HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

TROISIÈME PARTIE. — LA DÉCADENCE : GUERRES DE LA SECONDE COALITION ET DE LA SUCCESSION D'Espagne (suite et fin)

 

CHAPITRE XLI. — La France et l'Espagne relevées. Victoire de Philippe V à Villaviciosa. La paix proposée et négociée par l'Angleterre, décidée par la victoire des Français à Denain. Traités d'Utrecht et de Rastadt. Fin de la guerre pour la succession d'Espagne (fin de 1710 à 1714).

 

 

III. — Analyse des traités d'Utrecht. - La guerre continue entre l'Empereur et la France. - Villars contre Eugène. - Prise de Landau et de Fribourg par les Français. - Conférences pour la paix. - Traités de Rastadt et de Bade. - Situation de l'Europe après les traités d'Utrecht et de Rastadt.

 

On connaît déjà, par les débats du congrès, les principales conditions de la paix d'Utrecht. Voici le résumé de l'ensemble, réparti par nations, qui fera mieux comprendre à la fois ce que chacun y gagnait, et ce que la France ne perdait pas.

ANGLETERRE. — Louis XIV reconnaît la royauté de la reine Anne, l'ordre de succession établi en Angleterre en faveur de la maison de Hanovre, et s'engage à ne plus donner asile au prétendant. L'Angleterre reconnaît Philippe V pour roi d'Espagne et des Indes, à la condition que les renonciations des princes français au trône d'Espagne, de Philippe V au trône de France, demeurent une loi inviolable et toujours observée. Le roi de France consent à démolir les fortifications de Dunkerque, à en combler le port et ruiner les écluses, mais il garde la ville et son territoire. Il cède à l'Angleterre, sur la baie et le détroit d'Hudson, les terres occupées par la Compagnie française de Québec, la moitié française de l'île de Saint-Christophe, l'Acadie entière et l'île de Terre-Neuve. Il se réserve le droit d'aborder à Terre-Neuve pour la pèche et d'y sécher le poisson sur une ligne de côtes déterminées. Il garde la propriété de l'île du Cap-Breton et de toutes les autres situées dans l'embouchure et le golfe du Saint-Laurent, avec la faculté d'y fortifier des places. L'Espagne abandonne à l'Angleterre Gibraltar et l'île de Minorque, à la condition que la religion catholique y soit libre, et qu'il soit interdit aux juifs et aux maures d'y habiter ou de s'y réfugier. Pour le commerce, la France consent à la liberté réciproque, à l'égalité de traitement dans les deux pays, pour les marchands de l'un et de l'autre. Les sujets de part et d'autre payeront les douanes, impôts et droits d'entrée et de sortie accoutumés dans tous les États et provinces de part et d'autre. Ils jouiront respectivement dans les deux pays des mêmes privilèges, libertés et immunités sans aucune exception. Les Anglais ne payeront pas plus que les Français le droit de 50 sols par tonneau établi en France sur les vaisseaux étrangers ; les Français ne payeront plus en Angleterre le droit de cinq shillings par tonneau, auquel ils étaient jusque-là assujettis ; les tarifs (le 1664 seront rétablis des deux côtés. L'Espagne transporte, de la Compagnie française de Guinée à l'Angleterre, l'assiento, ou le privilège d'introduire les esclaves nègres dans les colonies espagnoles. La Compagnie française n'avait obtenu ce droit que pour dix années. L'Angleterre, moins négrophile en 1713 qu'aujourd'hui, se le fait adjuger pour trente ans. En outre, par ce privilège, elle va s'introduire peu à peu dans les colonies espagnoles. Les traités disent bien que l'Espagne ne cédera jamais à une nation étrangère aucune partie des Indes ou toute autre de la monarchie ; que l'Espagne ne permettra jamais à aucune nation étrangère d'envoyer des vaisseaux ou d'aller commercer dans les Indes. Mais les assientistes auront en propre, sur les bords de la Plata, un territoire où leurs vaisseaux pourront toujours aborder, et assez vaste pour qu'ils y puissent cultiver, semer, élever des troupeaux, et conserver leurs nègres en bon état en attendant qu'ils les vendent ; enfin, ils seront libres de faire venir d'Europe, ou des colonies anglaises d'Amérique, des habillements, des médecines, des provisions et tout ce qui sera nécessaire pour la marine. Ces objets doivent être bornés à leur usage et à celui de leurs nègres ; mais qui ne voit qu'il y a là une permission tacite de contrebande[1] ?

