériade furent rendues aux chrétiens. Cette facilité des musulmans, cette paix entre les deux religions qu'une imprudence avait seule troublée, explique suffisamment pourquoi le sort de Jérusalem n'inquiétait plus l'Occident. Tout à coup un nouveau désastre ranima l'ancien zèle. Une invasion des Mongols avait préservé l'empire de Constantinople ; un autre succès du même peuple attira sur Jérusalem de nouvelles douleurs. Djelaleddin, fils du sultan Mohammed Alexandre, essaya de rétablir l'empire du Khowaresme. Attaqué par le successeur d'Octaï, il succomba plus vite encore que son père, et périt dans une bataille. Les Khowaresmiens poursuivis sans relâche par les Mongols, prirent, sous la conduite de Barkakan, la route de l'ouest. Ils fuyaient en soumettant chaque peuple qu'ils trouvaient sur leur passage pour l'abandonner et fuir encore. On n'avait qu'un mot à leur dire avant de livrer bataille : Vous vaincrez ou vous mourrez. L'Euphrate les vit traînant des multitudes d'hommes et de femmes, et suivis de dépouilles sur des chariots. Ils atteignaient l'Oronte au moment où les musulmans de Syrie annonçaient l'intention de conquérir l'Égypte ; pour détourner cet orage, Nodgemeddin invita les Khowaresmiens à envahir la Syrie, et à écraser tout à la fois les musulmans et les chrétiens.

Les Khowaresmiens traversèrent rapidement la Galilée, et annoncèrent, par des flammes leur arrivée aux habitants de Jérusalem (1244). Les fortifications, à peine relevées, ne donnaient aucune confiance ; on s'enfuit sous la conduite des hospitaliers et des templiers, laissant les malades et quelques fils qui ne voulaient pas abandonner leurs parents infirmes. Les Khowaresmiens, entrant sans résistance, tuèrent le peu d'hommes qui vivaient là ; mais regrettant de tuer si peu, ils rappelèrent les habitants par une perfidie ; le plus grand nombre des Khowaresmiens sort de la ville, quelques-uns y demeurent, élèvent sur les murs l'étendard de la croix et sonnent les cloches. La foule chrétienne qui fuyait vers Jaffa fut ainsi trompée. Sept mille, croyant au miracle, retournèrent sur leurs pas ; mais bientôt ils se virent cernés par l'ennemi revenu ; ils voulaient combattre ; mais sans ordre, sans force, ils furent tous chargés de chaînes. Une troupe de religieuses, d'enfants, de vieillards fut massacrée dans l'église du Saint-Sépulcre ; les tombeaux furent ouverts ; celui du Seigneur fin profané ; la cendre de Godefroi de Bouillon, les reliques des martyrs, tout fut jeté au vent. Les musulmans, qui n'avaient pas moins à craindre, se joignirent aux chrétiens pour combattre les farouches alliés de l'Égypte ; les habitants de Tyr, de Sidon, de Ptolémaïs, réunis en armée, reçurent avec enthousiasme dans leurs rangs le prince musulman d'Émèse, le meilleur des barons du paganisme. Tous ces alliés furent vaincus près de Gaza : la joie du sultan d'Égypte fut complète, les malheureux prisonniers, conduits au Caire, aperçurent aux portes de la ville les têtes de leurs frères tués à Gaza. Les Khowaresmiens donnèrent aux Égyptiens, Jérusalem, Tibériade, tout ce que Richard de Cornouailles avait recouvré ; ils ravagèrent les rives du Jourdain, le territoire d'Ascalon et de Ptolémaïs, et après avoir commencé le siège de Jaffa, ils coururent, à la demande de Nodgemeddin, attaquer Damas ; cette ville prise, ils devinrent suspects, par leurs paroles hautaines, à leur allié lui-même. Le sultan d'Égypte, délivré par eux de ses craintes, n'avait plus besoin de leur secours. Il les attaqua, et les détruisit ; les chrétiens, délivrés des Khowaresmiens, retombaient sous la vengeance de l'Égypte.

Le pape Innocent IV, au concile général de Lyon avait déjà prêché la guerre sainte, en faveur du royaume de Jérusalem et de l'empire de Constantinople ; de grandes sommes furent accordées à Baudouin II sur les biens ecclésiastiques. Le roi saint Loura avait ressenti plus vivement qu'aucun autre prince les malheurs de la sainte cité : il en tomba malade, et tellement fut bas qu'une des dames qui le gardait en sa maladie, cuidant fit outre-passé, lui voulut couvrir le visage d'un linceul, disant qu'il était mort. Mais tout à coup il se réveilla en prononçant ces paroles : La lumière de l'Orient s'est répandue du haut du ciel sur moi, et m'a rappelé d'entre les morts ; puis il demanda la croix et fit vœu d'aller en Palestine. La reine sa mère, que l'espoir de sa guérison commençait à réjouir, retomba dans la tristesse aussitôt qu'elle sut qu'il s'était croisé : Elle mena aussi grand deuil, dit Joinville, comme si elle le veist mort. Saint Louis résista à ses représentations, il réunit à Paris (1245), dans un parlement, les prélats et les grands, et fit prendre la croix à ses trois frères, Robert, comte d'Artois, d'Alphonse de Poitiers, Charles d'Anjou, au duc de Bretagne Pierre de Dreux, au comte de la Marche Hugues de Lusignan, enfin à Jehan sire de Joinville, le fidèle historien d'une vie admirable et sainte. Marguerite de Provence, digne femme de saint Louis, et la comtesse de Poitiers, jurèrent de suivre leurs maris. Des mesures de paix publique ordonnèrent la fin des procès ou une trêve de cinq ans entre les parties ; une ordonnance royale, faite de concert avec le pape, mit les croisés à l'abri des poursuites de leurs créanciers pendant trois ans, et les décrets du concilie de Lyon furent exécutée qui ordonnaient aux églises de livrer au roi pour la guerre sainte le dixième de leurs revenus. L'Europe avait plus besoin encore que la France d'être ramenée à la paix. Le roi d'Angleterre Henri III, aux prises avec les Écossais et les Gallois, redoutait ces barons si formidables à son père ; l'Allemagne et l'Italie se débattaient entre l'empereur Frédéric II, déposé à Lyon par le pape, et Innocent IV qui offrait l'empire à qui voudrait le prendre. Saint Louis s'efforça de tout concilier, il n'y put réussir, et pressa le départ d'une croisade qui devait être toute française, sauf quelques hommes de l'Angleterre. La vertu du chef, la bravoure des chevaliers français furent célébrées par le pape comme une espérance infaillible : dans un second parlement, saint Louis fit jurer à ses nobles : que loyauté ils porteraient à sa famille, si aucune malle chose avenoit de sa personne au saint véage d'outre-mer ; il remit à sa mère, Blanche de Castille, l'administration du royaume, et partit revêtu de l'habit de pèlerin. On ne lui voyait pas, d'étoffe éclatante, ni de fourrure précieuse, et son exemple fit loi, de telle sorte qu'en la voie d'outre-mer, on ne remarqua une seule cotte brodée, ni celle du roi, ni celle d'autrui.

L'empire Frank de C. P. retira peu d'avantages de l'alliance et des prédications du pape : Baudouin II demeura quelques années en Occident, occupé à recueillir les sommes qui lui avaient été accordées. Pendant cette absence, Vatace subjugua une partie de la Bulgarie, et assura sa conquête par un traité. Il retourna ensuite contre Thessalonique, et l'enleva au second fils de Théodore l'Ange qui administrait pour son père aveugle, il prit la forte place de Turulle, qui livrait à son possesseur la Chersonèse de Thrace, et, après avoir remis en prison le despote Théodore, il acquit la plus grande partie de l'Albanie. Il ne s'inquiéta point du retour de Baudouin à C. P., et il laissa ce triste empereur retourner une troisième fois en Occident, ou rejoindre saint Louis en Palestine. Telle était la détresse de la cour de Constantinople, que dans ce voyage en Palestine Baudouin ne put donner à un marchand qui réclamait une dette de cinq cents livres, d'autre caution que la .parole du roi de France (1245-1254).

