HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

TROISIÈME PARTIE. — LA DÉCADENCE : GUERRES DE LA SECONDE COALITION ET DE LA SUCCESSION D'Espagne (suite et fin)

 

CHAPITRE XL. — La période d'expiation : deuxième partie, de 1707 à 1710. Le territoire français menacé et entamé. Désastre d'Oudenarde ; prise de Lille. Misère publique. Hiver de 1709. Humiliation de Louis XIV par les alliés. Préliminaires de La Haye. Bataille de Malplaquet ; conférences de Gertruydenberg. Nouveaux malheurs de Philippe V en 1710.

 

 

III. — État intérieur de la France. - Ruine des finances. - Chamillard cède le contrôle général à Desmarets. - Réformes réclamées. - La Dîme royale de Vauban. - Hiver de 1709 ; misère et mécontentement publics. - Louis XIV sollicite la paix. - Préliminaires de La Haye.

 

Le compte intérieur, celui des finances, était encore plus difficile à liquider. Chamillard avait d'avance condamné son administration, quand il disait au commencement de la guerre : N'attendez rien de bon de ma part tant que l'Empereur disputera la succession d'Espagne, et qu'il aura pour alliés les Anglais, les Hollandais avec tous les princes de l'Europe[1] ; et Louis XIV attestait l'insuffisance des mesures prises par son ministre, lorsque dans les premiers mois de 1708, comme pour imposer à ses généraux l'obligation de vaincre, il écrivait à Vendôme : L'état de mes finances ne me permet plus de continuer une pareille guerre[2]. Chamillard n'avait fait que copier et aggraver Pontchartrain ; en dehors de la taille, des aides, de la capitation, il n'avait pas trouvé d'autres expédients que ceux de son prédécesseur : refontes des monnaies, emprunts, créations d'offices, taxes arbitraires sur tout ce qui pouvait avoir un nom, ou donner prétexte à l'impôt. Il avait refondu cinq fois les monnaies, en 1700, 1701, 1704, 1705, 1706, les haussant ou baissant au détriment du public. Il avait emprunté sous diverses formes, toujours onéreuses pour le présent et l'avenir, tantôt en achetant des lingots contre des billets à terme, dits billets de monnaie, payables au porteur et produisant 7 p. 100 (1701) ; tantôt par la création d'une caisse d'emprunts à 8 p. 100, et de billets de la caisse d'emprunt, également négociables (1702) ; tantôt en émettant des rentes sur l'hôtel de ville au denier dix avec promesse de les payer au denier vingt aux héritiers des prêteurs (1701). Ces billets de monnaie étaient devenus un embarras considérable pour le gouvernement, et une atteinte en quelque sorte irréparable à son crédit. En les imposant comme monnaie, le ministre refusait de les recevoir des contribuables dans les caisses publiques ; ce qui les fit tomber à 60 p. 100 au-dessous de leur valeur. Ce fut bien pis quand le gouvernement ajourna le payement des intérêts (1704) ; on tenta vainement de les relever en étendant à la province leur cours borné d'abord à Paris ; ils perdirent 80 p. 100. En 1708, il n'y avait pas moins de quatre cent quatre-vingt-trois millions de papier en circulation auxquels l'État ne pouvait pas faire honneur[3].

La liste des offices, imaginés et vendus par Chamillard, est une autre preuve de la pénurie du Trésor, et d'abord par le nombre, et par les objets bizarres de ces offices. Ce ne sont pas seulement les charges de l'artillerie réorganisées par un nouveau règlement et vendues au prix de cinq millions (1703) ; ce sont des offices de lieutenant général d'épée sous l'autorité du bailli ou du sénéchal, en chaque bailliage, sénéchaussée ou justice du royaume ; des offices d'échevins, consuls, capitouls, jurats, et autres officiers municipaux permanents, concierges et garde-meubles des hôtels de ville et maisons communes, ou de nouvelles charges dans les cours supérieures et en particulier à la chambre des comptes de Paris. A la suite, ou à côté, surgissent à titre héréditaire des contrôleurs-visiteurs des poids et mesures en chaque sénéchaussée ou bailliage et justice royale ; des inspecteurs des boucheries dans les villes et bourgs fermés du royaume ; des trésoriers des fabriques et confréries ; des concierges-buvetiers en chacune des enquêtes du parlement de Paris et autres cours supérieures ; des jurés-vendeurs.et contrôleurs de porcs ; des courtiers-commissionnaires des vins, cidres et liqueurs (1704) ; des contrôleurs des registres et des extraits de baptêmes, mariages et sépultures (1705) ; des contrôleurs de la fabrication des perruques (1706) ; des contrôleurs majeurs de beurre salé et fromages à Paris (1707) ; des contrôleurs de fruits à Paris (1708).