HOLLANDE. — Les États-Généraux se font remettre les Pays-Bas espagnols pour les restituer à la maison d'Autriche ; mais pour dédommager l'Électeur de Bavière à qui Philippe V avait cédé ces provinces, ils accordent que cet électeur garde provisoirement la souveraineté et les revenus du Luxembourg, du comté de Namur et de la ville de Charleroi, jusqu'à ce qu'il ait été rétabli dans ses États et investi du royaume de Sardaigne ; ils ne s'opposent pas non plus à ce qu'il soit réservé dans le Luxembourg ou dans le Limbourg, conformément au désir de Philippe V, une principauté de 30.000 écus de revenu en faveur de la princesse des Ursins. Pour eux-mêmes, ils ne conservent de la haute Gueldre, province espagnole, que ce que le roi de Prusse n'y occupe pas, c'est-à-dire Venloo et Ruremonde .C'est aussi comme propriété de la maison d'Autriche qu'ils reçoivent Ypres, Menin, Tournay et les autres villes qui doivent former leur barrière. Ils auront le droit d'y mettre garnison, et des gouverneurs et des commandants, mais sans préjudice des droits et privilèges ecclésiastiques et politiques de l'Empereur. Ils rendent à la France Lille avec toute sa châtellenie, Aire, Béthune et Saint-Venant, reformant ainsi la chaîne de fer qu'ils croyaient avoir brisée. La liberté de commerce est rétablie entre la France et la Hollande. Les Hollandais ne payeront en France d'autres charges, gabelles ou impositions quelconques, sur leurs personnes, biens, denrées et navires, que celles qui seront payées par les Français eux-mêmes. A l'égard du commerce du Levant, ils sont dispensés, dans les ports de France, du droit de 20 pour cent qui se lève sur les navires étrangers, et ils pourront introduire en France du hareng salé ; mais il n'est pas question pour eux du tarif de 1664. C'est, dit Dangeau, le prix des résistances qu'ils avaient sans cesse opposées aux propositions du roi. Ils ne peuvent obtenir de Philippe V aucun avantage du côté des colonies espagnoles[2].

PORTUGAL. — Ici les intérêts ne sont pas longs à démêler. Il n'est pas même fait mention de ces accroissements de territoire en Estramadure et en Galice, que l'archiduc avait promis au roi de Portugal avant d'oc-eu per un pouce de terrain en Espagne. Le territoire de l'Espagne demeure intact. Tout se borne pour le roi de Portugal à la souveraineté des deux bords du fleuve des Amazones, et à un règlement de commerce qui interdit aux Français d'aller négocier dans la rivière des Amazones, aux Portugais d'aller négocier à Cayenne.

PRUSSE. — On connaît les prétentions du roi de Prusse (voir plus haut, chap. XXXVIII, § I) ; pour le peu qu'il avait contribué à la guerre, il réclamait force bénéfices aux dépens de la France et de l'Espagne. Il n'obtient de l'Espagne qu'une partie de la haute Gueldre, c'est-à-dire la ville de Gueldre et ses dépendances, le pays de Kessel et le bailliage de Krickenbeck, qui renforcent son duché de Clèves. Il s'établit hors de France, avec le consentement de Louis XIV, dans la principauté de Neufchâtel et de Valengin où il n'aura plus à craindre la concurrence d'une famille française. Il n'obtient rien au détriment de la France. C'est lui, au contraire, qui abandonne au roi l'héritage patrimonial de Guillaume III, la principauté d'Orange et les seigneuries de Chalon et de Châtelbelin en Franche-Comté ; il n'en retient que le nom d'Orange qu'il sera libre de transporter à sa Gueldre. Son plus grand avantage est dans l'article séparé par Lequel Louis XIV et Philippe V s'engagent à lui accorder tous les honneurs attachés à la dignité royale, à lui donner le titre de Majesté, à rendre à ses ministres du premier et du second ordre les honneurs anciens ou nouveaux qu'on rend aux ministres des tètes couronnées. Les Hohenzollern sont enfin sûrs d'être rois.

DUC DE SAVOIE. — Favori particulier de l'Angleterre, le duc de Savoie est évidemment le mieux traité. Il recouvre la Savoie et le comté de Nice dans toute leur intégrité. Il renonce à Briançon et au fort Barraux qu'il convoitait si fort, mais il obtient, pour limites du côté de la France, les sommités des Alpes. A ce titre, il garde avec les forts d'Exilles et de Fenestrelles la vallée de Pragelas, les vallées d'Oulx, de Sezane, de Bardonache, et tout ce qui est à l'eau pendante des Alpes du côté du Piémont ; mais, par le même principe, il est obligé de céder à la France la vallée de Barcelonnette avec ses douze communautés[3]. Il se fait donner par la France contre l'Empereur la garantie des cessions de territoire que Joseph Ier lui avait accordées dans le Montferrat et le Milanais, et la liberté d'élever telles fortifications que bon lui semblera dans tous les lieux qui lui ont été cédés par les traités. En cas d'extinction de la dynastie de Philippe V, sa famille est appelée à la succession d'Espagne en vertu de sa descendance d'une fille de Philippe II. Il est lui-même immédiatement investi de la royauté de Sicile. La promesse de Henri IV commence à s'accomplir après plus d'un siècle. Le vorace Savoyard, comme le Brandebourgeois, devient roi[4].