La première croisade de saint Louis n'eut pas non plus de résultats utiles ; mais elle ennoblit, par de magnanimes infortunes, la dignité du nom chrétien aux yeux des infidèles. Le roi de France s'embarqua à Aigues-Mortes (1248) sur des vaisseaux génois, et arriva à Chypre chez le roi Henri de Lusignan. Il ne s'occupa d'abord de la Palestine que pour terminer les querelles des chrétiens de ce pays et fit voile vers l'Égypte. Selon l'usage, il avait envoyé défier au combat le sultan Malek-Saleh-Nodgemeddin : on dit que le vieux sultan, dont la volonté inclinait à la paix, pleura en recevant cette déclaration. Il connut bientôt quelle était la valeur du pieux roi. Les Sarrasins aperçurent de Damiette, une chose moult belle à voir ; car il sembloit que toute la mer, tant qu'on pouvoit voir à l'œil, fût couverte de voiles de vaisseaux qui eurent nombrés à dix-huit cents, tant grands que petits ; et Louis se jetant à la mer, avec de l'eau jusqu'aux épaules marchait droit à l'ennemi. Les vaisseaux égyptiens eurent coulés à fond par' les pierres lancées des vaisseaux français, et l'armée de terre dispersée à la fausse nouvelle que le sultan venait de mourir à Mansoura. Damiette abandonnée fut prise ; le légat du pape, le roi de France le patriarche de Jérusalem, y entrèrent en procession, et consacrèrent la grande mosquée à la 'Vierge, mère de Dieu. Pendant ce temps, Malek-Saleh furieux condamnait à mort les plus coupables de ceux qui avaient fui ; la perte de Damiette était pour lui une grande calamité.

Les Français passèrent six mois à Damiette, relevant les tours et distribuant la défense. On délibérait sur ce qui restait à faire, que fallait-il attaquer du Caire ou d'Alexandrie ? Le comte d'Artois répondait que, qui veut occire le serpent, il lui doit premier écraser la tête. Mais le roi voulait attendre son frère Alphonse de Poitiers qui devait amener l'arrière-ban de France. Ce retard affaiblit les chrétiens par la discorde, le relâchement des mœurs et le loisir laissé au sultan de réparer Mansoura et d'assembler ses forces. A l'arrivée d'Alphonse, on adopta ravis du comte d'Artois, et l'on se mit en route vers le Caire. La reine les comtesses d'Artois et de Poitiers, demeurèrent à Damiette, tandis que la flotte remontait le Nil, chargée de provisions et de machines. Nodgemeddin venait de mourir, son fils Moatham-Turan-Schah était en Syrie, il ne restait pour commander les infidèles que l'émir Fakr-Eddin, le vaincu de Damiette. A mesure que les Français approchaient de Mansoura, la crainte redoublait chez les infidèles : Accourez, s'écriait Fakr-Eddin, grands et petits ; les Franksque le ciel les maudissesont entrés dans notre paye avec leurs étendards et leurs épées. Cependant l'armée chrétienne arrivait devant le canal d'Aschmoum, entre le Nil à la gauche et Mansoura par derrière. On s'arrêta pour forcer le passage du canal : chaque jour on combattait dans la plaine et sur le fleuve ; mais un grand effroi pour les Français, c'était le feu grégeois dont les infidèles exploitaient le terrible secret. Il n'y avait pas de courage qui ne tremblât devant ce feu ; Joinville avoue ses craintes avec bonhomie.

Ung soir advint que les Turs amenèrent ung engin qu'ils appelaient la perrière, ung terrible engin à mal faire, et le misdrent vis-à-vis des chaz chateilz que messire Gaultier de Curel et moi guettions de nuyt. Par lequel engen ilz nous gettoient le feu grégois a planté, qui étoit la plus orrible chose que oncques james je veisse. Quand le bon chevalier messire Gaultier, mon compaignon, vit ce feu, il s'escrie et nous dist : Seigneurs, nous sommes perdus à jamais sans nul remède ; car s'ils bruslent nos chaz chateilz, nous sommes ars et bruslez, et si nous laissons nos gardes, nous sommes ahontez. Pourquoi je conclus que nul n'est qui, de ce péril, nous peust défendre, si ce n'est Dieu, notre benoist créateur. Si vous conseille à tous que toutes et quantes fois qu'ils nous getteront le feu grégois, que chascun de nous se geste sur les coudes et à genoulz : et crions merci à notre Seigneur en qui est toute puissance. Et tantoust que les Turs gettèrent le premier coup de feu, nous nous mismes acoudez et à genoulz ; ainsi que le preudoms nous avoit enseigné. Et cheut le feu de cette première fois entre nos deux chaz chateilz, en une place qui estoit devant, laquelle avoient faite nos gens pour estoupper le fleuve. Et incontinant fut estaint le feu par ung homme que nous avions propre à ce faire. La manière du feu grégois estoit telle qu'il venoit bien devant aussi gros que ung tonneau et de longueur la queue en durait bien comme d'une demye canne de quatre pans. Il faisoit tel bruit à venir qu'il semblait que ce fust fouldre qui cheust du ciel, et me sembloit d'un grant dragon vollant par l'air, et gettant si grant clarté qu'il faisoit aussi cler dedans nostre ost comme le jour, tant y avoit grant flamme de feu. Trois fois cette nuytée nous gettèrent ledit feu grégois o ladicte perrière ; et toutes les fois que nostre bon roy Saint-Loys oyoit, qu'ils nous gettoient ainsi ce feu, il se gettoit à terre, et tendait ses mains, la face levée vers le ciel, et criait à haulte voix à nostre Seigneur, et disoit en pleurant à grant larmes ; Beau sire Dieu, Jésus-Christ, garde-moi et toute ma gent, et croy-moy que ses bonnes prières et oraisons nous eurent bon mestier.

On traversa enfin le canal, sur l'indication d'un Arabe ; Robert d'Artois avait passé le premier à la tête des templiers, des hospitaliers ; trois cents cavaliers sarrasins prirent la fuite, Le comte d'Artois ne put résister à cette vue ; tandis que l'armée traverse péniblement le canal, il s'élance à ]a poursuite des Fuyards, arrive à leur camp, surprend au bain l'émir Fakr-Eddin, qui, montant à cheval à la hâte et presque nu, rallie les siens. Puis il s'élance vers Mansoura, la trouve déserte et la pille. C'en était fait l'ennemi, si Bibars Bondochar, chef des mameluks, n'eût reconnu le petit nombre des chrétiens ; il plaça les musulmans entre le canal et Mansoura, et entrant dans la ville, il attaqua les croisés qui pillaient le palais des sultans ; et ferma toutes les issues. Le gros de l'armée chrétienne était enfin sur l'autre bord. Louis, armé d'un casque et d'une épée, animait les siens par sa fière contenance, et paraissait le plus bel homme armé qu'on vit jamais. A la nouvelle de la détresse du comte d'Artois, on se mit en mouvement sans ordre, toute la plaine était parsemée de petits combats et résonnait des cris : Montjoie, Saint-Denis, ou Islam, Islam. L'habileté de Bibars faillit l'emporter tout à fait ; laissant à Mansoura assez de forces pour triompher de Robert, il revint vers le canal, en criant que les musulmans étaient vainqueurs et que le roi chrétien ordonnait la retraite. Quelques chrétiens s'enfuirent ; saint Louis, donnant des ordres qui n'étaient point entendus, commanda par l'exemple, se précipita au-devant de l'ennemi et fit reculer Bibars. Il était trop tard ; la valeur du comte d'Artois avait cédé à un combat de cinq heures ; il était tombé couvert de sang et de poussière avec deux cent quatre-vingts templiers, le grand maître du Temple avait échappé, icelui des hospitaliers était mort ; au moins Fakr-Eddin avait succombé aussi.