Comme son prédécesseur, Chamillard, quand il le pouvait, s'efforçait de donner une raison plausible à ces créations. S'il rendait fermes et héréditaires les charges autrefois temporaires et électives d'échevins, de capitouls, etc., c'était parce qu'il importe d'avoir des magistrats capables, et que la capacité ne s'acquiert que par la durée. Il justifiait l'établissement des trésoriers de fabriques par le besoin dé prévenir la dissipation trop souvent commise par les marguilliers comptables, et de faire du prix d'achat la garantie d'une bonne gestion. Quelquefois il affrontait le ridicule comme dans la question des perruques. Les perruques ne contribuant pas moins à l'ornement de l'homme qu'à sa santé, il trouvait juste de garantir les maîtres passés en cet art et le public contre la contrefaçon des gens sans expérience. Le plus souvent, il avouait que la dépense des armées obligeait le roi à recourir à des moyens extraordinaires, et qu'une ressource, indispensable contre la jalousie des peuples voisins, c'était la création et la vente de tant d'offices de judicature, de police et de finances. Mais par un résultat imprévu, on s'aperçut que cette ressource en tarissait d'autres. A ces offices était attaché, entre autres privilèges, celui de ne plus payer les impositions ordinaires ; pour une somme une fois donnée, supérieure, il est vrai, aux contributions annuelles, l'acquéreur échappait aux charges publiques pour toutes les années suivantes. Les habitants les plus aisés des provinces s'empressant, par ce calcul, d'acquérir les offices, il se trouva que le nombre des exempts et privilégiés était tellement multiplié qu'à peine restait-il un nombre suffisant de contribuables pour porter les charges. Un édit spécial (août 1705) y pourvut en révoquant une partie des privilèges sans supprimer les offices. Nous avons pris d'autant plus volontiers cette résolution, disait l'édit, que les gages et les droits attachés aux offices sont plus que suffisants pour indemniser ceux qui les ont acquis de la finance qu'ils nous ont payée[4].

Contre les insuffisances qui renaissaient à chaque effort tenté pour les compenser, le ministre se rejetait çà et là sur les moyens arbitraires : des impôts forcés, des taxes imprévues, des anticipations de payement. Au début de la guerre, quand arrivaient en Espagne les galions d'Amérique que les Anglais brûlèrent à Vigo (1702), Louis XIV avait conseillé à Philippe V de confisquer, au profit de la France et de l'Espagne, toutes les sommes qui appartenaient aux Anglais et aux Hollandais ses ennemis déclarés, et de retenir comme emprunt jusqu'à la fin de la guerre, à charge d'intérêt à 6 p. 100, tout ce qui appartenait aux Espagnols et aux nations neutres. Le conseil, assez peu conforme à la probité, fut suivi en grande partie : Louis XIV en retira pour sa part, et en dédommagement de ses avances, deux millions qui, convertis en monnaie française au moment d'une refonte et d'un rehaussement de l'argent, lui rapportèrent une plus-value de cinq cent mille livres[5]. En 1705, on taxa subitement les maisons que les bourgeois des grandes villes possédaient à la campagne ; ce fut un profit de trois à quatre millions[6]. En 1707, on tenta de renouveler ce que Mazarin avait essayé une fois[7] : une taxe sur les baptêmes et les mariages. Alors éclata une opposition qui fit craindre une guerre civile à côté de la guerre étrangère : d'abord la résistance de l'inaction ; en beaucoup de lieux on se maria sans le ministère du prêtre ; on baptisa les enfants en cachette dans les bois ; ensuite, quand l'autorité prétendit réprimer ces infractions, on se révolta ouvertement dans les campagnes, à Cahors, dans le Périgord. Les paysans du Périgord, mal vêtus, pieds nus, mal armés, mais en grand nombre et conduits par plusieurs gentilshommes, pillèrent quelques bureaux de finances et occupèrent plusieurs châteaux. Ils se déclaraient fidèles sujets du roi, prêts à payer la taille et la capitation, la dîme à leurs curés et les redevances à leurs seigneurs, mais ils ne voulaient pas entendre parler de nouvelles impositions[8]. Il fallut des troupes pour les réduire, et beaucoup de modération pour les apaiser. Quand il devenait si dangereux d'exiger d'autorité l'argent nécessaire, il était sage sans doute de composer avec les contribuables, de chercher et d'obtenir à l'amiable ce que la force ne pouvait donner. Aussi voit-on Chamillard négocier avec les villes, avec les provinces, des dons gratuits (1706), et promettre en retour des confirmations de privilèges[9]. Bientôt on en viendra à anticiper la capitation, et 'à soulager le présent aux dépens de l'avenir.

Qu'une pareille incertitude dans la rentrée des ressources publiques exerçât une influence considérable sur les opérations des armées et sur les événements de la guerre, c'est ce que démontrent plusieurs documents contemporains. Il y a une lettre de Chamillard au duc de Noailles en 1707 qui prouve que l'armée de Catalogne ne pouvait vivre que des contributions levées en pays ennemi. Si vous êtes assez heureux, disait-il, pour pénétrer en pays ennemi, corrigez-vous des manières douces et bénignes pratiquées jusqu'à présent par nos généraux, qui ont trouvé le secret, en payant tout plus cher qu'au marché, de se rendre insupportables. Je vous demande, par l'amitié que je crois que vous avez pour le contrôleur général des finances, d'étendre la contribution au plus loin qu'elle pourra aller, et de la faire payer avec un peu de dureté. Les secours que vous en tirerez deviendront très-nécessaires au secrétaire d'État de la guerre[10]. D'autre part, le maréchal de Tessé représentait au ministre l'état de son armée sous les plus tristes couleurs : Je vois tous les jours des officiers qui marchent à pied, parce qu'ils n'ont pas de quoi servir autrement. Je les vois réduits au pain de munition et à l'eau, et j'en sais nombre qui sont de sept à huit jours sans manger un morceau de viande, parce qu'ils n'ont pas de quoi en acheter(2)[11]. Pour compléter le tableau, disons tout de suite que Berwick, au commencement de 1709, et dans la préoccupation d'une lutte difficile contre le duc de Savoie, manquait absolument de grains et d'argent. Il dut établir des contributions en Savoie, en Dauphiné, en Provence, c'est-à-dire sur des terres françaises. Il se permit, par droit de nécessité, de prendre l'argent qu'il trouva dans les recettes, et d'arrêter une voiture de cent mille écus qui allait de Marseille à Paris. Lorsque le contrôleur général voulut lui représenter que ces procédés étaient contre toutes les règles, il répondit qu'il était bien plus contraire aux règles de laisser périr une armée qui barrait aux ennemis l'entrée de la France. On ne lui en parla plus[12].

