HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

TROISIÈME PARTIE. — LA DÉCADENCE : GUERRES DE LA SECONDE COALITION ET DE LA SUCCESSION D'Espagne (suite et fin)

 

CHAPITRE XLI. — La France et l'Espagne relevées. Victoire de Philippe V à Villaviciosa. La paix proposée et négociée par l'Angleterre, décidée par la victoire des Français à Denain. Traités d'Utrecht et de Rastadt. Fin de la guerre pour la succession d'Espagne (fin de 1710 à 1714).

 

 

II. — Congrès d'Utrecht. - Premières propositions. - Mort du duc de Bourgogne qui retarde les négociations. - Renonciation de Philippe V à la couronne de France. - L'Autriche continue la guerre ; l'Angleterre suspend les hostilités ; victoire de Villars à Denain ; supériorité reprise par les Français en Flandre. - Négociations lentes avec les Hollandais, mais adhésion du Portugal, de la Prusse, du duc de Savoie à la paix. - Signature des traités d'Utrecht.

 

Louis XIV n'avait rien négligé pour être prêt au jour de l'ouverture des négociations. Aussitôt après la signature des préliminaires de Londres, il avait nommé ses plénipotentiaires. C'étaient d'abord ceux de Gertruydenberg, le maréchal d'Huxelles et l'abbé de Polignac, auxquels était bien due cette occasion d'effacer leur échec antérieur par la conclusion d'un traité honorable. Il y joignit Ménager, qui avait trop bien commencé l'œuvre de la paix pour n'être pas appelé à la terminer : Vous m'avez si bien servi par le passé, lui dit le roi, que je ne doute pas que vous me serviez encore mieux à l'avenir[1]. Il s'était assuré du côté de l'Espagne tous les pouvoirs nécessaires pour traiter au nom de Philippe V. Plus d'une fois pendant le cours des négociations de Londres, il avait eu à lutter contre les résistances du jeune roi, et à lui enseigner les résignations raisonnables. Quand, par exemple, Philippe V, malgré l'avantage d'être reconnu par les Anglais, trouvait fâcheuse l'obligation de céder Gibraltar et Minorque, le prudent grand-père lui avait écrit[2] : Il y a des occasions où il faut savoir perdre, et si vous étiez possesseur tranquille de l'Espagne et des Indes, vous ne regretteriez pas les villes que vous auriez cédées aux Anglais pour les engager à faire la paix. Quand il fut question du congrès, comme les Hollandais s'opposaient à ce qu'on y admit au commencement les plénipotentiaires d'Espagne, il lui fit encore comprendre qu'il ne fallait pas s'offenser de cette exclusion temporaire, pas plus que des termes de duc d'Anjou ou de ci-devant électeurs de Cologne et de Bavière dont ces ennemis affectaient de se servir : Ce sont là, lui disait-il, les derniers effets de la rusticité du parti hollandais qui s'opiniâtrait à la continuation de la guerre. Il changera de style comme il est présentement forcé à changer de conduite[3]. Réduit à sacrifier une partie de ses États pour conserver la principale, Philippe V aurait bien voulu disposer lui-même de ce qu'il fallait abandonner, c'est ainsi qu'il avait transporté, dès septembre 1711, à la princesse des Ursins la souveraineté du Limbourg, en récompense de ses conseils salutaires toujours suivis d'heureux succès[4] ; c'est ainsi qu'il concéda la souveraineté des Pays-Bas à l'électeur de Bavière (2 janvier 1712). Néanmoins docile aux instances de celui à qui il devait sa couronne, il remit à Louis XIV un plein pouvoir pour traiter en son nom à Utrecht, promettant de ratifier tout ce que le roi très-chrétien aurait traité, convenu et cédé, avec la reine de la Grande-Bretagne et les États-Généraux des Provinces-Unies (28 décembre 1711).

Dès que les passeports, si longtemps retenus par Buys, eurent été enfin expédiés, les plénipotentiaires français partirent pour Utrecht (6 janvier 1712). L'accueil qu'ils reçurent en chemin prouvait déjà combien la situation était changée. On ne se cachait plus pour les recevoir ; il n'était plus question de rendez-vous nocturnes sur des yachts. Maintenant c'était le canon qui saluait leur arrivée dans toutes les villes où les Hollandais tenaient garnison[5]. Les seules villes qui leur refusèrent cette marque d'honneur furent celles où commandaient les officiers de l'Empereur ; ils alléguèrent que, leur maitre ne voulant prendre aucune part à la négociation, ils ne pouvaient reconnaître par une démonstration publique les négociateurs français[6]. Mais cette opposition ne fut pas longue. La reine d'Angleterre avait adressé à chacun des alliés une invitation pressante d'envoyer au plus tôt leurs ministres pour participer à l'œuvre pieuse et salutaire d'une paix solide[7]. Cet appel fut entendu même de l'Empereur : avant la fin de janvier, il faisait dire aux États-Généraux qu'il ne s'opposerait pas à une bonne paix, et il nommait trois plénipotentiaires dont le premier était le comte de Sinzendorf. Ainsi, l'ascendant de l'Angleterre favorable à la France entrainait toutes les volontés. Il convient pourtant de ne pas se faire illusion suries services rendus par les Anglais à Louis XIV. Le gouvernement de la reine Anne voulait la paix, et la voulait même honorable pour la France. Il ne s'est pas départi de cette intention ; c'est lui quia fait cesser la guerre, et qui a aidé très-utilement Louis XIV à sortir de ses embarras avec honneur. Mais il n'a jamais renoncé à ses intérêts propres ni à ceux de ses alliés. Il a eu soin de prendre pour lui toutes ses sûretés, il a réclamé et recueilli sa bonne part des avantages de la paix. Ila traité ses alliés comme lui-même ; il ne voulait pas qu'on l'accusât de les avoir trahis ; tout eu rejetant et faisant échouer leurs exagérations, comme il leur avait promis une satisfaction raisonnable, il s'est attaché à la leur faire obtenir contre les résistances de la France ; l'Empereur seul, par une obstination aveugle, s'est privé en partie de cette protection. De là les difficultés qui vont ralentir la marche du congrès, des exigences, des surprises parfois pénibles à Louis XIV, et plus de sacrifices nécessaires que le roi ne se l'était peut-être promis de la première apparence des négociations.

Au début, les propositions françaises ne satisfirent guère que les Anglais. Elles étaient, il faut bien le dire, un peu vagues ou restreintes pour les autres alliés. La barrière des Hollandais se réduisait à quelques villes secondaires en échange desquelles le roi redemandait la plupart des villes qu'il avait perdues depuis 1708 ; la part de l'Autriche était bornée au Milanais et au royaume de Naples ; celle de l'Empire aux frontières de Ryswick et à la reconnaissance des titres princiers dont se paraient maintenant les maisons de Brandebourg et de Hanovre ; celle du duc de Savoie à des restitutions réciproques. L'article du commerce, tant avec la Fiance qu'avec l'Espagne, était le seul qui contînt des avantages explicites. Aussi les alliés s'empressèrent-ils d'opposer à cette parcimonie un excès d'avidité. L'Autriche, comme toujours, ne comprenait rien en dehors de son vieux droit ; elle réclama pour elle toute la monarchie espagnole sans aucun dédommagement en faveur de Philippe V, et pour l'empire la restitution de tout ce qui avait été cédé à la France par les traités de Munster, de Nimègue et de Ryswick. Le Portugal, servant fidèle et intéressé de l'Autriche, voulait que toute la monarchie espagnole revint à cette maison, sauf ce qui devait en être démembré pour lui. Le roi de Prusse, par ce système de pièces et de morceaux épars qui jetait un peu partout les jalons de sa puissance en attendant la réunion, voulait dans les Pays-Bas la haute Gueldre, en France les biens patrimoniaux de la maison d'Orange, à l'entrée de la Suisse les terres de Neufchâtel et de Valengin, et comme barrière contre la France, la partie de la Franche-Comté entre Neufchâtel et le Doubs jusqu'en face de Besançon, qu'il appelait modestement une petite lisière. Le duc de Savoie, outre les restitutions, convoitait Montdauphin, Briançon et le fort Barraux. Les États-Généraux trouvaient tout simple qu'on leur remît entre les mains, pour les restituer à l'Empereur, les restes des Pays-Bas espagnols encore occupés par les armes de la France, tels que Luxembourg, Charleroi et Nieuport, et pour eux-mêmes, à titre de barrière, les villes et territoires de Menin, Lille, Douai, Tournay, Aire, Saint-Venant, Béthune, Ypres, Warneton, Comines, Cassel, Valenciennes, Condé et Maubeuge. Enfin les cercles allemands ne prétendaient rien laisser à la France en Alsace, ni en Lorraine. Ils prouvaient, dans un volumineux mémoire, par l'histoire et par le droit, que la France était trop près du Rhin ; que déjà, par l'acquisition des Trois-Évêchés, elle était devenue maîtresse de la liberté allemande ; que, par l'autorité qu'elle s'était arrogée en Alsace, elle rendait un bon nombre de princes allemands aussi inutiles à l'empire que l'était le duc de Lorraine. La nécessité et l'équité commandaient donc cette restitution ; et il en devait d'autant moins coûter au roi de France que c'était, au fond, ne rien donner de son royaume, mais seulement rendre ce qui de tout temps avait appartenu à l'Empire. En dehors de ces demandes personnelles, plusieurs des alliés sollicitaient pour les réformés français la liberté de conscience, et au moins pour ceux qui s'étaient établis en Hollande ou dans les Etats de Brandebourg, la restitution de leurs biens, ou le droit de vendre ceux qu'ils possédaient encore en France, et pour leurs familles la liberté de venir les rejoindre[8].

Des prétentions si contraires annonçaient de longs et opiniâtres débats. Déjà même on ne pouvait s'entendre sur la forme des discussions. Les alliés voulaient tout traiter par écrit ; les Français, appuyés des Anglais, pour éviter les longueurs interminables d'une pareille. manière de procéder, refusaient de s'expliquer autrement que de vive voix. Les négociations à peine entamées commençaient à languir, lorsqu'une catastrophe dans la maison royale de France vint les arrêter pour plusieurs mois. Il convient d'interrompre ici l'histoire du congrès pour considérer et apprécier un événement qui en a si gravement suspendu la marche.