Pendant que les contractants d'Utrecht pouvaient se féliciter de leurs avantages sans que Louis XIV eût véritablement à s'en plaindre, il y avait les Cercles de l'Empire qui se lamentaient de voir la paix se faire sans la moindre consolation pour eux, sans réintégration, sans barrière, sans sûreté, après qu'ils avaient subi tant d'incommodités pour l'honneur de leurs engagements envers la Grande Alliance[5]. Il y avait l'Empereur, qui, sans se déclarer ouvertement, faisait entrevoir, par le langage d'un de ses ministres à Utrecht, qu'il se préparait à rompre la négociation. On sut bientôt que l'archevêque de Mayence avait convoqué les députés des Cercles à Heilbron pour délibérer sur l'acceptation de la paix ou sur les moyens de continuer la guerre[6], que le comte de Sinzendorf avait eu une entrevue avec Marlborough , enfin que l'Empereur se croyait assez fort pour continuer la lutte tout seul avec l'Empire. Il parut nécessaire de ne pas se laisser surprendre, et, dès le milieu de mai, Villars fut chargé du commandement de l'armée du Rhin. En arrivant à Strasbourg, il apprit que le prince Eugène prenait le jour même le commandement de l'armée ennemie. Malgré l'inégalité des forces, l'Autriche tentait encore une fois la fortune. La guerre ayant cessé partout ailleurs, et les armées étant inutiles en Flandre, la France pouvait rassembler sur le Rhin ou sur la Moselle cent quatre-vingt-dix bataillons et deux cent soixante-trois escadrons ; Eugène en avait à peine la moitié. Pour conserver cette supériorité, Villars se hâta d'agir et de dérouter les desseins de l'ennemi. Il feignit de marcher vers Rastadt pour passer le Rhin près de cette ville, et tandis qu'Eugène y rassemblait en effet ses meilleures troupes, tout à coup les Français, changeant de direction, arrivèrent, par une marche de seize heures, sur le Spirebach, établirent leur quartier général à Spire, et investirent Landau, tant de fois prise et reprise depuis le commencement de la guerre. La ville était forte, défendue par douze mille hommes. et commandée par un prince de Wurtemberg, fort estimé en Allemagne. En tenant avec énergie, elle pouvait donner à Eugène le temps de réunir une armée de secours. Mais les princes germaniques n'envoyaient pas leurs contingents au général de l'Empereur ; un d'eux, le prince de Dourlach, quitta même le service de l'Empire pour échapper aux contributions de guerre ; l'électeur palatin demanda des ménagements aux Français en protestant de son désir de faire la paix. Ces défections réduisaient Eugène à se tenir inactif derrière les lignes d'Etlingen, au delà du Rhin. Villars put faire occuper Kayserlautern, et fermer aux Allemands le chemin de Manheim. H prit, l'un après l'autre, tous les ouvrages de Landau, malgré une énergique défense à laquelle il se plaisait à rendre hommage, et après deux mois de persévérance, il contraignit les assiégés à céder, sans autre capitulation que de se rendre prisonniers de guerre (19 août). Le brave Wurtemberg dut en passer par là, et le chapitre de Spire fit chanter le Te Deum pour la prise de Landau par les Français[7].