Le roi, maitre du camp des Sarrasins, le conserva par une grande bataille où il parut au premier rang, malgré le feu grégeois qui couvrait son armure et les harnais de son cheval. Tous dans cette journée payèrent de leur personne. Le comte de Poitiers, pris par les infidèles, fut délivré par les valets d'armées, les ouvriers, même les femmes, armés de haches et de bâtons. Dans la relation qu'il envoya en France, le roi ne dit pourtant que ces mets : Le premier vendredi du carême le camp ayant été attaqué par toutes les forces des Sarrasins, Dieu se déclara pour les Français et les infidèles furent repoussés avec beaucoup de perte. La suite montra qu'il avait été sage dans sa modestie ; une maladie contagieuse envahit l'armée chrétienne ; les cadavres jetaient une odeur de mort, fa Sèvre, la dysenterie épuisaient toutes les forces. Cependant, cette armée, quelque coupable qu'elle fût de mauvaises mœurs, ne se décourageait pas. Personne ne voulait partir la foi était un adoucissement à tous les maux. Joinville malade, entendant la messe de son lit, se leva pour soutenir son aumônier qui allait tomber, et qui acheva, ainsi soutenu, son dernier sacrement. Je ne mourrai pas, disait un autre, que je n'aie vu le roi ; il le vit, et mourut consolé. Mais le roi tomba malade : il ne pouvait plus porter son armure, ni sortir de sa tente.

Moatham-Turan-Schah laissa faire d'abord aux maladies, ensuite il coupa aux chrétiens la communication avec Damiette par une flotte. La famine venant combler tous les maux des croisés, le roi demanda un traité. On proposa au sultan de lui rendre Damiette, en échange de Jérusalem et des places de la Palestine. Le sultan accepta, mais on ne put s'entendre sur les otages ; le roi offrait ses deux frères ; le sultan voulu ale roi lui-même. Saint Louis y aurait consenti sans la magnanime désobéissance des chevaliers qui aimèrent mieux périr, s'il le fallait, que de livrer leur roi. On demeura donc dans la famine, où un mouton se vendait 10 écus, et un œuf 12 deniers. Ceux qui n'avaient pas assez d'argent arrachaient des herbes, des racines, ou mangeaient des poissons, qui peut-être avaient mangé les cadavres jetés dans le Nil. Le roi, le plus ferme de tous, s'occupa enfin de sauver ceux qui restaient. On avait prudemment jeté un pont sur le canal ; les musulmans en auraient empêché le passage, sans la valeur du comte d'Anjou ; on se disposa à retourner à Damiette ; on embarqua sur le Nil, les femmes, les enfants, les malades, plusieurs seigneurs français se mirent sur un gros vaisseau. Le roi malade, se soutenant à peine, refusa de se séparer de son armée, et il se plaça à l'arrière-garde pour partir le dernier. Porté sur un cheval arabe, il n'avait d'autre arme que son épée. On avait oublié de rompre le pont. Bientôt la retraite fut arrêtée sur terre et sur le fleuve ; un vent violent repoussa les vaisseaux chrétiens vers Mansoura et les fit échouer. Les malheureux qui les montaient attendaient tristement que l'armée de terre vint à leur secours ; elle était harcelée elle-même ; l'avant-garde dispersée, l'arrière-garde résistait encore sous la présence du roi. L'évêque de Soissons tombait sans espoir de revoir Damiette, ni la France. Gaucher de Châtillon et le brave Sargines combattaient près du roi. Sargines portait des coups terribles et écartait les musulmans, comme le vigilant serviteur qui chasse les mouches de la coupe de son maitre. Il le conduisit ainsi jusqu'au bourg de Minieh, et Châtillon se plaça à l'entrée d'une rue étroite, pendant qu'on essayait de rappeler le roi à la vie.

La mort de Châtillon sembla décider la défaite ; le roi consentait aux conditions demandées par le sultan, lorsque l'émir Gemal-Eddin entra dans Minieh, s'empara du roi, et lui mit les fers aux pieds et aux mains. Le butin des Sarrasins fut immense, les deux frères du roi furent pris ; les chevaliers qui approchaient de Damiette s'arrêtèrent à cette nouvelle et se laissèrent égorger sur les chemins. Saint Louis fut conduit à Mansoura ; on ne lui laissa que son bréviaire, et un serviteur qui avait soin de sa maladie. Pour lui, calme et résigné, il ne se plaignait pas de n'avoir pour se couvrir pendant la nuit qu'une méchante casaque ; il récitait ses prières lisait les prophètes ; on ne pat surprendre en lui un geste ni un sentiment d'impatience.

Marguerite, à Damiette, avait une crainte digne d'elle et de son mari. Sur le point d'accoucher, sa tête s'agitait ; elle voyait son mari immolé par les Sarrasins, ou, ce qui était plus affreux, les Sarrasins l'entourant elle-même, et la menaçant d'un terrible outrage ; elle ne pouvait dormir. Un chevalier de quatre-vingts ans veillait près d'elle, et lui tenait la main pendant son sommeil ; enfin, une fois elle se jeta à ses pieds, et lui demanda une grâce ; le chevalier la promit : Je vous requiers donc, dit-elle, sur la foi que vous m'avez donnée, que si les Sarrasins prennent cette ville, vous me couperez la tête avant qu'ils me puissent prendre. Le chevalier répondit : Très volontiers le ferai-je, et si ai-je eu en pensée d'ainsi faire, si le cas échéoit. Le lendemain, la reine accoucha d'un fils qu'elle appela Tristan, pour être né dans la douleur. Le même jour, on vint lui dire que les Pisans et les Génois voulaient abandonner la ville ; elle fit appeler les principaux : les marchands avaient peu de pitié d'une femme éloignée de son mari, et du petit enfant qui était près d'elle ; ils répondirent qu'ils n'avaient plus de vivres. Elle ordonna d'acheter tontes les provisions qui se trouvaient dans la ville, et déclara aux Génois et aux Pisans qu'ils seraient entretenus désormais aux frais du roi. Les marchands restèrent à cette condition, et Damiette conserva des défenseurs.

Moatham voulait adoucir la captivité du roi ; il lui envoya cinquante habits magnifiques pour lui et ses serviteurs. Louis les refusa, disant qu'il était maitre d'un royaume plus grand que l'Égypte, et qu'il ne porterait jamais l'habit d'un prince étranger. Le sultan invita le roi à un grand festin, Louis refusa pour n'être pas donné en spectacle aux musulmans. On lui promit de briser les fers, voulait rendre Damiette et les villes chrétiennes de la Palestine. Les villes de la Palestine, répondit le roi, ne sont pas à moi ; quant à Damiette, Dieu l'a remise aux mains des chrétiens, et aucune puissance humaine n'en peut disposer. Le sultan furieux ne parla plus qu'avec menace ; il enverrait le roi de France à Bagdad pour y mourir dans la prison du khalife, ou bien il le promènerait dans tout l'Orient, pour montrer aux musulmans en roi chrétien captif. L'inébranlable chrétien répondait : Je suis prisonnier du sultan ; qu'il fasse de moi tout ce qu'il voudra. Jamais l'infortune n'avait si noblement gardé toute sa majesté ; les autres prisonniers bravaient aussi les menaces. Dix mille, enfermés dans une cour, respiraient difficilement, et souffraient la faim, le froid, les outrages. On écrivit leurs noms, on mit à part ceux qui pouvaient payer leur liberté, le reste fut destiné à périr misérablement Chaque jour, un émir en venait prendre deux ou trois cents qui ne reparaissaient plus ; ou les égorgeait. La fatigue empêcha de tout massacrer ; les survivants furent conduits au Caire. Quant à ces barons et chevaliers qui pouvaient payer, le sultan essaya de les séduire ; il leur assura la liberté s'ils rendaient Damiette et les villes de la Palestine. Le duc de Bretagne répondit au nom de tous, qu'on leur demandait ce qu'ils ne pouvaient pas, et que la volonté de leur roi était leur seule volonté. Eh bien, dit l'envoyé du sultan, puisque vous ne tenez ni à la vie, ni à la liberté, vous allez voir des hommes accoutumés à jouer du glaive. Ils attendirent paisiblement une mort qu'ils croyaient prochaine Quelques-uns ayant parlé de se racheter, le roi le leur fit défendre, parce que lui-même voulait payer pour tous ; tous obéirent de bon cœur. Telle fut la gloire de cette croisade, la constance dans le malheur, plus prodigieuse aux yeux des musulmans que les plus beaux faits d'armes.