Depuis la mort du Dauphin, toutes les pensées en France se tournaient vers le duc de Bourgogne, héritier présomptif et immédiat d'un vieux roi. Louis XIV, pour former son petit-fils au gouvernement, l'avait appelé au conseil, et ordonné à tous les ministres d'aller chez lui au moins une fois par semaine, et toutes les fois que le prince les manderait, pour l'instruire et lui rendre compte de tout. Il ressort assez clairement des témoignages contemporains, que le jeune homme avait compris sa situation nouvelle, qu'il s'appliquait à connaître les affaires, et à réformer son caractère sauvage et sa dévotion étroite, de manière à satisfaire à la fois madame de Maintenon, Fénelon et Saint-Simon[9]. Son importance en grandissait de jour en jour, et sa femme commençait à faire une grande figure dont elle n'était pas fâchée. Cette considération s'étendait insensiblement de lui à ses amis, et leur attirait les hommages de quiconque aspirait aux bonnes grâces du roi prochain par l'intermédiaire de ses confidents connus. Saint-Simon, qu'il admettait assez souvent à des tête-à-tête d'affaires, jouissait déjà intérieurement de cette puissance, et regardait avec un sourire dédaigneux les courtisans dont il croyait tenir les destinées entre ses mains. Je garnissais, dit-il[10], toutes mes poches de force papiers toutes les fois que j'allais à ces audiences, et je riais souvent en moi-même, passant dans le salon, d'y voir force gens qui se trouvaient actuellement dans mes poches, et qui étaient bien éloignés de se douter de l'importante discussion qui allait se faire d'eux. Mais le ministre désigné par tous, et le plus utile à gagner, c'était Fénelon. Ses relations intimes avec le duc de Bourgogne étaient bien connues, malgré le mystère dont ils avaient soin de les couvrir, et l'on ne trouvait pas de meilleure certitude de plaire à l'élève que de plaire à l'ancien précepteur. Aussi Cambrai était le rendez-vous des gens de la Cour et des principaux officiers que la guerre amenait et retenait dans cette région. Leur affluence était un véritable accablement[11], selon un mot du duc de Chevreuse, et faisait craindre aux anciens amis de l'archevêque qu'il n'eût pas le loisir de venir les visiter dans leurs châteaux.

Avec moins de morgue que Saint-Simon assurément, mais dans l'impatience de mettre la main aux affaires pour les réformer, Fénelon élaborait, de concert avec le duc de Chevreuse, à l'usage du duc de Bourgogne, un plan de gouvernement qui abordait toutes les questions politiques, militaires et civiles (nov. 1711). Il serait facile d'en faire ressortir tous les défauts. Nous y avons déjà relevé (voir ch. XL, § II au début) cette préférence pour les nobles qui leur réservait tous les grades de l'armée, et, autant qu'il serait possible, toutes les fonctions importantes de la magistrature. Ici nous signalons l'imprévoyance, sous forme d'amour pour les contribuables, qui propose l'abolition des contributions indirectes, c'est-à-dire de la ressource principale de l'État qui porte sans exception sur tout le monde, et ne s'occupe pas d'abolir les exemptions de la taille parce qu'elles profitent aux privilégiés[12]. Nous regrettons aussi ce besoin excessif de la paix, qui conseille d'abandonner à l'ennemi Cambrai et même Arras, si la paix ne peut se faire qu'à ce prix, et, la guerre une fois terminée, de réduire l'armée à 150.000 hommes, de ne plus entretenir à l'avenir de places fortes parce que les places et les garnisons sont une ruine pour l'État, et de n'avoir qu'une marine médiocre sans prétention de lutter contre des puissances qui mettent toutes leurs forces sur mer. Il faut placer encore à côté de certains rêves du Télémaque des recommandations telles que celles-ci : Jamais de guerre générale contre l'Europe ; rien à démêler avec les Anglais, comme s'il dépendait de la France de n'être jamais attaquée par ses voisins et de n'exciter la jalousie de personne. Heureusement quelques parties mieux méditées dénotent et honorent l'ami du peuple et le défenseur des bonnes mœurs.

Il veut des états provinciaux partout pour mesurer les impôts sur la richesse naturelle du pays et le commerce qui y fleurit, et des états généraux réguliers, réformateurs au besoin des états provinciaux, étendant leurs délibérations à toutes les matières de justice, de police, de finances, de guerre, d'alliances et négociations de paix, d'agriculture et de commerce. Il entend déshonorer la bâtardise pour réprimer le vice et le scandale ; ôter aux enfants bâtards des rois le nom de princes ; ôter à tous les autres le rang, le nom, les armes de gentilshommes. Le chapitre le mieux pensé, le mieux expliqué est celui de l'Église, où il pose nettement les bornes des deux puissances, la spirituelle et la temporelle ; réclame pour l'Église la liberté entière au spirituel, et reconnaît à l'État le droit d'agir au temporel avec le clergé comme avec les autres sujets. Le prince est maître pour le temporel, comme s'il n'y avait pas d'Église ; l'Église est maîtresse au spirituel comme s'il n'y avait pas de prince.

Tous ces projets s'évanouirent en un moment. Une nouvelle leçon, une nouvelle expiation était réservée à Louis XIV. Le roi orgueilleux, le dominateur arrogant, avait été puni par les désastres d'Hochstett et d'Oudenarde, par les angoisses de la misère générale, par les humiliations de La Haye et de Gertruydenberg. Mais le mari publiquement infidèle, le père de famille coupable d'une préférence effrontée pour ses bâtards, n'avait fait encore qu'entrevoir le châtiment dans la mort du Dauphin son fils, si même il l'avait compris. Il fallait, pour son instruction et pour celle du monde, qu'il fût frappé dans son affection la plus sensible et la plus connue, et que, sur les cercueils entassés de ses descendants légitimes, il eût à craindre de ne laisser d'autre postérité que ces bâtards qu'il avait pris tant de plaisir à rapprocher du trône. Tout à coup le 7 février 1712, la duchesse de Bourgogne fut prise de violentes douleurs à la tête, et bientôt d'une rougeole de mauvaise nature qui tourna sans rémission à la mort (12 février). Le duc de Bourgogne, accablé de ce malheur, essaya en vain de lutter contre la tristesse par le travail ; il fut presque immédiatement saisi de la même maladie, et mourut, le 18 février, six jours après sa femme. Ils avaient deux enfants : le duc de Bretagne âgé de cinq ans, le duc d'Anjou âgé de deux ans. La rougeole les envahit à leur tour, et avec des symptômes si alarmants que le roi ordonna de les baptiser immédiatement et de prendre pour parrains et marraines ceux qui se trouveraient dans la chambre. Le 8 mars, le duc de Bretagne succomba ; le duc d'Anjou échappa seul par les soins de sa gouvernante. Trois générations de rois avaient disparu en moins d'un an (du 14 avril 1711 au 8 mars 1712).

Cette rapidité de morts dans la même famille frappa profondément Louis XIV. La duchesse de Bourgogne n'était pas sans doute irréprochable. Ses amis les plus déclarés ont avoué ses intrigues galantes — Maulevrier, Nangis —, qui auraient, dit Saint-Simon, compromis une femme moins universellement aimée[13]. Le soin qu'elle prit en mourant. de changer de confesseur, comme si elle eût redouté un traître dans celui que le roi lui avait donné, suscita même bien des conjectures. Mais le roi, comme le duc de Bourgogne, ignorait absolument ses faiblesses, aussi bien que sa connivence politique avec le duc de Savoie son père, qu'il ne découvrit qu'un peu plus tard. Elle était son enfant d'adoption, la joie de sa maison ; sa perte lui fut une douleur si vive, si flagrante, que Saint-Simon, ne pouvant la nier, s'en venge en l'appelant la seule véritable que le roi ait jamais eue. Mme de Maintenon, mieux informée des légèretés de la princesse et habituée à l'en réprimander vivement, exprime elle-même des regrets inconsolables. On ne se console pas ici, écrit-elle un mois après ; on ne sait où donner de la tête ; jamais princesse ne fut plus regrettée... Eh ! mon cher duc, qui ne l'aurait aimée ? Et elle s'obstine dans ces sentiments contre les révélations ultérieures qui semblent venir tout exprès pour la désabuser : Je pleurerai toute ma vie Mme la Dauphine ; en vain on m'apporte tous les jours des choses qui me font croire qu'elle m'aurait peut-être donné de grands déplaisirs, je la pleurerai toujours[14]. Le deuil du duc de Bourgogne avait commencé pour ainsi dire avant sa mort. Dès les premiers symptômes du mal, le roi avait fait voir par ses embrassements, par ses soins redoublés, par sa vigilance et son empressement auprès des médecins, combien il souffrait du résultat pressenti. L'anxiété détermina chez lui de violents maux de tête qui exigèrent une saignée et donnèrent à craindre pour sa santé. Il ne voyait presque personne ; il soupait seul ; il venait et revenait sans cesse auprès du lit du malade. Au matin du sixième jour, quand il apprit la catastrophe, il jeta un cri qui exprimait toute sa douleur paternelle et ses poignantes inquiétudes de roi[15] : Je n'ai donc plus que vous ! dit-il au duc de Berry en l'embrassant. De ses trois petits-fils, en effet, le second étant pour ainsi dire sorti de la famille par la royauté d'Espagne, le duc de Berry demeurait seul ; et quant aux deux petits enfants du duc de Bourgogne, si même ils vivaient, c'était toujours une perspective accablante qu'une minorité dans les circonstances présentes où la paix n'était pas faite, où la guerre pouvait renaître de ces embarras domestiques. L'abattement se prolongea ; dix jours après, en rentrant de Marly à Versailles, il ne voulut pas de respects en forme de sa cour, comme cela s'était pratiqué à la mort de son fils ; il fit dire qu'il verrait tout le monde à la fois en arrivant[16] ; et remarquant dans ce monde la duchesse du Lude qu'il honorait particulièrement : Madame, lui dit-il, je ne suis pas en état de vous parler, nous nous reverrons[17]. Il se mit ensuite à examiner les papiers renfermés dans la cassette du duc de Bourgogne, à lire les lettres des amis du jeune prince, Beauvilliers et Fénelon. Cette lecture était bien faite pour donner un nouvel aliment à sa tristesse ; en lui montrant quels conseils son petit-fils avait reçus, elle faisait sentir quelles espérances pouvait inspirer une éducation conduite avec tant de conscience. C'est ce que Mme de Maintenon donne à entendre du roi et d'elle-même dans une lettre au duc de Beauvilliers[18], qui lui avait redemandé ses écrits et ceux de l'archevêque : Je voulais vous renvoyer tout ce qui s'y est trouvé de vous et de M. de Cambrai, mais le roi a voulu les brûler lui-même. Je vous avoue que j'y ai eu un grand regret, car jamais on ne peut écrire rien de si beau et de si bon ; et si le prince que nous pleurons a eu quelques défauts, ce n'est pas pour avoir reçu des conseils trop timides, ni qu'on l'ait trop flatté. On peut dire que ceux qui vont droit ne sont jamais confus.