Deux faits de nature bien différente achèveront de démontrer avec quelle exigence se faisait alors sentir le besoin d'argent. Une fois, un charlatan, du nom de de l'Isle, prétendait avoir découvert le véritable secret de la transmutation des métaux ; il adressait mémoire sur mémoire à Pontchartrain fils, que sa charge désignait comme le protecteur naturel des sciences et des arts. Le secrétaire d'État de la maison du roi, dans un autre temps, disait-il lui-même, n'aurait écouté que ses préventions ou son ignorance sur ce sublime ou dangereux art, et n'aurait répondu que par l'incrédulité et le mépris à ce qu'il tenait pour une extravagance. Mais dans l'état présent des affaires, dans cette nécessité de la finance, que savait-on s'il n'y avait pas des avantages infinis à tirer d'un si grand secret ? Et pour ne pas laisser perdre les fruits d'une découverte aussi heureuse, il invita sérieusement l'auteur à communiquer ses idées à Chamillard[13]. Merveilleuse puissance du désir qui transforme l'absurdité de la veille en vérité possible, et veut croire à son utilité par le besoin seul qu'il en a ! L'autre fait est un tour habile de Louis XIV, une bonne affaire conclue aux dépens de sa fierté. On était au milieu de 1708 ; l'argent faisait absolument défaut ; nul prêteur ne consentait à se laisser faire, pas même Samuel Bernard, le plus gros marchand d'argent de l'Europe, et un des plus enrichis par les traités avec le roi. Mais Bernard était aussi vain que cupide, et capable de sacrifier une part de ses écus à la gloriole de faire un personnage. Louis XIV se chargea de le prendre par ce côté faible. Le grand roi se rencontra, comme par hasard, avec l'usurier à Marly, l'accueillit avec un air de satisfaction, l'invita sans cérémonie à sa promenade, lui fit voir l'une après l'autre, avec une patience et une grâce infatigables, toutes les beautés de l'endroit, sous les yeux des courtisans stupéfaits et passablement jaloux ; et sans lui avoir dit un mot d'affaires, il le laissa bien déterminé à ne plus rien refuser au contrôleur général. Au retour, Bernard se déclara prêt à faire tout ce que voudrait le roi, et à risquer sa ruine plutôt que de laisser dans l'embarras ce grand prince qui venait de le combler. J'admirais, dit Saint-Simon, cette espèce de prostitution du roi, si avare de ses paroles, à un homme de l'espèce de Bernard. Je ne fus pas longtemps sans en apprendre la cause, et j'admirai alors où les plus grands rois se trouvent quelquefois réduits[14]. C'était la répugnance pour de pareils moyens, comme les difficultés inextricables d'une pénurie toujours renaissante, qui depuis longtemps poussaient Chamillard à quitter l'administration des finances. Il avait souvent représenté à Louis XIV l'excès de ses travaux, sa santé compromise par des fièvres fréquentes, par des insomnies meurtrières, son impuissance à porter seul un fardeau autrefois partagé entre deux grands ministres, Colbert et Louvois. Longtemps le roi lui avait refusé ce soulagement, et, pour le ranimer par son propre exemple, lui avait dit un jour : Eh bien, nous périrons ensemble. Enfin, au commencement de 1708, il le releva du contrôle général, et mit à sa place Desmarets, un neveu de Colbert, dont la capacité reconnue a quelquefois atténué les misères de la situation. Chamillard, pour se libérer tout à fait des questions d'argent et des gens d'affaires, ne voulut pas même conserver l'entrée au conseil royal des finances[15] ; mais il resta ministre de la guerre.

A côté des embarras du roi, la gêne universelle de la nation n'était pas moins flagrante. Par toutes les recherches que j'ai pu faire, disait un contemporain bien informé et très-consciencieux, j'ai fort bien remarqué que, dans ces derniers temps, près de la dixième partie du peuple est réduite à la mendicité, et mendie effectivement ; que des neuf autres parties, il y en a cinq qui ne sont pas en état de faire l'aumône à celle-là, parce que eux-mêmes sont réduits, à très-peu de chose près, à cette malheureuse condition ; que des quatre autres parties qui restent, les trois sont fort malaisées, et embarrassées de dettes et de procès ; et que dans ce dixième, où je mets tous les gens d'épée, de robe, ecclésiastiques et laïques, toute la noblesse haute, distinguée, et les gens en charge militaire et civile, les bons marchands, les bourgeois rentés et les plus accommodés, on ne peut pas compter sur cent mille familles ; et je ne croirais pas mentir quand je dirais qu'il n'y en a pas dix mille qu'on puisse dire être fort à leur aise ; et qui en ôterait les gens d'affaires, leurs alliés et adhérents couverts et découverts, et ceux que le roi soutient par ses bienfaits, quelques marchands, etc., je m'assure que le reste en serait en petit nombre.

