HISTOIRE DU MOYEN ÂGE

PREMIÈRE ÉPOQUE

 

CHAPITRE DEUXIÈME.

 

 

Formation des royaumes des Francs, des Wisigoths, des Lombards et des Anglo-Saxons ; l'empire d'Orient fait de vains efforts pour s'y opposer. — Clovis et ses fils. — Euric, Alaric II, Léovigild. — Théodoric le Grand, Alboïn. — Heptarchie ou octarchie (478-585).

 

Enfin, le titre impérial a disparu de l'Occident, et avec lui tout espoir de relever l'empire ; mais aucune domination n'a remplacé la domination romaine ; aucune nation moderne n'a commencé ; la guerre a détruit et n'a rien fondé. Tous les Romains n'ont pas même été conquis ; plusieurs provinces, séparées les unes des autres, vivent encore indépendantes ; toute la partie de la Gaule comprise entre la Seine et la Somme, gouvernée par Syagrius, fils d'Ægidius, qui prend le nom de Romanorum rex, la province de Marseille occupée par Julius Nepos qui a échappé aux coups d'Oreste, et deux villes d'Espagne dans le pays des Cantabres. La Grande-Bretagne déclarée libre par Honorius n'a encore reçu les barbares que dans le Cantium ; l'Armorique, partout où les Bretons fugitifs n'ont pas pénétré, forme une république libre et si heureuse qu'on a refusé d'y croire. Il reste ainsi beaucoup à prendre, et l'invasion ne fait que commencer. L'exemple de d'Hengist et d'Horsa, des Suèves, des Visigoths, des Hérules, des Bourguignons, doit attirer d'autres Saxons suivis des Angles sur la Grande-Bretagne, les Francs sur la Gaule, les Lombards sur l'Italie ; une lutte sanglante va s'engager entre les barbares eux-mêmes.

Les empereurs d'Orient essayèrent d'en profiter. Cet Orient grec humilié par Rome, toujours battu par Rome, et méprisé pour son vil esclavage, se déclara romain, et prétendit reconquérir l'Occident soumis autrefois à Rome. Folie renouvelée de Xerxès, et aussi vaine. L'Orient n'avait jamais eu contre l'Occident qu'une force de corruption, et cette force était usée quand les races nouvelles apparurent. Qui doutait que l'énergie barbare duit prévaloir contre les Byzantins !

Il est vrai qu'un de ces peuples nouveaux, toujours ami de l'empire, du moins en paroles ne trouvant plus l'empereur à Rome, allait le chercher à C. P. pour l'adorer. C'étaient les Bourguignons. Leurs rois, serviteurs du monarque de Byzance, n'avaient, disaient-ils eux-mêmes, que l'apparence du commandement. Leur peuple était le peuple de l'empereur. Ils obéissaient à l'empire en commandant aux Bourguignons, heureux que l'Orient s'appropriât la Gaule en la touchant de sa lumière[1].

La race romaine, habituée depuis vingt ans à recevoir les secours de l'Orient, se tournait aussi de ce côté-là. Syagrius., combattait pour C. P. ; Odoacre en Italie, semblait un horrible tyran. On racontait chaque meurtre commis par lui ou par ses soldats comme une chose inouïe en ce temps de meurtre général[2]. On devait recevoir avec enthousiasme tout espoir de délivrance. Les barbares l'emportèrent. Des combats qu'ils se livrèrent entre eux et de leur résistance à l'empire grec sortirent quatre dominations, celle des Francs en Gaule et en Germanie, des Visigoths en Espagne ; des Anglo-Saxons en Grande-Bretagne, des Lombards en Italie. Les Vandales seuls ne purent soustraire leurs conquêtes d'Afrique à une réaction impériale.

La nation des Francs se vantait d'avoir été fondée par Dieu ; elle ne connaissait pas les fables classiques et romanesques tout ensemble qui ont rapporté son origine à la ruine de Troie, et son nom à Francus, prétendu fils d'Hector et d'Andromaque. Plusieurs peuples Germains réunis en confédération au temps d'Alexandre-Sévère, avaient pris le surnom de Francs qui veut dire fier et fort, et ne l'avaient pas démenti depuis ce jour. Ils se distinguaient entre les Germains par leur intrépidité dans les batailles, et par leur amour des aventures. Ils s'avançaient presque nus au combat. Sous Valérien une bande de Francs s'était lancée sur la Gaule, l'Espagne et l'Afrique où ils disparurent : sous Probus cent mille Francs transplantés par lui sur les côtes du Pont-Euxin, s'ennuyèrent loin de la Batavie, et sur de petites barques, sans guide, sans connaissance des lieux, ils revinrent en ravageant les côtes par la mer Égée, la Méditerranée, et l'Océan, à l'embouchure du Rhin ; Tite-Live aurait pu dire de ce peuple comme des Gaulois : Nata in vanos tumultus gens. Les derniers empereurs avaient éprouvé que la férocité des Francs faisait partie de leur bravoure. En ces jours-là, dit un historien, les Francs prirent la ville de Cologne sur le Rhin ; ils y tuèrent un grand nombre de Romains du parti d'Ægidius. Ils vinrent ensuite à Trèves sur la Moselle, ravageant toutes les terres voisines, et brûlèrent la ville en la prenant[3].

Vers l'an 476, on peut distinguer deux races particulières de Francs les Ripuaires qui habitaient les rives du Rhin près de Cologne, et dont le pays a formé plus tard la province allemande de Franconie ; les Saliens qui gardaient l'embouchure du Rhin, divisés en tributs de Térouane, de Cambrai, de Tournai ; celle de Tournai était la plus belliqueuse. Elle avait suivi Childeric jusqu'à la Loire sous le règne d'Anthémius, et c'était elle sans doute qui avait déposé chez les Cénomans cette colonie de Francs que Clovis y trouva avec un chef de sa race. Childeric mourut en 481 : une vision nocturne, rapportée par Grégoire de Tours, lui avait prédit qu'il aurait un lion pour fils. Ce fils fut Hludovig (Clovis), le brave à la guerre, le véritable fondateur de la domination des Francs. Deux faits importants se rattachent à son règne : Clovis réunit toutes les tribus franques sous son commandement, et de ses conquêtes continuées par ses fils doivent sortir un jour deux nations distinctes, la France et l'Allemagne : l'histoire de l'Allemagne commence donc aussi bien que celle de France au règne de Clovis.

Clovis fût un conquérant, ennemi du nom romain, qui le dit haut et partout ; il fut bientôt un chrétien ennemi des hérétiques et de cette hérésie arienne qui était encore l'œuvre de l'Orient. La protection des évêques favorisa les conquérants de la Gaule, et leur mérita le nom de fils aînés de l'Église[4].

Il trouva la Gaule ainsi partagée : entre la Somme et la Seine les Romains et Syagrius ; à l'ouest de la Seine les Armoricains libres, et les Bretons fugitifs sur la pointe occidentale ; au midi de la Loire jusqu'aux Pyrénées les Visigoths qui venaient d'occuper la province de Marseille ; entre la Loire, le Rhône et les Alpes, les Bourguignons. Les Romains tombèrent les premiers. Avec cinq mille hommes, Clovis parut devant Soissons, battit Syagrius, ne lui laissa pas même l'asile de la cour des Visigoths, se le fit livrer et le tua. La Gaule romaine se soumit ; les Romains de Syagrius eurent encore un nom et des aigles, mais se mêlèrent aux soldats de Clovis (486).

Il touchait aux Bourguignons, il ne les attaqua pas encore, mais il leur demanda une femme persécutée dont la querelle, devenue la sienne, lui donnât prise sur la Bourgogne. C'était Clotilde, fille de Chilpéric roi des Bourguignons, que son frère Gondebaud avait tué. Cette femme prépara la conversion de Clovis ; une invasion des Allemani la décida. Les Allemani occupaient, à l'est du Rhin, le pays où le Danube prend sa source, et qui garde encore le nom des Suèves ses anciens habitants dans celui de Souabe. Ils attaquèrent les Ripuaires de Cologne. Clovis vint au secours, et vainqueur à Tolbiac, embrassa le christianisme pour accomplir son vœu ; il y gagna la soumission des villes libres de l'Armorique, et l'amour du clergé catholique des Gaules qui l'attendit comme un libérateur, et célébra désormais chaque victoire des Francs comme la sienne propre (496). Les Allemani vaincus n'avaient pas été exterminés : Clovis les épargna sur la demande du roi d'Italie, Théodoric le Grand mais il les força de reconnaître sa suprématie, et vraisemblablement leur imposa un tribut.

L'an 500 commença la guerre contre les ariens, par les Bourguignons les serviteurs de l'Orient. Clovis s'allia avec Godegisèle, frère de Gondebaud, battit Gondebaud près de Dijon par la défection de Godegisèle, le poursuivit dans Avignon, et partagea le royaume aux deux frères. Gondebaud ralluma la guerre en attaquant Godegisèle, Clovis reparut. Cette fois il avait peut-être pour allié le roi d'Italie, l'Ostrogoth Théodoric ; on n'en connaît que les résultats. Clovis imposa à Gondebaud la nécessité de se faire catholique. Clovis du moins avait montré le chemin de la Bourgogne aux Francs.

Les Visigoths furent mieux vaincus, Clovis avait dit aux siens : Je ne peux souffrir que ces ariens possèdent la plus belle partie des Gaules. Les Francs se dirent les défenseurs des évêques persécutés par les Visigoths pour avoir désiré les Francs, et sur leur route ils respectèrent rigoureusement les lieux consacrés à saint Martin, le grand patron de la Gaule. Clovis fut vainqueur aux champs de Vouillé (in vocladensi campo) ; le roi Alaric II y fut tué (507) ; Bordeaux et Toulouse pris. Une armée envoyée par Théodoric s'empara de la province de Marseille, et conserva la Septimanie aux Visigoths ; mais les trois Aquitaines reconnurent la suprématie de Clovis[5].

Revenu au nord, après avoir accompli tous ses vœux auprès de saint Martin, Clovis attaqua les Bretons de l'Armorique et les vainquit. Il ôta à leur chef Budic le nom de roi, et ne lui laissa que celui de comte (509). Il se tourna enfin vers les princes francs qui régnaient à Cologne, à Cambrai, à Térouane, et au Mans, et avisa au moyen de les détruire. Il envoya secrètement dire au fils du roi de Cologne : Ton père est vieux, et boite d'un pied. S'il meurt je te donnerai son royaume avec mon amitié. Le fils aposta des assassins qui tuèrent son père. Clovis lui fit dire : Je te rends grâce de ta bonne volonté et je te prie de montrer tes trésors à mes envoyés. Le fils Leur montrant ses trésors, et se baissant pour mesurer avec sa main la profondeur du coffre, un des envoyés leva sa hache et lui brisa le crâne. Clovis apprenant cela vint au même lieu, et convoqua le peuple pour leur dire : Écoutez ce qui est arrivé pendant que je naviguais sur l'Escaut, Cloderic fils de mon parent, poursuivait son père, sous prétexte d'accomplir ma volonté. Il a tué Sigebert dans la forêt Buconienne, et lui-même, tandis qu'il faisait voir ses trésors a péri frappé par je ne sais quelle main. Je ne suis point complice de ces choses ; car je ne peux répandre le sang de mes parents ; ceci n'est pas permis mais puisque ces choses sont arrivées, voici un conseil que je vous donne ; tournez-vous vers moi, pour que vous soyez défendus par moi. Le peuple entendant ces paroles, applaudit de la voix et des boucliers, et l'éleva sur le pavois. Il marcha ensuite contre Cariaric (roi de Térouane), le prit par la ruse avec son fils, les enchaîna et les tondit tous les deux. Cariaric pleurait ; son fils lui dit : Ce feuillage a été coupé sur une tige verte, il repoussera bientôt. Cette parole signifiait qu'ils laisseraient repousser leur chevelure ; Clovis le sut, et leur fit couper la tête. Quand ils furent morts il acquit leur royaume avec leurs trésors et leur peuple. Ragnachaire était roi de Cambrai... Clovis lui fit la guerre, et le prit ; comme on l'amenait les mains liées derrière le dos avec son frère Richaire, Clovis lui dit : Pourquoi as-tu dégradé notre race, en te laissant enchaîner. Il eût été mieux pour toi de mourir, et levant sa hache il la lui enfonça dans la tête ; puis se tournant vers le frère : Si tu avais secouru ton frère, il n'aurait pas été enchaîné, et il le tua également de sa hache. Tous ces rois étaient les parents de Clovis. Leur frère Rignomer régnait dans la ville du Mans, il périt à son tour par l'ordre de Clovis. Après avoir tué tous ces rois par qui il craignait d'être détrôné, le roi Clovis étendit son autorité sur toutes les Gaules[6].