Une rumeur affreuse, qui avait parfois le grondement de l'émeute, ajoutait à la consternation. Ces coups redoublés sur de jeunes princes irritaient l'esprit public. Dans une société qui ne savait interpréter que parle poison les morts subites ou prématurées, on ne comprenait pas que la mère, le père et l'enfant eussent disparu en trois semaines, autrement que par un crime. Les médecins ne s'accordaient pas sur la cause de la mort ; mais le nom de poison avait été prononcé ; c'en fut assez pour faire crier à l'empoisonneur, et comme il fallait un coupable, l'opinion s'en prit au duc d'Orléans, neveu du roi, sans autre charge probable que son irréligion et son immoralité connues, et le fameux sophisme : is fecit cui prodest[19]. Cet homme qui aurait voulu ne pas croire en Dieu, et qui ne croyait ni à la vertu ni à la probité, était bien capable de supprimer les princes qui lui barraient le chemin du trône, à lui ou au moins à son gendre, le duc de Berry. Le peuple n'hésita pas à prononcer le jugement par des clameurs et des menaces sur son passage, soit quand il alla jeter l'eau bénite sur le corps du duc de Bourgogne, soit pendant qu'il conduisait à travers Paris le convoi des deux époux. La cour, comme le peuple, le dénonça, en affectant de le fuir, en le laissant seul partout où il se présentait, à Marly ou à Versailles. Le roi souffrait cruellement de cette émotion générale. Quoi ! son neveu, le mari d'une de ses filles chéries — bâtardes —, et dont il avait adopté la fille en la mariant à son dernier petit-fils, il faudrait le croire coupable de tant d'horreurs, et, s'il était coupable, lui couper la tête ! Il y avait dans cette opinion désolante, disait Maréchal son chirurgien, de quoi l'assassiner, le faire mourir à petit feu. Il ne s'arrêtait à aucun parti, ni à ordonner des poursuites, ni à proclamer l'inculpé innocent. Le duc d'Orléans s'étant présenté à lui pour demander des juges, et offrant de s'enfermer à la Bastille en attendant le jugement, il le reçut avec une froideur menaçante, mais refusa de l'emprisonner. Le duc insista pour qu'on arrêtât au moins son chimiste Homberg, de l'Académie des sciences, avec qui on le soupçonnait de chercher dans des sciences occultes des secrets criminels. Le roi, après beaucoup d'hésitations, y consentit, puis révoqua l'ordre, et peu à peu laissa tomber l'accusation. Son chirurgien, Maréchal, si l'on en croit Saint-Simon, l'avait enfin convaincu qu'il n'y avait aucune trace d'empoisonnement et que toutes les recherches n'aboutiraient à rien. Lui-même, en méditant à fond le caractère de son neveu, finit par reconnaître qu'il était plutôt capable de concevoir des crimes ou de s'en donner l'apparence, que de les commettre. C'est un fanfaron de crimes, disait-il un jour : grand coup de pinceau que Saint-Simon admire pour la ressemblance juste et exacte. La suite a donné raison à Louis XIV. Leduc d'Orléans, devenu régent, et maitre de la vie d'un enfant de cinq ans comme de l'État, n'a jamais été soupçonné, au milieu même de ses plus ignobles désordres, d'attentat contre ce pupille qui seul alors l'écartait du trône ; et en laissant vivre le fils, il a suffisamment démontré qu'il n'avait tué ni le père ni le frère aîné.

La mort du duc de Bourgogne a consacré sa mémoire. En ravissant à ses qualités personnelles, à ses bonnes intentions, le temps de se faire voir à l'œuvre, elle l'a laissé sur la bonne renommée que lui avaient faite d'avance les promesses de ses amis et l'attente d'un règne qui devait être celui de la vertu. Ce n'est pas seulement Fénelon qui le pleure comme Virgile a pleuré Marcellus, en quoi nous reconnaissons qu'il a fait beaucoup d'honneur au neveu d'Auguste[20] ; la plupart des Mémoires contemporains expriment la même douleur et les mêmes regrets[21], et la postérité les a longtemps répétés comme une sentence sans appel. Serait-ce ici le cas de rappeler ce mot d'un ancien : Ils sont aimés des dieux ceux qui meurent jeunes ! Le duc de Bourgogne lui-même, à sa dernière heure, se l'appliquait, au sens chrétien, en se félicitant d'être enlevé si vite du milieu des iniquités. Après ce que nous avons constaté jusqu'ici, il pourrait n'être pas téméraire de le lui appliquer aussi dans l'ordre temporel. Avec les insuffisances qui subsistaient encore en lui à trente ans, et en présence des systèmes qui attendaient  son règne pour triompher, comment eût-il rempli les espérances qu'il inspirait, et concilié les théories de ses confidents avec l'utilité publique ? Il suffit de se souvenir qu'il avait confiance en Saint-Simon, et que trois ans plus tard Saint-Simon ne trouvait à proposer au régent que la banqueroute, en matière de finances, et que les conseils en matière d'administration, c'est-à-dire la confusion et la cohue. Dieu fait bien ce qu'il fait. Mais s'il semble que le duc de Bourgogne soit mort à temps pour sa gloire, il est mort aussi mal à propos pour la paix, que cette catastrophe a failli rompre irréparablement.

Le duc de Bourgogne étant mort, et le seul de ses enfants qui lui survécût paraissant être dans un état désespéré, on pouvait croire que le plus proche héritier de la couronne de France allait être le roi d'Espagne Philippe V. Il est vrai que le testament de Charles II avait réglé qu'au cas où Philippe V parviendrait à la couronne, il devrait abandonner celle d'Espagne à son frère le duc de Berry. Mais Louis XIV, par des lettres patentes de décembre 1700, en lui conservant tous ses droits éventuels à l'héritage français, n'avait pas parlé d'échange, et maintenant on craignait qu'il ne prétendît réunir les deux couronnes sur la même tête. L'Angleterre s'en alarma, et tout à coup, au congrès d'Utrecht (2 avril 1712), ses plénipotentiaires déclarèrent que la paix était impossible, si Philippe V ne renonçait pas solennellement pour lui et les siens au trône de France, et si les princes français, duc de Berry, duc d'Orléans, ne renonçaient pas de leur côté à toute prétention sur le trône d'Espagne. Louis XIV voulut résister par le vieux droit français qu'il n'avait pas, disait-il, la puissance de changer, et en vertu duquel le prince qui est le plus proche de la couronne en est héritier de toute nécessité. Les Anglais réfutèrent ce principe par cette raison, en effet très-valable, qu'un prince peut toujours se départir de ses droits par une cession volontaire ; Bolingbroke lui-même signifia que la renonciation demandée était de si grande conséquence pour l'Angleterre et pour toute l'Europe, pour le siècle présent et pour la postérité, que la négociation pour la paix ne continuerait pas si les alliés n'étaient satisfaits par cet expédient ou par quelque autre également solide[22].

En même temps que les Anglais menaçaient de faire désertion, l'armée des alliés, qu'aucune trêve n'obligeait au repos, se préparait à commencer les hostilités ; une armée, disent les Hollandais, la plus belle et la plus forte peut-être qui soit entrée en campagne pendant le cours de la guerre, et pourvue de tout le nécessaire pour agir avec vigueur[23]. Elle comptait cent trente mille hommes et cent vint-cinq canons. Eugène campait à soixante lieues de Paris, impatient de se venger de ses affronts de Londres, et d'occuper les dernières places de la frontière française ; après l'occupation il n'avait plus qu'à marcher sur Versailles si aucune armée sérieuse ne s'y opposait. Or les Français n'avaient du côté de la Flandre que soixante-dix mille hommes et trente canons mal attelés. La situation redevenait critique, il était urgent d'en sortir.

Afin de pourvoir aux nécessités de la guerre, le roi appela Villars à Marly (12 avril 1712). Cette entrevue, rapportée longuement dans les Mémoires du maréchal, est une des belles pages de l'histoire de Louis XIV. Il s'y relève de bien des fautes en les reconnaissant avec une noble résignation : il s'y montre digne de rétablir sa fortune par sa résolution de préférer la mort au déshonneur : Vous voyez mon état, dit-il à son serviteur, il y a peu d'exemples de ce qui m'arrive, et que l'on perde dans la même semaine son petit-fils, sa petite belle-fille, et leur fils, tous de très-grande espérance et très-tendrement aimés. DIEU ME PUNIT, JE L'AI BIEN MÉRITÉ ; j'en souffrirai moins dans l'autre monde. Mais voyons ce qui peut se faire pour prévenir les malheurs du royaume. Ma confiance en vous est bien marquée puisque je vous remets les forces et le salut de l'État ; je connais votre zèle et la valeur de mes troupes ; mais enfin la fortune peut vous être contraire. S'il arrivait ce malheur à l'armée que vous commandez, quel serait votre sentiment sur le parti que j'aurais à prendre pour ma personne ? Villars, effrayé de la responsabilité qu'il pouvait encourir, n'osait exprimer un avis. Eh bien, reprit le roi, je vais vous dire toute ma pensée. Les courtisans veulent presque tous que je me retire à Blois, et que je n'attende pas que l'ennemi s'approche de Paris, ce qui lui serait possible si mon armée était battue. Pour moi, je sais que des armées aussi considérables ne sont jamais assez défaites pour qu'aucune partie de la mienne ne pût se retirer sur la Somme. Je connais cette rivière, elle est très-difficile à passer ; il y a des places qu'on peut rendre bonnes. Je compterais aller à Péronne ou à Saint-Quentin, y ramasser tout ce que j'aurais de troupes, faire un dernier effort avec vous, et périr ensemble ou sauver l'État ; car je ne consentirai jamais à laisser approcher l'ennemi de ma capitale, voilà comment je raisonne, dites-moi présentement votre avis. Rassuré par ces belles paroles, Villars n'hésita plus : Il n'est pas aisé, répondit-il, d'inviter le plus grand roi du monde à venir exposer sa personne ; mais les partis les plus glorieux sont aussi les plus sages, et je n'en vois pas de plus noble pour un roi aussi grand homme que grand roi, que celui auquel Votre Majesté est disposée. Puis, comme avec le pressentiment du succès, il ajouta : J'espère que cette résolution ne sera pas nécessaire[24]. Quelques jours après, il partait pour justifier cette espérance, et organiser cette campagne qui devait terminer la guerre par une victoire des Français.