Ce contemporain était Vauban, dont le livre, intitulé la Dîme royale, commença d'être connu vers 1707. En même temps, Boisguillebert, que nous avons déjà entendu, reprenait les idées émises par lui dix ans plus tôt dans le Détail de la France[16], et leur donnait dans le Factum de la France une expression plus énergique et plus hardie (1707). D'après lui, le revenu de la France avait baissé de 1.500 millions par an depuis 1660, et la cause, comme il l'avait exposé avant la paix de Ryswick, était toujours dans l'inégale répartition et l'incertitude de la taille, dans la multiplicité des droits d'aides et des officiers de finances qui entravaient la consommation. Il y joignait cette fois l'avilissement du prix des blés, qui, frustrant les cultivateurs de la rémunération légitime, ruinait l'agriculture en condamnant les meilleures terres à l'abandon. On a cru, disait-il, qu'afin que tout le monde fût à son aise, il fallait que les grains fussent à si bas prix que les fermiers ne pussent rien bailler à leurs maitres, ni ceux-ci aucun travail aux ouvriers. Depuis six ou sept ans cet avilissement s'exécute avec la dernière rigueur. On a cru que cette manne coûtait aussi peu à percevoir et à faire venir que celle que Dieu envoya dans le désert aux Israélites, qu'elle était du moins comme les truffes et les champignons, qu'elle croissait en tout son contenu à pur profit au laboureur, et qu'à quelque bas prix qu'elle pût être, le laboureur gagnait moins, mais ne perdait rien, et qu'ainsi il fallait qu'une autorité supérieure empêchât les pauvres d'être la victime de sa cupidité. Le peuple, entêté de ces préjugés, se forme lui-même le monstre qui le dévore[17]. Précurseur des idées hardies qui triomphent de nos jours, Boisguillebert affirme que plus les grains sont à vil prix, plus les pauvres sont misérables, et en même temps que plus il sort de blé de France, plus on se garantit d'une cherté extraordinaire dans les années stériles.

Entre les institutions oppressives qui contribuaient le plus à l'appauvrissement du peuple, Vauban et Boisguillebert plaçaient les modes de recouvrement de l'impôt et les contraintes en usage. Selon Boisguillebert on comptait par dix mille les divers genres de tributs à payer, par dix mille les juges qui avaient pour toute fonction de décider des procès en matière de finances, par cent mille les agents employés à la perception et aux poursuites, chacun se payant avec une libéralité que personne n'ignorait et faisant sans scrupule une fortune de prince[18]. Vauban avec plus de calme n'est pas moins explicite et décisif. Il déclare que, tant que la levée des revenus publics s'exigera par les voies arbitraires, il est impossible que les peuples ne soient exposés à un pillage universel, attendu que de tous ceux qui y sont employés, il n'y en a peut-être pas, de cent, un qui ne songe à faire sa main, et à profiter tant qu'il peut de son emploi... S'il plaisait à Sa Majesté d'envoyer nombre de gens bien affidés dans les provinces pour en faire une visite exacte jusqu'aux points les plus reculés et les moins fréquentés.... Sa Majesté serait très-surprise d'apprendre que, hors le fer et le feu, qui, Dieu merci, n'ont pas encore été employés aux contraintes de ses peuples, il n'y a rien qu'on ne mette en usage, et que tous les pays qui composent ce royaume sont universellement ruinés[19].

Comme remède immédiatement efficace, Boisguillebert, ainsi qu'il l'avait déjà fait en 1697, proposait d'améliorer la taille par une répartition impartiale, de laisser libre le commerce des blés, et de supprimer les douanes intérieures et les aides, ou du moins de réduire les aides si diverses à une seule et même somme certaine ; en outre, soit pour remplacer les impôts abolis, soit pour compléter ce qu'il en conservait — car sa pensée n'est pas très-claire —, il offrait de prendre pour base du revenu public la capitation, de fixer cette capitation pour chacun au dixième de tous les biens tant en fonds qu'en industrie, payable en argent, et passant droit, sans frais, des mains du peuple en celles du monarque ; par là, plus de vexations pour le contribuable, et pour le roi une augmentation de quatre-vingts millions de revenu.

Vauban avait un système plus tranché, plus complet, plus entreprenant. Dans sa vie errante — il appelait ainsi ses voyages, ses séjours dans les provinces pour l'accomplissement de ses travaux de défense —, il avait remarqué le bon et le mauvais des pays, l'état et la situation des peuples, et, frappé de leur pauvreté, il s'était attaché à en rechercher la cause et le remède. Comme Boisguillebert, dont il cite le Détail, il rapportait l'origine du mal aux abus et mal façons pratiqués dans l'imposition et la levée des tailles, des aides et des douanes provinciales ; il ne pensait pas plus favorablement des affaires extraordinaires, de la capitation et du nombre prodigieux d'exempts (exemptés) répandus dans tout le royaume. Deux idées le préoccupaient surtout : la justice de proportionner l'impôt au revenu, c'est-à-dire de ne charger chacun qu'en raison de ses ressources réelles et actuelles ; et la justice non moins.impérieuse de faire contribuer tous les surjets aux charges publiques ; tous ayant également besoin de la protection de l'État, et l'État ne pouvant donner cette protection si les sujets ne lui en fournissaient pas les moyens, tous, de quelque condition qu'ils fussent, étaient tenus d'apporter leur part. Or, la taille même réelle, fondée sur les arpentages et les estimations de revenu des héritages, n'empêchait pas la disproportion, entre le produit du fonds et le taux de la contribution, de reparaître bientôt par mille causes inévitables. Et d'autre part la décharge des exempts qui possédaient à peu près tous les fonds de terre, et qui n'étaient pas, quant au nombre, la millième partie de la nation, retombait sur la partie la plus nombreuse et en même temps la plus pauvre, et la menaçait d'une ruine totale. Il dit lui-même[20] qu'il s'était mis, aussitôt après la paix de Ryswick, à rassembler et à écrire ses idées sur cette matière ; on voit, par plusieurs passages, qu'il continuait les années suivantes à les élaborer ; en 1707, le public commençait à entendre parler de la Dîme royale.