Les empereurs d'Orient n'avaient point opposé d'obstacle aux conquêtes des Francs. Anastase espéra pourtant mettre le conquérant des Gaules dans sa dépendance en lui conférant des titres romains subordonnés au titre impérial. Le barbare en effet dans sa curiosité impatiente est, comme l'enfant, disposé à envier sans le comprendre ce qu'il voit dans la main des autres. La civilisation, les distinctions, tout ce qui brille, tout ce qui enorgueillit est un jouet par lequel on parvient à l'amuser, à l'apaiser, quelquefois à le faire obéir. Plus d'un envahisseur s'était laissé prendre à cet appât ; Anastase envoya donc à Clovis le titre et les insignes du consulat. Le roi franc, dans la basilique de Saint-Martin, se revêtit de la tunique et de la chlamyde, et mit le diadème sur sa tête. Ensuite il monta à cheval, et dans le trajet de la basilique à l'église de la ville, il distribua à pleines mains de l'or et de l'argent au peuple assemblé. Depuis œ jour il fut appelé consul ou auguste[7], mais l'Orient n'y gagna rien. Après le baptême de Clovis, saint Avitus avait dit : la Gaule a maintenant son roi comme l'Orient ; et les Francs auraient cru indigne de leur fierté de reconnaître la suprématie impériale.

Il importe toutefois de ne pas se méprendre sur la valeur réelle des conquêtes de Clovis. A la première vue, il parait possédera la Gaule à l'exception de la Bourgogne, et comme dans la dernière année de son règne, il établit son siège à Paris, il ne lui manque aucune condition pour être roi de France à la manière du XIVe ou XVIIe siècle. Il s'en faut bien que cette première conquête soit une possession assurée. Les Francs ont surtout choisi pour domicile l'ancienne Gaule-Belgique entre le Rhin et la Seine, de qui César disait autrefois qu'elle était plus récemment peuplée de nations germaines, et plus brave, parce qu'elle était plus éloignée de la civilisation de la Province. C'est là qu'ils habitent sur les terres enlevées aux vaincus, c'est là ce qui même au commencement des Carlovingiens s'appelait la Francia, ou le royaume des Francs ; c'est là enfin que leur autorité n'a jamais été contestée ; on peut en dire autant des Armoricains qui s'étaient donnés à Clovis. Mais les Bretons n'étaient pas soumis ; il n'y a qu'un mot dans Grégoire de Tours à leur sujet : Nam semper Britanni ; post obitum regis Clodovecchi, sub francorum potestate fuerunt, et comites non reges appellati. Ces termes vagues désignent tout au plus une suprématie et un tribut, et les faits rapportés plus tard par le même historien prouvent que cette suprématie ne fut respectée que rarement. Le vainqueur ne s'établit pas sur la terre des Bretons ; il ne mêle pas les races par le mélange des coutumes, il n'intervient pas dans le gouvernement des vaincus, il ne leur impose pas de juges ; or dans ces premiers siècles, des vainqueurs imposés pour juges attestent seuls une domination incontestable. Les Bretons ont pour limites les villes de Rennes et de Nantes qu'ils ne pillent pas toujours impunément, mais au delà desquelles on ne se hasarde pas à les poursuivre ; après avoir résisté aux Mérovingiens ils affronteront la vieillesse de Charlemagne, et menaceront ses successeurs de conquérir la Gaule à leur tour. Ce n'est que par l'indissoluble lien de la dépendance féodale, où Charles le Simple eut l'adresse de l'engager malgré elle, que la Bretagne est devenue une province du royaume de France. L'Aquitaine a bien plutôt été délivrée des Visigoths par la bataille de Vouillé, que conquise aux Francs, le vainqueur n'habite pas plus l'Aquitaine que la Bretagne ; les Romains y gardent leur nationalité. Partagée entre les quatre fils de Clovis, elle ne cédera pas aux plus cruels ravages ; toujours prête à la révolte, elle opposera, en l'adoptant pour son chef indépendant, un Mérovingien aux rois mérovingiens, ou un duc carlovingien aux rois carlovingiens ; enfin elle conservera son indépendance intérieure jusqu'à Charles VII à la faveur du morcellement féodal.

On ne se tromperait pas moins à chercher dans Clovis quelque chose qui ressemblât au pouvoir royal. Le roi n'est encore que le premier des combattants ; s'il est obéi quelquefois c'est qu'il exprime par son commandement la volonté du plus grand nombre et qu'il l'exécute le premier. Tout le monde sait l'histoire du vase de Soissons : Mes compagnons, disait Clovis, je vous prie de m'accorder ce vase sans diminuer pour cela ma part. — Tu l'auras, si le sort te le donne, répondit un soldat, rappelant ainsi le roi à la règle commune du partage, et il brisa le vase avec sa framée. Lorsque après la victoire de Tolbiac, saint Remi vint réclamer de Clovis l'accomplissement de son vœu : Je veux bien me faire chrétien, répondit le roi, mais le peuple qui me suit n'aime pas qu'on abandonne ses dieux, je vais donc le consulter. Les Francs s'étant alors écriés : Nous le voulons bien, le Dieu que prêche Remi sera le nôtre, Clovis put recevoir le baptême. Nous avons vu Clovis s'offrir aux Ripuaires, non pas comme un roi, mais comme un protecteur, ut sitis sub mea defensione. Ses fils éprouvèrent plus d'une fois combien il était dangereux de contrarier l'humeur violente de leurs soldats.

Clovis mourut en 511. Ses quatre fils se partagèrent le commandement des Francs. Childebert régna Paris, Clodomir à Orléans, Clotaire à Soissons. La position de ces capitales indique assez clairement quel était le véritable domaine des Frappes. L'aîné, Theuderic (Thierry), qui n'était pas fils de Clotilde eut pour capitale Metz et pour royaume l'Ostrasie (Oster-reich) ou gouvernement oriental, c'est-à-dire tous les pays compris entre la Meuse et le Rhin qui se sont appelés Lorraine à partir du IXe siècle. A l'Ostrasie se rattachaient les France-Ripuaires et la suprématie sur les Allemani. L'Aquitaine fut partagée entre les quatre frères, qui s'engageaient ainsi à réunir toutes les forces des Francs pour la conservation d'une province difficile. Les fils de Clovis continuèrent la conquête de la Gaule et commencèrent celle de la Germanie.

Le premier effort fut dirigé contre la Bourgogne. Clodomir (523) attaqua Sigismond, fils de Gondebaud, le fit prisonnier et l'amena avec ses enfants dans un lieu qui s'appelait Campus Rosaceus (Rosières) ; mais l'année suivante Godomar, frère de Sigismond, prit sa place ; avant de marcher contre le nouveau roi, Clodomir égorgea ses prisonniers et les fit jeter dans un puits. Il était soutenu par Theuderic, et il s'avança plein de confiance jusqu'à Veseronce (Voiron ?). Il y trouva la peine de sa cruauté. Il fut tué, et sa tête, mise au bout d'une pique, effraya les siens et les dispersa. Ce succès valut au Bourguignon dix années de repos ; Childebert et Clotaire montrèrent plus d'empressement à dépouiller les fils de Clodomir qu'à le venger, et tandis qu'ils poignardaient leurs neveux pour s'enrichir à leurs dépens, Theuderic s'agrandissait du côté de la Germanie. La Thuringe était alors partagée entre deux frères, Baderic et Hermenefried ; la femme de ce dernier le poussait sans cesse à la guerre ; un jour, en rentrant chez lui, il ne trouva sa table servie qu'à moitié : Celui qui se contente d'un demi-royaume, lui dit sa femme, doit se contenter d'un demi-repas. Hermenefried appela alors à son aide le Franc Theuderic, et Baderic fut dépouillé. Hermenefried ne profita pas de son crime. Comme il se promenait sur les murs de Tolbiac avec Theuderic, il tomba poussé, par je ne sais quel hasard, dit l'historien[8] et se tua. Theuderic, maitre de la Thuringe, régnait à l'est jusqu'à la rivière de Sala, un des affluents de l'Elbe (530). C'est alors sans doute que les Bavarois vinrent se soumettre à sa suprématie. Il existe une preuve incontestable de cette supériorité de Theuderic sur les Bavarois, dans les lois qu'il rédigea pour eux comme pour les Allemani à Châlons[9] ; et il est le premier qui ait eu le droit de choisir ou d'approuver le duc de Bavière, et de condamner les Bavarois à mort.

De nouveaux succès dans la Gaule affermirent le pouvoir des rois francs. Childebert et Clotaire (533) reprirent la guerre contre la Bourgogne ; s'emparèrent d'Autun et chassèrent Godomar, qui ne reparut plus. Ils partagèrent les états bourguignons. Theuderic n'avait point suivi ses frères à cette expédition ; mais ses soldats lui ayant dit : Si tu ne veux pas combattre avec tes frères, nous les suivrons sans toi, il leur promit de les conduire contre les Arvernes, dans un pays où l'or et l'argent, les esclaves et les troupeaux ne leur manqueraient pas. L'Auvergne, qui se gouvernait elle-même malgré la conquête des Francs, fut ravagée : et, Theudebert, fils de Theuderic se fit connaître en combattant les Visigoths de la Septimanie, auxquels il enleva le pays des Butènes (Rhodez), des Gabalitans (Gévaudan) et des Albigeois. Devenu roi d'Ostrasie (534) par la mort de son père, Theudebert, et ses oncles, promirent tour à tour à l'empereur Justinien et aux rois des Ostrogoths (533-536) leur participation à la guerre qui commençait en Italie pour la possession de cette contrée. Ils reçurent en échange, de l'un et de l'autre allié, deux mille livres pesant d'or et l'abandon de la Narbonnaise seconde, de la seconde Viennoise et des villes d'Arles et de Marseille. Par là fut complétée l'acquisition de la Gaule. On peut rapporter également à Theudebert la première défaite des Saxons, et le premier tribut que ce peuple à l'indépendance féroce ait payé à un vainqueur.

