HISTOIRE DU MOYEN ÂGE

TROISIÈME PÉRIODE - 1073-1294

 

CHAPITRE DIX-SEPTIÈME.

 

 

État du monde au moment des croisades (1073-1096).

 

I

Orient. — La fortune des Turks Seldjoucides, portée si haut en deux générations, devait s'accroitre encore sous Malek-Schah. Le pauvre abbasside Kayem donna au nouveau sultan, avec le nom d'émir Al-Omra, celui d'émir Al-Moumenin, et remit par là en d'autres mains la seule puissance qui lui restât. En 1076, Atziz, lieutenant de Malek-Schah enleva Damas, la basse Syrie, la Palestine, au khalife d'Égypte. Jérusalem, de nouveau profanée, souffrit encore plus des Turks que des Fatimites ceux-ci permettaient aux chrétiens de demeurer dans la ville sainte, moyennant un tribut. Atziz conserva le tribut, mais sépara les chrétiens des musulmans, et les relégua avec leur patriarche dans la quatrième partie de la ville. Cependant l'Asie Mineure était envahie. Un autre Turk, Soliman, arrière-petit-fils de Seldjouk, profitait des querelles intestines de l'empire grec pour fonder la dynastie d'Iconium.

Michel Parapinace fut renversé en 1078, par le peuple de C. P., à la nouvelle que Nicéphore Botoniate et Nicéphore Bryenne avaient été élus ; l'un en Orient, l'autre en Occident, tous deux par leur armée. Botoniate, appuyé des Turks, arriva le premier, et envoya Alexie Comnène contre Bryenne, qui fut vaincu et aveuglé ; mais Botoniate ne tint pas. Mélissène, en se révoltant contre lui, aida les succès de Soliman, et quand, Botoniate fut renversé par Alexis Comnène (1081), la misère de l'empire grec surpassait toutes ses anciennes misères.

Alexis, considérant l'état de l'empire, s'affligeait et perdait courage. La chose romaine palpitait d'un dernier sanglot, les Turks ravageaient l'Orient ; Robert Guiscard menaçait les provinces d'Occident. Trois cents soldats, sans force ni expérience, c'étaient là toutes les troupes romaines. Pour auxiliaires, quelques-uns de ces barbares qui portaient à l'épaule droite un glaive à deux tranchants, fixé dans un manche comme une hache. Point d'argent au trésor pour faire des levées..... Une alliance avec l'empereur d'Occident Henri IV, contre Robert Guiscard, ne pouvait rien au moins contre les Turks. On les apercevait aux environs de la Propontide. Soliman habitait a Nicée, il y avait bâti son palais de sultan ; et de là, il lâchait ses Turks dans la Bithynie et jusqu'au Bosphore. L'empereur les attaqua adroitement. Il mit sur des barques ce qu'il avait de soldats, armant les uns à la légère d'un arc et d'un bouclier, les autres de cuirasses, de casques et de lances. Pendant la nuit ils suivaient le rivage, par un léger mouvement de rames qui ne pouvait s'entendre ; et quand ils voyaient l'ennemi égal en nombre, s'élançant aussitôt, mais sans bruit, ils attaquaient, tuaient, et revenaient plus vite encore à leurs barques. Peu à peu les Turks se retirèrent dans l'intérieur du pays évacuèrent la Bithynie, et, fatigués d'attaques fréquentes, demandèrent la paix. L'empereur crut que le danger n'était plus, parce qu'il ne le voyait plus ; on se tourna contre Robert Guiscard qui fut plus terrible et plus heureux[1]. (Voyez plus bas.)

Lorsque Guiscard eut pris Dyrrachium (Durazzo), la terreur croissant de jour en jour, on demanda à l'Église grecque ses trésors. L'Église opposait les anciens canons qui ne permettaient d'employer ces biens qu'au rachat des captifs. Mais cette occasion semblait se présenter, d'innombrables chrétiens souffraient dans l'Orient une servitude misérable, au grand péril de leurs âmes ; l'Église grecque refusa néanmoins ; l'empereur n'eut d'autre ressource que de prendre l'argent par violence, en protestant qu'il y était forcé par l'extrême nécessité, et le danger du nom romain[2]. En effet, Bohémond, fils de Guiscard, demeurait en Illyrie ; Soliman, ayant rompu la paix, soumettait toute l'Asie Mineure, excepté Trébisonde et quelques autres villes ; et quand il eut péri sous les coups de Malek-Schah, tandis que l'anarchie divisait sa sultanie, Malek-Schah lui-même s'approchait des dernières possessions des Grecs, pillait Chios, Lemnos, Smyrne[3]. Cependant, les études et les lettres florissaient à C. P. C'était, sans doute, par imitation des Turks. Le grand ministre d'Alp-Arslan et de Malek-Schah, Nisam-al-Mouk avait fondé des académies et des écoles en plusieurs villes de Perse mais surtout à Bagdad ; cette dernière est la plus célèbre école de l'Islam des temps postérieurs. Aussi à C. P. sous Alexis, un grand nombre de savants fleurirent ; ils s'exerçaient à une véritable érudition, tandis que, auparavant, la jeunesse, livrée à des futilités, consumait l'âge d'apprendre une oisiveté de plaisirs, méprisant l'élégance des lettres et des arts savants. Italus, arrivant à C. P., avait secoué cette torpeur et donné le spectacle de ses querelles avec Michel Psellus. Miches Ducas et ses frères aimaient aussi les lettres. Alexis et sa femme, Irène Ducas, les protégeaient, recommandant surtout l'étude des livres sacrés[4]. Tout cela se passait au milieu des dangers, entre les Turks, les Slaves du Danube et les Normands.