Le sultan se radoucit ; il n'exigeait plus que Damiette et un million de besans d'or (9.500.000 fr.). J'y consens, répondit le roi, si la reine l'approuve ; les hommes de la polygamie ne comprenaient rien à cette importance d'une femme : La reine est madame, dit le roi, je ne peux rien faire sans son aveu. La reine consentit. Alors saint Louis déclara au sultan qu'un roi de France ne se rachetait pas pour de l'argent, qu'il rendrait Damiette pour sa personne, et donnerait le million pour la liberté de ses sujets. Le sultan n'y tint pas. Par ma loi, s'écria-t-il, franc et libéral est le Français qui n'a pas voulu barguigner ; et il fit remise de deux cent mille besans. Le jour était fixé pour l'échange des conditions, quand une révolution, qui fit périr le sultan, prolongea la captivité des chrétiens, et développa mieux encore la magnanimité du roi.

Depuis Saladin, la garde des sultans Ayoubites était confiée à des Tartares esclaves, appelés mamelus ou mameluks, c'est-à-dire achetés. Ces jeunes gens portoient les armes du soudan qui estoient d'or pur et fin, sauf que, par différence, on y remettoit des barres vermeilles, roses, oiseaux, griffons ou quelque autre différence, à plaisir, et tels gens estaient appelés les gens de la haulqua, comme vous diriez les archers de la garde du roy, et estaient toujours près du soudan gardant son corps. La faczon et manière de faire du soudan étoit que quand aucuns de ses chevaliers de la haulqua par ses prouesses avoit gagné du bien, tant que ils se povoient passer de lui, de paour que il avoit, qu'ils ne le déboutassent, et tuassent, il les faisait pendre et mourir en ses prisons, et prenoit tout le bien que leurs femmes et enfans avoient[22]. Ce furent ces hommes qui renversèrent Moatham, dont le despotisme les avait blessés ; ils mirent le feu à une tour qu'il habitait, le saisirent fuyant, et le tuèrent. Un d'eux lui arrachant le cœur, courut à la tente où était saint Louis avec ses deux frères, et dit : Que me donneras-tu, voilà le cœur de ton ennemi. Le roi le répondit rien ; le mameluk reprit : Ne sais-tu pas que je suis maître de ta personne, fais-moi chevalier ou tu es mort. — Fais-toi chrétien, répliqua le roi, et je te ferai chevalier. Le mameluk se retira. Les choses étaient plus terribles encore pour les autres prisonniers. Les mameluks s'approchant d'eux, l'épée à la main pour les têtes tranchées, il y avoit tout plein de gens qui se confessoient à un frère de la Trinité ; mais, dit Joinville, je ne me souvins oncque de péchés que j'eusse commis et alors m'agenouillai devant un des mécréans, qui saisit une hache de charpentier, et je lui dis : Ainsi mourut sainte Agnès. Messire Guy d'Ibelin s'agenouilla à l'encontre de moi, et je lui dis : Je vous absolve de tel pouvoir comme Dieu m'a donné.

Cependant les mameluks élevèrent au pouvoir une femme, Shehgereddor, belle-mère de Moatham, et lui adjoignirent pour atabek le mameluk Arzeddin-Moez-Ibegh qu'elle épousa. Ibegh confirma le traité conclu avec saint Louis. Damiette fut rendue, et le roi de France promit de ne rien entreprendre contre Jérusalem ; mais il refusa de prêter serment aux musulmans. Pour l'y contraindre, on tortura devant lui le patriarche de Jérusalem ; il refusa les marneluks.se contentèrent d'une simple parole, et dirent que ce prince franc était le plus fier chrétien qu'où eût vu en Orient. Il paya la moitié de la somme, et promit d'envoyer le reste de la Palestine ; il laissa en otage douze cents prisonniers ; il tint parole, et on lui renvoya quatre cents hommes. Les barbares avaient tué les malades. Quelques-uns avaient abjuré la foi chrétienne (1260).

Une nouvelle fâcheuse rappelait saint Louis dans son royaume. Un Hongrois nommé Jacob, Le même peut-être qui avait prêché la croisade d'enfants, courait de bourgade en bourgade, répétant que Dieu rejetait les efforts des grands, et ne voulait pour défenseure que les hommes du peuple. Il enleva ainsi les bergers à leurs troupeaux, les laboureurs à leurs charrues. Ces pastoureaux se rassemblèrent d'abord dans la Flandre et la Picardie, et s'approchèrent de Paris, grossis d'aventuriers et de vagabonds ; ils attaquèrent bientôt le clergé de leurs injures, les frères mineurs et prêcheurs, les moines de Cîteaux, les moines noirs, les chanoines, la cour de Rome. A Orléans, ils frappèrent d'un coup de hache un étudiant qui leur ordonnait le silence ; et fut le signal du massacre des prêtres. A Bourges, le maître de la Hongrie marqua sa venue par le meurtre, l'incendie et le pillage ; il en fit tant, que le peuple jusque-là bien disposé, se déclara contre lui ; il périt lui-même d'un coup de hache, et sa troupe se dispersa.

Malgré les lettres de sa mère, saint Louis avait cédé aux prières des ordres militaires il avait laissé partir ses deux frères, les comtes d'Anjou et de Poitiers, et lui-même il demeurait en Palestine, observant les troubles des musulmans, et tout prêt à se joindre au sultan d'Alep et de Damas contre les mameluks ; il chercha encore des alliés plus loin. Dès son arrivée à l'île de Chypre, il avait fait partir une ambassade pour visiter les Mongols. Ces hommes revinrent alors ; ils disaient que chez une seule horde de Tartares, ils avaient vu plus de huit cents chapelles où se célébraient les louanges du vrai Dieu. Saint Louis, dans l'espoir de les convertir tous, fit partir d'autres missionnaires, et parmi eux le cordelier Guillaume Rubruquis. Mais en même temps, le septième Vieux de la Montagne, Alaleddin Mohammed III, fit demander à saint Louis l'usufruit de sa vie, qui, disait-il, ne serait pas longue, s'il n'obéissait. Saint Louis les écouta sans colère, et remit sa réponse à une autre audience, où assistèrent les grands maîtres du Temple et de Saint-Jean. Ces deux ordres étaient la terreur des assassins, qui leur payaient tribut. Les grands maîtres réprimandèrent fièrement les ambassadeurs, et réclamèrent, avec menace d'un châtiment, réparation pour le roi de France. Alaleddin, surpris de cette résistance, envoya des présents, des vases, un jeu d'échecs, un éléphant en cristal de roche, puis un anneau et une chemise, symboles d'une alliance intime. Vous et notre maître, dirent les envoyés, vous devez rester unis comme les doigts de la main, et comme la chemise l'est au corps. Saint Louis répondit par des vases d'or et d'argent, et des étoffes de soie et d'écarlate. Il apprit en même temps que le prince des assassins était de la secte d'Ali, admirait l'Évangile, et révérait monseigneur saint Pierre, qui avait vécu depuis le commencement du monde, et vivait encore. Quant à l'ambassade envoyée chez les Mongols, elle eut moins de résultats encore. Rubruquis et le khan Mangou n'avaient pu s'entendre ; l'un parlait latin, et l'autre arabe. Le missionnaire ayant fait porter devant le khan une croix et une image de la Vierge, en chantant le Salve Regina, Mangou prit ces hommages pour lui, et fit boire aux envoyés du cosmos (lait de jument aigri) ; puis il les congédia avec quelques présents, et une lettre pour leur maître. Il prenait le nom de fils de Dieu, et de souverain des seigneurs de la terre, et ordonnait à saint Louis de se conformer aux lois et à la croyance du grand Gengiskhan, s'il voulait obtenir son amitié.