Le roi d'Ostrasie, Theudebert, semble chargé de protester au nom de tous les princes francs contre les prétentions des empereurs grecs. Il écrit à Justinien : Vous voulez savoir quelles provinces nous sont soumises avec l'aide de Dieu ; sachez donc que nous commandons heureusement aux Thuringiens, dont nous avons acquis les provinces, et dont les rois ont disparu, que la nation des Norsaves (Norique, Bavarois ?) a baissé la tête devant nous, que les Saxons Euciens se sont livrés à nous de leur libre volonté ; notre domination s'étend, sous la garde de Dieu, le long du Danube et de la Pannonie jusqu'à l'Océan. Il dit encore ailleurs : Vous demandez notre amitié, nous vous demandons d'y être constamment fidèle. Justinien avait mal parlé dans une lettre de Theuderic, père de Theudebert ; celui-ci répond : Vous nous avez offensé par cette lettre qui prétend outrager après sa mort notre père, un si grand prince, et le vainqueur de tant de nations[10]. Theudebert combattit les Grecs en Italie ; Justinien ayant pris le nom de Francique, comme s'il eût vaincu les Francs, Theudebert prit le titre d'auguste, qu'il fit écrire sur ses monnaies. Cette monnaie était d'or, autre bravade que relève avec amertume l'historien Procope : Les rois germains sont maîtres de Marseille, colonie phocéenne, des environs maritimes et de toute cette mer. Ils président dans Arles aux jeux du cirque ; ils frappent de la monnaie avec de l'or gaulois, à leur effigie et non à celle de l'empereur. Le roi des Perses a l'usage de fabriquer de la monnaie d'argent ; mais ni lui-même, ni aucun roi barbare, quoiqu'il possède de l'or, n'ose en faire de la monnaie à son effigie ; car une pareille monnaie n'est point employée dans le commerce avec les barbares[11]. Theudebert, dans les derniers jours de son règne, avait prémédité une invasion eu Thrace ; son fils Théodabald ; qui lui succéda en Ostrasie (548-555), contraria les efforts de Justinien contre les Ostrogoths, et soixante-quinze mille Al-marli passèrent les Alpes pour combattre Narsès.

Cependant la domination franque ne s'étendit pas au delà des limites de le Gaule et de la. Germanie. Deux fois Childebert et Clotaire avaient entrepris la guerre contre les Visigoths d'Espagne. Leur sœur Clotilde, mariée au roi Amalaric, et persécutée pour la foi catholique par ce prince arien, leur avait envoyé une robe teinte de son sang. En 531 Childebert défit Amalaric près de Narbonne, et le força à fuir jusqu'à Barcelone, où il fut tué par les Visigoths eux-mêmes. En 542 Childebert et Clotaire s'emparèrent de Pampelune, de Calahorra, et assiégèrent Saragosse ; mais ils se retirèrent par respect pour saint Vincent, dont on leur remit quelques reliques. Battus au retour par l'armée du roi Theudis, ils renoncèrent à toute conquête de ce côté. Les alliances des rois d'Ostrasie avec l'empire ou avec les Ostrogoths ne leur acquirent rien en Italie ; il faut attendre Charlemagne pour que la puissance des Francs s'étende au delà des Alpes.

Quoi qu'il en soit, les Francs ont fondé deux royaumes distincts ; celui d'Ostrasie, auquel se rattache déjà la Germanie, et celui de Westrie ou Neustrie (West-reich, royaume occidental), auquel se rattache la Bourgogne. Ces deux royaumes furent un moment réunis : Théodobald l'Ostrasien mourut sans enfants (555). Childebert ne laissa que des filles, qui furent enfermées dans un cloître (558). Le roi de Soissons, Clotaire, réunit tous les héritages. Son règne fut de trois ans. Il eut à lutter contre les Bretons et contre les Saxons. Son fils Chramne, soutenu par lm- Bretons, fut vaincu, étranglé et brûlé par ses ordres. La guerre contre les Saxons ne fut pas si heureuse, le récit qu'en a laissé Grégaire de Tours atteste que l'esprit d'indépendance n'avait pas encore diminué chez les Francs. Lorsque Clotaire[12], après la mort de Théodobald, eut reçu par héritage tout le royaume des Francs, les Saxons rebelles refusèrent le tribut. Comme il atteignait leurs frontières, les Saxons promirent le tribut, et plus encore s'il l'exigeait, ne demandant qu'une chose, y eût paix entre eux et lui. Clotaire entendant ces paroles, dit aux siens : Ils parlent bien ces hommes, ne marchons pas contre eux, pour ne pas pécher contre Dieu. Mais les soldats répondirent : Nous savons qu'ils sont des menteurs, et qu'ils ne tiendront pas ce qu'ils ont promis. Les Saxons offrirent une seconde fois la moitié de leurs biens, demandant la paix. Et le roi Clotaire dit aux siens : Ne vous acharnez pas contre ces hommes, de peur que la colère de Dieu ne tombe sur nous. Et les soldats n'approuvèrent pas ces paroles. Les Saxons offrirent encore leurs vêtements, leurs troupeaux, tout ce qu'ils possédaient, en disant : Prenez tout cela avec la moitié de notre terre, seulement laissez nos femmes et nos petits enfants libres, et que la guerre ne se livre pas entre nous. Les Francs n'acceptèrent pas encore. Le roi Clotaire leur disait : Renoncez, je vous prie, renoncez à vos desseins : N'allez pas à cette guerre où vous vous perdrez. Si vous voulez y aller cependant, je ne vous y suivrai pas. Alors les Francs se jetèrent sur lui, brisèrent sa tente, et l'insultent par des injures, et le trainant avec violence, ils voulurent le tuer. Le roi Clotaire voyant ces choses, marcha avec eux malgré lui. Les Francs furent battus.

Clotaire Ier mourut en 561.

 

II

La dernière lutte de l'empire d'Occident contre les barbares nous a déjà fait connaître les Visigoths, Ce peuple n'a plus, comme les Francs, la sauvage originalité d'une nation germaine. La modération d'Athaulf avait été imitée par ses successeurs ; tout en conservant autour d'eux quelques restes des coutumes primitives, les rois et les plus braves des Visigoths avaient adopté les mœurs romaines. La renommée avait fait connaître à tous les peuples la  politesse du roi des Goths, Théodoric II[13]. On voyait à Toulouse l'élégance grecque, l'abondance gauloise, l'activité italienne, une discipline royale, avec quelques restes de coutumes barbares. Théodoric avait sa garde de barbares couverts de peaux ; mais il avait aussi la majesté impériale. Il recevait les ambassadeurs des nations, écoutant beaucoup répondant peu. Après cela, il se levait de son trône pour visiter ses trésors ou ses écuries, ou bien il allait à la chasse avec la gravité d'un. roi. Je viens de voir, écrivait Sidoine Apollinaire[14], le jeune Sigismer, de race royale, paré à la mode de sa nation comme un jeune époux. Il se rendait au prétoire de son beau-père. Il marchait précédé d'un cheval rayonnant de pierreries, couvert lui-même d'un manteau d'écarlate, brillant de l'éclat de l'or et de la blancheur de la soie. Les petits rois, les compagnons qui le suivaient, avaient une figure terrible même dans la paix ; leurs jambes, leurs genoux étaient nus,  le haut des bras seulement était revêtu de manches. Leurs glaives pendaient de l'épaule. Leur armure défensive était en même temps leur ornement. De la main droite ils tenaient les haches qui se lancent, et de la gauche un bouclier artistement ciselé qui reflétait la lumière. Sidoine Apollinaire ne se plaint pas de la cruauté des Visigoths, quoiqu'il leur reproche souvent leur ambition qui gêne l'Auvergne. Ils ne furent cruels qu'envers la religion catholique, au nom de l'arianisme. Ils devaient surtout être désirés par l'Espagne qui, sans cesse ravagée par les Suèves, n'avait trouvé de défense que dans les victoires des Visigoths.

Euric était roi des Visigoths en 476. Il régnait entre la Loire, l'Océan et le Rhône ; presque tourie l'Espagne lui était acquise, et Odoacre, maître de l'halle, disposant comme un empereur des-dernières provinces romaines, lui céda le reste de la Gaule jusqu'aux Alpes. Euric secouru par l'Ostrogoth Widimer, qui traversa toute l'Italie pour le joindre, passa les Pyrénées, 477. Il prit Pampelune et Saragosse, et resta ainsi maître de toute l'Espagne romaine ; il resserra les Suèves dans leur Galice et repassant les Pyrénées, s'empara d'Arles et de Marseille sur Nepos, en 480[15].

Le royaume des Visigoths acquit de cette manière ses plus Vastes Imites, qu'il ne conserva pas longtemps. Alaric II, fils d'Euric, lui succéda en 484 ; et en 507 il subit la conquête de Clovis. Nous avons rapporté plus haut la bataille de Vouillé, où Alaric périt. Angoulême, défendu par de vieux murs, les vit tomber de vétusté a l'arrivée des Francs, et se rendit malgré sa garnison. Quelques Goths essayèrent un nouveau combat près de Bordeaux, mais leur défaite ne servit qu'a donner au lieu de lent-mort le nom de Champ arien. Bordeaux, Cahors, Rhodez, quoiqu'elle eût à venger un Apollinaire tué par les Francs, se rendirent. Toulouse, la capitale des rois visigoths, eut le même sort. Les trésors enlevés aux Romains par le premier Alaric, passèrent aux mains de Clovis : saris le secours du roi d'Italie, Théodoric le Grand, les Visigoths n'auraient rien conservé en Gaule.

Ce protecteur était le beau-père d'Alaric II, et le grand-père du jeune Amalaric, que les grands verraient d'exclure du trône pour son âge, en lui préférant Gésalric, un de ses parents. Le roi d'Italie prit d'abord pour lui-même la province de Marseille, il vainquit ensuite Gésalric, et l'obligea à finir chez les Vandales ; il assura aux Goths la conservation de la Septimanie, et, selon les uns, se fit donner la royauté d'Espagne ; selon d'autres, il se chargea seulement de la régence pendant la minorité d'Amalaric[16]. Sa protection retint les Visigoths dans la dépendance, et les empêcha de conquérir ; après sa mort (526), Amalaric, en épousant la fille de Clovis, obtint des rois francs ses beaux-frères la province de Toulouse ; mais le cruauté avec laquelle il traita sa femme lui attira la mort. Vaincu par Childebert, roi de Paris, il avait fui de Narbonne ; il fut tué à Barcelone par les Visigoths eux-mêmes (531). Sa famille, qui avait régné sans interruption depuis s'éteignit en lui. La royauté passant désormais d'une famille à l'autre, devint manifestement élective, et engagea les Visigoths dans toutes les querelles de l'éligibilité. Le premier successeur d'Almeraric fut Theudis, un des meurtriers d'Amalaric ; auquel les rois Francs reprirent ce qui avait formé la dot de leur sœur, ne lui laissant en Gaule que les territoires de Narbonne, Nîmes Béziers, Agde, Elne et Carcassonne ; Theudis empêcha Saragosse d'être prise ; mais il fut assassiné en 548. Theudisèle, son assassin, régna deux ans, et périt lui-même pour ses violences au milieu d'un festin.