Un danger plus formidable encore commençait en Asie ; une secte nouvelle de l'islamisme levait le poignard sur toutes les têtes de souverains, chrétiens ou musulmans. C'était Hassan Sabbah, né dans le district de Rei en Iran. initié en Égypte, a la secte des Ismaélites, il s'établit, en 1090, au château d'Alamut, dans la province de Ghilan. Il forma rapidement une association qui se distingua de celle d'Égypte par le nom d'Ismaélites Orientaux ; tous les membres devaient extérieurement reconnaître pour chef le khalife fatimite du Kaire, et en réalité, assurer la puissance du chef de l'ordre. Trois sortes de membres y entraient : les daïs ou docteurs, les refiks ou compagnons, les fédaviés ou dévoués. Le fondateur dressa pour les daïs une instruction en sept parties la première est composée d'apophtegmes ou de symboles, par lesquels il fallait se faire connaître aux initiés ; la seconde enseigne l'art de flatter les passions pour gagner la confiance des candidats ; la troisième, l'art d'embarrasser l'esprit du candidat en lui soufflant le doute sur les dogmes. La quatrième contient le serment pari lequel l'initié s'engage au secret, et à l'obéissance passive envers ses chefs ; la cinquième expose l'histoire de l'ordre, et l'antiquité de sa doctrine ; la sixième récapitule les cinq premières ; la septième, avouant enfin le but réel de l'association, enseigne que les articles de foi du Koran et les principes de morale ne sont que des allégories, et que nul n'est tenu d'y croire ou de les observer. Les fédaviés étaient les instruments des volontés et des vengeances de leur maitre. Enfermés dès leur enfance dans les palais, sans autre société que leurs daïs, ils apprenaient que leur salut éternel dépendait de leur dévouement, et qu'une seule désobéissance les damnait pour toujours vêtus de blanc, portant un bonnet rouge et des brodequins rouges, ils se distinguaient par là du reste des associés. Introduits quelquefois devant le chef, celui-ci leur demandait s'ils voulaient qu'il leur donnât le paradis, et sur leur réponse qu'ils étaient prêts à exécuter tous ses ordres, il leur remettait un poignard, et leur désignait une victime. Quelque chose de plus atroce que de pareils ordres, c'était la froide constance de l'exécution. Ils vinrent cent vingt successivement pour tuer un sultan ; tous les autres y périrent, le dernier seul réussit[5]. Le maitre s'appelait le Seigneur des couteaux, et plus souvent Scheik-al-Djébal, seigneur de la Montagne ; le sens primitif de seigneur, dérivé de senior, nous a fait traduire ce nom par Vieux de la Montagne. L'ordre, en effet, s'efforçait toujours dé s'emparer des hauteurs. Le titre plus connu de cette société est celui d'assassins, dérivé d'Hassan, ou plutôt du hachich (breuvage à la façon de l'Orient) dont le maitre enivrait ses dévoués pour exalter leur audace[6].

Male le-Schah voulut faire périr Hassan et les siens, aussitôt le ministre Nisam-al-Mouk tomba sous les coups des fédaviés. Le château de Schahdour ou la perle royale, que le sultan venait de faire élever près d'Ispahan, fut envahi. Malek-Schah n'eut pas le temps de le punir ; il venait de soumettre la sultanie d'Asie Mineure, quand il mourut (1092). Aussitôt l'empire des Seldjoucides se démembra. Kilidge Arslan, fils de Soliman, se rendit indépendant, et sa sultanie s'appela pays de Roum (de Rome) ou d'Iconium où il résida. Barkiarok, fils de Malek-Schah, régna sur la Perse ; son frère Toutousch en Syrie, sur Alep et Damas. Les Ortocides, ainsi nommés d'Ortok, possédaient Jérusalem depuis 1086.

Cependant, le sort des chrétiens d'Asie n'était pas adouci, ni l'empire grec moins menacé. La reprise de Jérusalem par les fatimites (1094) ajoutait de nouvelles douleurs. Alors l'empereur Alexis Comnène implora le secours des Occidentaux, et Pierre l'Ermite parut devant le pape Urbain.

Espagne. — Ce n'était pas seulement par l'Orient que les musulmans menaçaient la chrétienté. L'Espagne délivrée du khalifat de Cordoue, ne pouvait pas croire que la ruine des petits royaumes démembrés de cet empire fût le terme de sa longue veille sous les armes. Maitre de toute la Castille, comme son père, Alphonse VI aida le roi musulman de Tolède (1076) à combattre celui de Séville. Mais la mort d'Almamoun, son bienfaiteur, en le délivrant de la reconnaissance, augmenta plus sûrement ses États. Yahye, petit-fils d'Almamoun, tyrannisant les Tolédains, ils Imploraient avec les rois de Séville et de Cordoue le secours d'Alphonse. Alphonse se décida, battit le roi de Badajoz qui voulait faire obstacle, bloqua Tolède, et la réduisit par la famine. Tolède conquise, la Castille était agrandie d'un nouveau royaume (1085).

Mais il s'était lui-marre privé d'un grand appui. En 1080, il avait donné congé au Cid, lui déclarant qu'il n'avait plus besoin de ses services. Le Cid, partant avec ses vassaux, s'était dirigé vers Saragosse, où régnait le musulman Almoktader. Le royaume de Saragosse comprenait la partie la plus fertile de l'Aragon, Huesca Lérida, Daroca, Calatayud et Tudela ; Almoktader avait encore conquis Denia et Burriana dans le royaume de Valence. Mais il mourut en 1081 ; ses deux fils partagèrent : l'un prit les environs de Saragosse, l'autre les conquêtes en Valence. Le Cid contint le premier, Sanche d'Aragon, le parti contraire ; le Cid fut le plus fort, il battit le roi d'Aragon et ses alliés (1082-1083).

Cependant, Alphonse VI, maitre de Tolède, prétendait rattacher à cette conquête plusieurs villes réclamées par le roi de Séville, Mouhamed Almotamed. Le royaume de Séville aurait péri peut-être, si Mouhamed n'eût convoqué une assemblée générale des princes, des juges et des sages de l'Andalousie, pour délibérer sur le danger commun. L'assemblée prit la résolution d'appeler à l'aide des musulmans d'Espagne les Almoravides d'Afrique.

On désignait ainsi des sectaires nouveaux, furieux de ferveur et de rigidité, ce que veut dire leur nom de Morabeth ou Almoravides. Aboubekr-ben-Omar, leur chef, pour s'établir dans le Maghreb (1050), avait renversé la dynastie des Zéirides, conquis Ségelmesse et fondé Maroc (1070). Rappelé en Arabie par sa tribu, il laissa le pouvoir à son parent, Youssouf-ben-Tachefin, qui acheva Maroc et la conquête de l'Afrique occidentale, prit Fez et Ceuta en 1084. Appelé par les rois musulmans d'Espagne, il répondit qu'il voulait d'avance pour gage l'Île-Verte, la province où Algésiras est situé. L'insensé roi de Séville y consentit, et passa lui-même en Afrique pour presser le départ de l'émir Al-Mouslemin.