De la rive gauche, Villars s'occupa sans délai de passer sur la rive droite, de frapper encore une fois l'Autriche personnellement dans une de ses possessions héréditaires. Il avait en vue Fribourg en Brisgau. La difficulté de passer le Rhin s'accroissait ici de la nécessité de transporter sur l'autre bord l'énorme bagage d'approvisionnements nécessaires à une grande armée. En outre, la ville de Fribourg, bien fortifiée par la main des hommes, avait encore d'un côté pour rempart une chaîne de montagnes, comme une ligne de forts naturels. Eugène avait chargé un de ses lieutenants d'occuper avec huit mille soldats le Ross-Kopf, la principale de ces hauteurs. Par des marches effectuées le long du Rhin, de Mayence à Huningue, par des ponts portatifs placés et déplacés tour à tour sur différents points du cours du fleuve, Villars inquiéta encore une fois Eugène pour Rastadt et pour Etlingen. Quand il crut l'illusion complète, il lança en avant quarante bataillons, et au sortir d'un bal donné, non sans dessein, à Strasbourg, il traversa lui-même le Rhin avec le reste de ses troupes (17 septembre). Des partis de cavaliers, expédiés jusqu'au Danube pour lever des contributions, effrayèrent les Allemands et les trompèrent sur sa marche ; il arriva sans obstacle devant Fribourg, par un autre chemin, en même temps que les quarante bataillons partis les premiers. Il importait avant tout d'occuper le Ross-Kopf ; l'attaque fut immédiate et décisive. Malgré la roideur de l'assaut et la fermeté du feu de l'ennemi, l'impétuosité française, animée par celle du maréchal, débusqua les Autrichiens de ce poste imprenable, et rendit facile l'occupation des autres. Il restait à ouvrir la tranchée. La saison avancée, le retard de ses vivres, ne découragèrent pas Villars ; il ne craignit pas de commencer les travaux de siège. Alors Eugène, qui se désolait d'appeler chaque jour des renforts sans rien voir venir, frémissant d'impatience de laisser prendre une ville de cette valeur sans la secourir, quitta les lignes d'Etlingen et s'avança vers Fribourg. Il comptait sur une sortie de la garnison pour compenser l'infériorité de son nombre, et pour prendre l'assiégeant entre deux feux. Quel ne fut pas son désappointement quand il trouva fermés tous les chemins des montagnes, et la plaine seule libre, par où Villars l'attendait avec la certitude de le battre. Il se retira tristement, vaincu comme à Denain par le même adversaire, et cette fois sans même avoir combattu. Après son départ, la garnison, menacée d'un assaut impitoyable, abandonna la ville et s'enferma dans la citadelle (30 octobre). Elle y tint encore quinze jours et se constitua prisonnière de guerre le 13 novembre. L'hiver rendait impossible la continuation des hostilités. Villars rentra en France avec la gloire d'avoir, en Allemagne comme en Flandre, remporté le dernier succès de la guerre.

C'était là, sans contredit, la meilleure manière de traiter. L'empereur Charles VI devait être maintenant bien convaincu de son impuissance. Il n'avait rien à attendre des princes d'Empire. De son prétendu royaume d'Espagne, il ne lui restait qu'une ombre dans Barcelone toujours acharnée contre le roi français. Conformément à la convention d'Utrecht, signée par Sinzendort l'Autrichien Stahrenberg avait évacué la Catalogne ; mais, malgré son départ, les Barcelonais avaient fermé leurs portes aux troupes de Philippe V, et menacé du poignard tous ceux qui parleraient de reconnaître pour roi le duc d'Anjou. Quelle que fût l'opiniâtreté de cette population, il était raisonnable de prévoir qu'elle serait bientôt réduite, surtout si la France se mêlait de les soumettre. Charles VI le comprit enfin et demanda à traiter ; Louis XIV ne fit pas attendre son assentiment. Les deux derniers combattants de la guerre semblaient tout désignés pour en négocier la fin. Villars et Eugène, les deux foudres de la guerre, furent en effet choisis pour instruments de la paix[8]. Dès le 26 novembre 1713, treize jours après la prise de Fribourg, ils eurent une première entrevue à Rastadt. Quoiqu'ils ne fussent que deux et qu'il n'y eût cette fois que deux puissances à accommoder, les débats furent encore assez prolongés, souvent vifs et par moments rompus. Charles VI, tout en abandonnant tacitement le royaume d'Espagne, prétendait intervenir en faveur des Catalans pour leur conserver au moins leurs privilèges. Tout en acceptant, du côté de la France, le Rhin pour barrière, il aurait voulu garder Landau, ou obtenir au moins le rasement de cette place. Il ne se prêtait à aucun .des arrangements proposés pour le duc de Bavière. Louis XIV avait toujours entendu, et l'avait répété dans toutes les négociations d'Utrecht, que le Bavarois recouvrerait la dignité d'électeur au neuvième rang au lieu du premier, et ses États moins le haut Palatinat, et que, en dédommagement de ce qu'il perdait de ce côté, il aurait le royaume de Sardaigne ; les Hollandais avaient eux-mêmes stipulé cet arrangement dans leur traité. Charles VI ne consentait qu'au rétablissement restreint de l'Électeur, et réclamait la Sardaigne pour lui-même. De là des luttes, des récriminations violentes. Après soixante-treize jours de négociations, Villars et Eugène, faute de s'entendre, quittèrent Rastadt (6 février 1714). Mais cette rupture décida les deux souverains à des transactions mutuelles, et les conférences recommencèrent à la fin de février. On peut juger du désir qu'avait Louis XIV d'en finir avec la guerre, par ce billet adressé à Mme de Maintenon : La paix n'est pas encore faite, mais elle sera bientôt signée. Le prince Eugène est revenu à Rastadt, et Villars allait y retourner. On est d'accord de tout, et j'ordonne au maréchal de Villars de signer. J'ai cru que vous ne seriez pas fâchée de recevoir cette bonne nouvelle quelques heures plus tôt. Il ne faut rien dire, si ce n'est que le prince Eugène est revenu à Rastadt, et que les conférences recommencent. Je ne doute pas de la paix ; je m'en réjouis avec vous. Remercions bien Dieu[9]. Quel sentiment de délivrance, quel cri de soulagement dans cette courte action de grâces !