Ces agitations intérieures se compliquèrent après sa mort d'une réaction impériale. Les conjurés qui lui avaient donné la mort mirent à sa place Agila. La résistance de la ville de Cordoue, qui refusait de reconnaître, et la fuite qu'il fut obligé de prendre, attirèrent au nouveau roi le mépris de la nation. Athanagilde se souleva, et ne craignit pas, pour augmenter ses forces, d'appeler à son aide l'empereur Justinien. Le patrice Liberius fut envoyé (552) avec l'ordre de reconquérir l'Espagne, comme Bélisaire et Narsès avaient fait l'Afrique et l'Italie. Agila fut vaincu, et périt à Mérida sous le fer des grands. Mais pour payer les services des Grecs il fallut bien leur livrer Valence, Cordoue, la Bétique et la partie méridionale de la Lusitanie. Les Visigoths introduisaient ainsi dans leur empire un ennemi ambitieux, qu'ils n'en chassèrent pas à leur gré[17]. Arthanagilde s'allia aux Francs, il maria ses deux filles, Brunehaut et Galswinde, aux deux rois Sigebert et Chilpéric ; mais il n'éloigna pas le danger qu'il avait attiré lui-même. Liuba, successeur d'Arthanagilde, élu roi à Narbonne, s'associa sonn frère Léovigild, qui régna seul en 572.

Léovigild doit être considéré comme le fondateur, ou du moins le réparateur du royaume des Visigoths. Il bat les Grecs dans le pays des Bastetans et les en chasse ; il ravage et soumet de nouveau le territoire de Malaga ; il rappelle Cordoue au devoir et la contient par le massacre des habitants des campagnes ; puis il se tourne contre les Cantabres, et emporte d'assaut la ville d'Amaia (Aregia, Varegia), située entre Burgos et Léon. Après avoir apaisé quelques mouvements séditieux en Septimanie, annonce aux Suèves, par une attaque heureuse, leur ruine prochaine, et leur accorde là paix en vainqueur, pour reprendre la guerre coutre les Grecs. Il les chasse des montagnes de Grenade, et ne leur laisse qu'une côte étroite sur la Méditerranée. De si brillants succès faillirent se perdre dans .une guerre civile. Hermenigild, fils du roi, avait épousé Ingunde, une princesse d'Ostrasie ; il se laissa convertir par elle à la religion catholique. Poussé à bout par le zèle arien de son père et par les mauvais traitements, Hermenigild prit les armes, et s'allia avec le commandant des Grecs. Livré ensuite par son allié, le prince reçut la mort par l'ordre de son père ; et sa femme Ingunde, prisonnière du même traitre, fut emmenée hors de l'Espagne ; les rois francs voulurent le venger, et soutinrent les Suèves contre les Visigoths ; mais tandis qu'ils tournaient surtout leurs efforts sur l'Italie, Léovigild attaqua la Galice. Le roi des Suèves, Éboric, avait été détrôné par Andica, tondu et enfermé dans un monastère. Léovigild (585) se porta pour le vengeur d'Eboric. Andica, vaincu à son tour, dépouillé de ses cheveux et du trône, mit fin par sa chute au royaume des Suèves. L'Espagne, à l'exception de ce que les Grecs gardaient encore, fut réunie sous une seule domination. Léovigild avait ainsi fondé le royaume des Visigoths, et il avait voulu fonder le pouvoir des rois en prenant le sceptre, la couronne et le manteau royal. Il mourut en 586.

Italie. — Ostrogoths. — Lombards. La conservation de l'Italie était plus difficile pour les conquérants. Le centre de l'ancien empire d'Occident semblait attirer à lui ces empereurs qui prétendaient relever le pouvoir romain. La réaction fut donc opiniâtre, et dura plus d'un siècle. Un barbare vint d'abord au nom de l'empire conquérir l'Italie au profit des Romains ; puis un général d'Orient l'enleva aux héritiers de ce barbare. Il fallut la violence lombarde pour implanter les barbares en Italie.

L'alliance des Goths avec les hommes de C. P. remontait à Constantin. Les Ostrogoths, après la mort d'Attila ; lorsque chaque tribu barbare se faisait un domaine par la force, avaient mieux aimé demander des terres à l'empire que de courir les chances d'un combat[18]. On leur avait donné la Pannonie, et ils défendaient le Danube pour payement. Cette année même (456) leur était né un prince fils de leur chef Théodemir, Théodoric, l'enfant gâté des Byzantins, que la Grèce éleva dans le sein de la civilisation, et que Rome appela pour être réparé[19]. Adopté par l'empereur Léon Ier, il combattit pour Zénon ; il fut patrice, il fut consul, il eut sa statue à C. P. comme autrefois le Goth Ataric, allié de Constantin. On put croire un instant qu'il serait un barbare. Devenu chef des Ostrogoths par la mort de son père, ils l'entraînèrent malgré lui contre Constantinople. Mais Zénon lui rappela qu'il était consul, et le consul rougit d'avoir levé le bras contre la nouvelle Rome. Zénon montra l'Italie aux Ostrogoths comme une proie qu'ils ne devaient pas ravir pour eux-mêmes, et il chargea Théodoric de dépouiller Odoacre et de gouverner l'Italie comme une portion de l'empire.

Alors s'émut tout le peuple des Ostrogoths, plus nombreux que les étoiles du ciel ou les sables de l'Océan les mères prirent leurs petits sur leurs bras ; les chariots, les maisons mobiles, portèrent les instruments du labourage, et les pierres à écraser le froment et tout marcha vers l'Italie[20].

489. Les Gépides, qui refusèrent le passage demandé, furent battus. Les Alpes Juliennes franchies, on rencontra les soldats d'Odoacre ; c'était une confédération barbare. Il y avait beaucoup de rois dans cette armée ; les barbares venaient lutter contre l'homme de l'Orient. Théodoric fut vainqueur près du Sontius, il prit l'Istrie et la Vénétie, et fut encore vainqueur à Vérone ; mais la Ligurie résista. Celui qui commandait à Milan pour Odoacre trompe le vainqueur ; maintenu à la tête de sa troupe, il la tourne contre Théodoric, le fatigue par des attaques partielles, et le force d'aller passer l'hiver à Pavie. Un secours des Visigoths releva Théodoric ; il combattit une troisième fois près de l'Adige, le plus beau des fleuves, il enrichit ses ondes de cadavres, et l'Adige emporta à la mer les souillures de l'Italie sans rien perdre de sa pureté[21]. Ainsi se réjouissait l'Italie de cette double victoire, et elle reconnaissait Théodoric pour son gouverneur (Italiœ rector).

Odoacre était bloqué dans Ravennes ; Théodoric prenait Rome, et déjà le Vandale Thrasimond lui cédait la Sicile. Odoacre se rendit sur la promesse de partager le pouvoir avec le vainqueur, et fut égorgé dans un festin. Le partage n'était pas possible entre le chef des barbares confédérés qui avaient tué l'empire, et l'allié, l'envoyé de C. P., qui venait le relever.

Théodoric résida à Ravennes, comme les empereurs, déclarant que l'Italie était unie à l'empire et ne faisait qu'un corps avec lui ; que ce corps n'avait qu'une pensée et qu'une volonté ; que le gouvernement de Byzance était son modèle, et un modèle parfait, et il sollicita la bienveillance de l'empereur Anastase qui ne s'accordait pas à tous[22].

L'Italie avait perdu une partie de ses habitait. Les Bourguignons avaient passé les Alpes pendant la lutte de Théodoric et d'Odoacre, et ils avaient emmené les cultivateurs liguriens à Lyon. La mère de la moisson humaine, la Ligurie, veuve et stérile ne donnait plus qu'un aride gazon, et ceux qui tiraient de leurs vignes leur nom antique d'Œnotriens, n'avaient plus de vin pour humecter leurs lèvres. Théodoric envoya en Gaule l'évêque de Pavie, Épiphane ; l'évêque fléchit le Bourguignon. Quarante mille hommes à là fois revinrent de Lyon en Italie ; les louanges recommencèrent, Le jeune héros de Pella qu'une vaine flatterie appelait le pacificateur du monde, avait entraîné moins de nations que Théodoric n'en rappelait[23].

Théodoric rendait les Romains à l'Italie. Il fallait maintenant ressaisir l'administration roulai rye, et tout cet éclat de dignités impériales, dont Constantin s'était paré, à la mode de l'Orient. Le sénat redevint le premier ordre de l'État, la fleur au genre humain la réunion des faisceaux. Tous ceux qui avaient servi Rome, ceux dont les pères avaient regardé en face Attila et les visages terribles des Huns, furent sénateurs et l'étranger, le barbare, ne siégea pas à côté d'eux. Le génie de la liberté regardait cette assemblée d'un œil bienveillant ; le sénat de Rome approuvait ce que Théodoric avait résolu à Ravennes[24]. On vit encore des patrices, des respectables, les clarissimes, tous ces titres établis par les ancêtres (majores) ; c'est le mot perpétuel de Théodoric ; on eût dit qu'il était le descendant des Romains. Il y eut des consuls comme il y en avait sous l'empire, c'est-à-dire des hommes qui portaient une robe peinte, armaient leur main du noble bâton, montaient sur une chaire curule aussi haute que leur dignité, et devaient être magnifiques et célébrer des jeux[25]. Il y eut un préfet du prétoire un préfet de Rome : il y eut un palais du roi composé comme le palais impérial, le comte des largesses sacrées ; le maitre de la chambre, celui qui introduisait les ambassadeurs, qui passerait les solliciteurs, cette aurore bienfaisante qui annonçait à tous le visage de ta sérénité royale, comme l'aurore annonce l'éclat du jour. Le barbare devenu Romain, qui dictait toutes choses, avait bien profité à l'école orientale de Léon Ier et de Zénon.

L'administration fut romaine, comme les noms étaient romains. Théodoric n'a pas fait de lois ; les Ostrogoths s'en vantaient plus tard à Bélisaire ; les lois romaines, gardèrent leur force. Les Ostrogoths y furent soumis eux-mêmes à la faveur de quelques modifications qu'on appela l'édit de Théodoric. Les Provinces, les diocèses impériaux eurent leurs gouverneurs, tous romains. Ce fut un titre aux honneurs que d'avoir bien gouverné une province, et d'avoir pesé sans avarice les intérêts publics et les intérêts privés. Trajan avait fait ainsi le petit-fils de Théodoric, roi, comme lui, de l'Italie romaine, se glorifiait de reproduire Trajan après quatre siècles[26].

On conserva les impôts. Chez les autres barbares qui n'avaient pas d'impôts dans leur Germanie, le système fiscal des Romains avait disparu avec leur domination. Dans l'Italie qui voulait rester romaine, les impôts demeurèrent avec le nom de l'indiction, et, quoi qu'on ait dit, avec beaucoup d'abus. Plus d'une fois, l'évêque Épiphane, le médecin des blessures publiques, vint prier Théodoric pour ces Liguriens dont les épaules tremblaient de fatigue sous la charge des tributs. Aucun possesseur ne fut épargné, pas plus que sous Galérius qui, le premier, avait soumis l'Italie aux mêmes tributs que les autres provinces. L'impôt fut établi encore d'après la qualité des possessions et des hommes. On gagna cependant un peu d'ordre ; il n'y eut plus caprice, mais charge régulière dans ces tributs[27].

À cette condition tout impériale, on fit des monuments ; on donna des jeux romains. On a surnommé Théodoric grand amateur de constructions et restaurateur de villes. Il convenait que le roi décorât ses palais d'édifices ; pouvait-il ne pas égaler en éclat ces anciens qu'il égalait par le bonheur de son siècle. Il recommande aux architectes de lire les livres des anciens, pour ne pas dégénérer de ceux qu'ils remplacent. Une statue d'airain avait disparu de la ville de Côme. Il promit cent pièces d'or à qui découvrirait, le voleur ; il agrandit le palais impérial de Ravennes, fit bâtir dei palais à Vérone et à Pavie. A Rome, il releva le théâtre de Pompée, répara les aqueducs et rendit leurs eaux aux thermes publics.