Le roi Français, comme s'il eût prévu que son retour était prochain, mettait la Palestine en état de défense. Il releva et agrandit les tours et les murailles de Ptolémaïs et de Césarée ; il dépensa 90.000 livres (plus de 1.500.000) à réparer Jaffa ; il y ajouta des bâtiments particuliers et une magnifique église, avec deux autels, pour les cordeliers. Les infidèles admirèrent en lui le plus puissant monarque du monde, et les musulmans de Syrie ou ceux d'Égypte recherchèrent les uns contre les autres son alliance. Mais comme on ne pouvait compter sur ces esprits mobiles, saint Louis s'occupait de relever les murs de Sidon, quand arriva la nouvelle de la mort de la reine Blanche. Rien ne pouvait plus le retenir en Palestine ; il s'embarqua enfin (1254), et reparut en France plus grand qu'il n'était parti, ennobli par son héroïsme dans les batailles ou l'infortune.

 

IV

La croisade de saint Louis n'avait réparé ni retardé aucun désastre ; il nous reste à raconter comment ont péri successivement, dans un espace de trente-trois ans, le khalifat de Bagdad, l'empire français de Constantinople, le royaume chrétien de Jérusalem (1268-1291).

Mangou, neveu d'Oktaï, régnait sur les Mongols depuis 1251 ; il dominait depuis la Chine jusqu'aux frontières de l'empire de Nicée ; mais à l'intérieur même de ses conquêtes, il laissait vivre encore dans l'indépendance le khalifat de Bagdad, et les forteresses des assassins. En demandant la ruine de ces derniers, le khalife se livra lui-même aux Mongols. Abd'Ullah Mutassim ou Motassem, le trente-septième Abbasside, pria Mangou de le délivrer des assassins, dont les cent châteaux bordaient son empire et se prolongeaient jusqu'à la Méditerranée. Le grand khan chargea son frère Houlagou, d'attaquer le Vieux de la Montagne, Rokneddin Karchah, et vit aussitôt les chefs des dynasties asiatiques se joindre à son armée. Le Vieux de la Montagne avait pour vizir un fugitif de Bagdad, Nassireddin, en qui il mettait toute sa confiance : il fut trahi par lui, et livra ses forteresses. Amené au camp du vainqueur, il demanda l'insigne faveur d'être conduit devant Mangou, et de voir à découvert la face du grand khan : Mangou refusa de l'admettre en sa présence, et lui envoya l'ordre de mourir. De tous côtés la secte des assassins fut poursuivie avec rigueur, et exterminée, à l'exception de ceux qui habitaient en Syrie, et qui survécurent pendant onze une. Cependant Nassireddin, pour se venger de Motassem, pressait Houlagou d'attaquer Bagdad. Comme il fallait au moins un prétexte, on trouva que le khalife n'avait pas donné les secours promis contre les assassins. Une bataille sur le Dodjaïl, le bras occidental du Tigre, étant restée incertaine, l'armée du khalife coucha sur le champ de bataille pour attester sa victoire : pendant la nuit, les Mongols la noyèrent en rompant les digues du fleuve. Bagdad aussitôt assiégée, se rendit après cinquante jours ; le khalife vint au camp d'Houlagou se livrer à discrétion. Deux cent mille habitants périrent, sous les coups des Mongols ; Motassem, obligé d'indiquer ses trésors, fut condamné à périr comme ses sujets. ; enveloppé dans un tapis, il fut tué à coups de massue ; Bagdad sembla détruite (1258). Le titre de khalife disparut pour toujours, et l'islamisme n'eut plus de chef. Alep et Damas subirent le sort de Bagdad ; la sultanie d'Iconium subit de nouveaux ravages, et tomba dans une dépendance plus sévère ; le sultan Azeddin Kaikaous déposé, fut remplacé par son frère, plus obéissant aux vainqueurs. Ainsi l'empire des Mongols, effaçant les dominations diverses qui s'étaient divisé l'Asie, n'épargnait que les chrétiens de Syrie. A la mort de Mongou, ses deux frères partagèrent ses États : Kublat régna à l'Orient, Houlagou à l'Occident (1259). La domination de celui-ci comprenait le Khorasan (ancienne Bactriane), l'Irak Persique (pays des Parthes), l'Irak Arabique (Assyrie et Chaldée), l'Adjerbidgiane (Médie), le Pars (Perse propre), le Kurzistan (Suziane), le Diarbek, l'Al-Jazireb (Mésopotamie), enfin le pays de Roum.

L'empire français de Constantinople fut délivré de Vatace en 1255. Le fils de ce prince, Théodore Lascaris II, malgré les efforts des Bulgares, conserva les conquêtes de son père ; mais il ne régna que trois ans, et laissa pour successeur un enfant, Jean Lascaris (1258), incapable, par son âge, de régner sur les Grecs et d'inquiéter ses voisins. Un ambitieux redoutable, que Vatace avait voulu faire périr, que Théodore avait disgracié deux fois et réintégré, parvint à obtenir la tutelle du jeune prince. C'était Michel Paléologue : au moyen d'une conspiration et d'un parjure, il trompa le tuteur désigné et le fit tuer dans une église ; il affecta ensuite de refuser la régence que lui offraient les grands, et ne la reçut que du consentement d'Arsène, le patriarche. Bientôt décoré du titre de despote, il acheta de plus grands honneurs encore par des faveurs multipliées il prodiguait l'argent, rappelait les bannis, et se fit ainsi associer au titre impérial. Il avait juré, à la mort de Théodore, de ne rien entrenren.dre contre Jean Lascaris ; le clergé grec déclara que loin de violer son serment en acceptant la couronne, il méritait Une couronne pour sacrifier son repos au bien du peuple. On fit prier serment aux grands de l'empire, qu'ils seraient soumis aux deux souverains, et qu'ils défendraient celui qui serait attaqué par l'autre quelques jours après, comme il était question de couronner les deux empereurs, Michel se fit couronner seul, et empêcha par les armes de ses gardes le couronnement de Jean Lascaris. n avait jusque-là dissimulé ou justifié ses intrigues par une, administration bienveillante, il fallait préparer par la gloire militaire l'usurpation entière qu'il méditait. Des ambassadeurs de Baudouin II, qui régnait toujours à C. P., vinrent lui demander la cession de Thessalonique : Je ne peux, répondit-il, abandonner une ville où mon père a reçu la sépulture. — Accordez-nous au moins la ville de Serres, dirent les députés. — C'est là, répondit-il, que j'ai fait mes premières armes. — Donnez au moins Bolère sur les confins de la Macédoine. — Ah ! c'est un admirable rendez-vous de chasse, et la chasse est un exercice que j'aime beaucoup. — Mais enfin que nous donnerez-vous donc ?Rien ; si vous désirez la paix, il faut me payer un tribut. Il savait bien que Baudouin II ne résisterait pas longtemps, et que dans sa détresse le pauvre empereur frank, pour obtenir quelque argent des Vénitiens, avait donné son propre fils en otage. Michel Paléologue commença donc la guerre il attaqua et soumit les Épirotes et les Etoliens, entra dans le Péloponnèse, et d'en laissa qu'une part modique à l'aristocratie de Venise[23]. Constantinople pouvait mieux se défendre par sa position et un premier siée fut inutile ; la ville ne succomba qu'à la ruse. Le césar Alexis Stratégopule, envoyé contre les Bulgares, eut l'ordre d'examiner l'état des choses sans rien entreprendre. Malgré cette injonction formelle, il campa devant C. P., et, averti par un captif qu'il y avait dans la campagne un souterrain qui conduisait à l'intérieur des murs, il entra pendant la nuit, ouvrit une porte à son armée, et n'eut que la peine de massacrer. Baudouin s'enfuit sur une barque à Négrepont, puis en Italie, désespérant de reprendre jamais sa capitale, et disposé à vendre ses droits à qui voudrait les acheter. C'est ainsi que les empereurs de Nicée rentrèrent en possession de C. P. (1261). L'année suivante Michel fit aveugler Jean Lascaris, et établit sans partage la dynastie des Paléologues.