L'affaire de la renonciation se prolongea jusqu'au mois de juin. Après avoir témoigné dans le premier moment sa répugnance à remplir cette condition, le roi s'y était résigné pour lui-même, mais en réservant au roi d'Espagne la liberté de décider d'une affaire qui le regardait personnellement. Tout récemment, Philippe V avait fait adopter par ses sujets une nouvelle règle de succession qui paraissait capable de prévenir la réunion des deux couronnes. Ce règlement établissait que, contrairement à l'ancienne succession castillane, l'héritier du trône d'Espagne serait toujours le prince le plus rapproché du roi défunt, et que les femmes, quel que fût leur degré de proximité, ne succéderaient qu'en cas d'extinction de tous les mâles de la descendance de Philippe V. Par cette mesure, il devenait difficile qu'une princesse espagnole portât désormais à un prince français des droits au trône d'Espagne. Mais elle n'empêchait pas Philippe V lui-même de devenir au premier moment le plus proche héritier du trône de France. Les Anglais réclamaient une autre sûreté ; ils insistaient sur la renonciation explicite demandée par eus. Pour hâter la conclusion, ils proposèrent tout à coup un accommodement qui la retarda. Ils offraient à Philippe V cette alternative, de conserver l'Espagne et les Indes en renonçant à ses droits sur la France, ou d'abandonner au duc de Savoie l'Espagne et les Indes en recevant en échange Naples, les États de Savoie et le Montferrat, qui pourraient être un jour réunis à la France, si lui-même ou un de ses descendants était appelé à cette cou ronfle. Louis XIV se laissa éblouir un moment par cette perspective d'un agrandissement éventuel de son royaume, et il négocia auprès de Philippe V pour lui faire accepter l'échange. Il invoquait à la fois, pour l'y décider, les sentiments de famille et l'intérêt français : Vous continueriez de régner, lui écrivait-il[25] ; et je pourrais toujours vous regarder comme mon successeur ; si le Dauphin vit, je laisserais en votre personne un régent accoutumé à commander... et si cet enfant meurt, comme sa faible complexion ne donne que trop de sujet de le croire, vous recueilleriez ma succession, et j'aurais la consolation de laisser à mes peuples un roi vertueux qui réunirait à sa couronne des États aussi considérables que la Savoie, le Piémont et le Montferrat. Je suis si flatté de cette idée, mais particulièrement de la douceur de passer avec vous et avec la reine une partie de ma vie, que je n'imagine rien de comparable au plaisir que vous me ferez si vous acceptez ce nouveau projet.

Ces instances prolongeaient l'incertitude. Quoique Philippe V eût déjà averti son grand-père qu'il ne sacrifierait jamais l'Espagne à la France, il ne pouvait rejeter sans ménagements une proposition nouvelle appuyée sur tant de considérations affectueuses. Enfin, dans les derniers jours de mai, il se décida. Il motiva à son tour son refus sur l'intérêt français aussi bien que sur ses devoirs envers les Espagnols. Il ne lui était pas permis de renoncer à ses sujets, après avoir tant profité de leur attachement et de leur zèle à maintenir la couronne sur sa tête, et il croyait plus avantageux à la France de lui conserver une alliée dans l'Espagne, par le règne d'une dynastie française que de livrer cette monarchie à une famille hostile. toujours prête à se liguer avec les autres contre les intérêts français. Sa réponse arriva à Utrecht dans les premiers jours de juin, et quelques jours après, il publiait à Madrid sa renonciation à la couronne de France, dans les termes les plus capables de rassurer l'Europe, et d'attacher inséparablement les Espagnols à sa dynastie[26].

C'était la fin d'une crise grave, mais non pas le terme des inquiétudes et des embarras. Il en surgit de nouveaux de la part des Anglais eux-mêmes, qui firent bien voir que leurs services n'étaient pas gratuits. Jusque-là ils ne s'étaient pas ouvertement séparés de leurs alliés. Pendant qu'on attendait la réponse de Philippe V, ils s'étaient seulement abstenus d'actes hostiles contre la France. Le duc d'Ormond, leur général, avait refusé, au grand dépit des Hollandais[27], de concourir aux opérations d'Eugène. Quand Philippe V eut parlé, ils parurent se déterminer à en finir avec la coalition. Ils offrirent de régler une bonne fois leurs intérêts particuliers avec la France, et de conclure enfin une suspension d'armes. Mais ils demandèrent, comme gage de confiance réciproque, que, le premier jour de la trêve, la ville de Dunkerque leur fût remise temporairement jusqu'à ce que l'équivalent réclamé pour cette place eût été accordé. Une pareille demande était grave ; elle présentait peut-être autant de dangers que d'avantages. D'un côté Eugène ouvrait la campagne avec menaces ; il était parvenu à investir le Quesnoy ; il expédiait à travers la France des détachements de ravageurs qui entraient en Champagne, brûlaient un faubourg de Vervins, marchaient sur Reims et Sainte-Menehould, puis retombaient sur Metz dont ils mettaient les environs au pillage, incendiant, levant des contributions, ravissant des otages[28] ; pour les poursuivre Villars était contraint de diviser ses forces. D'autre part les ennemis de la paix travaillaient les troupes alliées à la solde de l'Angleterre pour les retenir dans leur parti si les Anglais mêmes les abandonnaient, ce qui réduirait des deux tiers l'armée du duc d'Ormond, et rendrait son inaction presque illusoire ; convenait-il pour si peu de livrer Dunkerque ? Pendant ces hésitations Eugène prit le Quesnoy (5 juillet) ; mais en même temps le gouvernement anglais déclara que, si les troupes alliées à la solde de l'Angleterre refusaient de suivre le duc d'Ormond, la reine ne leur payerait plus ni leurs subsides, ni leur solde, ni même les arrérages. Il y avait là un gage sérieux pour la France, un avertissement significatif pour les alliés ; Louis XIV se résigna. Le duc d'Ormond, avec les Anglais et quelques bataillons de mercenaires, quitta les alliés, publia une trêve avec la France, et entra à Dunkerque le 19 juillet. Dès qu'il en eut pris possession, sur le conseil du roi, il se saisit de Gand et de Bruges pour prévenir toute surprise. Quelques jours après, un événement heureux répara la perte du Quesnoy et détermina le revanche de la France.

Depuis l'ouverture de la campagne, il avait été impossible à Villars de rien entreprendre de sérieux avec une armée mal pourvue de munitions et d'artillerie et insuffisante de nombre ; il avait dû se résigner à n'être que spectateur de ce que le prince Eugène voulait faire[29]. Peu à peu il s'était remis en état, non pas de combattre ensemble toute l'armée alliée ; mais de l'attaquer partiellement et de l'user en détail. Eugène avait à cœur de prouver que la coalition était de force à continuer la guerre sans les Anglais. Maitre du Quesnoy, il venait d'investir Landrecies. Une partie de ses troupes formait le siège, pendant que les autres échelonnées sur une espace de huit lieues circulaient entre deux lignes de retranchements comme entre deux murailles, et entretenaient la communication avec Marchiennes d'où il tirait ses approvisionnements et ses vivres ; son poste principal était à Denain sur l'Escaut. A la première nouvelle du danger de Landrecies, qui était la dernière barrière de son royaume, Louis XIV envoya à Villars l'ordre de donner bataille plutôt que de laisser prendre cette ville, ou du moins de tenter une diversion sur Douai ou sur Marchiennes pour saisir les magasins de l'ennemi, ou sur Denain pour rompre sa communication[30]. C'est donc de Louis XIV qu'est venue la première pensée de l'opération heureuse qui a sauvé la France. La diversion parut d'abord impossible, et Villars conformément aux ordres du roi fit un mouvement très-prononcé sur Landrecies ; mais, après avoir examiné les environs de la place et la nature du pays qui faisait la force principale de l'investiture[31], il crut reconnaître, et les officiers généraux avec lui, qu'on ne pouvait livrer bataille avec un avantage assez égal[32]. Il en revint alors au projet de Denain que les circonstances présentes rendaient plus facile. Eugène, inquiet de la marche des Français sur Landrecies, avait ramené vers cette ville toute la droite de son armée et n'avait laissé à Denain que dix-huit bataillons et quelque cavalerie[33] ; Villars, pour le mieux entretenir dans cette pensée de défiance, exécuta quelques manœuvres qui le persuadèrent que les Français se proposaient toujours de passer la Sambre, et en même temps donna ordre à deux de ses lieutenants de marcher sur Denain. Ceux-ci trouvèrent le projet impossible et en retardèrent l'exécution de deux jours. Enfin, le 24 juillet, Villars de concert avec le maréchal de Montesquiou, son second, arriva brusquement devant Denain, et engagea immédiatement le combat. Le camp retranché des ennemis était fort ; les Hollandais le défendaient par de vives décharges de mousqueterie et de mitraille ; les Français n'avançaient pas sans des pertes sensibles. Ils n'en franchirent pas moins le retranchement sur les épaules les uns des autres, et, une fois de l'autre côté, exterminèrent l'ennemi à la baïonnette. Ce ne fut plus qu'un massacre et une fuite. Des douze mille hommes qui gardaient Denain, dix mille peut-être périrent sous les coups du vainqueur ou dans les eaux de la rivière. On comptait parmi les morts le comte de Nassau ; parmi les prisonniers, deux lieutenants généraux, deux maréchaux de camp, un prince d'Anhalt, et le comte d'Albemarle, un de ces Hollandais chers à Guillaume III, devenu lord par sa grâce. Cependant Eugène, appelé dès le commencement du combat par Albemarle et par le canon, accourait avec des renforts ; il arriva trop tard. Il essaya sans succès de marcher aux Français par le seul pont qui ne fût pas encore rompu ; il y perdit en quelques instants plus de mille hommes, et ajouta sa défaite personnelle à la destruction d'un de ses corps d'armée. On le vit, dit-on, exaspéré, vomissant des imprécations et des jurements, déchirer les dentelles de ses manches et mordre ses gants. Il venait de perdre la dernière bataille de la guerre, et tous ses projets étaient confondus[34].

On en jugea bien ainsi à la cour de France. La victoire de Denain y fut accueillie comme la réparation de l'honneur français, comme la fin de la guerre. La joie de Mme de Maintenon est franche, naïve presque comme celle d'un enfant : Quand je songe que le roi aura le plaisir de donner la paix à ses ennemis, et que ses troupes auront fini si glorieusement, j'avoue que je sens la gloire de la nation vivement, et la douleur du prince Eugène me fait grand plaisir. Mon Dieu ! pourquoi n'a-t-il et pas été pris ? Le ministre Voisin écrivait de son côté que cette seule action était capable de rétablir les affaires et de ne contribuer pas peu à faciliter les négociations pour la paix. Louis XIV, dans son compliment à Villars, se plaisait à dire que l'avantage de ce combat était aussi grand que celui d'une bataille entière puisque, sans courir le risque d'une action générale, il produirait tout l'effet désiré en obligeant les ennemis à lever le siège de Landrecies. Le prince Eugène, il est vrai, n'en convenait pas. Il continuait le siège, et annonçait que, la ville prise, il entrerait en France, ravagerait la Picardie et la Champagne, donnerait bataille, la gagnerait et se montrerait victorieux aux portes de Paris[35]. Vaine jactance ! Il n'était plus même nécessaire de l'approcher pour le combattre, ni de le combattre pour le forcer à la retraite. La bataille de Denain lui avait coupé la communication avec ses magasins ; l'occupation de ses magasins eux-mêmes tarit en quelques jours ses dernières ressources. Le 26 juillet, les troupes de Villars prirent Saint-Amand, Mortagne et l'abbaye d'Hanon. Marchiennes assiégée dès le 25 juillet, quoique sa garnison se composât de quatre mille fantassins et de trois escadrons, se rendit le 30. On y prit, outre la garnison prisonnière de guerre, cent cinquante balandres chargées de munitions de guerre et de bouche, et soixante pièces de canon. D'où le prince Eugène pouvait-il désormais espérer des vivres et des approvisionnements ? Ses soldats manquaient de pain ; la faim les poussait à la désertion ; les déserteurs affluaient en si grand nombre vers les places et les villages voisins, que le gouverneur de Guise fit fermer les portes pour ne pas les recevoir[36]. Dans cette extrémité, plus forte que sa haine, le compagnon de Marlborough s'avoua vaincu à son tour. Il leva le siège de Landrecies, le 2 août, et prit la route de Mons pour ne plus rentrer sur le territoire français. Il laissait à Villars la liberté de reprendre dans les bassins de la Scarpe, de l'Escaut et de la Sambre, les villes dont l'occupation avait rendu les alliés si fiers et si certains de leur supériorité.