Les Romains aimaient encore les jeux. Théodoric voulut que le spectacle des plaisirs fut la joie des peuples. Il aimait leurs acclamations, les cris qu'ils savaient pousser en harmonie, et il institua un tribun des plaisirs, comme Tibère avait créé un inspecteur des jeux, qui paraissait modérer la licence. Il ne chassa pas les pantomimes qu'Antonin avait aussi beaucoup aimés, mais il assigna certaines places à leur art. De pareils jeux étaient contraires aux bonnes mœurs ; il en prévenait l'excès à l'exemple des anciens.

Cependant il n'oubliait pas la littérature. Le savant Cassiodore était son ami, son conseiller. Avant Théodoric, les tribunaux se taisaient d'un triste silence, et il n'y avait plus de palme pour la parole. Il anima l'éloquence par les récompenses de la gloire. Rome conserva ses réunions de savants ; les patrices Festus et Symmaque, matière illustre de toutes les sciences, qui ne sortaient pas de la ville sacrée, les premiers sénateurs, dont la vue seule 4tait une instruction, le patrice Boèce, qui savait si bien enseigner ; Faustus et Avienus, la béatitude de leur siècle, les fleuves de l'éloquence romaine ; et parmi les femmes, Barbara, la fleur du génie romain, et Stéphanie, la plus admirable lumière de l'Église catholique[28].

Que devenaient les Goths, les vainqueurs d'Odoacre ? Ils restaient barbares, en dehors de la société romaine. Cantonnés dans les terres qu'Odoacre avait données aux siens, ils n'allaient pas aux écales publiques, et ils n'auraient pas voulu y aller. Ils n'avaient point de dignités civiles ; elles étaient toutes réservées aux Romains[29]. Ils avaient leurs comtes, barbares comme eux, qui leur rendaient la justice. Dans leurs procès avec les Romains, deux juges, l'un romain l'autre goth, décidaient la querelle[30]. Quelquefois on les faisait servir à l'amusement de leurs protégés, par les exercices militaires à la germaine dont parle Tacite. Mais ils avaient une fonction que les Romains ne partageaient pas ; ils étaient soldats. Théodoric savait bien que les armes étaient devenues trop lourdes au bras romain, et qu'elles tombaient, non pas à la première blessure, mais à la première poussière. Cette milice permanente, et toujours germaine, ne perdait rien de sa force. Théodoric s'était fait encore une Hotte pour protéger les estes, mille dromones ; c'étaient de petits vaisseaux recouverts d'un toit pour repousser les flèches qui venaient des grands vaisseaux. Venise, déjà commerçante, prêtait quelquefois ses navires et l'agilité de ses rameurs à Théodoric.

L'empire avait donc reparu avec son administration hiérarchique, et des barbares pour soldats. Théodoric joua le rôle d'empereur à l'Occident ; il soumit l'Illyrie, la Pannonie, le Noricum, la Rhétie. Quand les Allemani furent battus par Clovis, ils implorèrent la protection de Théodoric. Le roi d'Italie, par une lettre, sembla arrêter Clovis, et sauva ces restes fatigués. Il envoya en retour au roi des Francs un musicien qui devait adoucir ses travaux par l'agilité de ses doigts. Théodoric prit aux Bourguignons la province de Marseille et la seconde Narbonnaise. Il voulut tenir à toutes les nations par des mariages. Il avait épousé la sœur de Clovis Audéflède ; il maria sa fille Ostrogothe au roi de Bourgogne Sigismond ; une autre, Théodocote, à Alaric II, roi des Visigoths. Quand Alaric II fut mort, Théodoric prit sous sa tutelle son fils Amalaric, et gouverna les Visigoths et l'Italie.

Mais à la fin de son règne, il ne ménagea plus l'empire d'Orient, et parut barbare en Italie. Arien, comme les Orientaux, il continua de l'être lorsque les empereurs ses patrons ne l'étaient plus. Il voulut protéger de Revenues les ariens de C. P., et persécuta le pape Jean Ier qui n'avait pas réussi auprès de l'empereur (V. l'Histoire de l'Église). Deux Ostrogoths, Trigille et Conigaste, le dominaient alors. Ils écartèrent de la cour les Romains Albinus et Paulinus ; ils exigèrent d'énormes impôts. Un gouffre sans fond engloutit le sang et la sueur des provinces. Ils firent une disette en achetant à bas prix les blés qu'ils transportèrent dans les greniers du roi. Boèce voulait parler à Théodoric, dans une entrevue au nom des provinces. Repoussé, il eut le courage de lui parler en plein sénat. Nous respectons l'autorité royale, lui dit-il, lui laissant le droit de distribuer e ses faveurs où elle veut, comme le soleil répand ses rayons. Mais demandons la liberté, le plus précieux privilège de cet empire..... Nul aujourd'hui ne peut être riche impunément ; les pierres uses répètent les gémissements du peuple. Vous disiez autrefois : il faut tondre le troupeau, et non pas l'écorcher... Ce mot était de Tibère, Théodoric, qui l'avait adopté, le méconnut. Il gagna unie partie du sénat, le rebelle Boèce fut condamné au bannissement. Bientôt Boèce et son beau-père Symmaque furent enfermés à Pavie. Trigille et Conigaste les accusaient de haute trahison rien n'était, prouvé ; mais Théodoric voulut croire tout. Symmaque fut décapité ; Boèce fut torture dans un fort également éloigné de Rome et de Pavie. Au moyen d'une roue et d'une corde, on lui fit sortir les yeux de la tête ; on l'étendit sur une poutre, où deux bourreaux le frappèrent à coups de bâton depuis la tête jusqu'à la plante des pieds. Comme il vivait encore, on l'acheva par la hache.

526. Théodoric ne lui survécut pas longtemps. Agité de sombres regrets, il crut voir, dans un festin, la tête de Symmaque qui le menaçait des dents. Mais avant de mourir, comme s'il eût prévu la vengeance orientale provoquée par lui, il recommanda aux Goths d'aimer les Romains, aux Romains d'aimer les Goths, aux Goths encore de respecter le sénat, de respecter le prince d'Orient, et de se le conserver propice[31]. Sa fille Amalasunthe, mère du jeune Athalaric, gouverna pour son fils. Elle avait compris la pensée de son père ; elle voulait gouverner comme lui. Femme révérée de tous les royaumes, dit Cassiodore, qui se montre et force le respect, qui parle et fait croire au prodige ; éloquente de tout l'éclat de l'éloquence attique, elle brille de la pompe de l'éloquence romaine, elle se glorifie de la richesse de la langue de ses pères ; admirable partout, elle domine tout[32]. Ainsi disait le Romain. Il voyait les Romains admis à reconnaître Athalaric d'un consentement bien suave au cœur du prince, et ce prince prêtait serment comme Trajan. Il voyait les fatigues publiques, pour l'utilité de tous, imposées aux Goths ; la paix, les honneurs, l'habitation paisible réservée aux Romains, et, quoique Romain, il restait préfet du prétoire, commandant même aux armées. La veuve de Boèce, les enfants de Symmaque recouvraient leurs biens confisqués[33]. Aucun Romain n'était frappé, aucun condamné à l'amende, aucun injurié. Mais alors éclata l'opposition barbare plus forte sous une femme. Les Goths aspiraient à nuire. aux Romains. Elle voulait former son fils à la vie et aux mœurs des princes romains, et les Goths, pour tourmenter leurs sujets à leur gré, auraient voulu un commandant barbare. Un jour donc que mécontente de son fils, elle l'avait frappé au visage, Athalaric en pleurs fut rencontré par les Goths qui s'enhardirent contre Amalasunthe. Elle avait la pensée de tuer son fils, de prendre un autre mari pour commander avec lui aux Goths et aux Romains. Les plus illustres vont la trouver. Théodoric, disent-ils, craignait qu'un Goth, après avoir tremblé devant la férule, ne tremblât devant l'épée ou la lance. Ils demandent pour Athalaric, au lieu de ses pédagogues une société de jeunes barbares qui lui apprennent à régner en barbare. Amalasunthe céda ; mais elle resserra son alliance avec la cour de Byzance. Quand Bélisaire alla faire la guerre aux Vandales, elle ne s'opposa pas à l'expédition ; elle laissa le passage  libre, fournit des vivres et des chevaux, et put réclamer une partie du succès. Cependant menacée d'une conspiration par les Goths, elle s'entendit avec Justinien, s'assura au besoin d'un asile en Grèce, et ce ne fut qu'en s'éloignant qu'elle donna ordre de tuer les conspirateurs.

Ils périrent tous, elle put revenir ; mais enfin les Goths l'emportèrent. Il y avait parmi les Goths un certain Théodat, fils d'Amalafride, sœur de Théodoric, qui savait le latin et la philosophie de Platon, mais fort avare, dit Procope, c'est-à-dire fort avide comme tous les barbares. Possesseur d'une grande partie de la Toscane, il chassait les autres propriétaires, regardant comme un mal d'air des voisins. C'était aussi la pensée des Suèves. (V. le chap. Ier.) Théodat lutta contre Amalasunthe. Les Romarins de Toscane se plaignaient à la régente. Théodat, forgé de rendre compte et de restituer, trouva l'occasion attendue de se venger dans la mort d'Athalaric. Le jeune homme avait fait comme tous les barbares ; il s'était usé par une jouissance prématurée des plaisirs romains. Amalasunthe ne pouvait plus régner pour garder au moins la moitié du pouvoir, elle le partagea avec Théodat ; mais le partage ne dura pas. Théodat s'entendit avec les Goths dont elle avait tué les parents, et ils étaient nombreux. Il tua les amis d'Amalasunthe, il renferma elle-même au milieu du lac de Vulsinie, dans une île défendue par un fort. Bientôt ces mêmes Goths demandèrent la mort d'Amalasunthe. Malgré les réclamations de l'Orient, elle disparut. Justinien saisit le moment ; l'envoyé de C. P. vint déclarer à Théodat et aux Goths une guerre inexpiable[34].

Guerre de Bélisaire et de Narsès. Elle était bien nommée d'avance. Ce fut une guerre de races, une guerre des Goths contre les Romains, des Francs contre les Romains et les Goths, des Byzantins contre la fortune des Italiens, de la peste et de la famine contre la vie de tous. Elle aurait pu cependant se terminer sans malheurs, si les Goths avaient voulu rester ce qu'ils étaient sous Théodoric et sous Amalasunthe, les alliés de l'empire d'Orient qui ne réclamait pas autre chose. Lorsque Mundus eut paru en Dalmatie, quand la Sicile, toujours grecque, eut reconnu Bélisaire et les Byzantins, et reçu les pièces d'or que le conquérant jetait sur son chemin, à la manière impériale, alors Théodat lui-même demandait un traité. Il céderait la Sicile, il enverrait tous les ans à l'empereur une couronne d'or de trois cents livres et trois mille confédérés Goths ; il ne tuerait, ne dépouillerait aucun prêtre ni aucun sénateur ; dans les spectacles, dans les jeux du cirque, partout où le peuple romain poussait ses acclamations de bon augure, on crierait d'abord en l'honneur de Justin clé avant de nommer Théodat. Il ne se ferait pas de statue, sans élever à sa droite une statue à l'empereur. C'est ainsi que Théodoric avait dit que l'empire et l'Italie ne formaient qu'un corps.