Ce nouveau système abolissait les tailles, les aides, les douanes provinciales, et leur substituait une contribution générale, divisée en quatre fonds, à laquelle personne ne pouvait se soustraire. Les deux premiers étaient proprement la Dîme, parce qu'ils se composaient : l'un d'un prélèvement en nature sur tous les produits de la terre, sur la récolte de chaque année, comme les dîmes ecclésiastiques ou seigneuriales, l'autre d'un prélèvement en argent sur tout ce qui, en dehors de la terre, fait du revenu aux hommes : Maisons, moulins, pêcheries, vaisseaux ou barques, pensions, gages et appointements payés par le roi, rentes constituées, émoluments de commerce, ou de charges de procureurs, de notaires et avocats, salaires de domestiques et d'ouvriers des villes et des campagnes. Ces deux prélèvements seraient fixés au maximum au dixième, au minimum au vingtième, pour quelques contribuables au trentième. Le troisième fonds était l'impôt du sel régularisé, étendu uniformément sur tout le territoire, sans privilège et exemption pour les pays de franc-salé, avec soulagement pour les autres par la réduction à un chiffre modéré de la quantité de sel que chacun devait acheter par an. Le quatrième, appelé revenu fixe, se composait des domaines du roi, des parties casuelles, du papier timbré, du contrôle des contrats, du port des lettres modéré d'un tiers, des douanes reportées aux frontières du royaume, et de certains impôts qu'on peut appeler volontaires parce qu'ils ne sont payés que par ceux qui le veulent bien, et qui s'infligent par là eux-mêmes la peine de leur luxe, de leur intempérance, de leur vanité : impôts sur le tabac, les eaux-de-vie, le café, le chocolat ; à quoi, dit Vauban, on pourrait en ajouter d'autres sur le luxe et la dorure des habits, sur les carrosses, et particulièrement sur les cabarets pour combattre, par l'augmentation du prix du vin, la mauvaise habitude des paysans qui, les jours de fête, ne désemplissaient pas ces mauvais lieux.

En calculant la dîme au vingtième, le minot de sel au prix de dix-huit livres, Vauban promettait pour les temps ordinaires un revenu de 116 millions. Dans les temps difficiles, il serait possible de l'augmenter, de le doubler même, en élevant la dîme jusqu'au dixième, et le minot de sel jusqu'à trente livres, sans violence et par un calcul que chacun pourrait faire. Le payement du premier fonds en nature, sur le lieu même de la récolte, paraissait offrir d'incontestables avantages. Le propriétaire ou le fermier était assuré de ne paver chaque année qu'en raison de ses produits ; la dîme enlevée il pouvait dire du reste : Ceci est à moi ; il n'avait plus à craindre la visite des receveurs des tailles, des collecteurs et des sergents sous prétexte de deniers royaux ; il était libre d'augmenter son revenu par une meilleure culture, par le négoce le plus avantageux, à son gré, sans qu'aucune autorité, sous prétexte de cette amélioration, eût le droit d'augmenter arbitrairement sa taille l'année suivante. Enfin la circulation, rendue facile par la suppression des bureaux d'aides et de douanes intérieures, donnerait un nouvel élan à son aisance par le développement de la consommation. Le second fonds ressemblait fort à l'impôt sur le revenu tant controversé de nos jours, forçait chacun à révéler ses affaires sous peine de prévarication, et armait l'autorité du droit d'enquête pour vérifier les déclarations. Mais il atteignait tous ceux qui, par une autre exploitation, par d'autres emplois que la culture, se faisaient une fortune égale, sinon supérieure, aux produits du sol ; et comme la dîme sur la terre, il atteignait toutes les conditions sociales depuis les princes du sang et les ministres, les pensionnaires du roi, les fonctionnaires rétribués et les rentiers, jusqu'aux officiers de justice et aux ouvriers des villes et des campagnes[21]. C'était, pour la première fois, l'égalité complète de tous les citoyens devant l'impôt. Personne, disait Vauban, ne doute que les rentes constituées ne soient un excellent revenu qui ne coûte qu'à prendre. Il n'y a donc aucune difficulté qu'elles doivent contribuer aux besoins de l'État. Il disait encore à propos de ceux qui étaient salariés par le roi, quelle que fût leur condition : Ecclésiastiques ou laïques, nobles ou roturiers, tous ont la même obligation envers le roi et l'État ; c'est pourquoi tous doivent contribuer à son entretien et à sa conservation, à proportion de toutes les sortes de biens qu'ils reçoivent, et particulièrement de celui-ci qui leur vient tout fait. Le troisième fonds, l'impôt du sel, n'ajoutait rien au rendement de cette denrée. Le chiffre promis par Vauban, vingt-trois millions, restait le même que la somme à laquelle le sel était affermé depuis vingt ans. Mais le mh.ite de la réforme proposée était de soulager efficacement le peuple sans diminuer le revenu du roi. Dans les pays de grande gabelle, le peuple attiré par un abaissement sensible du chiffre de l'impôt, et par la suppression des fraudes dans le débit, devait consommer davantage, et le roi retrouver dans ce surcroit de consommation ce qu'il semblait perdre par l'abaissement de la taxe. Si les pays de franc-salé, à peu près exempts jusque-là, étaient maintenant assujettis à la gabelle, ils en étaient dédommagés d'avance par la suppression de tant d'autres droits. Enfin l'égalité rétablie entre toutes les provinces prévenait à l'avenir le faux-saunage, c'est-à-dire le brigandage de plus en plus hardi, qui s'exerçait au détriment du roi et des particuliers, et envoyait quantité de gens aux galères.