L'invasion des Almoravides commença en 1086, et s'enhardit par une grande victoire. Youssouf, avec ses alliés, attaqua Alphonse VI à Zalacca, près de Badajoz. Vingt-quatre mille chrétiens y périrent. Alphonse, se sauvant avec peine, quelques centaines de cavaliers purent le suivre. Mais les rois musulmans d'Espagne n'y avaient rien gagné. Youssouf ne repassait en Afrique qu'avec regret, après avoir vu les bords du Quadalquivir, et les orangers, les citronniers, les oliviers au doux ombrage. Alphonse se réconciliait avec le Cid, et appelait les Français au secours de l'Espagne. Le comte de Toulouse, Raimond, frère du comte de Bourgogne, et Henri de la maison ducale de Bourgogne, arrivaient. Youssouf reparut en 1087, cachant toujours ses desseins et mettant en avant son alliance avec les rois maures. Le Cid passa le Duero, soumit le Wali d'Albaracin à la suzeraineté du roi de Castille, et entra dans le royaume de Valence où régnait Yahyé, le roi détrôné de Tolède. Le campeador ayant reçu ses présents, se porta entre Murcie et Valence, et força Youssouf à la retraite. L'Almoravide, accusant ses alliés, repassa en Afrique ; mais Alphonse reprocha au Cid de ne l'avoir pas rejoint selon son ordre ; il le dépouilla de ses fiefs ; de tous ses biens, et mit aux fers Chimène et ses enfants. Le Cid offrit quatre manières de justification, qu'il proposait de soutenir par le serment ou le combat judiciaire. Alphonse ne répondit pas et se contenta de mettre Chimène en liberté. Le Cid, ainsi dégagé de sa fidélité, recommença la guerre en son nom, prit Ondia dans le royaume de Valence (1089), et en fit sa place d'armes. Le comte de Barcelone voulut secourir les musulmans ; il fut pris par le Cid, et devint son ami (1090).

Enfin, Youssouf envahit une troisième fois l'Espagne ; sans plus dissimuler, il prit Grenade, et y plaça un gouverneur ; il donna ordre d'attaquer à la fois Séville, Cordoue, Ronda, Almeria ; les trois dernières furent enlevées d'abord (1091). Almotamed, enfermé dans Séville, implora les Castillans ; mais soixante mille hommes, envoyés par Alphonse, parurent et disparurent sans rien faire. Almotamed se rendit après s'être fait garantir la vie et celle de tous les siens. Mais il n'obtint que cela, enchainé avec ses femmes et ses enfants, il fut transporté en Afrique. Une prison, la misère et le goût de la poésie, voilà tout ce qui resta au dernier Abadide. Tandis qu'a chantait ses malheurs, ses filles, pour le nourrir, faisaient de la toile. L'empire des Almoravides se constitua en Espagne. Youssouf, reconnu par le khalife du Kaire émir Al-Mouslemin (1091), tenta la ruine de tous les petits États arabes et des chrétiens.

La femme d'Alphonse VI rappela le Cid (1092), lui remontra que dans le péril de la chrétienté, il fallait oublier les inimitiés personnelles. Le roi de Castille et le campeador entrèrent ensemble en Andalousie, mais ne purent s'entendre longtemps. Le Cid retourna dans le royaume de Valence toujours menacé par les Almoravides. Les généraux de Youssouf venaient de mettre fin aux États maures de Denia, Xativa et Valence ; le roi de Saragosse lui-même s'était fait tributaire ; après  de petites conquêtes, pour relever le courage des siens, le Cid vint camper dans la riche plaine que l'on appelle le jardin de Valence. Ses troupes moissonnèrent dans les champs qui appartenaient aux habitants de la ville, et conservèrent la récolte pour la leur remettre au jour prochain de la délivrance. Les habitants, animés par l'espoir, prirent les armes, forcèrent la garnison de sortir ; le Cid lui permit de se retirer à Denia : ensuite il accorda un armistice aux habitants qui convinrent de se rendre au terme, si les secours promis par Youssouf n'arrivaient pas. Les Africains se montrèrent, mais reculèrent devant le Cid ; Valence se rendit, le Cid y établit sa domination indépendante, et l'affermit quelques jours après par une victoire sur l'Almoravide qui revenait pour prendre et enchaîner le campeador (1094). L'année suivante, il s'empara d'Olocau, où le roi de Valence avait déposé ses trésors, prit Murviedro en 1097, rétablit, avec l'autorisation du pape Urbain II, l'évêché de Valence, et fit changer en cathédrale la grande mosquée de cette ville.

En même temps les rois espagnols du nord n'avaient pas manqué d'ardeur. En 1094, Alphonse VI maria sa fille Thérèse avec Henri Bourgogne, et lui donna le comté de Portocale entre le Duero et le Minho ; ainsi commença le Portugal. Le roi d'Aragon, Sanche Ier, mourant au siège d'Huesca d'un coup de flèche, fit jurer à son fils Pierre qu'il n'abandonnerait pas le siée. Pierre inaugura son règne par la victoire d'Alcoraz (1096) et la mort de quarante mille ennemis, et s'empara d'Huesca la prias de Balbastro, quatre ans plus tard, doubla l'étendue du royaume d'Aragon, et prépara la chute de Saragosse, L'Espagne suffisait donc a défendre la chrétienté contre les races maures : mais elle ne pouvait autre chose. Sa croisade à elle la retint étrangère aux croisades d'Orient.

C'est en France, en Angleterre, en Allemagne, en Sicile, et dans les villes maritimes d'Italie, qu'il faut chercher les vengeurs de la chrétienté, les soldats de la guerre sainte d'Orient.