Le traité de Rastadt fut signé le 6 mars 1714. Charles VI, par un reste de morgue mesquine, boudant toujours un rival heureux, ne reconnait pas formellement la royauté de Philippe V ; mais il y adhère au fond et implicitement, en se contentant des provinces de la domination espagnole qu'il a entre les mains et que Louis XIV s'engage à ne plus lui contester : le royaume de Naples, les présides de Toscane, le duché de Milan, les Pays-Bas. C'est en quelque sorte le second traité de partage éventuel de 1700, avec cette différence que Philippe V retient la part assignée alors à l'archiduc, et Charles VI la part assignée au Dauphin. L'affaire des électeurs de Bavière et de Cologne est terminée à leur avantage et à l'honneur de Louis XIV. Les deux électeurs sont rétablis dans tous leurs États, biens, honneurs et dignités, ainsi que tous leurs officiers et domestiques. L'électeur de Bavière reprend son rang et garde le haut Palatinat auquel ses amis avaient cru jusque-là devoir renoncer. L'Empereur ne peut conserver à ses favoris ce qu'il leur avait donné déjà ou promis des dépouilles de son vassal proscrit, et les deux alliés de la France vont attester, en rentrant chez eux, la fidélité et la sûreté de l'alliance française. Par équivalent, la Sardaigne est abandonnée à l'Empereur. Du côté du Rhin, rien n'est changé à la paix de Ryswick. Louis XIV, conformément à sa promesse, rend Kehl à l'Empire, le Vieux-Brisach et Fribourg à la maison d'Autriche, il démolit les fortifications françaises établies sur la rive droite du fleuve et reconnaît les nouveaux titres princiers de quelques maisons allemandes ; mais il garde toute l'Alsace, y compris Strasbourg, au sens de Ryswick et non au sens de Munster, et Landau, sa récente conquête, avec ses fortifications. Pour la seconde fois, l'Allemagne reconnaît l'Alsace pour une province française. Ce mot suffit à mesurer la distance qu'il y a de Gertruydenberg à Rastadt.

Le prince Eugène s'en désolait en signant le traité. Quand je songe, disait-il à Villars, que, avec l'abandon des Catalans, vous avez obtenu le rétablissement total des électorats, la paix entière de Ryswick et Landau fortifié, je trouve, monsieur le maréchal, que depuis deux ans vous m'avez assez mal traité. L'amitié qui est entre nous ne m'empêche pas de le sentir vivement, et je vous assure que je ne serai pas bien traité à Vienne. Comme Villars lui répliquait que lui-même il le serait peut-être encore plus mal à Versailles : Eh bien, reprit Eugène, je vous répète que, si j'avais pu imaginer qu'on eût porté si loin les intérêts de votre maitre, j'aurais mieux aimé avoir les bras cassés que de me charger de la négociation. Ce dépit l'emporta jusqu'à la tentation de désavouer sa conduite envers la France ; il chargea Villars d'exprimer à Louis XIV son regret des choses qu'il avait été contraint de faire contre lui[10]. Il était un peu tard pour abjurer sa haine, alors qu'elle était convaincue d'impuissance, et pour redemander les bonnes grâces d'un souverain si opiniâtrement poursuivi, alors qu'on n'avait plus d'espérance de le brûler dans son palais. Aussi Louis XIV accueillit cette avance singulière avec l'indifférence qu'elle méritait : J'ai toujours, dit-il, regardé le prince Eugène comme sujet de l'Empereur, et dès lors comme ayant fait son devoir. Mais si l'on comprend le mécontentement d'Eugène, on a peine à croire que Villars ne fût pas content. Non, la gloire de Denain et de Fribourg, la gloire de Rastadt, l'honneur d'avoir sauvé son pays par la guerre et parla paix ne suffisaient pas à ses convoitises d'orgueil. Il voulait être connétable et ministre. Il en réitéra la demande auprès du roi et de Mme de Maintenon. Le roi, qui n'entendait à aucun prix rétablir cette grande dignité, si dangereuse quelquefois à l'autorité royale et abolie par Richelieu, la refusa absolument à Villars. Il s'efforça de l'en dédommager par les distinctions les plus flatteuses, par les compliments les plus délicats. Il lui donna à Versailles l'ancien appartement du Dauphin ; il lui accorda les grandes entrées ; il le créa maréchal-général comme Turenne. Rien n'y fit. Le désir d'être connétable, le regret de ne pas l'être, fut désormais le tourment fixe de Villars, qui ne finit qu'avec sa vie[11].