Il ne restait rien des anciennes dynasties musulmanes qui avaient combattu les croisés ; les Mongols, ces nouveaux maigres de l'Asie, n'avaient pas embrassé l'islamisme, et ils se montraient favorables aux chrétiens. Ce furent les mameluks qui reprirent la guerre contre les chrétiens de la Palestine ; ils voulaient joindre la Syrie à l'Égypte, et le sultan Koutouz, dès l'an 1260, avait combattu les Mongols près de Damas ; il avait ensuite paru devant Ptolémaïs et persécuté les ennemis de Mahomet. Cependant, après avoir consenti à la paix, il observait fidèlement son traité, quand il périt à la chasse frappé par Bibars Bondochar. Bibars, au retour, annonça cette mort à l'atabek ; celui-ci demandant qui avait tué le sultan : C'est moi, dit-il. — En ce cas, reprit l'atabek, règne donc à sa place ; et les mameluks proclamèrent Bibans. Aucun sultan peut-être n'avait encore porté autant de haine aux chrétiens. Il commença par des ravages dans la principauté d'Antioche, aux environs du Thabor et de Ptolémaïs (1263) ; il prit Césarée en 1265. Arsouf résista pendant quarante jours, et fut démolie par ses habitants vaincus. Des ambassadeurs d'Occident, d'Arménie, de Palestine lui demandaient la paix, Bibars leur répondit : Le temps est venu où nous ne souffrirons plus d'injures ; enlevez une chaumière, nous enlèverons un château ; prenez un laboureur, nous mettrons aux fers mille de vos guerriers. Après quelque repos au Caire, il reprit ses ravages, et assiégea Sephed à quinze lieues de Ptolémaïs. Malgré une vigoureuse défense on s'était rendu on avait obtenu la liberté de choisir le lieu de son exil. Les chrétiens partaient déjà, &bars les arrêta, leur ordonnant d'embrasser l'islamisme : ils étaient six cent deux, six cents périrent pour demeurer chrétiens. Un second repos prépara une guerre contre l'Arménie, où périt un fils du roi Aiton ; un impôt établi dans les États de Bibars, sous le nom de droit de Dieu, entretint la Guerre. Jaffa succomba (1267), malgré les dépenses de saint Louis. Bibars approchant de Tripoli, le prince Bohémond lui faisait demander ses desseins ; il répondit : Je viens moissonner vos terres ; dans la prochaine campagne, j'assiégerai votre capitale. Antioche, en effet, fut cernée (1268) et ne se défendit pus. Le cruel mameluk insulta sans pitié aux vaincus. Il écrivit à Bohémond : La mort est venue par tous les chemins. Si tu eusses vu tes chevaliers écrasés aux pieds des chevaux, tes provinces pillées, les femmes mises à l'encan, les chaires et les croix renversées, les feuilles de l'Évangile dispersées, et les musulmans, tes ennemis, marchant sur le sanctuaire, le moine, le prêtre, le diacre égorgés, et les morts dévorés pur le feu de ce monde, certes, tu aurais dit : plût au ciel que je fusse devenu poussière ! Cependant, Ptolémaïs restait encore debout, et Bibars attendait impatiemment l'heure de la détruire.

Il n'était pas réservé aux chrétiens d'Occident d'anéantir Bibars ; la prédication d'une nouvelle croisade ne fut pas entendue au nord de l'Europe ; le roi de Bohème, le marquis de Brandebourg, prirent la croix, et ne partirent pas. Un troubadour osa dire que Dieu, pour la ruine des chrétiens, protégeait les infidèles. Il répétait ce qu'autrefois Héraclius avait dit dans la cathédrale d'Antioche, sous la terreur de Khaled : Puisque le fils de Marie le veut, puisque cela lui plait, il faut bien que cela nous plaise à nous aussi..... Il dort ce Dieu qui a coutume de veiller. Il n'y avait plus d'entrainement. Lorsque saint Louis entra au parlement convoqué à Paris, tenant en ses mains la couronne d'épines, on comprit tristement ce qu'il allait demander ; quand il eut parlé, un morne silence ne répondit que trop à ses paroles. La reine, sa femme, recula devant les souffrances nouvelles que l'Orient lui présentait. Joinville refusa la croix, malgré son amour du roi, par intérêt pour ses vassaux qui avaient tant souffert trente ans plus tôt. Lorsque le pape Clément IV eut ordonné la levée d'un décime pendant trois ans sur les biens de l'Église, le clergé réclama ; en quelques lieux, on parla d'un schisme pareil au schisme grec ; on ajoutait que les autres croisades n'avaient point réussi, parce que le bien des églises y avait été employé. La consternation couvrait la France. Joinville affirme que ceux dont les conseils poussaient le roi au delà des mers avaient péché mortellement.

Quelques espérances apparaissaient cependant. Abaga, khan des Mongols, offrait ses armes aux chrétiens. Il y eut donc enfin quelque zèle en Angleterre ; le prince Édouard, fils de Henri III, prit la croix au concile de Northampton. Le roi de Portugal, celui d'Aragon, Jacques Ier en firent autant. Jacques voulut partir malgré le pape, et le roi de Castille, Alphonse X, lui donna cent hommes et cent mille maravédis en or ; l'ordre de Saint-Jacques lui donna aussi de l'argent. Quelques croisés aragonais arrivèrent à Ptolémaïs mais ce fut là tout te que firent les Espagnols.

La dernière croisade fut tentée par la France et l'Angleterre. Déjà Charles d'Anjou, devenu roi de Naples, avait effrayé Bibars dont les ambassadeurs étaient venus examiner ses forces. Saint Louis, avant de partir, fit plusieurs ordonnances utiles pour le maintien de l'ordre public et l'abolition de la servitude. Il régla quelle somme serait payée aux barons et aux chevaliers qui le suivraient outre-mer, et prêta au prince d'Angleterre soixante-dix mille livres tournois. Enfin il s'embarqua à Aigues-Mortes. On se dirigea vers l'Afrique. Charles d'Anjou avait provoqué cette attaque, où il voyait une conquête pour lui, et saint Louis une occasion de convertir un musulman. Près de l'ancien territoire de Carthage s'élevait une ville florissante, enrichie de dépouilles, où l'on comptait dix mille maisons et trois grands faubourgs ; là régnait un prince indépendant du roi de Maroc, c'était Tinis, Tinissa ou Tunis. Aussitôt que l'armée française eut débarqué, on lui lut une proclamation faite par le roi, qui commençait ainsi : Je vous dis le ban de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et de Louis, roi de France, son sergent. On traça une enceinte, et, pour premier succès, l'étendard aux fleurs de lis fut planté sur le château qui remplaçait Byrsa.