France et Angleterre. — Nous avons arrêté l'histoire de La France, et celle de l'Angleterre, à l'établissement des Normands dans le pays des Anglo-Saxons. Ce grand événement ouvre en effet une époque nouvelle pour ces deux nations, qu'il doit engager dans une lutte, de quatre siècles. Toutefois, la rivalité hésitait à commencer. Guillaume s'occupait avant tout d'organiser sa conquête, et d'imposer aux vaincus la justice et la langue du vainqueur ; et l'indolent roi de France, Philippe Ier, ami du repos où s'étaient tenus les premiers capétiens, n'en sortait qu'à regret, et s'empressait d'y rentrer. Il attaquait son ennemi indirectement par de petites menées, lui suscitant des querelles de famille et des embarras domestiques. Guillaume, avant de conquérir l'Angleterre, avait promis de céder la Normandie à son fils Robert, vainqueur, il avait refusé, répondant à toutes les réclamations qu'il n'était pas assez fou pour se déshabiller avant l'heure de se mettre au lit. Robert, excité à la révolte par ses amis fut soutenu par le roi de France ; il exerça par des attaques partielles et fréquentes l'activité de son pire ; chassé successivement de tous les asiles qu'il pouvait trouver en Normandie, il reçut de Philippe le château de Gerberoy. De petites hostilités se livrèrent autour de cette forteresse ; un jour Robert, apercevant dans la plaine un guerrier qui se distinguait entre tous, mais que son armure empêchait de reconnaître, descendit à sa rencontre, le renversa, et allait lui donner la morts lorsqu'il reconnut son père. Par expiation de cette odieuse victoire, il s'abandonna à toutes les volontés de Guillaume, se laissa conduire en Angleterre, et pendant plusieurs années se contenta de combattre les Écossais.

Guillaume s'était emparé du Maine ; quoiqu'il eût cédé au comte d'Anjou la supériorité territoriale de ce pays, ne gardant pour lui-même que le revenu utile, et qu'il eût bâti au Mans la forteresse de Ribaudelle, sa conquête n'était pas assurée. Les Manceaux, réunis en ligue, avaient une fois reconnu pour leur seigneur, et fait venir d'Italie, le marquis de Ligurie Azzon, qu'ils chassèrent bientôt pour ses profusions, mais dont ils gardèrent le fils. A peine la présence de Guillaume avait fait rentrer le Maine sous son obéissance, que le comte d'Anjou, Foulques le Rechin, souleva tous les habitants contre la domination normande, et rappela le roi d'Angleterre (1078). Philippe encourageait tous ces mouvements. Au comte d'Anjou succéda en 1082 le vicomte Hubert, seigneur de haute extraction, d'un grand courage, d'une hardiesse que rien n'étonnait ; cantonné dans le château de Sainte-Suzanne, derrière des rochers inaccessibles, il laissa Guillaume construire un fort en face de sa retraite mais avec les secours qu'il reçut d'Aquitaine et de Bourgogne, il battit pendant trois années les princes normands, et força son ennemi à lui offrir lu paix (1086).

Philippe irrita de nouveau Guillaume en donnant une seconde fois asile à Robert ; à cette bravade, ajouta une raillerie de mauvais ton qui aurait eu de terribles suites si Guillaume n'était mort au milieu de sa vengeance, Le roi anglais assiégea Mantes, la prit et la brûla ; mais les fatigues de la journée lui causèrent une maladie dont il mourut au bout de six semaines (1087). Il s'était fait porter sur une hauteur voisine de Rouen, près d'un monastère[7]. Là, il distribua ses trésors aux pauvres, aux églises, au clergé, donna la Normandie à Robert, et l'Angleterre à son second fils Guillaume le Roux. Aussitôt qu'il eut expiré, les grands montèrent à cheval pour aller défendre leurs biens ; les officiers subalternes pillèrent les armes et tous les meubles du roi, et le cadavre du conquérant de l'Angleterre, de ce ravageur qui avait dépouillé et anéanti tout un peuple, fut laissé nu dans la cour de la maison. Il n'eût pas eu de sépulture sans un gentilhomme nommé Herluin, qui s'en chargea par commisération. Les obsèques furent célébrées à Caen ; comme on se disposait à mettre le corps en terre, tout à coup Ascelin, fils d'Arthur, se leva du milieu de la foule, et dit : Cette terre est la place de la maison de mon père. Cet homme, pour qui vous priez, la lui enleva, n'étant encore que simple comte de Normandie ; et lui refusant toute justice, il y bâtit cette magnifique église. Je réclame donc publiquement, et j'empêche de la part de Dieu que le corps du ravisseur soit couvert de ma terre et inhumé dans mon héritage. Les voisins de cet homme, témoignant de la vérité du fait, les évêques et les barons composèrent avec lui, lui donnèrent sur-le-champ soixante écus, lui promirent le reste et tinrent parole[8].

Guillaume le Roux n'eut pas de gloire ; il ne fut qu'un tyran brutal et avide ; ennemi de Dieu, ennemi des hommes, il fit détester aux Normands comme aux Anglais le pouvoir royal fondé par son père. Il s'attaquait à Dieu, dit un historien, jusque dans son sanctuaire, par d'irréligieuses plaisanteries, mettant aux prises des évêques et des rabbins, et accablant les deux partis d'u.nre ironie égale, se chargeant, pour une certaine somme, de ramener au judaïsme le fils d'un juif qui avait abjuré, et malgré l'inutilité de ses efforts, se faisant donner la moitié de la somme pour la peine qu'il avait prise. Il reçut malles réprimandes de Lanfranc, et quand celui-ci fut mort, il laissa vaquer le siège de Cantorbéry. Par le ministère de son chapelain Rainulfe, surnommé Flambard, il renouvela toutes les exactions simoniaques dont Grégoire ru semblait avoir délivré l'Église ; les bénéfices restaient vacants, pour que le revenu en fût attribué au roi, ou n'étaient accordés qu'à prix d'argent. Les laïques n'étaient pas mieux traités ; de nouvelles restrictions furent mises au choit de chasse ; la peine de mort portée contre quiconque tuerait une bête fauve, les chiens furent mutilés par ordre du roi ; le dooms-day-book révisé servit à de nouvelles rigueurs contre les fortunes particulières ; des levées d'hommes extraordinaires donnèrent l'occasion. de vendre des exemptions de service. Philippe Ier était un digne contemporain de Guillaume. Pendant tout son règne, il mérita les anathèmes de l'Église. Homme vénal dans les choses de Dieu[9], il avait été réprimandé par Grégoire VII ; en 1092, il enleva Bertrade, femme du comte 'd'Anjou, Foulques le Rechin, mit en prison l'évêque de Chartres qui osait réclamer, et approuvé à Reims par un synode complaisant, il brava un autre synode, présidé à Autun par un légat du pape, qui le déclara excommunié. Sous ces rois, la rivalité des deux nations n'a pas plus d'intérêt que sous le règne du conquérant. C'est encore Robert qui en est le prétexte. Guillaume reprochant à Robert d'avoir voulu le détrôner, essaye à son tour d'occuper la Normandie (1090) ; Philippe intervient, puis se retire emportant l'argent de Guillaume. La rivalité continue entre les deux frères, elle est de temps en temps interrompue par la nécessité de combattre les Écossais et les Gallois, par des traités ou des concessions mutuelles. Philippe, appelé une seconde fois par Robert (1094), se laisse encore gagner par les présents du roi anglais ; Robert échappe à des forces supérieures par les troubles de l'Angleterre. Au milieu de ces misérables débats, la croisade fut prêchée par Pierre l'Ermite ; nul grand intérêt ne retenait en Europe les seigneurs de France et d'Angleterre ; la croisade offrait aux chevaliers l'espérance de nobles aventures, et d'une grande illustration religieuse.