Mais, pendant les négociations, Mundus périt en Dalmatie avec son fils. On crut y voir l'accomplissement d'un oracle de la sibylle. Théodat redevint Goth, et reçut mal les nouveaux envoyés de Byzance. L'indécision cesser Bélisaire cintra en Italie (536), prit Rhégium par la trahison du gendre de Théodat, assiégea Naples qui se disposait a se rendre sans les instances de plusieurs amis des Goths qui firent rejeter la capitulation, et entra par un aqueduc. Comme les soldats grecs se vengeaient sans pitié, le peuple de Naples, pour les apaiser, massacra ces amis des Goths qui avaient conseillé la résistance ; l'un d'eux fut coupé en morceaux. Aussitôt Théodat fut odieux à ses barbares, sa lenteur partit un complot avec la Cour de Byzance. Les Goths se réunirent près de Regeta au milieu de pâturages abondants pour leurs chevaux, et choisirent pour roi Vitigès, célèbre comme on le devenait dans la Germanie, par sa valeur et par les combats qu'il avait soutenus contre les Gépides au temps de Théodoric. Vitigès fit tuer Théodat par un barbare, et annonça son pouvoir à toute l'Italie. Il animait les Goths, il rassurait les Romains. Il aurait voulu séparer les Romains de la cause des Grecs. Cassiodore, encore préfet du prétoire, écrivait aux chefs de l'armée barbare : Pendant que l'armée des Goths fait la guerre, que le Romain soit en paix. En même temps, Vigitès épousait Mathasonthe, petite-fille de Théodoric, pour plaire aux Goths ; il fortifiait Rome, croyant plaire aux Romains ; il promettait au pape Silvère, au sénat, au peuple, pour prix de leur fidélité, la constance de l'affection des Goths et les succès de leur bravoure. On prononçait des deux côtés des serments solennels. Mais il avait beau faire : il avait quitté Rome pour Ravennes. L'Apulie, la Calabre, qui n'étaient point maintenues par les soldats de Vigitès se donnèrent à Bélisaire. Les Romains devaient recevoir les Grecs comme des hôtes. Bélisaire n'eut que la peine de se présenter devant Rome. La porte Asinaria lui fut ouverte, tandis que la garnison barbare, ne pouvant résister sortait par la porte Flaminia. Une partie du Samnium se rendit ensuite. Narnie, Spolète, Pérouse, toute la Toscane reçut de bon cœur les soldats de l'Orient. Vigitès prit le parti d'assiéger Rome. Bélisaire n'avait que cinq mille soldats contre cent cinquante mille, s'il faut en croire les Grecs. Les Goths brillèrent ses moulins, malgré le mur bâti par les vieux Romains pour les protéger, ils coupèrent les aqueducs et établirent sept camps autour de la ville. Cependant Vigitès, à la vue des Romains, insultait les Grecs qui n'avaient jamais envoyé à l'Italie que des tragédiens, des mimes et des pirates. Le peuple de Borne lui-même était nié content de la longueur du siège, et s'en prenait à l'empereur qui n'envoyait pas de renforts. Bélisaire fut plus fort que ce mécontentement, et que toutes les machines de guerre des Goths. H battit les bar-bar es dans de fréquents combats, et relégua à C. P. le pape Silvère, qui restait fidèle aux Goths comme il l'avait juré. Bientôt la peste et la famine pénétrèrent dans Borne ; l'espérance s'éloigna ; on n'avait plus pour ressource que le blé enlevé la nuit dans la campagne par les soldats romains qui le vendaient aussi cher qu'ils voulaient. Au milieu de tous ces maux, Bélisaire refusa une bataille qui pouvait compromettre le sort de la ville. Il fit bien ; il reçut des vivres de Naples, des troupes de Byzance ; la peste retombant sur l'armée barbare, ce furent les Goths qui se lassèrent ; ils levèrent le siège, mais pour se venger vers le nord. Déjà, pendant le siège de Rome, Vitigès avait tué les sénateurs qu'il avait emmenés comme otages à Ravennes. Milan et une partie de la Ligurie s'étaient données à Bélisaire. Vigitès se porta sur Milan, pendant que Bélisaire soumettait le Picénum et l'Émilie. La pauvre Italie payait cher l'honneur d'être ainsi disputée. Une famine la dévasta. Cinquante mille agriculteurs romains périrent de faim dans le Picénum. Procope a raconté les effets de cette famine qu'il a vus de ses yeux. Tous étaient maigres et pâles. La chair, au défaut d'aliments se consumait elle-même. Une bile abondante souillait le corps de sa couleur. La peau séchée semblait du cuir et s'attachait aux os. Quelques-uns mangèrent de la chair humaine ; on dit qu'au-delà d'Ariminum, deux femmes mangèrent dix-sept hommes, et furent tuées par le dix-huitième qui prévint par là sa mort. A ces horreurs les Goths ajoutèrent toute la violence du caractère barbare. Ils prirent Milan, y tuèrent, sans distinction d'âge, jusqu'à trois cent mille hommes, et réduisirent les femmes en esclavage. Le préfet du prétoire, Reparatus fut coupé en morceaux et jeté aux chiens. Les Goths reprirent toute la Ligurie (538).

Puis vinrent les Francs de l'Ostrasien Theudebert, alliés incertains de l'Orient ou des Goths, catholiques appelés par Justinien contre les Goths ariens, barbares appelés par Vigitès contre l'empire, sur la promesse d'obtenir la province de Marseille. Quand ils eurent passé le Pô, ils attaquèrent le camp des Goths ; ils en firent un si grand carnage et si rapide, que les Goths se sauvèrent à travers le camp romain jusqu'à Ravennes. Les Romains les prirent alors pour des amis ; attaqués à leur tour et aussi rapidement battus, ils ne purent regagner leur camp, et se sauvèrent jusqu'en Toscane. Mais les Francs eurent bientôt consumé tous leurs vivres ; réduits à manger des bœufs et à boire l'eau du Pô, ils furent décimés par les maladies, et repassèrent en Ostrasie.

Après leur départ la victoire resta à Bélisaire. Il acheva de soumettre l'Italie centrale, et assiégea Ravennes. Les Francs offraient alors leurs secours à Vigitès, s'il voulait partager avec eux la domination de l'Italie. Vigitès, pressé par la famine, après avoir vu brûler les greniers de Ravennes, apprit encore que les Goths des Alpes cottiennes s'étaient rendus. Il aima pourtant mieux traiter avec les Grecs, D'abord on consentait à lui céder les contrées transpadanes et la moitié du trésor royal ; mais les Goths et Vigitès lui-même offrant la couronne d'Italie à Bélisaire, le général d'Orient fit semblant d'accepter, et entra dans Ravennes ; on avait dit aux femmes de Ravennes que les ennemis étaient grands de taille et terribles de visage ; quand elles les virent, elles s'indignèrent de pareils vainqueurs, et crachèrent au visage de leurs maris. Bélisaire prit Vitigès et fut rappelé à C. P. Il y mena son captif, comme déjà le roi des Vandales (540).

Les vices de Byzance et la fiscalité impériale s'étendirent alors sur l'Italie, qui paraissait reconquise. Les onze généraux qui remplaçaient Bélisaire se mirent à dépouiller les Romains, les abandonnant aux injures de leurs soldats, qui, par prudence, n'obéissaient pas toujours. Justinien envoya en Italie un certain Alexandre, logothète qui savait rogner les pièces de monnaie en conservant leur formel et qu'on surnommait Forficula. Son grand mérite était de brouiller des comptes et de faire de l'argent par surprise. Il réclamait des italiens ce qu'ils devaient à Théodoric et aux rois Goths ce qu'ils avaient soustrait par fraude disait-il, et détourné à leur profit, en ne le payant pas. Il ne traitait pas mieux les soldats grecs, leur refusant le prix de leurs blessures et de leurs dangers, les dégoûtant de la guerre par son avarice, comme le dégoûtait les Romains de la domination impériale.

Les Goths en profitèrent. Le premier successeur de Vigitès, Ildibald, rassembla les Goths vaincus, et y joignit quelques Romains qui aimaient la nouveauté. Il n'avait d'abord que mille hommes et la ville de Pavie ; bientôt la Ligurie et la Vénétie le reconnurent. Une victoire sur Vitalius venait de le rendre célèbre ; quand il fut assassiné dans un repas. Son successeur Totila, continua ses succès avec la politique de Vitigès (541). Une grande victoire près de Faventia (Faenza) fut son premier acte. La fuite des généraux grecs fut honteuse et sanglante ; laissant tous leurs étendards sur le champ de bataille, ils se sauvèrent, chacun où il put, avec un petit détachement de soldats. Totila reprit l'Italie centrale partout son humanité se faisait admirer des Romains. Il trouva a Cumes les femmes des sénateurs ; il les préserva de toute insulte, et les renvoya libres. Comme l'ennemi ne se montrait pas, il reprit, avec quelques détachements, le Brutium, la Lucanie, l'Apulie, la Calabre. Quand il fut maître de Naples, il voulait la récompenser de son ancienne résistance à Bélisaire. Son humanité fut si grande, qu'elle faisait disparaître l'ennemi, le barbare ; il avait trouvé des Romains exténués de faim ; pour les sauver, il leur défendit de sortir, proportionnant à leurs forces, leur nourriture qu'il augmentait chaque jour ; et quand ils furent remis, il leur ouvrit les portes et leur permit d'aller où ils voudraient. Ils avaient honte d'aller à Byzance mais, pour n'être pas soumis aux. Goths, ils voulaient se rendre Rome. Le vent ne leur permettant pas de s'embarquer, Totila leur donna des vivres, des chevaux, des bêtes de somme, et il les fit escorter par des Goths jusqu'à Rome. Il se contenta de détruire les murs de Naples, pour prévenir désormais la nécessité d'un siège.

Les généraux grecs ne comprenaient rien à la conduite de Totila. Ennemis de la fortune des Italiens, tandis que les Goths s'assuraient par les armes la domination de la terre, les impériaux s'appropriaient les meubles par le pillage. Cependant les Romains préféraient encore les Grecs. Totila eut beau écrire au sénat, et opposer la conduite de Théodoric et d'Amalasunthe à celle des Grecs et du logothète Alexandre, il eut beau promettre que les Goths na feraient aucun mal aux Romains, le sénat ne répondit pas, ou plutôt répondit en chassant les prêtres ariens, suspects d'attachement aux Goths.

Cependant Bélisaire reparaissait (546). Il pouvait seul lutter avec avantage contre Totila ; mais il avait besoin d'armes et de soldats, et on ne lui en donnait pas. Totila, après avoir achevé la soumission de l'Italie, assiégeait Rome. Bélisaire et les secours venus d'Orient n'y purent rien. Au milieu d'une famine nouvelle, le pape Vigile n'avait pas obtenu la paix. Totila prit Rome. Quand il fut vainqueur il se laissa désarmer par le pape. Les Goths avaient déjà tué vingt-six soldats et soixante citoyens. Totila leur défendit d'en tuer davantage. Il sauva encore Rusticiana, fille de Symmaque, et toutes les femmes romaines de la violence barbare. Il eut un moment la pensée de détruire Rome et de porter la guerre en Illyrie, si l'empereur ne le reconnaissait pour roi d'Italie ; puis il y renonça sur la demande de Bélisaire, et vint à Ravennes.