Qui croirait qu'un si heureux retour de fortune ne suffit pas pour tirer les négociations de la lenteur où elles se traînaient depuis quelques mois ? Il est pourtant vrai que les Anglais eux-mêmes ne se décidèrent pas encore à prendre une résolution formelle et définitive. Ils n'avaient jusqu'alors rien signé, pas même une suspension d'armes, et c'était sur la foi de leurs promesses verbales que Louis XIV les avait laissés entrer à Dunkerque. Quelques jours avant la bataille de Denain, ils avaient tout à coup exigé une nouvelle condition, non plus pour eux mais pour un de leurs alliés. De tous ces alliés le plus cher à la reine Anne était le duc de Savoie, précisément celui qui était le plus odieux à Louis XIV. Pour lui faire sentir cette affection, et sous prétexte qu'on ne pouvait le décider à traiter qu'en le rassurant contre les vengeances de l'Autriche, la reine demandait pour lui le royaume de Sicile : C'est une chose, disait Bolingbroke, dont elle ne saurait se désister. Louis XIV n'avait aucune prétention de conserver ce royaume à Philippe V, depuis qu'il le croyait assuré de l'Espagne et des Indes ; mais il lui répugnait d'accorder un tel accroissement de puissance au plus perfide de ses ennemis, et il aurait voulu assigner la Sicile au duc de Bavière, son seul allié, ruiné par la guerre. Après la bataille de Denain, tout en félicitant les Français, tout en célébrant cette victoire par des fêtes à Dunkerque, les Anglais revenaient à la charge pour le duc de Savoie avec une sorte de menace, et Louis XIV ripostait en réclamant de son côté l'intervention des Anglais pour obtenir au duc de Bavière la souveraineté des Pays-Bas. Il fallut donc attendre encore près d'un mois. A la fin, Bolingbroke, au lieu de continuer à échanger des notes, passa en France pour traiter directement avec Torcy. Ils convinrent que Philippe V abandonnerait la Sicile au à tic de Savoie, et reconnaîtrait ce prince ou sa descendance pour héritiers du trône d'Espagne en cas d'extinction de la maison de Bourbon, que l'acte de renonciation de Philippe V à la couronne de France serait inséré dans le traité définitif et enregistré dans les parlements français, qu'on pourrait donner la Sardaigne au duc de Bavière, et que l'Angleterre n'appuierait pas la réclamation de Strasbourg par l'Empereur. Ces conventions ne devaient pas être publiées, mais dès qu'elles eurent été arrêtées, un traité de suspension d'armes sur terre et sur mer entre la France et l'Angleterre fut signé à Fontainebleau, le 21 août. La suspension devait durer quatre mois, et être renouvelée au besoin ; elle s'étendait au territoire espagnol d'où la reine d'Angleterre retirait ses troupes, pour les transporter à Gibraltar et à Port-Mahon, qui devaient lui rester par le traité définitif. La publication en fut faite à Paris, le 24 août, et à Londres, le 30[37]. Il fut bien signifié cette fois aux alliés qu'ils n'avaient plus rien à attendre du concours de l'Angleterre. Bolingbroke fut dès lors désigné à la reconnaissance des uns, à la haine des autres, comme le pacificateur de l'Europe. Torcy et les courtisans l'avaient comblé d'honneurs ; le roi lui avait offert, en bague, un magnifique diamant que le Dauphin portait toujours à son chapeau[38] ; les populations sur son passage le fêtèrent comme un bienfaiteur ; plus tard, sous le successeur de la reine Anne, les adversaires de la paix d'Utrecht lui rendirent le même témoignage en le proscrivant.

Il fallait maintenant réduire les Hollandais. Leur résistance était d'autant plus difficile à vaincre qu'ils se croyaient plus frustrés que tous les autres alliés des résultats de leurs victoires antérieures. Ils trouvaient trop cruel que la France, après douze ans de désastres, triomphât par la négociation et remportât le prix de leur gloire, de leurs dépenses, de leur sang répandu[39]. Ils n'osaient pas rompre avec l'Angleterre, parce qu'ils craignaient d'être trop faibles sans elle ; mais la nouvelle politique anglaise leur était un joug insupportable qu'ils travaillaient à écarter par leurs menées secrètes, parleurs accointances avec l'Empereur et au besoin par des voies de fait. Quelques jours après la bataille de Denain, un de leurs plénipotentiaires au congrès, le comte de Rechteren, comte par la grâce de l'Empereur, et assez connu comme ivrogne pour que ses collègues pussent expliquer par cette habitude ses violences, avait cherché chicane à Ménager, plénipotentiaire français, pour une querelle de laquais. Il prétendait que les laquais de Ménager avaient insulté les siens par des grimaces et des gestes indécents, et comme la chose était arrivée sur le passage de la voiture où il était, il faisait remonter l'affront jusqu'à lui-même et demandait réparation. Ménager ne refusait pas de punir ses laquais s'ils étaient coupables, mais les preuves manquaient absolument, les laquais de Rechteren s'obstinant à affirmer le fait, ceux de Ménager le niant avec autant d'assurance, Rechteren n'ayant rien vu par lui-même, et tout autre témoin faisant défaut. A quelques semaines de là, l'affaire prit plus de gravité. Ménager et Rechteren se rencontrèrent à la promenade du mail (18 août). Le Hollandais, se plaignant de n'avoir pas encore obtenu satisfaction, voulut exiger que ses laquais fussent admis dans la maison du Français pour reconnaître les agresseurs ; mais Ménager se refusa à livrer, comme il disait, les accusés aux accusateurs, et à faire les parties juges de leur propre cause. Eh bien, reprit alors Rechteren, le maître et les valets se feront donc justice eux-mêmes ; puis il parla en hollandais à quelques hommes de sa livrée. Peu de moments après, les laquais de Ménager accoururent, racontant que les gens de Rechteren les avaient surpris par derrière, frappés au visage et menacés de coups de couteau. Ils ont bien fait, dit alors Rechteren ; toutes les fois qu'ils le feront, je les récompenserai, et s'ils ne le faisaient pas, je les chasserais[40]. Évidemment ces brutalités s'adressaient plus haut qu'aux gens de service du plénipotentiaire français ; on voulait rompre les négociations avec la France, conformément aux vœux de Heinsius. C'est ainsi que le mois suivant on souleva la populace de La Haye contre le plénipotentiaire de Victor-Amédée, sur le bruit que le duc de Savoie acceptait une trêve, et qu'on afficha contre les Anglais un placard où étaient représentées une roue et une potence avec cette inscription : Ainsi finira le comte de Strafford[41].

Les Hollandais avaient mal pris leur temps. Quatre jours après la scène du mail, la suspension d'armes était signée entre la France et l'Angleterre. Louis XIV, informé par Ménager, prit au mot les insulteurs ; il envoya à ses plénipotentiaires l'ordre de suspendre toute négociation de paix jusqu'à ce qu'ils eussent reçu satisfaction de l'insulte faite par Rechteren à l'un d'eux. Ce n'était plus le ton de Gertruydenberg ; il parlait en potentat désormais sûr de lui-même et inflexible sur sa dignité. Il entendait savoir si Rechteren avait agi de son propre mouvement ou par ordre des États-Généraux. Si les États-Généraux l'avouaient, il n'y avait plus de sûreté pour les plénipotentiaires de France à Utrecht. S'ils le désavouaient, le désaveu, comme l'offense, devait être public et apporté aux ministres du roi par les autres plénipotentiaires des Provinces-Unies ; en outre Rechteren serait rappelé du congrès et remplacé, n'étant pas possible aux plénipotentiaires du roi de traiter davantage avec un ministre qui a violé le droit des gens. C'est l'unique réparation que Sa Majesté puisse admettre, et ses plénipotentiaires n'en accepteront pas d'autre[42]. Ce langage de vainqueur était d'ailleurs confirmé par les succès de Villars, qui complétait la victoire de Denain par d'heureuses acquisitions dans les Pays-Bas, sous les yeux du prince Eugène et sans opposition de la part des alliés.