Normands de Sicile. — A l'avènement de Grégoire VII, les Normands avaient achevé la conquête de la Sicile ; Roger y régnait en paix, et purifiait le pays du passage des musulmans par le rétablissement de la religion chrétienne. Robert Guiscard, duc de Pouille, n'avait pas encore détruit, dans l'Italie méridionale, les derniers restes des Lombards et des Grecs. En 1077, le dernier duc de Bénévent étant mort, Robert s'empara de la ville et du territoire, qu'il céda au pape ; la même année il fut sollicité par les Amalfitains de prendre Salerne. Amalfi appartenait de droit aux Grecs, rosis elle était indépendante par le fait ; elle prit Robert pour duc, stipula que son ancienne constitution serait maintenue, que les troupes normandes ne seraient jamais introduites dans ses murs, et donna ses vaisseaux pour le siège de Salerne. Le duc Gisulfe, le dernier prince qui portât encore le nom de Lombard, fut attaqué par terre et par mer, obligé de capituler, et Salerne augmenta de son territoire les possessions normandes. Les Grecs conservaient Tarente, Castaneto, Bari et Trani ; ils en furent chassés en 1080. La ville de Naples conserva seule, pour quelques années, son indépendance et son gouvernement municipal.

La haine que Guiscard portait aux Grecs n'était point assouvie ; il ne les trouvait plus en Italie., il les chercha désormais dans la Grèce même. Un prétexte lui fut donné par la chute de Michel Parapinace[10]. La fille de Guiscard avait épousé Constantin, fils de Michel, que Botoniate déposséda comme son père. Robert reçut un faux Michel qui demandait vengeance de son affront et de l'affront de Robert ; Bohémond, fils de Robert, fut envoyé en avant pour inquiéter les côtes de l'Adriatique, afin que le père et le fils fussent semblables à la sauterelle et au hanneton, dont parle le prophète, et que Robert consumât ce que Bohémond aurait laissé[11]. Robert enfin vint à Brindes, et après avoir vainement demandé qu'on rétablit le prétendu. Michel, il rassembla trente mille Hommes et cent cinquante vaisseaux et se dirigea vers Dyrrachium (Durazzo). Dans la route il prit Corfou, et Alexis Comnène ayant dans l'intervalle renversé Botoniate, eut à combattre Robert dès les premiers jours de son règne. Une violente tempête s'éleva, les vaisseaux normands étaient engloutis au fond de la mer, sous le poids des machines qu'ils portaient, ou brisés contre les rochers. Le vaisseau de Robert lui-même fut brisé à moitié. Un autre aurait vu dans ce malheur la volonté de Dieu, qui désapprouvait une entreprise téméraire ; mais Robert, avec son audace de géant, intrépide sous les coups de la foudre, rassembla les débris du naufrage[12] et aborda. Alexis fut vaincu. Dyrrachium pris, Robert revint en Italie, et chargea son fils Bohémond de continuer ; le fier jeune homme se laissant aller moins encore aux ordres de son père qu'à sa propre violence, cherchait ardemment l'occasion de combattre l'empereur, il le vainquit deux fois, mais la victoire resta incertaine pré, de Larisse[13]. Bohémond se retira alors pour échapper à un complot formé par Alexis, mais Guiscard lui-même revint en 1084. L'empereur implora le secours des Vénitiens. Ceux-ci stationnant près de Passaro attaquèrent le Normand à l'improviste, combattirent de loin et de près, et vainquirent. L'altier courage du Normand ne voulut pas avouer une défaite. Les Vénitiens, trop confiants,  renvoyèrent leurs plus grandes forces. Robert, averti, les attaqua à son tour, coula à fond leurs vaisseaux et treize mille hommes, et tortura, dit Anne Comnène (Alexiade, 6), ses prisonniers, leur arracha les yeux, ou leur coupa le nez, les pieds ou les mains. Il envahit ensuite Céphallénie, mais ce fut son dernier succès, une fièvre violente le saisit et délivra les Grecs (1084).

Trois États normands avaient remplacé au midi de l'Italie, les Grecs et les Lombards ; c'était le comté de Capoue et d'A versa le duché de Pouille, le comté de Sicile ; la monarchie des deux Siciles ne devait être formée que dans le siècle suivant. Après la mort de Robert Guiscard, son second fils Roger Bursa hérita de la Pouille et de la Calabre, au dé-tri ment de Bohémond, par l'habileté de sa mère. Ce dernier, homme avide et querelleur, ne pouvait souffrir patiemment cette spoliation. Une première guerre contre son frère porta le ravage sur les terres de Tarente, d'Otrante, et de Bénévent ; elle se termina par la médiation du comte de Sicile, oncle des deux rivaux ; Bohémond obtint les villes les plus importantes de la côte Adriatique. Une seconde guerre ne tarda pas à éclater ; elle durait encore, et Bohémond assiégeait Amalfi, lorsqu'il apprit le départ des croisés pour l'Orient. Toutes les espérances qui s'attachaient à la guerre sainte le séduisirent, et il laissa à son frère la possession tranquille de l'Italie méridionale pour aller conquérir une principauté en Asie.