Il ne manquait plus à la paix générale que quelques formalités ; elles furent remplies en peu de temps. Philippe V n'avait pas encore ratifié les traités d'Utrecht. Comme il avait réclamé l'établissement d'une principauté en faveur de Mme des Ursins, et que l'Angleterre et la Hollande y avaient consenti, il voulait de plus que ces deux puissances lui garantissent cette concession contre l'Empereur qui s'y opposait ; jusque-là il faisait attendre sa signature. L'Empereur, à qui ictus les traités abandonnaient la souveraineté des Pays-Bas, se refusa absolument à se départir du moindre territoire pour la princesse, et Louis XIV à Rastadt avait sacrifié cette vanité féminine à l'intérêt supérieur de toute l'Europe. Philippe V essayait de s'obstiner encore, quoique la Hollande pressât le roi de France de forcer la main à son petit-fils selon sa promesse. Louis XIV signifia à Philippe V que, s'il ne signait pas, il ne devait attendre de la France ni troupes, ni vaisseaux, ni aucun secours pour la réduction de Barcelone[12]. Le roi d'Espagne ratifia le traité avec l'Angleterre en février 1714, et signa le traité définitif avec la Hollande le 26 juin.

Le traité de Rastadt, conclu par l'Empereur seul, intéressait en même temps l'Empire par les arrangements princiers qu'il stipulait. L'Empire devait y concourir, y adhérer au moins pour la forme. A ce titre, les députés de l'Empire furent convoqués à Bade en Argovie, où Eugène et Villars, les vrais négociateurs, se rendirent. La volonté de l'Autriche, pour laquelle une grande partie de l'Allemagne avait pris les armes, ne fut pas contestée. Les réclamations de quelques princes, qui ne se trouvaient pas récompensés de leur concours, ne furent pas entendues. Ce fut moins un congrès qu'une lecture et une proclamation solennelle d'une paix toute faite. Le traité de Bade, simple ratification par les États allemands des conventions passées entre la France et l'Empereur, fut signé le 7 septembre.

Enfin, les derniers belligérants se virent arracher les armes des mains. Barcelone, assiégée par Berwick depuis le 7 juillet, capitula le 13 septembre 1714. L'ancienne forme de son gouvernement fut abolie et remplacée par une autre conforme aux lois de la Castille ; les principaux chefs de la révolte furent mis en prison à perpétuité, et tous les habitants de la Catalogne désarmés. Il ne restait que l'île de Majorque qui n'eût pas encore reconnu la royauté de Philippe V. Le chevalier d'Asfeld y fut envoyé ; il conduisit l'affaire à merveille, et dès qu'il eut débarqué dans l'île de Majorque, Palma et tout le pays se soumit[13].

Ainsi finit la guerre pour la succession d'Espagne, la plus considérable jusqu'alors des guerres européennes par le nombre des nations engagées, par l'immensité des forces déployées sur les champs de bataille, par la continuité des grands événements, par les alternatives des succès et des revers, et par ses conséquences sur l'avenir du monde. Le rédacteur des Mémoires de Villars, parlant au nom du maréchal, semble n'y voir qu'une série de grandes évolutions sans résultat. Après une guerre de quatorze ans, dit-il, pendant laquelle l'Empereur et le roi de France avaient été près de quitter leur capitale, et l'Espagne avait vu deux rois rivaux dans Madrid, après une guerre dont toute l'Europe, excepté la Suisse, avait ressenti les horreurs, nous nous remettions précisément au point d'où on était parti en commençant. Ce jugement s'arrête à l'apparence. Il n'est besoin, pour le réfuter, que de peser les conditions des derniers traités et les événements qui en ont été la suite depuis bientôt deux siècles. On y reconnaîtra bien vite un changement complet dans la situation relative des différents États de l'Europe.

L'Angleterre, d'abord, s'élève au premier rang. Elle a mis la haute main sur la politique européenne ; elle fait accepter par les puissances son rôle de gardienne de l'équilibre qu'elle maintiendra dans toutes les guerres futures : guerre de la succession de Pologne, guerre de la succession d'Autriche, guerre de Sept Ans. Elle a fondé sa prépondérance maritime en s'ouvrant toutes les mers, la Méditerranée par la possession de Gibraltar et de Minorque, les colonies espagnoles par l'assiento des nègres et par ses autres privilèges, l'Amérique du Nord par la baie d'Hudson et Terre-Neuve, d'où elle menace le Canada en attendant qu'elle l'absorbe. Elle est en mesure d'accaparer le commerce qui échappe à la Hollande. Au contraire, la Hollande n'a rien gagné qu'une barrière qui lui coûtera beaucoup, et qui lui profitera si peu qu'un jour elle l'abandonnera d'elle-même. L'heure de se rendre compte ayant sonné par la paix, elle va reconnaître la ruine dont elle ne se relèvera jamais : Des finances si dérangées que trente ans de paix et d'économie n'ont pas suffi à les rétablir ; une dépopulation si excessive qu'on manquait de bras pour les travaux les plus essentiels ; une marine si affaiblie qu'il a été impossible de la ranimer ; un commerce si resserré qu'on n'a pas réussi depuis à lui rendre son étendue[14]. C'est le fruit des entreprises, des dépenses exagérées auxquelles Guillaume III avait entraîné les Etats-Généraux pour sa royauté, auxquelles les États se prêtaient eux-mêmes par orgueil, autant que par cupidité, pour compter parmi les hautes puissances et même les dominer. Ces bourgeois se plaisaient à passer pour les arbitres des querelles des rois, à marcher de pair dans les congrès avec les potentats, à être appelés les bons amis de l'Angleterre et de l'Empereur, et aussi à leur avancer un argent qu'ils ne retrouveraient pas au jour de la liquidation générale : Jourdains, Georges Dandins de la politique, aussi ridicules que ceux de la comédie, et aussi justement dupés. Leur influence disparaît désormais ; ils n'auront plus de hautes puissances que le nom, et leur richesse va passer à l'Angleterre.