Ces propositions ne furent pas accueillies. Vauban lui-même prévoyait bien les oppositions qui l'attendaient. Dans son chapitre des objections, il voit s'élever contre lui tant d'officiers de finances, de traitants et gens d'affaires devenus inutiles, les exempts menacés d'un devoir dont ils se croyaient affranchis pour toujours, le clergé et la noblesse contrariés dans leurs habitudes, les gens de robe ne comprenant pas que l'État ait à réclamer quelque chose des émoluments de leurs charges, le peuple lui-même, que toute nouveauté épouvante, et tous ceux qui savent pêcher en eau trouble et vivent de toutes les pilleries et malfaçons exercées dans la levée des deniers publics. Boisguillebert fut éconduit par Chamillard par cette fin de non-recevoir qu'il fallait attendre la paix pour opérer ces réformes. Il se débattit inutilement dans une brochure de forme serrée et piquante, demandant s'il fallait attendre la paix pour labourer la terre et pour mettre les fermiers en état de payer les propriétaires, et les propriétaires en état de payer le travail des artisans et des marchands. Il fut puni de cette obstination par un exil en Auvergne (1707), d'où les instances de sa famille le firent rappeler au bout de deux mois. Le livre de Vauban ne réussit pas davantage. Selon Saint-Simon, l'opposition de la robe fut ici fortifiée par les préventions des deux gendres de Colbert, Chevreuse et Beauvilliers, et de son neveu Desmarets, incapables de comprendre une si grande nouveauté. Loin d'adopter ces théories étranges, l'autorité en vint à en défendre l'impression, ou à prescrire la saisie des exemplaires. Il existe à cet égard des arrêts du conseil rendus vraisemblablement après la mort de Vauban[22]. On en a conclu que Vauban avait été disgracié, et, pour compléter le mélodrame, qu'il en était mort de chagrin. C'est une erreur, c'est une invention de la malignité humaine, qui ne peut prévaloir contre les dates et les faits réels. Vauban conserva jusqu'au bout les bonnes grâces de Louis XIV, qui en donna une preuve publique à sa mort[23] ; mais ses idées de réformes financières, réprouvées par les ministres, demeurèrent stériles pour le peuple.

Dans cet état de souffrance au dedans et d'abaissement au dehors, l'hiver de 1709se présenta tout à coup comme un surcroit désespérant, comme un complément de ruine. Il commença brusquement le 5janvier, après plusieurs semaines d'une température trompeuse, et sévit tout d'abord avec tant d'intensité que, dès le troisième jour, le roi, contrairement aux habitudes de toute sa vie, ne voulut pas sortir, parce que la veille ses gardes avaient trop souffert ; il se tint ainsi renfermé pendant huit jours. Le Dauphin, habitué comme son père à ne craindre ni le chaud ni le froid, quitta Meudon, devenu inhabitable, pour se réfugier à Versailles dans un appartement plus facile à chauffer ; son fils, le duc de Berry, s'étant obstiné à aller à la chasse, le page qui portait son fusil eut la main si gelée qu'il fallut lui couper les doigts[24]. C'était, dit Saint-Simon, le degré où le froid descend à l'extrémité de la Suède. Toutes les rivières étaient prises, et les côtes mêmes de la mer bordées de glace. Les élixirs les plus forts, l'eau de la reine de Hongrie, dans les armoires de chambres à feu, cassaient leurs bouteilles ; sur les tables des courtisans, à Versailles, les glaçons tombaient dans les verres. Plus de commerce à cause du temps, écrit la marquise d'Huxelles ; l'encre gèle au bout de la plume. Les tribunaux étaient suspendus ; les spectacles aussi, sauf les comédies dont à Versailles on ne cessait de régaler la jeune cour[25]. Le premier effet de cette calamité fut une multitude de maladies, de fluxions de poitrine, un encombrement des hôpitaux qui, se prolongeant pendant plusieurs mois, donna à redouter le scorbut et la peste. On reconnut ensuite avec terreur la nature, l'étendue de, autres désastres. lin faux dégel ayant fondu les neiges. et la gelée ayant repris impitoyablement sur l'humidité, cette recrudescence avait fait périr les arbres. noyers, oliviers, pommiers et vignes ; et, menace plus effrayante, on croyait les blés également perdus. Toutes les nouvelles de province s'accordaient sur ce point aussi bien que celles de l'étranger. La conséquence immédiate fut le renchérissement du pain. Dès les premiers jours de mars, les harengères de la halle de Paris se levèrent pour aller à Versailles demander un rabais ; elles ne furent ramenées que par les troupes de d'Argenson, qui les arrêtèrent au pont de Sèvres[26]. La famine avec ses souffrances, avec ses emportements populaires, se dressait déjà comme une guerre intérieure contre l'autorité royale, pour achever l'œuvre de la guerre étrangère. La famine, disait Mme de Maintenon, vient si directement de Dieu, que c'est une preuve qu'il veut que nous soyons accablés soit par la paix, soit par la guerre.