Le roi de Tunis, invité à se faire chrétien, répondit qu'il allait venir avec cent mille hommes, et demander le baptême sur un champ de bataille ; Bibars annonça des secours au roi de Tunis ; les Français s'en inquiétèrent peu ; mais la désolation de cette terre, le manque de chrétiens indigènes, l'ignorance des lieux, portaient un mortel ennui dans l'âme des barons. Une dysenterie commençait : la nouvelle de l'arrivée prochaine de Charles d'Anjou aurait relevé le courage, si la maladie n'eût atteint le légat du pape, le roi de Navarre, le prince Philippe, et ce duc de Nevers, Jean Tristan, né dans la tristesse d'une autre croisade, et qui mourut dans la dernière, avant son père. Enfin le roi lui-même fut frappé au milieu des soins qu'il prenait de son armée ; une fièvre violente le réduisit à l'inaction ; il ne pouvait plus que regarder une croix placée devant lui ; il donna ses dernières instructions son fils Philippe, à sa fille, la reine de Navarre ; ensuite il se fit couche sur la cendre, et expira débonnairement, à trois heures du soir, le 25 août 1270.

Charles d'Anjou, arrivant sur ces entrefaites, essaya inutilement de poursuivre la guerre ; quelques combats témoignèrent de la valeur des croisés, et le roi de Tunis demanda la paix ; il l'obtint des trois princes illustres, Philippe, roi de France, Charles, roi de Sicile, Thibault, roi de Navarre. Le seul Édouard d'Angleterre ne renonça pas à la croisade. Il venait à Tunis demander les ordres de saint Louis, quand il apprit la mort du roi, et la trêve conclue. Il se porta donc vers l'Orient. Bibars avait envoyé au roi de Tunis des preuves de sa colère, dans une lettre où il disait : Un prince tel que toi n'est pas digne de commander aux vrais croyants. Le sultan n'avait rien rabattu de sa haine musulmane, et les douze cents hommes amenés par Édouard rie pouvaient guère l'épouvanter. Toutefois cette armée, réunie aux templiers et aux hospitaliers, éloigna Bibars de Ptolémaïs. Nazareth, reprise par les chrétiens, fut livrée au pillage, et tous les musulmans qui l'occupaient, massacrés. Mais l'émir de Jaffa trompa Édouard par de feintes négociations, et lui fit porter un coup de poignard par un disciple des assassins. Édouard fut guéri par un médecin habile accepta une trêve, et revint en Europe (1271).

Après lui, la ruine des États chrétiens d'Orient fut décidée. Le pape Grégoire X, qui avait vu la Palestine, travailla à pacifier l'Europe, assembla un concile à Lyon (1274), où il fit paraître les ambassadeurs du prince des Mongols, reconnut Rodolphe de Habsbourg pour empereur, à la condition qu'il conduirait son armée en Palestine ; il ne put réveiller l'ancien ardeur : L'habitude du péché, la peur des travaux et de la fatigue, la répugnance à quitter son pays, l'amour excessif de la famille et des pénates, les mauvais discours des hommes, les mauvais exemples, une faiblesse d'esprit qui fait croire tout impossible, une foi sans chaleur : Voilà, disait le général des frères prêcheurs, ce qui endort l'Europe dans l'indifférence. Ce triste débris du royaume de Jérusalem, disputé par le roi de Chypre, par le roi de Sicile, par Marie d'Antioche, petite-fille d'Isabelle et d'Amaury, tombait pièce à pièce aux mains de Bibars. Une tempête qui brisa la flotte égyptienne sur la côte de Chypre, irrita sa fureur, mais il mourut. Son Successeur, Kelaoun, menacé par les Mongols, donna la paix aux chrétiens, et à cette ville de Ptolémaïs autour de laquelle Bibars avait tourné pendant tout son règne, sans y porter la main. Menacé par l'activité du pape, par les préparatifs de l'Occident, Kelaoun recommença la guerre. Il prit Markab entre Tortose et Tripoli (1282), et malgré les hospitaliers, il extermina les adorateurs du Messie ; un siège de trente-cinq jours le rendit maître de Tripoli (1288). Ptolémaïs reçut tous les fugitifs, Kélaoun n'osa pas l'attaquer encore et donna une trêve de deux ans, deux mois, deux semaines, deux jours et deux heures.

Enfin l'heure solennelle arriva. Toute l'Europe par deux cents ans d'efforts, avait fondé et soutenu le royaume de Jérusalem : l'Europe était venue briser en Asie la barbarie asiatique, qui la menaçait elle-même. Aujourd'hui la croisade était inutile ; l'Europe était sauvée, et l'Orient maudit n'avait plus qu'à souffrir. Kalil Arscraf, successeur de Kelaoun, ne se rebuta pas à la vue des fortifications de Ptolémaïs. Il dressa contre elle trois cents machines, et déploya à l'entour soixante mille cavaliers, et cent quarante mille fantassins. Les assauts vaillamment repoussés, le défaut d'une flotte pour fermer le port, la résistance invincible des ordres religieux, toutes ces causes de découragement étaient réparées par les exhortations des cheiks et des imans. Enfin, le 18 mai 1291, un nouvel assaut fut décisif. Le grand maitre des hospitaliers tomba blessé, celui du Temple périt d'une flèche. Déjà les Sarrasins marchaient sur un pont de cadavres ; alors le ciel irrité comme s'il eût voulu donner le signal de la fin des choses, envoya un violent orage, la grêle, la pluie, et des ténèbres, qui ne furent éclairées que par un incendie formidable. Les défenseurs d'un dernier château furent tous massacrés, toutes les églises pillées et profanées, les principaux édifices, les tours et les remparts démolis, et les musulmans, considérant l'œuvre qu'ils venaient d'accomplir, la fuite des chrétiens, la ruine de toutes les villes chrétiennes, osèrent dire : Les choses, s'il plaît à Dieu, resteront ainsi jusqu'au dernier jugement.

Les templiers, les hospitaliers, les teutoniques abandonnèrent la terre sainte, et se retirèrent dans de Chypre. Les teutoniques bientôt se portèrent tous au nord de l'Europe ; les hospitaliers, dans l'ile de Rhodes, où ils continuèrent la croisade contre les Turcs ; les templiers furent abolis en 1312. Cependant le sang des croisés n'avait pas été versé en vain : la chrétienté n'avait perdu ni son temps, ni ses trésors, ni ses hommes. La guerre soutenue en Asie avait renvoyé à l'Europe ses heureux résultats.

 

V

La religion catholique, qui fit les croisades, y développa surtout deux vertus chrétiennes, l'humilité et la charité. Rarement les croisés s'attribuèrent leurs prodigieux succès ; plus rarement encore ils oublièrent que la croix qui les distinguait tous des infidèles, les confondait tous les uns avec les autres. Godefroi de Bouillon attira sur lui un ours qui attaquait un pauvre pèlerin ; Richard Cœur de Lion, courant au comte de Leycester, s'écriait : Je ne suis pas digne d'être roi, si je laisse périr un seul de ceux qui m'ont suivi. L'union de tous les croisés forma ainsi une seule nation de l'Europe entière. Si un Breton, dit un historien qui avait vu la première croisade, si un Allemand, ou tout autre, voulait me parler, je ne pouvais pas lui répondre ; mais, quoique divisés par la différence des langues, nous paraissions ne faire qu'un seul peuple à cause de notre amour pour Dieu, et de notre charité pour le prochain.

Tous avaient eu leur part dans la croisade, le faible comme le puissant, le serf comme le baron, la femme comme l'homme. On chantait Florine, fille du duc de Bourgogne, mourant avec Suénon sur la route d'Antioche, Marguerite de Hainaut cherchant au milieu des cadavres son mari tué par les Turcs Adèle, comtesse de Blois, blâmant son mari déserteur de la guerre sainte, et le forçant d'y retourner. Au siège de Ptolémaïs, une femme travaillait avec les hommes à combler un fossé ; percée d'une flèche elle demande à son mari une dernière grâce, qu'il la jette dans le fossé, afin que sa mort ne soit pas perdue pour le succès. Une autre Marguerite, sœur d'un pauvre moine, défendit Jérusalem contre Saladin, et abandonnée sur les routes, mais armée d'un casque, d'une fronde et d'un psautier, elle revint fièrement en Europe. Trente ans après la mort de saint Louis, les femmes de Gênes donnaient encore le signal de la guerre sainte.