L'Autriche est rentrée en Italie ; elle a repris la Lombardie comme les Ottons, Naples comme les Hohenstauffen ; elle a rallié à elle la soumission des princes d'Allemagne par la crainte de la France ; par l'étendue de sa domination, elle a l'air d'être redevenue, comme sous Charles-Quint, la puissance prépondérante. Mais elle a à ses côtés deux royautés nouvelles, celle de Prusse qu'elle a faite, celle de Savoie ou de Sicile qu'elle a subie. Ces deux royautés, fort contentes d'être au monde, ne demandent qu'à grandir ; le titre de roi, comme disait Frédéric II, leur est une invitation à acquérir un véritable royaume ; et c'est aux dépens de l'Autriche, leur voisine gênante, après avoir été leur alliée utile, qu'elles prendront leur accroissement. La Savoie va commencer par aider à dépouiller l'Autriche de Naples, et peu à peu elle écornera le Milanais pour elle-même. La Prusse, en ralliant à elle les États protestants, fondera une Allemagne du Nord contre la famille de Charles VI (traité de Hanovre, 1725), et bientôt ravira la Silésie. Toutes deux, animées du même instinct de rapacité, elles se mettront d'accord, dès le règne de Frédéric II, contre l'ennemi commun, attendant, saisissant, reprenant les occasions favorables, jusqu'à cette conspiration fameuse, qui, sous nos yeux, a livré toute l'Allemagne à la Prusse, toute l'Italie à la Savoie.

Il convient encore de mettre au nombre des résultats de la guerre la formation si rapide de la Russie, de ce nouveau-venu entre les empires, qui a si vite forcé les autres à compter avec lui et débuté par s'adjuger la prépondérance dans le Nord. En 1700, il n'était rien. Pierre le Grand, honteusement battu par Charles XII, cherchait dans l'inaction une garantie contre de nouvelles attaques, et s'estimait heureux de voir se détourner sur la Pologne les armes de son vainqueur. En 1714, la puissance suédoise était détruite et l'empire de la Baltique passait aux Russes. Quoique Charles XII, dans l'infatuation de la victoire, eût refusé l'alliance française en 1707 et préféré les conseils de Marlborough aux propositions de Villars (V. plus haut, chap. XL, § I), la France n'avait pas appris sans émotion le désastre de Pultawa et toutes ses conséquences. On sent au langage des contemporains[15] que les succès du czar l'inquiètent ; elle voudrait n'y pas croire ou y faire obstacle ; elle accueille avec empressement les moindres apparences favorables à Charles XII. En 1712 encore, elle traitait avec lui (1er septembre) et s'engageait à intervenir au près de la Porte Ottomane pour décider le sultan à rompre avec le czar, à embrasser énergiquement les intérêts de la Suède[16]. C'est que la prépondérance des Suédois dans le Nord, œuvre de la France, et sanctionnée par tant de traités depuis Munster jusqu'à Nimègue, était bien propre à contrebalancer l'esprit hostile des Allemands, et en particulier l'ambition du Brandebourg. Mais contraint à lutter contre huit puissances, à défendre son propre territoire, trop heureux à la fin d'échapper à la ruine par un traité honorable, Louis XIV n'avait eu ni forces, ni argent, ni alliés à mettre au service de la Suède ; A la faveur de ce délaissement, Pierre le Grand, aidé de la Prusse, avait détruit dans le Nord de l'Europe la politique de Richelieu.