Il y avait certainement un calcul coupable au fond de cette misère. On ne comprenait pas cette famine générale après tout ce qui se disait de l'abondance de blé l'an passé[27]. On ne comprenait pas davantage que le prix du pain augmentât tous les jours à Paris, lorsque par moments il y avait surabondance de marchandises sur la rivière et sur les marchés[28]. Le roi se chargea de découvrir ce mystère. Saint-Simon lui reproche de n'avoir pas laissé agir les parlements qui avaient cette police dans leurs attributions, d'avoir prétendu tout faire par ses commissaires et ses intendants. Un édit (avril) ordonna des perquisitions pour connaître partout ce qu'il y avait de blé. Les coupables de déclarations fausses seraient condamnés aux galères, à la mort dans certains cas. Le dénonciateur aurait la moitié du blé non déclaré, et mille francs sur l'amende imposée au coupable[29]. Plus tard (juin) un tribunal suprême fut constitué à Paris pour examiner les rapports des commissaires du roi, et prononcer souverainement sur leurs décisions. Mais ces commissaires tardèrent trop à se mettre en route, et laissèrent échapper les détenteurs en donnant aux délinquants le temps de faire disparaître le corps du délit. Mme de Maintenon se plaint aussi du peu d'accord des officiers royaux en ces matières, et de la nécessité de consulter trop de gens pour qu'il fût possible de statuer à propos[30]. Saint-Simon n'hésite pas à accuser les commissaires d'avoir spéculé pour eux-mêmes sur leur autorité et sur le besoin des peuples, fixé au blé des prix trop élevés dont ils profitaient, et empêché les ventes à l'amiable au-dessous du taux officiel. Nous voyons au moins à Rouen un commissaire susciter une émeute formidable en déclarant que le setier de blé au prix de vingt livres était trop abaissé, et qu'il fallait le payer vingt-quatre livres[31]. D'autres expédients tentés par le besoin de faire quelque chose n'eurent pas plus d'efficacité. Vainement un arrêt prescrivit à Paris de ne plus fabriquer que deux sortes de pain, l'un à cinq sols la livre pour les riches, l'autre de moindre qualité à deux sols pour les pauvres ; outre l'antipathie des classes populaires pour les distinctions de ce genre, le pain des pauvres était encore trop cher[32]. Ce fut également un remède inutile qu'u ne déclaration qui se proposait d'encourager la culture des terres par des privilèges. Beaucoup de terres étaient négligées ou même abandonnées tout à fait par les propriétaires ou les fermiers ; nous savons que c'était la conséquence des charges exorbitantes qui pesaient sur la propriété. Le roi aurait voulu, par la perspective de conditions meilleures, pousser aux labours, aux ensemencements, afin que, l'intérêt des particuliers les engageant tous à travailler également pour le bien public, les peuples pussent se consoler des pertes de cette année par l'abondance de l'année prochaine[33]. Mais une perspective si éloignée restait sans effet sur les souffrances présentes. Aussi Mme de Maintenon disait avec douleur : Dans ce salon où l'on ne parlait que de milliers de louis jetés sur une carte, de carrosses, de chevaux, on ne parle plus que de blé, d'orge et d'avoine. On est fort occupé du soulagement des peuples ; mais jusqu'ici ce qu'on fait pour eux les irrite ; il y a des gens de mauvaise volonté qui les excitent au murmure.

Le mécontentement était général. En Bourgogne l'excès de la misère, dans les campagnes surtout, empêcha de rassembler les états. A Marseille, sur cette Méditerranée que les Anglais bloquaient par Gibraltar et par Minorque, les habitants furent longtemps réduits à une demi-livre de pain par personne ; on n'osa pas faire la procession de la Fête-Dieu dans la crainte de provoquer une émotion du peuple[34]. A Rouen, dans l'émeute soulevée par l'imprudence de ce commissaire, sa maison fut abattue par la multitude ; l'intendant était alors au Havre, on brisa au moins ses fenêtres, on menaça la vie de sa femme, on pilla la maison de son subdélégué, puis on la renversa. A Paris le péril était plus intense, et comme permanent. Il fallut retenir à Paris une partie des troupes nécessaires contre l'ennemi du dehors, pour assurer la vente du pain dans les marchés par un déploiement de forces imposant, ou la distribution à domicile par des escortes armées[35] ; autrement le pain était pillé, emporté violemment au préjudice des vendeurs. Un jour, près de l'abbaye Saint-Germain, cent hommes arrivèrent la hache haute, accompagnés de femmes furieuses, et pillèrent plusieurs charrettes. On arrêta plusieurs coupables qu'on hésita longtemps à punir. D'Argenson fut plus d'une fois menacé de mort. A Saint-Roch, un pauvre ayant été maltraité par les archers de l'écuelle, ceux-ci furent repoussés par la multitude chez le commissaire du quartier ; les furieux se mettaient déjà en mesure de brûler la maison du commissaire quand d'Argenson arriva avec des Suisses ; il fit reculer les incendiaires, mais les femmes le poursuivirent de leurs cris : au pain ! au pain ! Une autre fois, il fut assailli brusquement à Saint-Nicolas des Champs, au sortir d'un enterrement ; sans l'arrivée rapide et opportune du guet à pied et à cheval, il était perdu ; les glaces de sa voiture furent brisées à coups de pierre. L'émeute la plus célèbre fut celle des pauvres employés à enlever une butte de terre sur le rempart près de la porte Saint-Denis. Irrités d'un retard dans la distribution du pain, leur principal salaire, ils pillèrent la maison où ce pain était en dépôt, puis les maisons des boulangers et des pâtissiers ; et de là ils se portaient sur celle de d'Argenson, lorsqu'ils furent refoulés par les gardes-françaises et suisses et par les mousquetaires. On tira sur eux, on leur fit des prisonniers ; ils ne cédaient pas encore ; le tumulte commencé à sept heures du matin n'était pas apaisé à deux heures de l'après-midi. Le maréchal de Boufflers parvint enfin à les calmer. Il était très-populaire depuis son glorieux malheur ; on savait aussi qu'il était assuré de la fidélité du régiment des gardes, et qu'il n'était pas bon de le contraindre à s'en servir[36]. Il promit de parler au roi de la misère publique ; le lendemain investi par le roi du soin de veiller à l'ordre dans Paris, il mit des corps de garde aux deux hôtels des monnaies, et fit porter ostensiblement à la Bastille huit mille fusils ou mousquets. Boufflers pourvut aussi bien soigneusement au pain, et depuis, dit Saint-Simon, on n'entendit plus le moindre bruit dans Paris. Mais cette agitation menaçante avait duré six mois ; et le calme de la rue ne mettait pas fin aux murmures.