Villes maritimes. — Quelques villes situées sur le bord de la mer avaient été, pour ainsi dire, oubliées par les divers dominateurs qui se disputèrent l'Italie, depuis la chute de l'empire romain ; affermies peu à peu dans la liberté, elles s'enhardirent à tenter les chances du commerce, et gagnèrent ainsi, par l'accroissement de leur fortune une garantie d'indépendance. Amalfi en avait donné l'exemple ; libre par le fait avant de prendre pour duc Robert Guiscard, elle s'illustra par la navigation jusqu'en Syrie, où elle jeta les fondements de l'ordre des hospitaliers, vers le milieu du XIe siècle. Au nord de l'Italie, Venise, Gênes tt Pise, avaient acquis bien plus d'importance encore ; on leur devait l'expulsion des pirates slaves ou sarrasins, la délivrance de l'Adriatique et de la mer Tyrrhénienne ; on ne leur enviait pas encore les conquêtes utiles qu'elles avaient faites à leur profit, en combattant pour l'intérêt commun.

Le nom de Venise (Venetia) avait désigné d'abord toutes les lies des lagunes peuplées par les Fugitifs de la Vénétie ; mais depuis que les Vénitiens, fuyant devant le fils de Charlemagne, s'étaient retirés à Rialto, cette île et les soixante îlots qui y furent réunis par des ponts, s'appelèrent seuls Venise ; le nom du peuple devint celui de la ville principale. Pour échapper au roi d'Italie, les Vénitiens s'étaient déclarés sujets de l'empereur grec ; ils semblèrent ensuite reconnaître la suprématie de Louis le Débonnaire, et bientôt ils n'obéirent plus à personne. Les titres d'hypate ou de protospathaire impérial, quelquefois envoyés aux doges par les souverains de Byzance, ou le manteau envoyé à l'empereur d'Occident par les Vénitiens, dont l'usage ne fut aboli que sous Otton III, constatent bien moins une dépendance que des rapports de commerce et d'amitié. La nation se constitua à Rialto, où le doge Angelo Particiaco bâtit le palais ducal, et où furent apportées, dans le même temps (816), les reliques de saint Marc, nouveau patron, nouveau cri de guerre, nouveau nom de Venise. La nation se fit ensuite connaître au dehors par ses guerres contre les Sarrasins et contre les pirates slaves de l'Istrie, et ceux d'Illyrie dont Narenta était le centre. Ce fut sans doute pour ces services qu'elle reçut des empereurs d'Occident des privilèges et des exemptions utiles à son commerce, qui Furent confirmés en 891 par l'empereur Gui. Vers l'an 967, sous le doge Pierre Candiano III. Venise fut attaquée daines ses lagunes mêmes par les Istriotes ; d'après un antique usage, les mariages des principaux citoyens se célébraient le jour de la purification dans la même église ; les pirates arrivant inopinément saisirent les fiancées, et les jetant sur leurs barques, se hâtaient de regagner à force de rames la côte de l'Istrie. Le doge et les époux appellent  aussitôt le peuple à la vengeance ; de tous côtés on s'élance sur les vaisseaux qui se rencontrent ; le vent enfle les voiles, les pirates atteints dans les lagunes de Caorlo sont tous massacrés, et le retour glorieux des épouses délivrées devient l'origine d'une fête annuelle. Les Vénitiens conçurent dés lors la pensée de détruire Les pirates en conquérant leurs repaires ; et Pierre Candiano III obligea au tribut les villes de Capo-d'Istria et de Narenta. Les dissensions intérieures qui suivirent retardèrent les succès ; ce furent des guerres du peuple contre les doges, ou des familles les plus illustres entre elles ; elles faillirent livrer la république à l'étranger quelquefois appelé au secours : la rivalité des Morosini et des Caloprini brouilla la république avec l'empereur Otton II, qui soutenait le chef des Caloprini exilé. Sous le doge Pierre Urseolo II, Venise doubla son importance. Les villes de Dalmatie offraient à la république de reconnaître son autorité si elle les délivrait des pirates. Urseolo (997) reçut sans difficulté la soumission de Parenzo, Pola, Zara, Spalatro, et Raguse ; Corcyre la noire et Lésina résistèrent en vain. Les Narentins vaincus ensuite dans leur pays, eurent ordre de ne plus courir la mer, de respecter les vaisseaux de Venise, et ils indemnisèrent le vainqueur de leurs anciennes déprédations. Le doge s'appela dès lors duc de Venise et de Dalmatie, et chaque ville fut gouvernée par un magistrat vénitien. L'année suivante, l'empereur Otton III voulut voir Venise, et tenir sur les fonts l'enfant du doge ; il accorda aux marchands vénitiens l'exemption de tout droit dans son empire, et la jouissance des trois ports de Trévise, Compalto et Saint-Michel. En 999, Basile III et Constantin VIII, par une bulle d'or, leur confirmèrent des privilèges pareils dans tout l'Orient ; Urseolo avait encore acquis l'alliance du khalife fatimite d'Égypte. Les vaisseaux vénitiens s'étaient déjà emparés du commerce exclusif du sel et du poisson, et ils répandaient dans toutes les contrées de l'Europe les marchandises de l'Orient. De nouvelles dissensions intérieures ralentirent encore ces progrès. La famille des Urseolo voulut garder comme un patrimoine ce titre de doge qu'elle avait tant honoré ; et le peuple tour à tour Favorable et opposé à cette prétention, reconnut et chassa successivement Otton et Dominique Urseolo. Les rois de Hongrie profitèrent d'une querelle religieuse entre les Vénitiens et le patriarche d'Aquilée (1063), pour surprendre Zara c'était le commencement d'une longue rivalité dont cette ville fut souvent le prétexte. Mais la tranquillité intérieure rétablie, Zara fut reconquise ; bientôt Alexis Comnène eut besoin des Vénitiens contre Robert Guiscard. Il surpassa envers ces alliés la générosité de ses prédécesseurs ; il déclara qu'ils seraient considérés, dans Constantinople, non comme étrangers, mais comme Grecs, et il força tous les vaisseaux d'Amalfi qui entraient dans un port de l'empire de payer une redevance à l'église de Saint-Marc[14].