Après la bataille de Denain, Villars avait renforcé son armée des garnisons de Valenciennes, d'Ypres et de plusieurs vi lies de la Flandre maritime qui n'avaient plus rien à craindre des Anglais. Après la prise de Marchiennes, les Français étaient maitres du cours inférieur de la Scarpe jusqu'à son confluent avec l'Escaut. Pour affermir cette situation, Villars, conformément aux ordres du roi, assiégea Douai (4 août) occupé par Marlborough en 1710. La place étai t forte, et les défenseurs avaient en outre à leur disposition des écluses dont le jeu devait contrarier quelquefois les travaux des assiégeants. Villars se posta si avantageusement, qu'il pouvait braver toutes les tentatives de diversion, et poursuivre avec sécurité ses opérations d'attaque. Le prince Eugène se donna quelques mouvements pour faire croire à un secours efficace. Il tirait de Lille et de Tournay des farines, du canon, des amas de fascines, de gabions et de claies. Il se promenait à travers le pays voisin, visitait tous les postes ; mais, miné par la désertion, il n'attaquait nulle part. Pendant ce temps, un partisan espagnol, Pasteur, fort habile et fort redouté, ravageait le Brabant, jusqu'à Berg-op-Zoom, Bréda et Bois-le-Duc, et en tirait un butin immense et de nombreux otages. A la faveur de ces circonstances, Villars emporta le fort de Scarpe le 28 août, et la ville même de Douai, le 8 septembre. Les assiégés n'avaient pas encore battu la chamade que le maréchal, certain de leur soumission, avait laissé à un de ses lieutenants le soin de les recevoir à composition, et était parti pour assiéger le Quesnoy. L'investissement du Quesnoy commença le jour même où Douai capitulait. Eugène rôda quelque temps aux environs, puis s'arrêta à Mons comme pour être témoin d'une nouvelle défaite des alliés. Les ressources lui fondaient dans les mains. Les troupes allemandes, précédemment à la solde de l'Angleterre, et que les meneurs de la coalition se félicitaient d'avoir retenues à leur service, se retournaient maintenant contre eux ; mécontentes de n'être pas payées selon la promesse des Hollandais, elles pillaient, aux environs de Mons, les petites villes, les villages, et jusqu'à des châteaux qui alléguaient en vain les sauvegardes du prince Eugène. Le Quesnoy, non secouru, capitula le 4 octobre. Jamais, écrivait Villars[43], miracle ne fut mieux marqué ni révolution si subite ; il y a trois mois que nous étions sans courage, sans troupes, sans munitions, sans artillerie et sans voitures, et ne pouvant qu'être spectateurs de ce que monsieur le prince Eugène voulait faire. Il est spectateur à Mons ; on n'entend plus parler de son armée, la nôtre emporte tout ce qu'elle attaque. Il y a tous les jours des exemples de la valeur romaine dans nos moindres soldats. C'est à qui marchera à Bouchain. En effet, le vainqueur ne s'arrêtait pas ; le 10 octobre, Villars, rentré dans le bassin de l'Escaut investissait Bouchain, et le 18 il s'en rendait maitre, et rétablissait ainsi cette chaîne de forteresses sur l'Escaut, de Condé à Cambrai, que Louis XIV avait conquises sous l'inspiration de Vauban. En deux mois et cinq jours, il avait pris cinq places, cinquante-trois bataillons prisonniers de guerre ou rendus à discrétion, quinze lieutenants généraux ou maréchaux de camp, plus de cent pièces de gros canon, cinquante mortiers, et tant de provisions de poudre, qu'après cinq sièges où on ne l'avait pas épargnée, il en expédia encore quatre cents milliers dans les arsenaux français[44]. Cette fin de la campagne de 1712 égalait vraiment les plus belles époques du grand règne, et ne ressemblait pas mal aux conquêtes de Turenne en Flandre après la bataille des Dunes.

Le ton des hollandais baissa à mesure que se développèrent ces succès de la France. Après la prise de Douai et pendant le siège du Quesnoy, ils offrirent une première réparation de l'insolence de Rechteren. Une déclaration des Seigneurs États-Généraux, du 20 septembre, porta que tout ce que Rechteren avait fait l'avait été à leur insu et sans ordre, que la république n'avait jamais perdu le respect ni la haute estime qu'elle devait à un grand roi, qu'elle avait toujours eu et aurait sans cesse ; ils promettaient en outre de délibérer pour faire la nomination d'un autre plénipotentiaire. Il n'y eut que les députés de Gueldre et de Groningue, et ceux d'Over-Issel à qui Rechteren appartenait, qui s'opposèrent à la conclusion tant qu'elle n'aurait pas été approuvée par les assemblées particulières de ces provinces[45]. Le siège de Bouchain leur fit encore mieux comprendre l'inutilité et le danger de leur résistance. A la veille de la prise de cette ville, ils se montrèrent plus accommodants sur le fait de leur barrière, et consentirent enfin à rendre Lille à la France. Ce langage humble vis-à-vis d'un roi tant outragé, et cette concession si longtemps refusée, faisaient dire à l'abbé de Polignac : Nous prenons la figure que les Hollandais avaient à Gertruydenberg, et ils prennent la nôtre ; c'est une revanche complète. Le comte de Sinzendorf sent bien vivement sa décadence[46].

Cependant tout n'était pas fini. Les Hollandais insistaient pour garder Tournay ; jamais ils ne croiraient leur État en sûreté s'ils n'avaient pas dans leur barrière une place de cette importance : sans la terre grasse de Tournay, ils ne pouvaient fabriquer de bonnes faïences. Ils réclamaient en outre pour leur commerce en France des privilèges qui auraient été la ruine de l'industrie française. Louis XIV ne tenait pas moins à se faire rendre Tournay, et sa fermeté à cet égard excitait même quelques murmures dans son royaume : Quelle comparaison, disait-on, entre Tournay et la paix, et ne vaut-il pas mieux abandonner cette ville que de manquer à conclure cette paix si nécessaire ? Le ministère anglais regrettait aussi ce refus du roi, comme un nouveau prétexte aux déclamations des whigs, comme un retard et peut-être un empêchement absolu à la conclusion suprême ; la reine, malade, pouvait mourir tout à coup, et sa mort détruire toute l'œuvre des négociations. Ces considérations déterminèrent le roi ; il finit par leur dire qu'il abandonnerait Tournay, mais à quelques conditions onéreuses à leur diplomatie. Les Hollandais ne demanderaient rien au delà, et se contenteraient pour leur commerce du tarif de 1664avec les exceptions déjà signifiées ; l'Angleterre soutiendrait au con grès les demandes de l'électeur de Bavière, et au contraire n'appuierait pas le projet de barrière du Rhin proposé par l'Empire et la maison d'Autriche. Dès qu'il eut fait cette promesse, les Anglais, satisfaits de la concession, et en acceptant les charges, ne permirent plus aucune hésitation aux Hollandais.

La coalition s'en allait en lambeaux. Le roi de Prusse, qui prétendait à la possession de la Gueldre espagnole, irrité de la concurrence des Hollandais, leur déclarait la guerre et s'emparait à leur grand mécontentement de la ville de Meurs (novembre 1712). Le roi de Portugal, sur la promesse d'avoir, a u Brésil, la Souveraineté des deux rives de l'Amazone, venait de conclure une trêve avec la France et l'Espagne (7 novembre). Philippe V, conformément à la parole donnée, proclamait solennellement à Madrid, dans les Cortés et en présence de l'Anglais Lexington, sa renonciation au trône de France et le règlement de succession convenu en faveur du duc de Savoie (5 novembre). Vous voyez, écrivait sa femme[47], ce qu'il sacrifie pour le repos de l'Europe, et surtout celui de la France et du roi son grand-père. Par contre, en France, le duc de Berry et le duc d'Orléans renonçaient à tout droit sur la couronne d'Espagne, pour assurer à jamais l'équilibre de l'Europe conformément au désir de la reine de la Grande-Bretagne (24 et 19 novembre). Voyant donc toutes ses demandes satisfaites, et plusieurs des coalisés engagés dans sa nouvelle politique, la reine Anne fit signifier aux Hollandais que le temps des délais était passé, et qu'elle voulait décidément une solution (7 décembre). En retour de l'importante place de Tournay qu'elle était sûre de leur faire obtenir, elle leur offrait, pour bases de la paix, les conditions suivantes : abandon de la Sicile au duc de Savoie, de la Sardaigne à l'électeur de Bavière, garantie de l'ordre de succession protestante établi en Angleterre, réduction de leur barrière à des limites convenables, mais plus modestes qu'ils n'avaient d'abord prétendu, leur concours pour obliger l'Empereur à la neutralité de l'Italie, à l'évacuation de la Catalogne, et au règlement de la frontière allemande selon les propositions de la France. Si les États-Généraux n'avaient pas consenti dans un délai de deux ou trois semaines, l'Angleterre ferait sa paix séparément. S'ils consentaient, ils devraient, même avant la paix générale, signer avec l'Angleterre un traité particulier pour la garantie de la succession anglaise et pour le règlement de leur barrière[48].

Ce langage souverain fut entendu. Les États-Généraux, avec ce ton obséquieux qui ne leur répugnait pas vis-à-vis de leurs alliés et surtout des grandes puissances quand ils avaient besoin d'elles, répondirent par des remercîments. Heureux, disaient-ils, de serrer plus fortement les nœuds de bonne amitié et d'union entre Sa Majesté et leur république, ils étaient résolus de se joindre à Elle pour entrer dans les mesures qu'Elle avait prises pour la paix. Tout au plus hasardaient-ils quelques remarques sur des points de détail que la discussion éclaircirait ; ils s'en remettaient d'ailleurs à la grande sagesse de Sa Majesté, à son zèle pour le bien de l'Europe, à son affection pour leur république, et promettaient de se conformer à ses sentiments dès qu'Elle les leur aurait déclarés par ses plénipotentiaires[49]. De cette résignation sortit bientôt le traité particulier qui devait précéder la paix générale. Les Hollandais s'engageaient à garantir le droit de la reine Anne et de la maison de Hanovre à la couronne d'Angleterre, et ils acceptaient la barrière que leur bonne alliée leur assignait. Composée de quelques villes que Louis XIV avait réunies à la France, et d'autres plus importantes qui avaient toujours fait partie des Pays-Bas espagnols, cette barrière n'était plus contre la France la menace que les Hollandais avaient rêvée. Elle comprenait Furnes, Ypres, Menin, Tournay, Mons, Charleroi, la ville et le château de Namur, le château de Gand, et les forts Philippe, Damme et Saint-Donat. Il ne fallait plus parler de Lille, de Douai, de Cassel, de Valenciennes, de Condé, de Maubeuge qui demeuraient à la France. Louis XIV n'aurait pas mieux fait ses affaires que la reine Anne (29 janvier 1713). Précisément avec la signature de ce traité coïncidait la réparation complète de l'insolence de Rechteren. Trois des députés hollandais se rendirent chez le maréchal d'Huxelles, et en présence d'une nombreuse compagnie, déclarèrent, au nom des États-Généraux, que Rechteren n'avait jamais reçu de ses maîtres aucun ordre qui pût autoriser sa conduite, que les États la désapprouvaient, et priaient le roi de ne leur imputer aucune intention de manquer au respect qui lui était dû, que la commission de Rechteren avait cessé, et que les États d'Over-Issel avaient été invités à choisir un autre plénipotentiaire[50].

Après les Hollandais, il restait l'Empereur à persuader ou à contraindre, ou à laisser à ses prétentions extravagantes et à son impuissance. Depuis la bataille de Villaviciosa, il avait continué sans effet une petite guerre en Catalogne, et il faut dire que les Espagnols, par une indécision ou une prudence singulière, ne l'avaient pas pressé bien vivement. Après la mort de Vendôme (juin 1712), l'Autrichien Stahrenberg bloqua Gironne assez étroitement pour faire craindre la prise de cette ville ; mais Berwick, accouru du Dauphiné, et bien secondé par Bâville, intendant du Languedoc, dispersa le blocus, et par un large ravitaillement mit désormais la place à l'abri de toute attaque (janvier 1713). L'Angleterre comptait pour si peu de chose cette continuation d'hostilités, que, avant même que Gironne fût débloquée, elle avait reçu avec grand éclat un ambassadeur de Philippe V ; à Douvres, à Cantorbéry, à Londres, le bruit du canon, les compliments des magistrats municipaux, les visites des ministres, avaient hautement proclamé qu'on ne contestait plus la royauté d'Espagne au petit-fils de Louis XIV[51]. Également par toute l'Europe, l'opinion se désintéressait de la cause de l'Empereur. Il était trop insupportable qu'il ne reconnût pas combien la situation était changée, qu'il criât à l'esclavage de l'Europe parce qu'un prince français, non roi de France, serait roi d'Espagne, et qu'il ne trouvât aucun danger pour l'équilibre européen à réunir trois couronnes sur sa tête, uniquement parce que c'était lui. Mais l'Angleterre avait encore un grief particulier. Les avantages accordés au duc de Savoie, et surtout la royauté de Sicile, avaient fort irrité l'Empereur contre ce prince. Charles VI était devenu le rival personnel de Victor-Amédée ; au congrès, un ministre de l'Empire avait menacé le ministre de Savoie d'une guerre en Italie, et c'était pour entraver cette menace que l'Angleterre voulait l'évacuation de la Catalogne, la neutralité pour l'Italie, et avait entraîné la Hollande à réclamer ces deux conditions[52].