C'est ce qui acheva de développer au dehors l'égalité de l'homme et de la femme, apportée per le christianisme ; les musulmans n'y comprenaient rien ; lorsque après l'assassinat de Moatham-Touran-Schah, une femme, Schehgereddor, fut mise à la tête de l'Égypte, le khalife de Bagdad demanda aux mameluks si leur vaste pays n'avait plus d'hommes pour gouverner. Chez les chrétiens, au contraire, on ne s'étonnait pas que la femme régnât. La chevalerie, qui avait commence par la protection, devint un service ; l'homme se fit l'homme de la femme, connue dans la féodalité il se faisait l'homme de son suzerain ; fidèle à Dieu, fidèle à sa dame, il ne douta plus que la mort ne le fit entrer au ciel sans retard. La femme eut sa cour, ses jugements respectés ; elle eut sa gloire militaire dans la valeur de son chevalier qui venait pour elle, et sous ses yeux, combattre dans les tournois, et lui faire hommage de sa propre gloire. Par elle et pour elle les mœurs s'adoucirent sous l'influence du christianisme, et l'on a bien fait de nommer la cavalerie : fontaine de courtoisie, et qui de Dieu vient. Enfin Blanche de Castille gouverna deux fois la France ; saint Louis déclarait qu'il ne pouvait rien conclure sans le consentement de la reine, sa dame, et longtemps après lui, les rois mêlaient à leurs ordonnances le nom de la reine leur compaigne.

Les pauvres, les faibles avaient aussi combattu dans les croisades ; c'était un pauvre homme qui avait découvert à Antioche la sainte lance ; c'était souvent une troupe de pauvres pèlerins qui par leur arrivée décidaient une victoire du roi de Jérusalem. Le même respect les éleva à l'égalité chrétienne ; la chevalerie qui les avait pris, comme les femmes, sous sa protection, les soigna, s'inclina devant leurs misères et en fit sa parure. Pour eux se fondèrent les ordres de Saint-Jean, du Temple et des Teutoniques ; parmi ces chevaliers les uns devaient porter des armes pour faire passer les pauvres et les faibles au milieu des infidèles, les autres frères servants, gardes-malades, consolaient et adoucissaient la douleur ; ; le grand maitre de Saint-Jean prenait le nom de Gardien des pauvres de Jérusalem ; ses chevaliers appelaient les pauvres et les infirmes : nos seigneurs. Il y avait quelque chose de plus beau encore dans l'ordre de Saint-Lazare, institué pour la guérison des lépreux ; le grand maitre de Saint-Lazare devait avoir été lépreux lui-même, afin que son propre mal lui apprit à mieux soulager le mal du prochain.

Toutes ces idées d'égalité, professées par des hommes de tous les rangs, et admirées par tous, commencèrent la ruine de la féodalité. L'exemple vint de la France. Une partie de l'humanité écrasait l'autre ; l'une avait la terre, la puissance, la noblesse ; l'autre n'avait rien et obéissait. Les seigneurs accrurent encore leur noblesse dans les croisades ; ils revenaient, après la guerre, tout brillants des grandes choses qu'ils avaient faites ; ils inventaient les armoiries, les noms de familles pour se reconnaître parmi tant de soldats, mais déjà ils enseignaient, sans le savoir, un moyen nouveau d'arriver à la noblesse par l'illustration personnelle ; la terre n'était plus la seule noblesse possible. En même temps le pouvoir du roi grandissait. Ces nobles seigneurs qui s'en allaient à la terre sainte, vendaient en partant leurs domaines, ou mouraient dans leur gloire sans héritier ; le roi rappelait à lui, à son pouvoir direct, à sa justice, ces domaines achetés ou dévolu de droit au suzerain. A l'accroissement royal correspondait l'accroissement de l'opprimé. Le peuple apparaissait sous la protection du roi à qu'il aidait en retour. Les communes déclaraient elles-mêmes ou obtenaient leur indépendance. Les seigneurs commençaient à trembler à ce mot nouveau et détestable de commune, à l'abri duquel les gens taillables ne payaient plus qu'une fois par an la rente due au seigneur, et s'acquittaient de leurs délits par une amende. Le serf lui-même entrevoyait la liberté, et trente ans après la dernière croisade, un roi de France affranchissait des serfs, afin que dans le royaume des Francs la chose fût d'accord avec le nom. Ainsi le premier et le dernier, dans la hiérarchie féodale, s'entendirent merveilleusement. Le roi écrasa les nobles et protégea le pauvre il abattit d'un côté et releva de l'autre pour tout égaler, et le pouvoir royal a fait le peuple qui ne s'en doute guère aujourd'hui.

Cette liberté acquise au temps des croisades, par les villes surtout contribua aussi au bien-être matériel des nations. Ces villes libres donnèrent l'essor à leur activité elles se lancèrent au loin suer l'Océan, et Fondèrent le commerce moderne. Venise, Pise, Gênes, si enrichies par les croisades, furent imitées au nord par Lubeck. Brime et le Danemark ; la ligue hanséatique s'unit comme une nation contre l'anarchie féodale. La nécessité enseigna une construction de vaisseaux plus habile, une législation maritime, le droit de naufrage, la manière &approvisionner les flottes et de les armer. A l'aide de tous ces efforts, le commerce apporta à l'Europe les productions des centrées lointaines, d'utiles plantations, la canne à sucre, le mais, la prune de Damas, des armes des étoffes, et les richesses de l'Orient ou la quatrième croisade avait établi les peuples maritimes.

Enfin quelques résultats scientifiques ne doivent pas être méconnus. La géographie s'augmenta de plusieurs connaissances par les voyages des croisés et de leurs missionnaires, la science des Arabes fut communiquée à l'Europe, mais aussi leur amour du merveilleux, et la forme profane de leurs contes. C'est encore en ce temps que l'Église profita de son pouvoir, pour propager partout les universités, et créa tous ces ordres religieux dont la plupart sont devenus des corporations enseignantes.

 

 

 



[1] Jacques de Vitry, epist. ad Honorium papam.

[2] Spiro qua l'ultimo fiato l'autorita degli Augusti in Roma. Muratori.

[3] Villehardouin.

[4] Villehardouin.

[5] Nicétas, Isaac l'Ange, 3-5.

[6] Nicétas, Isaac l'Ange, 3-5, 8.

[7] Nicétas, Alexis III, 1-1.

[8] Nicétas, Alexis III, 3.

[9] Nicétas, Alexis III, 8.

[10] Nicétas, Alexis III, 2-2.

[11] Nicétas, Alexis III, 3-3.

[12] Nicétas, Constantinopolitanus status, 5.

[13] Villehardouin.

[14] Voyez le plan de C. P. donné par Charles Dufresne dans ses notes sur l'Alexiade, au volume de Cinnamus, dans l'ancienne collection byzantine.

[15] Villehardouin.

[16] Nicétas, Alexis III, 3-10.

[17] Nicétas, Isaac et Alexis IV, 4.

[18] Nicétas, Murzuffle, 5

[19] Nicétas, Constantin. status, 5.

[20] Jacques de Vitry.

[21] Voyez De Guignes (Hist. des Huns, liv. XV). Fischer a cru que le prêtre Jean était le nom du patriarche des nestoriens. (Hist. de Sibérie.) D'autres l'ont cherché dans l'Abyssinie. Dans les archives de Kœnigsberg, deux lettres du grand maitre des teutoniques portent pour suscription regi Abassiæ presbytero Johanni. Abassie ne signifie pas l'Abyssinie, mais bien plutôt le pays des Abasses du Caucase. (Voyez Karamsin, Hist. de Russie.)

[22] Joinville.

[23] Phranzes, 1-4.