Aucun monument ne constate la réunion de Pise et de Gênes à l'empire romain germanique ; aucun ne constate davantage le commencement de leur indépendance Les Génois soutiennent, mais sans preuve formelle, que leur gouvernement consulaire s'établit à la faveur de la déposition de Charles le Gros, et de l'anarchie qui suivit cet événement : les Pisans, sollicités par Otton II de prêter leurs vaisseaux à ses projets sur la Calabre, paraissent en cette circonstance n'être que les alliés, non les sujets de l'empereur Une position favorable, et les dangers de la seconde invasion, tournèrent ces peuples vers la mer. Gênes, bâtie sur des montagnes, entre des rochers stériles, avait conservé l'antique habitude

Ligurienne de braver les flots par passe-temps comme par nécessité. Pise, dans une campagne fertile, communiquant par l'Arno avec la Méditerranée, pouvait recevoir et renvoyer au dehors d'utiles produits. Les Sarrasins, par leurs menaces, excitèrent plus vivement l'activité de ces marins ; les barbares avaient pillé Gênes en 936 ; l'audace de l'Arabe Museit, qui fonda une colonie de pirates en Sardaigne, et faillit détruire Pise (1005), fut le signal d'une guerre contre les ennemis dl cairn chrétien, où l'importance des deux républiques se révéla tout entière. Leurs forces combinées attaquèrent la Sardaigne (1017), et au bout de quatre ans, Museit chassé de forteresse en forteresse, inutilement secouru par les Arabes d'Afrique, abandonna son île à ses vainqueurs. Ce premier succès fut compromis par la rivalité des alliés eux-mêmes ; il avait été convenu que Gênes aurait le butin des musulmans, et Pise le territoire conquis. Gênes, comprenant après la conquête que les parts n'étaient pas égales, voulut faire d'autres conditions, et engagea la guerre contre les Pisans. L'avantage resta à Pise : maîtresse de la Sardaigne, elle y plaça des garnisons, surveilla toutes les tentatives de Museit, et pour en détruire le principe, ravagea les côtes de l'Afrique Carthage menacée, Bone prise, Museit fut réduit à accepter la paix et à l'observer.

Le pirate vieillit en préparant sa vengeance, et, assuré des secours de l'Espagne musulmane, il surprit en 1050 les garnisons de Sardaigne et les massacra Cette nouvelle, qui détruisait l'ouvrage de tant d'années, découragea un instant la république, Après le premier effroi, le courage revenant, on fit une nouvelle alliance avec Gênes, et les vaisseaux chrétiens abordèrent à Cagliari, seule ville que le pirate n'eût pas encore reprise. La valeur de Museit, que ses quatre-vingts ans rendaient plus prodigieuses n'empêcha pas la fuite des siens ; lui-même il tomba de cheval et fut pris. La Sardaigne délivrée fut partagée cette fois entre les confédérés.

Lorsque le pape Sylvestre II, instruit des malheurs de la Palestine, invita les peuples de l'Europe à porter la guerre en Orient, Pise s'était offerte la première. Lorsque les croisades furent publiées à la fin du XIe siècle, Venise, Pise et Gênes étaient habituées par la nécessité de leur défense, à combattre les infidèles. Jusque-là isolées des grands événements qui avaient agité le monde, les rois républiques se mêlèrent au mouvement religieux qui fit de l'Europe comme une seule nation ; elles prêtèrent leurs flottes à la guerre sainte, et firent le service de la route de mer qui conduisait en Orient. Toutefois le noble enthousiasme qui entraînait les guerriers ne fut pas le mobile de ces marchands ceux-ci ne s'avancèrent qu'avec prudence, après avoir calculé tous les avantages matériels que les autres nations recueillirent aussi, mais qu'elles ne cherchaient pas.

 

III

Slaves et Scandinaves. — Les rois et les guerriers du nord et de l'est ne prirent qu'une médiocre part aux croisades d'Orient : aussi bien ils devaient avoir leur croisade il part, non moins utile, et quelquefois glorieuse, contre les peuples idolâtres qui les entouraient. Le Polonais Boleslas II, vainqueur en Russie, mais forcé de ramener son armée en Pologne, osa prendre le titre de roi, en 1077, au milieu des désordres de l'Allemagne, et secouer la suzeraineté impériale. Mais ses déportements le firent mépriser et bientôt haïr ; l'évêque de Cracovie, lui ayant adressé d'inutiles avertissements, l'excommunia ; il fut tué aussitôt d'un coup de cimeterre par Boleslas (1079). Grégoire VII vengea l'évêque par une autre excommunication, délia les Polonais du serment de fidélité, mit le royaume en interdit, et supprima le titre de roi en Pologne. Boleslas vécut encore deux ans sous l'anathème, et fut remplacé par Vladislas-Hermann (1081). Le nouveau chef ne prit que le nom de duc, demanda et obtint lia levée de l'interdit, et gouverna en repos jusqu'en 1092. Mais alors les Russes se soulevèrent contre les troupes polonaises qui occupaient encore leur territoire, et les massacrèrent. Le mouvement se communiqua aux Prussiens, peuple sauvage du Nord, forme peut-être d'un mélange de Russes et de Slaves ; une guerre commença pour cinq ans. Les Prussiens furent vaincus en 1097. Mais leurs mouvements hostiles et leur férocité païenne ne devaient été réprimés que pur des chevaliers formés en terre sainte, et transplantés de Jérusalem en Courlande.