Dans cet état des esprits, les offres faites par Louis XIV à la maison d'Autriche et à l'Empire devaient paraître très-acceptables. L'Empereur aurait pour sa maison le Vieux-Brisach et Landau, le royaume de Naples, les villes de Toscane, le duché de Milan et les Pays-Bas espagnols, sauf quelques réserves en faveur des Hollandais ; c'était plus que le second traité de partage n'avait assigné au Dauphin. L'Empire recouvrerait Kehl ; et toutes les forteresses françaises sur la rive droite du Rhin ou dans les îles du fleuve, qui semblaient une menace à l'indépendance de l'Allemagne, seraient démolies. En retour, les électeurs de Bavière et de Cologne seraient rétablis dans leurs États et dignités, et l'électeur de Bavière, en dédommagement des Pays-Bas qui lui avaient été cédés par Philippe V, serait roi de Sardaigne. Les conférences ayant commencé (31 janvier) entre les plénipotentiaires de France et ceux d'Autriche, ceux-ci s'aperçurent bientôt qu'ils n'avaient plus d'alliés pour les aider à contester. Ils durent laisser admettre au con grès les plénipotentiaires de Philippe V (mars 1713). Il leur fallut signer une convention pour l'évacuation de la Catalogne et pour la neutralité de l'Italie (14 mars 1713). La question, dit le préambule, avait été débattue entre les ministres de l'Empereur, ceux de France et ceux des autres alliés, et résolue principalement par l'action infatigable des ministres de Sa Majesté Britannique. La convention même était une renonciation réelle par l'Empereur à la possession de l'Espagne. Toutes les troupes allemandes et alliées devraient être transportées, hors de la principauté de Catalogne et des îles Majorque et Iviça en Italie, parla flotte anglaise ; la Cour impériale — Cæsarea Aula —, c'est-à-dire l'impératrice, qui résidait en Catalogne, devait en sortir avec sa suite ; les deux villes de Tarragone et de Barcelone seraient livrées aux troupes de Philippe V, l'une le premier jour de l'évacuation, l'autre le dernier jour. Plus d'hostilités en Italie, ni dans les îles de la Méditerranée, soit de la part de la Savoie, ou de la France ou de l'Autriche ; les choses en Italie demeureraient dans l'état présent jusqu'à la négociation définitive de la paix[53]. La signature du comte de Sinzendorf figure au bas de cet acte après celles de Strafford et du maréchal d'Huxelles. Le même jour, le duc de Savoie concluait enfin, à l'exemple du Portugal et des autres alliés, une suspension d'armes avec la France, et quelques jours après une flotte anglaise arrivait de Port-Mahon à Barcelone pour transporter l'impératrice en Italie.

Tout s'acheminait donc à la paix, par l'accord qui s'établissait de plus en plus entre Louis XIV et les alliés. Le 15 mars, l'Angleterre recevait encore une dernière satisfaction par la nouvelle que les princes français avaient en plein parlement de Paris, les pairs présents, fait enregistrer leur renonciation à la succession d'Espagne, et que les lettres patentes, données en 1700 par le roi pour conserver à Philippe V ses droits à la succession de France, avaient été retranchées des registres du parlement. Il n'y eut qu'un point sur lequel les alliés ne purent rien obtenir de Louis XIV : le rétablissement de l'édit de Nantes au profit de leurs coreligionnaires français, soit ceux qui demeuraient encore dans le royaume, soit ceux qui en étaient sortis. Le roi de Prusse, au lit de la mort, avait remis cette cause aux mains de la reine d'Angleterre (21 février 1713). Les plénipotentiaires des États protestants, par un acte commun, renouvelèrent cette demande, comme un complément de la paix dont l'Europe allait jouir, comme une preuve que le roi n'avait pas d'aversion pour les puissances protestantes (11 avril 1713). Louis XIV fut inflexible. Il fit répondre aux ministres anglais que, comme il ne demandait pas que les catholiques fussent rétablis dans leurs biens en Angleterre ni en Irlande, ni qu'on leur tint la capitulation de Limerick, les alliés n'avaient rien à demander pour les religionnaires sortis de France[54]. Nous aurions mieux aimé qu'il en fût revenu à la politique de Richelieu, et qu'en rétablissant chez lui la tolérance véritable des personnes, il eût fait à ses adversaires protestants, par son exemple, une obligation de ne pas persécuter chez eux la religion catholique. Mais les protestants de son siècle, comme il leur répondait, ne savaient pas être tolérants. A ce moment même les Hollandais, dans les villes de France qu'ils occupaient encore, entravaient l'exercice de la religion catholique par des mesures tyranniques[55]. Les protestants de France avaient à ses yeux un autre tort : il les avait comptés parmi ses ennemis depuis dix ans ; les Camisards surtout avaient été plus d'une fois une des espérances et des ressources de la coalition, et leur guerre civile une aggravation de la guerre étrangère ; ils étaient pour lui plus que des hérétiques : ils étaient des rebelles qu'il importait à son autorité de punir.

Les traités définitifs s'étaient peu à peu élaborés par nations. Les traités séparés de la France avec l'Angleterre, la hollande, le Portugal, le roi de Prusse, le duc de Savoie, étaient prêts. Ceux de l'Espagne avec l'Angleterre, le duc de Savoie et la Hollande, promettaient de suivre à peu de distance les premiers. Il n'y avait que l'Empereur qui ne parût pas si pressé. A la date du 11 avril, les plénipotentiaires français n'en étaient encore avec lui qu'à leurs dernières propositions. Il devenait évident que, par habitude de morgue autrichienne, Charles VI cherchait à ajourner la conclusion, soit pour établir que rien de solide ne pouvait se faire sans lui, soit pour se donner le temps de trouver de nouveaux moyens de résistance. Les alliés passèrent outre. Le 11 avril même, l'Angleterre, la Hollande, le Portugal, la Prusse, le duc de Savoie, signèrent leurs traités avec la France, et les ratifications en furent échangées dans un bref délai. L'Espagne signa le 10 juillet 1713 son traité avec l'Angleterre, le 13 août avec le duc de Savoie. Quoique, pour une raison mesquine dont nous parlerons plus bas, elle ait fait attendre les ratifications, et qu'elle n'ait même conclu avec la Hollande que l'année suivante, comme ce retard n'a rien changé aux arrangements convenus, il était permis, dès le mois de mai 1713, de tenir la paix, non-seulement pour certaine, mais pour faite. Le 29 avril, on la célébrait à Londres par des feux de joie et de grandes réjouissances. On la célébrait à Paris le 22 mai par une publication en douze endroits de la ville, par des distributions d'argent dans les rues, par des feus d'artifice, et par de joyeuses illuminations. L'abstention de l'Empereur n'inquiétait personne ; les vrais belligérants, ceux dont les forces avaient vois dans les congrès, venaient enfin de poser les armes.

 

 

 



[1] Dangeau, 22 octobre 1711.

[2] Œuvres de Louis XIV, tome VI : lettre à Philippe V, 22 juin 1711.

[3] Mémoires de Noailles, tome III : lettre de Louis XIV à Bonnac, 17 décembre 1711.

[4] Ordonnance de Philippe V, dans Dumont, Corps diplomatique, tome VIII. Œuvres de Louis XIV, tome VI : lettre de Louis XIV à Philippe V, du 20 juillet : Je loue la reconnaissance que vous avez. la reine et vous, pour la princesse des Ursins, et votre attention suivie à lui en donner des marques. Mémoires de Noailles, tome IV lettre de la reine d'Espagne à Mme de Maintenon sur le même sujet : Je vous assure que je suis assez glorieuse pour ressentir du plaisir de faire pour ma camerera mayor plus que les reines qui m'ont précédée ont fait pour les leurs. Elle n'en abusera pas, et on ne doit pas craindre qu'elle entretienne de grandes armées qui puissent faire peur à ses voisins.

[5] Mémoires de Torcy, quatrième partie.

[6] Torcy et Dangeau.

[7] Actes et Mémoires de la paix d'Utrecht, tome Ier.

[8] Actes et Mémoires de la paix de Ryswick, tome Ier : Demandes spécifiques ou Postulata specifica des divers alliés, du 5 mars 1712.

[9] Maintenon, Lettres : M. le Dauphin s'applique fort aux affaires et se rend plus affable aux courtisans. Madame la Dauphine, en prenant une place plus haute, devient plus jolie et plus attentive qu'elle n'a jamais été ; elle fait une grande figure et n'en est pas lâchés (16 mai 1711)..... Le premier est moins sauvage, l'autre aime mieux le lansquenet (15 août 1711).

Fénelon, Lettres : Il revient par lettres de la cour que P. P. fait très-bien, et que sa réputation, qu'on avait attaquée, commence à devenir telle qu'elle a besoin d'être pour le bien public (9 juin 1711)..... J'entends dire que M. le Dauphin fait beaucoup mieux. Il a dans sa place et dans son naturel de grands pièges et de grandes ressources. Quand il prendra la religion par le fond, sans scrupule sur les minuties, elle le comblera de consolation et de gloire (27 juillet 1711)..... J'entends dire que P. P. fait mieux, que sa réputation se relève, et qu'il, aura de l'autorité. Il faut le soutenir, lui donner le tour des affaires, l'accoutumer à voir par lui-même et à décider. Il faut qu'il traite avec les hommes pour découvrir leurs finesses, pour étudier leurs talents, pour savoir s'en servir malgré leurs défauts (24 août 1711). On voit par ces citations que Fénelon n'exprime encore que des espérances, mais il constate un progrès.

[10] Saint-Simon, Mémoires, tome VI, chapitre IX.

[11] Chevreuse à Fénelon, 4 septembre 1711.