Pendant son absence, Bélisaire reprit Rome, la fortifia, repoussa les Goths ; mais ce fut son dernier succès (247). Bientôt il se porta sur Tarente, et de il passa en Sicile avec sa femme Antonine, qui sollicita le rappel de son mari. Antonine voulait revoir l'Orient, et c'était par les femmes que tout se décidait à C. P. (549).

Après son départ, Totila triompha pendent trois ans, L'empereur lui refusant la paix et dédaignant ses secours contre les Perses, il équipa une flotte, réduisit Tarente r Rhégium, la Sardaigne, la Corse, mit la Sicile à contribution et inquiéta les côtes de la Grèce. Toutefois, Justinien lui avait laissé les Francs pour ennemis, en leur cédant la province de Marseille. Theudebert, peu content, avait pris encore les Alpes cottiennes, quelques cantons de la Ligurie et la plus grande partie de la Vénétie. Mais en 682, lorsque Justinien envoya Narsès en Italie, les Francs avaient changé de parti. Théodobald d'Ostrasie s'était fait céder par les Goths ce que son père avait conquis, ne voulut pas aider Narsès, et lui refusa même le passage par la Vénétie. C'était donc d'autres barbares que Narsès voulait opposer aux Goths. Aux soldats de Byzance et de Thrace, il joignait deux mille deux cents Lombards envoyés par te roi Audouin, plus de trois mille cavaliers hérules, des Huns, avec leur chef Dagisthée., des Perses transfuges conduits par Cabades, le jeune Asbad avec ses Gépides habiles et forts à la guerre. Tous ces hommes voulaient de l'or, et Narsès en avait reçu beaucoup, pour s'attirer leur amour, et payer les soldats Grecs de l'Italie. Les barbares de Narsès l'emportèrent prés de Tagina, la valeur des Grecs fut égalée par leurs alliés ; les Goths furent complètement battus. Six mille y périrent, beaucoup se rendirent et furent tués malgré leur soumission. Totila, accompagné de cinq hommes, fut poursuivi par les soldats de Narsès, qui ne le connaissaient pas : il fut tué malgré ses amis qui l'appelaient leur seigneur. Les compagnons de Totila le cachèrent sous terre près de Caprée, Mais sa mort était si peu digue de sa haute fortune et de ses vertus, que les Grecs n'en croyaient rien. Une femme, de la nation des Goths, leur ayant fait connaître où était le corps de Tolita, ils voulurent le voir, enlevèrent la terre qui le couvrait, le contemplèrent avec avidité, et vinrent conter à Narsès qu'il était bien mort.

Narsès se sentait vainqueur. Il renvoya les Lombards qui brûlaient les maisons, et poursuivaient les femmes dans les églises ; il n'en demeura pas plus faible. Il prit le centre de l'Italie, il prit Rome. Cependant les Goths voulaient combattre encore. Sous leur nouveau chef Teias, ils avaient commencé par massacrer tous les Romains qu'ils rencontraient, et les sénateurs, envoyés par Totila en Campanie, qui essayaient de retourner à Rome vers Narsès. Près de Cumes, au pied du Vésuve, Teias défendit son trésor pendant deux mois. Bloqués enfin sur -le mont Lectar, Teias et ses Goths voulurent mourir en barbares. Ils renvoyèrent leurs chevaux et se formèrent en phalange profonde ; Teias était à leur tête, agitant son javelot et se couvrant de son bouclier. Tous les coups se dirigèrent sur lui, son bouclier hérissé de douze flèches ne pouvant plus le servir, il en demanda un second et fit ainsi jusqu'à quatre fois. Comme il en demandait un cinquième, sa poitrine un moment découverte fut percée d'une lance et il tomba. Les Grecs coupèrent sa tête, mais ils ne purent décourager les Goths. Le combat dura jusqu'à la fin du jour et recommença le lendemain. Épuisés enfin, les Goths dirent à Narsès que le ciel se déclarait contre eux et leur refusait l'Italie, mais qu'ils tueraient bien des Grecs encore avant de mourir, si on ne leur permettait de se retirer libres. Narsès leur permit d'aller s'établir au delà des Alpes.

La lutte ne cessa pas malgré leur départ. Mille Goths rassemblés près de Pavie, appelèrent à eux deux chefs des Allemani, soumis aux Francs. Leutharis et Bucelin. Soixante-quinze mille Allemani passèrent les Alpes. Les Grecs n'osèrent pas même les combattre, et s'enfermèrent dans les villes. Ces hordes barbares, qui ne connaissaient pas le christianisme, ravagèrent tout ce qui restait dans le plat pays jusqu'à la Calabre. Il semblait que la terre déserte et les pierres des murs fussent seules réservées aux Grecs. Mais les Allemani se diminuèrent par la famine ou la peste. Leutharis en mourut. Narsès avec dix-huit mille hommes tua Bucelin près de Capoue ; un petit nombre seulement repassa les Alpes.

Alors il ne restait plus que sept mille Goths. Narsès les assiégea à Compsa, les réduisit et les envoya à C. P. L'Italie redevint une province romaine, et Narsès en fut exarque.

Lombards. Mais il fallait à l'Italie ses barbares. Les Romains qui avaient aidé à la conquête impériale ne purent eux-mêmes la supporter que pendant quinze ans. Les concussions de Narsès allant trop loin, il fut accusé par les sénateurs, révoqué par l'empereur Justin II et insulté par l'impératrice Sophie[35]. Le vieil eunuque se vengea de l'empire et de lui-même ; il rappela dans l'Italie délivrée par lui les Lombards qu'il en avait écartés.

Les Lombards, ou plutôt Langobards, hommes de hallebardes, avaient un aspect sauvage. Ils se rasaient les cheveux de l'occiput, et partageaient le reste en deux nattes qui retombaient le long des joues pour se joindre à leur longue barbe. Ils affectaient quelquefois la férocité des bêtes sauvages. En descendant vers le Danube, ils avaient rencontré sur leur route la tribu des Asipittes, et pour les effrayer ils s'étaient vantés d'avoir dans leur armée des hommes à tête de chiens, qui faisaient la guerre sans se lasser, qui buvaient le sang humain, qui buvaient leur propre sang quand ils ne pouvaient atteindre l'ennemi, tant ils avaient soif de sang[36]. Ils avaient prouvé leur force dans la Germanie, contre les barbares, et sur les frontières de l'empire d'Orient. Vainqueurs des Hérules dans le Rugiland, en 518, ils en avaient forcé une partie à fuir jusqu'en Thule. Vainqueurs des Gépides de la Dacie près d'Asfeld, ils se rapprochaient de la Pannonie, quand Justinien la leur donna à garder. C'était, pour ainsi dire, les inviter à envahir l'Italie dont la Pannonie était la porte ; mais les Lombards, continuant leur lutte contre les barbares, attaquèrent une seconde fois les Gépides. Le royaume de ces derniers, fondé par Ardaric entre la Theiss et le Dniester, avait vécu un siècle sans influence sur les destinées du monde ; il tomba sous les coups des Lombards et de leurs alliés les Avares, peuple nouveau, venu de la Haute-Asie. Les Lombarde vainqueurs abandonnèrent aux Avares le territoire des vaincus, prirent pour eux le butin, et donnèrent à leur chef Alboin le crâne du roi Cunimond pour lui servir de coupe, et sa fille Rosamonde pour femme.

L'Italie, trahie par Narsès, mal secourue par les empereurs de Byzance, restait pour ainsi dire désarmée en présence de ses ennemis. Paul Diacre, l'historien des Lombards, Lombard lui-même, n'a rien déguisé de leurs barbaries. Il raconte qu'ils soumirent l'Italie par le pillage des églises, le massacre des prêtres, le bouleversement des villes, l'extermination des peuples qui avaient crû comme les moissons. L'Italie n'eut pour se défendre que le zèle des papes. Mais leur zèle chrétien ne pouvait opposer la violence à la violence, ni la perfidie à la perfidie, et le saint pape Grégoire Ier écrivait à l'empereur Maurice : Si j'avais voulu, moi, le serviteur de Dieu, me mêler dans la mort des Lombards, aujourd'hui la nation des Lombards n'aurait ni roi, ni duc, ni comte, elle serait divisée et livrée à une grande confusion. Mais je crains Dieu, et je crains de me mêler dans la perte d'un homme[37]. L'invasion commença en 5168. Alboin joignit à ses Lombards des Gépides, des Avares, des Slaves, et passa les Alpes Juliennes. Les habitants d'Aquilée s'enfuirent dans les lagunes comme leurs ancêtres, au moment d'Attima. Forum Julii fut mise aux mains de Grasulfe, et une partie des vainqueurs s'arrêta dans la campagne pour jouir sans retard de la conquête. Après l'hiver, Albain chassa les habitants de la Ligurie vers Gênes, prit Milan, et ses soldats le proclamèrent roi d'Italie. Pavie résista mieux. Tandis que les Lombards la bloquaient, Alboïn entra dans l'Italie centrale, prit l'Ombrie, la Toscane et une partie de l'Émilie. Cependant Pavie ne se rendait pas. Alboin jurait qu'il n'épargnerait ni le sexe ni l'âge. Enfin, au bout de trois ans, la famine força les assiégés à capituler ; mais comme il entrait dans la ville, son cheval broncha sous lui. Il y vit un avertissement du ciel et ne tua personne. Pavie devint sa capitale, et le royaume barbare d'Italie commença, 573.

Les Lombards n'ont jamais conquis l'Italie entière ; ils l'ont parcourue dans tous les sens, morcelée du nord au midi mais il ne leur appartenait pas de chasser les Grecs. Au nord, Albain avait conquis la Vénétie, excepté Padoue, Mantoue et Mons-Silicis[38]. Il avait soumis toutes les villes de la Ligurie, excepté celles qui sont situées sur le bord de la mer. Au centre, il n'avait occupé ni Rome ni Ravennes, ni les châteaux forts situés sur le rivage. Une fanfaronnade sanguinaire mit tout à coup fin à sa vie. Dans un festin où il se servait du crâne de Cunimond il invita sa femme Rosamonde à boire dans la coupe de son père. Rosamonde fit assassiner Alboin, et trouva elle-même la mort à Ravennes. Cleph, second roi des Lombards par élection, ne régna que dix-huit mois ; il tua un grand nombre de Romains, en chassa un grand nombre de l'Italie, et fut tué en 575. Après lui les ducs lombards qui gouvernaient les villes conquises, et dont la turbulence multipliait déjà les petites souverainetés et les malheurs de l'Italie, prétendirent demeurer sans roi ; ils formèrent ce qu'on appelle le gouvernement des trente ducs. Beaucoup de nobles romains périrent par leur cupidité ; la Gaule des Francs fut envahie, le monastère du Mont-Cassin fut pillé (582) ; l'empereur grec Tibère, sollicité par les Romains, mais plus empressé de terminer la guerre des Perses, renvoya l'argent qu'on lui offrait pour payer ses secours, en disant : Essayez avec cette somme de débaucher quelques seigneurs lombards ; engagez-les à passer en Orient pour combattre les Perses. S'ils refusent de sortir de leur pays, achetez l'alliance de quelque prince des Francs qui vienne combattre les Lombards. Cette ressource était la meilleure. Maurice, successeur de Tibère, s'allia en effet avec le roi d'Ostrasie Childebert, et pour 500.000 sous d'or l'attira au delà des Alpes. Les ducs, qui comprirent la nécessité de réunir leurs forces sous un chef, choisirent pour roi Autharis, fils de Cleph, qu'ils surnommèrent Flavius. C'était le nom de la famille de Constantin le Grand, dont tous les empereurs s'étaient parés après lui. Autharis annonçait ainsi des prétentions à l'empire[39].