Quant aux Russes, après de si glorieux commencements, ils dépérissaient par leurs dissensions mêlées aux guerres extérieures. Isiaslaf, rétabli sur le trône de Kief par la mort de son frère Sviatoslaf, son plus grand ennemi, périt en 1078, sous les coups de son neveu Oleg. Son frère Vsévolod lui succéda d'après les mœurs du temps et l'usage national, au préjudice de ses fils, et ne maintint guère sa puissance de grand-duc sur les autres princes. Toujours en guerre avec les Polovtsi, il perdait et reprenait le même butin sans terminer la lutte. Cependant les Bulgares d'Orient se rendaient redoutables. Ce peuple marchand, renoname.par son agriculture, et qui nourrissait les provinces orientales de la Russie, s'empara de Mourom. On put reconquérir cette ville. Mais les Polovtsi, au milieu d'une sécheresse brûlante, ravagèrent les deux rives du Dniéper, n'y laissant que des ruines et des cendres. Swiatopolk II, fils d'Isiaslaf, ne succéda à son oncle (1093) que pour soutenir la même guerre. Uni aux autres princes russes, il vainquit trois fois les Polovtsi, et crut les apaiser en épousant la fille de leur prince. Mais Oleg, toujours remuant, réclamait la ville de Tchernigoff, qui avait appartenu à son père Swiatoslaf ; Wladimir, fils de Vsévolod, la lui céda sans assouvir son ambition. Le féroce Oleg appelait à lui les Polovtsi, et laissait dévaster la Russie méridionale. Les villes étaient désertes les villages livrés au feu, les églises, les maisons, les granges réduites en cendre, les hommes périssaient sous le fer ennemi, ou attendaient la mort en tremblant. Les prisonniers, chargés de chaînes, étaient traînés sans vêtements, nu-pieds, dans les pays lointains des barbares ; ils se disaient les uns aux autres en pleurant : Je suis de telle ville russe ; je suis de tel village. Les champs étaient couverts d'herbes, et les bêtes féroces peuplaient les lieux habités autrefois par les chrétiens. Le mal s'accrut encore par l'arrivée d'une multitude de sauterelles qui détruisirent les moissons[15]. Swiatopolk appris vainement à Kief (1096) les princes russes, les évêques, les abbés et les principaux habitants des villes, pour délibérer sur les maux communs. Oleg refusa d'y venir, et l'assemblée n'eut pas lieu. L'Europe occidentale ne savait rien de ces malheurs, ni la Russie des projets de croisade.

Un autre État slave, Formé le long des côtes de la Baltique, depuis le Danemark jusqu'à la Vistule, avait péri avant la fin du XIe siècle. Les Obotrites de Rerik ou Mecklenbourg (grande ville), les Obotrites Wagriens, et les Wilses, voisins de la mer ou Poméraniens, avaient été réunis en une seule nation per Golskalk (1045), sous le nom de royaume des Wénèdes. Gotskalk avait détruit le paganisme, fondé des églises et des couvents, reconnu la suzeraineté impériale ; mais des mécontenta réclamèrent (1066) au nom de leur religion et de leur indépendance. Gotskalk tué, les prêtres et les moines furent massacrés, et le royaume des Wénèdes disparut. Le Mecklenbourg eut ses princes à part, et la Poméranie se démembra en deux-États.

Danemark, Suède, Norvège. — Même lutte dans les États scandinaves, du christianisme et des princes contre une partie du peuple. En Danemark, la dynastie des Estrithides régnait depuis 1047. Suénon II, mort en 1076, avait laissé sept enfants. Harald IV, surnommé Pierre Molle, régna le premier, et fut remplacé en 1080 par son frère Canute IV ; ennemi inflexible des anciennes mœurs danoises, Canule punissait de mort le meurtre, le vol, la violence publique, et chaque délit privé du talion ; la révolte, la désobéissance du peuple par des amendes impitoyablement exigées. Il n'était pas moins sévère à réclamer la dîme pour les églises. Surpris par des meurtriers dans l'église d'Odensée, il ne quitta pas sa prière malgré les pierres lancées sur lui, jusqu'à ce qu'un javelot le perçât (1086). Canute est le saint et le proto-martyr du Danemark. Après lui régnèrent ses deux frères Olof, surnommé la Faim, et Éric III (1095), surnommé le Meilleur. Celui-ci, au temps de la première croisade, entreprit un voyage à Jérusalem et mourut en chemin.

Tandis que la Norvège vivait en paix jusqu'à la mort d'Olaüs III (1093), et sous son fils, Magnus III conquérait le royaume des Îles, composé des Hébrides, des Orcades, d'Anglesey et de Man : la race de Stenkell, rétablie en Suède à la mort d'Haquin le Roux (1079), travaillait à la destruction du paganisme. Mais le peuple, révolté contre le bon Inge, se donna pour roi Suénon le Sacrificateur. Le nouveau roi rétablit partout les Dieux. Inge, errant pendant trois ans, rassembla des amis, surprit Suénon et le tua. Le christianisme l'emporta une seconde fois, et le temple d'Upsal fut brûlé ; c'était le sanctuaire principal des Suédois païens. Inge travailla pour le christianisme jusqu'à sa mort (1112), et fit ainsi sa croisade dans le Nord.

 

 

 



[1] Anne Comnène, Alexiade, liv. 3.

[2] Alexiade, 5.

[3] Alexiade, 7. Michel Glycas.

[4] Alexiade, 5.

[5] Jacques de Vitry, liv. 3.

[6] Voyez Schœll.

[7] A l'endroit où est aujourd'hui l'église Saint-Gervais ; il ne reste plus du monastère que les fondations qu'on a récemment retrouvées.

[8] Orderic Vital.

[9] Guibert de Nogent.

[10] Nous avons parlé déjà d'Anne Comnène, et de ses terreurs, au seul récit de l'audace et des cris de Guiscard. Sa terreur et sa haine paraissent mieux encore dans le récit suivant : Quand il prépara son expédition contre l'empire, le tyran surpassa la cruauté d'Hérode qu'il imitait a l'égard des enfants. C'était un spectacle pitoyable de voir des enfants sans force et des vieillards affaiblis, qui n'avaient jamais pensé aux  armes, même songe, chargés tout à coup d'une cuirasse, embarrassés d'un bouclier, et d'un arc qu'ils ne savaient ni tendre ni lâcher ; leur faiblesse les empêchait de marcher et ils tombaient sur la face. C'étaient des gémissements et des lamentations dans toute la Lombardie. La fureur de ce tyran surpassa celle d'Hérode, car Hérode s'était contenté de sévir contre les enfants, celui-ci dans sa démence attaquait tous les âges. Ailleurs c'est un combat entre l'empereur Henri IV et les alliés du pape Grégoire VII. Le sang y coule si abondamment que la plaine devient un lac et que les guerriers renversés de cheval se noient dans le sang.

[11] Anne Comnène. — Joël, prophète, 1-4.

[12] Anne Comnène, 3. Le livre 4 tout entier est employé au siège de Dyrrachium.

[13] Anne Comnène, 5, passim. Voyez les Gesta Tancredi apud Martène, III.

[14] Daru, Histoire de Venise.

[15] Nestor.