Mais il s'en fallait de beaucoup que tous les plans, tous les effets de cette politique, eussent été renversés. L'Espagne, cette ancienne moitié des forces autrichiennes, transformée d'adversaire en annexe, était désormais engagée dans les intérêts de la France, et intéressée à combattre les derniers héritiers de la maison de Habsbourg, à leur reprendre une partie des avantages de Rastadt, comme on le vit sous Philippe V par l'élévation d'un de ses fils au trône des Deux-Siciles. Si par la paix, elle perdait ses dépendances extérieures en Europe, elle conservait dans les Indes la source de la richesse ; et, par un échange non méprisable, elle trouvait, dans la mise en pratique des idées françaises, de nouveaux éléments de prospérité intérieure : les victoires de Berwick lui avaient donné l'uniformité de gouvernement, les réformes d'Orry la régularité des finances. La suppression des privilèges de l'Aragon et de la Catalogne, la transformation du Conseil de Castille en grand Conseil d'Espagne composé de représentants de tout le royaume, fondaient cette unité nationale qui assure au corps le concours de tous ses membres, à chacun l'assistance de tous. Le nombre des fermiers d'impôts diminué ainsi que le nombre de leurs agents, leur fidélité garantie par un cautionnement et par l'obligation de verser à époques fixes, garantissaient la fortune publique contre le gaspillage, les fortunes privées contre les exactions[17]. Ce fait d'une régénération de l'Espagne par la maison de Bourbon est aujourd'hui suffisamment démontré.

Et la France, elle sortait comme par miracle d'une crise longue et douloureuse, sans atteinte durable et sensible à son honneur et à son importance politique. Au dedans, les souffrances de ses populations étaient grandes ; nous les avons exposées avec les événements de la guerre ; ses finances étaient chargées d'une dette toujours croissante qui allait atteindre le chiffre inouï de deux milliards et demi de notre monnaie actuelle. Mais elle est douée d'un tempérament si robuste que, même après les plus graves épuisements, il suffit de la laisser vivre pour qu'elle se rétablisse d'elle-même dans la vigueur et l'abondance. Or, la paix lui rendait cette liberté en lui conservant tous les accroissements de territoire, tous les éléments de puissance et de considération extérieure acquis pendant le XVIIe siècle. Qu'était-ce que les fortifications de Dunkerque abattues, quelques ébauches de colonies abandonnées sur la baie d'Hudson, et même la souveraineté nominale de Terre-Neuve cédée à l'Angleterre, en comparaison de tout ce que ses ennemis avaient prétendu lui ravir et qu'ils étaient contraints à lui laisser ? Toutes les conquêtes de Richelieu et de Louis XIV subsistaient, tous les traités de Munster, des Pyrénées, d'Aix-la-Chapelle, de Nimègue et de Ryswick restaient en vigueur, toutes les frontières du Roussillon, du Jura, du Rhin, et dans le Nord la barrière de forteresses dressées par Vauban, étaient intactes. C'était là le bilan de la guerre que, après beaucoup de fautes, et aussi tant de périls écartés, Louis XIV pouvait soumettre avec confiance au jugement de l'histoire, et dont la postérité a consacré la valeur par le nom proverbial de frontière de Louis XIV. Si ce n'était pas encore la frontière naturelle de la Gaule à laquelle Richelieu avait aspiré, c'était au moins le système de ce ministre appliqué et en progrès. Heureuse la France, si elle eût toujours conservé la frontière de Louis XIV ; plus heureux nous-mêmes, s'il nous était donné de vivre assez longtemps pour la voir rétablie !

 

 

 



[1] Voir le texte des traités de l'Espagne avec l'Angleterre et la Hollande, et en particulier le traité de l'Assiento, conclu séparément en mars 1713.

[2] Dangeau, Journal, 4 mai 1713.

[3] C'est Berwick qui fit connaître à Louis XIV l'importance de cette vallée pour la défense de la Provence et du Dauphiné, et qui le décida à la réclamer. Le duc de Savoie, qui ne se doutait pas de la valeur de ce qu'on lui demandait, ne fit aucune difficulté. Voir Mémoires de Berwick, 1713.

[4] Pour le texte de tous ces traités d'Utrecht, voir les Actes et Mémoires de la paix d'Utrecht, tome III, ou Dumont, Corps diplomatique, tome VIII.

[5] Actes et Mémoires d'Utrecht, tome II, page 182 : propositions faites par les députés des quatre Cercles aux ministres de la Grande-Bretagne.

[6] Dangeau, 27 avril 1713.

[7] Mémoires de Villars.

[8] Médaille en leur honneur : Olim duo fulmina belli, nunc instrumenta fœderis.

[9] Œuvres de Louis XIV, tome VI, dernière lettre.

[10] Mémoires de Villars.

[11] Nous ne disons rien ici qui ne se trouve dans les Mémoires de Villars.

[12] Mémoires de Berwick, année 1714.

[13] Mémoires de Berwick.

[14] Histoire du Stathoudérat.

[15] Voir Dangeau, passim.

[16] Dumont, Corps diplomatique, tome VIII.

[17] Combes, Princesse des Ursins, chapitre XXXVI.