Ce roi, qui commença à lutter contre les ducs (voyez le chap. III), a constitué par ses acquisitions la domination lombarde. Il attendit les Francs ; les inondations et la peste avaient prévenu et accompagnèrent l'arrivée de ces barbares. Un déluge d'eau couvrit la Vénétie et la Ligurie ; les hommes et les animaux périrent en foule ; l'Adige s'enfla si haut que Vérone en fut ébranlée. A Rome le Tibre monta jusque sur les murs, inondant la ville de serpents ; la peste qui suivit laissa peu d'habitants, et emporta le pape Pélage. Tandis que son successeur Grégoire veillait au salut de Rome, Autharis traitait avec Childebert et l'éloignait par des présents ; puis, descendant au midi par le duché de Spolète, il vint jusqu'à Bénévent. Rien ne l'arrêta ; il poussa jusqu'à Rhégium, et lançant son cheval dans les flots, et frappant de sa lance la colonne Rhégine, il s'écria : Voilà la limite de l'empire lombard. Cependant la grande Grèce ne fut pas conquise tout entière, les Grecs gardèrent les côtes ; mais la meilleure partie passa aux Lombards, ils y fondèrent le duché de Bénévent. Vainement Maurice réclamait de Childebert l'exécution de sa promesse. L'Ostrasien fut malheureux dans sa seconde expédition ; dans la troisième, 590, comme il approchait de Milan, des envoyés impériaux vinrent lui promettre le secours d'une armée : Quand tu verras, lui dirent-ils, toutes les maisons de ce village livrées au feu, et la flamme monter jusqu'au ciel, alors tu sauras que nous t'amenons les secours promis. L'armée grecque ne vint pas. Les Francs détruisirent treize forts et réduisirent les habitants en esclavage ; mais ils ne tinrent pas contre le climat : une dysenterie les tua par milliers. Après trois mois de courses en Italie, les Francs repassèrent les Alpes exténués de faim. Ils vendaient leurs armes et leurs chevaux pour acheter des vivres.

Telle fut la conquête lombarde ; l'empire grec conservait l'exarchat, ainsi nommé de l'exarque qui résidait à Ravennes, et comprenant Padoue, Adria, Ferrare, Comacchio, Bologne, Imola, Faenza, Forli, Césène ; on y rattachait la province maritime de la Pentapole, composée des cinq villes de Rimini, Pesaro, Fano, Sinigaglia et Ancône ; le duché de Rome depuis Pérouse jusqu'à Gaète, le duché de Naples au nord et au sud du duché de Bénévent ; ainsi les deux dominations grecque et lombarde s'interrompaient l'une Feutre et s'entremêlaient dans toute la longueur de l'Italie depuis le nord jusqu'au Brutium. Les possessions grecques obéissaient à l'exarque de Ravennes ; et des ducs, sous les ordres de ce commandant supérieur, administraient les principales villes. Les successeurs d'Antharis tenteront inutilement d'expulser les Grecs, ils pourront impunément enlever à de longs intervalles quelques villes ; mais le jour où ils parviendront à prendre Ravennes et l'exarchat proprement dit, sera le dernier de leur puissance.

 

IV

Bretagne. — Anglo-Saxons. Les barbares depuis Aétius, n'avaient plus rencontré la puissance romaine en Bretagne. L'Orient ne songeait pas à réclamer cette île éloignée. L'invasion continua donc sans autre résistance que celle des indigènes.

Les Saxons surpassaient la férocité des Lombards ; leur nom veut dire hommes aux longs couteaux. Ils se rasaient les cheveux jusqu'à la peau pour allonger leur visage ; pirates intrépides ils jouaient sur la mer dans leurs barques de cuir cousu sur l'osier. Leurs ravages fréquents avaient déjà imposé leur nom à une partie de la Bretagne qui s'appelait depuis le quatrième siècle le rivage saxon ; l'Armorique les avait souvent attendus avec effroi[40]. Une grande terreur s'attachait donc à ce peuple, et ils ne la démentirent pas dans leurs conquêtes ; leur invasion au Ve et au VIe siècle offre le résultat unique d'une nation exterminée jusqu'au dernier par les envahisseurs.

La Grande-Bretagne était partagée entre trois peuples : au nord, dans la Calédonie, au delà des remparts d'Adrien, d'Anitonin et de Sévère, les Pictes et les Scots ; sur les côtes de la mer du Nord et au midi de la Tamise, les Logryens ; au nord de la Tamise et sur la mer d'Irlande, les Cambriens. C'est aux dépens des Logryens que le royaume de Kent avait été formé en 455. Ce premier établissement attirait d'autres aventuriers. Ella et ses Saxons débarquèrent en 477. Les Bretons avaient pris pour penteyrn ou bretwalda le Romain Ambrosius. Il combattit pendant quatorze ans pour le dragon rouge de la Bretagne, mais le dragon blanc des Saxons triompha. Ella fonda le royaume de Sussex, toujours dans le pays des Logryens entre Hengist et les Bretons, 491. Puis Cerdic ou Kentric débarqua (495) à l'ouest des nouveaux établis. Le Logryen Natanleod résista et fut tué : mais Cerdic n'avait pas vaincu. Les Cambriens, qui n'étaient pas encore attaqués voulaient prévenir la conquête ; leur Arthur gagna sur Cerdic la bataille de Badon-hill, et tua en un seul jour quatre cents ennemis de sa main, mais il fut blessé, et transporté dans une île formée par des fleuves. On ne sut jamais le jour de sa mort ni le lieu de son tombeau. Les Cambriens, qui ne l'avaient pas vu mourir, le crurent toujours vivant. Ils commencèrent à chanter sa guérison prochaine et son retour glorieux. Mais Cerdic, plus fort que leurs espérances, vainquit les Logryens à Charford, et fonda le royaume de Weatsex, 519.

De ces trois royaumes sort, en 530, le royaume d'Essex, toujours aux dépens des Logryens. Erkinwin et quelques autres passèrent la Tamise et occupèrent Lon-din, la ville des vaisseaux, 530.

Les Angles étaient une autre confédération barbare, voisine des Saxons dans la Germanie, et comme eux avide d'aventures lucratives : Douze chefs de la nation des Angles parurent en 526 au nord de l'Essex ; et dans le pays qui porta plus tard le nom d'Estanglie, sur les côtes de la mer du Nord. Le plus connu est Uffa père des Uffingas qui survécut à tous les autres, et qui passe pour avoir fondé le royaume des Est-Angles vers 571. Avant cette époque un aventurier plus terrible débarqua en 547 à Flamborough, au nord de l'Humber. Il s'appelait Idda ; mais il s'était allié aux Pictes, il traînait après lui les horreurs d'une double invasion, les Cambriens rappelaient l'homme de feu. L'homme de feu, disent les annales Galloises, est venu contre nous, il nous a crié d'une voix forte : Voulez-vous me livrer des otages, êtes-vous prêts. Owen lui a répondu en agitant sa lance : Non, nous ne te livrerons pas  d'otages, nous ne sommes pas prêts. Urien le chef du pays s'est alors écrié : Enfants d'une même patrie, unis pour la même cause, levons notre étendard sur les montagnes, et précipitons nous dans la plaine, précipitons-nous sur l'homme de feu, et ensevelissons dans la même ruine lui, son armée et ses auxiliaires. L'effort fut perdu ; peu de Bretons échappèrent à la mort, ils voulurent au retour conter à leurs femmes des récits joyeux, mais leurs femmes sentirent sur leurs habits l'odeur du sang. Idda occupa le territoire de Bernicie. Les Bretons Déiriens qui habitaient à côté de la Bernicie furent à leur tour attaqués par l'Angle Scomil, dont le fils Sella posséda leurs terres sans compétiteurs en 560. Les deux royaumes de Déire et de Bernicie souvent réunis sous une même autorité, ont souvent porté le nom de Northumberland — terre au nord de l'Humber.

Cependant les vaincus ne se décourageaient pas ; ils reculaient après la défaite, mais ils n'acceptaient pas le nom de vaincus, parce qu'ils espéraient ne pas l'être toujours ; ils fuyaient à l'ouest, vers les rochers de la Cambrie pour ne pas payer le tribut et conserver encore la couronne de la Bretagne. Ils avaient dit au vainqueur : Tu ne détruiras pas notre nom, ni notre langue ; et ils attaquaient à leur tour les Angles ou les Saxons. Pour les mieux contenir, Cridda descendit vers eux avec des Angles de Déire et d'Estanglie, il se plaça comme une barrière entre les vainqueurs et les vaincus et fonda le royaume de Mercie (Merk, frontière), 584. Ce fut le huitième et dernier royaume fondé dans la Bretagne par les Anglo-Saxons.

 

 

 



[1] Script. rerum. franc., 4-56.

[2] Jornandès, 46 ; Ennodius, Panégyrique.

[3] Gesta Regum francorum.

[4] Chrétien et conquérant, il unissait ces deux noms dans une même chronologie. Voyez Charte de fondation du monastère de Réomé.

[5] Grégoire de Tours, 11 ; Frédégaire, 25.

[6] Grégoire de Tours, 11-40, 41, 42 ; Frédégaire, 28.

[7] Grégoire de Tours, ibid., 38.

[8] Grégoire de Tours, 3.

[9] Préambule de la loi Salique.

[10] Script. rer. franc., 4.

[11] Procope, De bello goth., 3-33.

[12] Grégoire de Tours, 4-14.

[13] Sidoine Apollinaire, lettre 1-2.

[14] Sidoine Apollinaire, lettre 1-20.

[15] Isidore de Séville, ère 504.

[16] Voyez Grégoire de Tours, Isidore de Séville et Mariana, 5-6, 7.

[17] Isidore de Séville.

[18] Jornandès.

[19] Ennodius, Panégyrique.

[20] Ennodius, Panégyrique.

[21] Ennodius, Panégyrique.

[22] Cassiodore, Variæ.

[23] Ennodius, S. Epiph. vita.

[24] Cassiodore, Variæ.

[25] Voyez Cassiodore, Variæ, les formules du consul, du questeur, du maître de la chambre, celles des respectables, des clarissimes, etc.

[26] Il est curieux de comparer le panégyrique de Pline et ses contemporains de Théodoric : Pline, Panégyrique, 70. Cassiodore, Variæ, 1-2 ; 1-22 ; 8-3.

[27] Cassiodore, Variæ, 1-16. — Ennodius, Epiph. vitæ.

[28] Ennodius, parænesis diadiscalica, art. rhétorique.

[29] Ennodius, Panégyrique.

[30] Cassiodore, 7-3.

[31] Jornandès, 59.

[32] Cassiodore, Variæ, 11-1.

[33] Procope, De bello gothico, liv. 1.

[34] Tout ce récit sur Amalasunthe est tiré de Procope.

[35] Paul Diacre, 2-5.

[36] Paul Diacre, 1-11.

[37] Paul Diacre, 4-31.

[38] Paul Diacre, 2-12.

[39] Paul Diacre, 3-15.

[40] Sidoine Apollinaire.