[12] Nous avons eu plusieurs fois l'occasion de faire voir que ces exemptions n'étaient pas aussi étendues qu'on le suppose généralement. Nous avons établi en particulier que le clergé payait plus que la taille par ses dons gratuits, et d'ailleurs, Fénelon est d'avis que le clergé contribue sur ses revenus. Mais le nom seul de la taille était odieux, et c'est toujours avec ce nom qu'il a été facile d'ameuter le tiers état et les campagnes contre l'ancien régime. Un véritable homme d'État, dans un plan qui atteignait toutes les branches de l'administration, aurait tenu à supprimer ce grief, en même temps qu'à rendre l'impôt plus profitable à l'État et moins onéreux aux contribuables.

[13] Saint-Simon, tome III, année 1704 : Souvenirs de Mme de Caylus, dernières lignes.

[14] Lettres de Maintenon au duc de Noailles, 18 mars, avril 1712.

[15] Les mots soulignés sont de Saint-Simon.

[16] Saint-Simon, tome VI, chapitre XVI.

[17] Dangeau, 27 février 1712.

[18] Lettre de Maintenon à Beauvilliers, 15 mars 1712, dans la collection des lettres de Fénelon, et dans Beausset, tome IV.

[19] Le coupable est celui à qui le crime profite.

[20] Fénelon à Chevreuse, 23 février 1712 : Hélas ! mon bon duc, Dieu nous a ôté toute notre espérance pour l'Église et pour l'État. Il a formé ce jeune prince, il l'a orné, il l'a préparé pour les plut grands biens ; il l'a montré au monde : ostendent terris hunc tantum fata, et aussitôt il l'a détruit, neque ultra esse sinent.

[21] Dangeau : Il est mort en lui le prince le plus sage et le plus religieux qui fût peut-être dans le monde.

Berwick : La perte de monseigneur le Dauphin fut très-sensible à la France ; car elle envisageait son règne futur comme devant être, sinon la fin, du moins l'adoucissement de ses misères... Mais la divin Providence, soit pour récompenser ce héros chrétien ou pour nom priver d'un prince dont nous n'étions pas dignes, le fit passer de cette vie mortelle à une éternité bienheureuse.

[22] Mémoires de Torcy ; lettre de Bolingbroke.

[23] Lettre des États-Généraux à la reine Anne, 6 juin 1712 : Actes et Mémoires de la paix d'Utrecht.

[24] Mémoires de Villars, Ile partie.

[25] Voir cette lettre dans les Mémoires de Torcy, IVe partie.

[26] Actes et Mémoires de la paix à Utrecht, tome I : Déclaration de Philippe V à ses ministres, 3 juillet 1712 : Les instances du roi, mon grand-père, ont été fort grandes, à ce que, dans l'acte de renonciation, je voulusse préférer la monarchie de France à celle d'Espagne ; mais, ni ces importantes sollicitations, ni la considération de la grandeur et des forces de la France, n'ont pu altérer en moi la reconnaissance et les obligations que j'ai aux Espagnols, de qui la fidélité a affermi sur ma tête la couronne que la fortune avait rendue chancelante en deux occasions fameuses, de sorte que, pour demeurer uni avec les Espagnols, non-seulement je préférerais l'Espagne à toutes les monarchies du monde, mais je me contenterais d'en posséder la moindre partie pour n'abandonner pas la nation...

Décret de renonciation, 8 juillet 1712 : Mon affection pour les Espagnols, la reconnaissance des obligations que je leur ai, les fréquentes expériences que j'ai faites de leur fidélité, et la reconnaissance que je dois avoir pour la Providence divine de la grande faveur qu'elle m'a faite de m'avoir placé sur le trône et donné des sujets si illustres et d'un si haut mérite, furent les seuls motifs, les seules raisons qui eurent accès dans mon esprit et influèrent dans ma résolution, laquelle, lorsque je l'eus fait connaître, ne demeura pas sans être combattue par d'autres propositions et avantages qu'on voulait me faire envisager comme plus considérables que ceux qui m'avaient déterminé ; mais tout cela n'a servi qu'à m'affermir dans mon dessein et à me mettre en état de pousser et terminer cette affaire, afin qu'il n'y ait rien qui puisse plus m'empêcher de vivre et de mourir avec mes chers et fidèles Espagnols.

[27] Lettre des Hollandais à la reine Anne, du 6 juin : Actes et Mémoires de la paix d'Utrecht, tome Ier.

[28] Journal de Dangeau, du 10 au 18 juin.

[29] Lettre de Villars à Mme de Maintenon.

[30] La proposition d'attaquer Marchiennes se trouve dans une lettre de Louis XIV à Villars, du 17 juillet ; la proposition d'attaquer Denain, dans une lettre du ministre Voisin, également du 17 juillet.

[31] Villars au roi, 20 juillet.

[32] Lettre de Villars au roi, du 21 juillet.

[33] Villars au roi : Ce à quoi on n'avait pu songer que dans le temps que nous éloignions l'armée ennemie de l'Escaut ; car lorsqu'elle y avait sa droite, on ne pouvait le tenter avec aucune espèce d'apparence.

[34] On a débattu avec passion la question de savoir à qui revenait le mérite de la victoire de Denain. On s'est efforcé, et Saint-Simon plus que personne, de l'enlever à Villars pour le reporter au maréchal de Montesquiou, qui n'a rien négligé lui-même pour se le faire attribuer. Voici, pour nous, ce qui ressort clairement des pièces officielles et des témoignages contemporains. C'est Louis XIV et le ministre Voisin qui parlent les premiers d'une attaque sur Marchiennes ou sur Denain (lettres du 17 juillet). Cette proposition paraissant, au début, impraticable, Villars, au conseil de guerre de Noyelle, fait décider la marche sur Landrecies, pour obéir aux ordres du roi qui prescrivent de sauver cette ville par un combat. Montesquiou, présent-à ce conseil, ne parle pas de Denain, et conclut à marcher sur Landrecies, en passant l'Escaut entre Crèvecœur et le Catelet. Devant Landrecies, on reconnaît le danger qu'il y aurait à livrer bataille en cet endroit, mais on s'aperçoit en même temps que, le prince Eugène ayant ramené ses principales forces auprès de Landrecies, Denain est maintenant assez dégarni pour qu'on puisse l'attaquer. Villars (lettre du 21 juillet) reprend le projet de Denain, et va lui-même examiner s'il est possible. Il ordonne alors à Vieuxpont, à Broglie, à Tingry, de l'exécuter ; mais, ces officiers généraux déclarant l'entreprise trop périlleuse, il hésite à la risquer : Quand ceux-là refusent, écrit-il (22 juillet), je n'irai pas offrir cette coma mission à d'autres. C'est alors que le maréchal de Montesquiou lui propose d'y aller eux-mêmes, en quittant la Sambre par une marche secrète et rapide, qui ne permette pas à Eugène de pénétrer leur projet. Villars, dans ses Mémoires, ne dissimule pas que cette pensée soit venue de Montesquiou ; il ne conteste pas, dans ses rapporta, que Montesquiou ait montré dans l'action beaucoup de fermeté, et il demande pour lui le cordon bleu. Seulement, il prétend avoir concerté les opérations avec Montesquiou, et il est en effet très-vraisemblable que le commandant en chef ait voulu participer à une opération aussi importante, dont il avait le premier repris la pensée et dont il désirait vivement le succès. Il était également à la bataille, et il y déploya son énergie habituelle, au su et au vu de tout le monde. Le témoignage de Dangeau est ici le plus raisonnable et le plus exact : Le maréchal de Montesquiou, écrit le chroniqueur de la cour, s'est fort distingué à la bataille de Denain : ils y ont toujours été, le maréchal de Villars et lui. Le roi est fort content de l'un et de l'autre. Il n'y a donc aucune injustice à appeler Villars le vainqueur de Denain, comme on rapporte à tout général en chef l'honneur des entreprises combinées par lui, même quand ses lieutenants ont eu une part honorable à l'exécution. Mais Villars s'était fait beaucoup d'ennemis et de jaloux, toujours prêts à lui contester sa gloire, et le maréchal de Montesquiou avait grand besoin d'honneurs et de profits, comme on le voit par ses lettres à Voisin, où il demande une abbaye pour son fière, des régiments pour ses neveux, et le cordon bleu pour lui-même. Il avait grand soin d'exalter ses services pour justifier son avidité. (Voir les Mémoires de Villars, et les lettres du dépôt de la guerre, que les derniers éditeurs de Dangeau ont ajoutées en appendice au Journal de l'an 1712.)

[35] Mémoires de Torcy, IVe partie.

[36] Dangeau, 3 août 1712.

[37] Mémoires de Torcy et de Bolingbroke ; Dumont, Corps diplomatique, tome VIII ; Actes et Mémoires de la paix d'Utrecht, tome I.

[38] Dangeau, Journal, 21 août 1712.

[39] Mémoires de Torcy.

[40] Actes et Mémoires de la paix d'Utrecht, tome II : pièces relatives à cette affaire, rapport de Ménager, réponse de Rechteren. Dans cette réponse, où il nie plusieurs affirmations de Ménager, Rechteren convient du dernier fait, le plus important.

[41] Dangeau, 19 et 20 septembre ; il revient deux fois sur ce fait pour mieux attester ce qu'on avait d'abord eu peine à croire.

[42] Actes et Mémoires de la paix d'Utrecht, tome II, page 192 : Ordre du roi, présenté aux États-Généraux le 5 septembre.

[43] Villars à Mme de Maintenon.

[44] Mémoires de Villars, IIe partie.

[45] Actes et Mémoires de la paix d'Utrecht, tome II, page 204 : Extrait du registre des résolutions de Leurs Hautes Puissances.

[46] Mémoires de Torcy.

[47] Mémoires de Noailles, tome IV : lettre de la reine d'Espagne à Mme de Maintenon, 6 novembre 1712.

[48] Actes et Mémoires de la pair d'Utrecht, tome II, page 265 et suivantes : Extrait du registre des délibérations des États-Généraux.

[49] Actes et Mémoires d'Utrecht, tome II : Adresse à la reine de la Grande-Bretagne.

[50] Mémoires de Torcy. Dangeau, Journal, 1er février 1734.

[51] Voir dans Dangeau, 30 décembre 1712, la lettre du duc de Monteleone à Tossé.

[52] Voir, Actes et Mémoires de la paix d'Utrecht, tome II, l'extrait des résolutions des États-Généraux cité plus haut.

[53] Actes et Mémoires d'Utrecht, tome II, page 313.

[54] Dangeau, 13 mars 1713. Voir, dans les Actes et Mémoires d'Utrecht, la lettre du roi de Prusse et le mémoire des plénipotentiaires protestants, tome II, pages 338 et suivantes.

[55] Voir un Mémoire de Fénelon au pape, du 28 mai 1711, où il établit que, à Lille, les Hollandais ne permettent pas aux prêtres catholiques d'accompagner les condamnés au supplice, et leur interdisent l'entrée des prisons, ce qui laisse les prisonniers sans instruction, sans consolations, sans sacrements. Ce Mémoire est en latin, tome IV, page 194, de l'édition donnée par les directeurs de Saint-Sulpice.