Ces plaintes ne respectaient rien, le prestige de l'autorité royale en particulier était irréparablement atteint. Le populaire s'en prenait de ses maux, sans intermédiaire, à celui qui tant de fois s'était fait gloire de les prévenir ou de les soulager. Le dauphin venant à l'Opéra avec le duc de Bourgogne, une multitude, de femmes surtout, se portèrent à sa rencontre, et lui crièrent au pain ! en lui montrant avec colère celui qu'elles étaient réduites à manger, et dont elles n'étaient pas contentes. Le lendemain on crut qu'il viendrait assister à un combat de taureaux sur le rempart ; une foule considérable s'y entassa pour renouveler les cris ; il n'échappa que par l'absence à un nouvel affront ; mais deux jours après il voulut courre le loup : c'était son plaisir favori ; il rencontra dans la campagne des troupes de paysans, qui, comme les Parisiens, lui crièrent au pain ! il s'en tira à peu près en leur jetant de l'argent[37]. Du dauphin l'attaque monta bientôt jusqu'au roi. Des injures, des menaces redoutables se produisirent dans un débordement de placards insolents, d'affiches appliquées sur ses statues, de lettres anonymes adressées à ses ministres et à ses courtisans, de cris proférés autour du château de Versailles, et qu'il entendait distinctement de ses oreilles. On lui fit dire qu'il y avait encore des Rayait-lacs ou des Brutus ; il en fut véritablement ému, jusqu'à ce que la réflexion lui eût rappelé que les hommes capables de pareils desseins n'avaient pas l'imprudence de les dénoncer. Il s'entendit reprocher sa magnificence, ses voyages de Marly, ses chevaux, ses chiens, ses valets, ses meubles, sa confiance en Mme de Maintenon. On veut me lapider, écrit-elle au duc de Noailles son neveu, parce qu'on suppose que je ne lui dis rien de fâcheux de peur de lui faire de la peine. Je vous avoue que ces dispositions me glacent le sang dans les veines. Combien encore, amoureux de la gloire comme il l'était, il dut être sensible aux contrastes que la malignité publique se plaisait à établir entre son abaissement et sa splendeur passée ! Citons seulement le Pater noster de Louis XIV, cette impitoyable déclaration de décadence : Notre père qui êtes à Versailles, votre nom n'est plus glorifié, votre royaume n'est plus si grand, votre volonté n'est plus faite sur la terre, ni sur l'onde. Donnez-nous notre pain qui nous manque de tous côtés. Pardonnez à nos ennemis qui nous ont battus, et non à nos généraux qui les ont laissés faire. Ne succombez pas à toutes les tentations de la Maintenon, et délivrez-nous de Chamillard. O tempora ! La flatterie jadis le déifiait ; le grand Colbert lui-même s'était aventuré jusqu'à lui dire qu'il n'aurait d'autre borne à sa puissance que sa volonté ; et maintenant l'ironie populaire ne le plaçait en face du Dieu unique que pour le convaincre de son humanité par ses humiliations et son impuissance.

Ce n'est pourtant pas qu'il n'eût pris sa part du mal public par des privations volontaires. Il avait restreint notablement la dépense de ces Marly tant reprochés. H mettait ses pierreries aux mains de Desmarets pour les engager si l'on pouvait trouver un prêteur, il envoyait sa vaisselle d'or à la Monnaie. Mme de Maintenon y envoyait sa vaisselle d'argent, en disant : S'il n'y avait qu'à manger sur de la faïence, nous en serions quittes à bon marché ; et avec la même simplicité elle mangeait du pain bis pour ménager l'espèce de froment et donner l'exemple. A côté d'eux, la charité privée redoublait d'efforts. Verthamon, un magistrat, possédait à quelques lieues de Paris une propriété bien approvisionnée de blé ; les paysans lui en demandèrent cinq cents boisseaux à rendre après la récolte ; il les leur donna sans condition et envoya par-dessus cinq cents pistoles à ces pauvres gens. Le parlement, la chambre des comptes se cotisèrent à six cents livres par président et deux cents livres par conseiller. On voyait, à Paris, le curé de Saint-Sulpice en surplis, dans les marchés, distribuant de l'argent aux pauvres pour payer le pain qu'ils avaient sous les yeux et qu'ils n'auraient pu se procurer sans cette aumône. L'archevêque, cardinal de Noailles, faisait fondre son argenterie pour en donner le prix aux affamés. L'évêque de Lisieux, voyant un jour passer trois bataillons sans subsistance, leur envoya à chacun mille livres. Tout cela était excellent, mais ce n'étaient au fond que des soulagements partiels et temporaires. Comme pour donner il faut avoir, beaucoup ne donnaient pas parce qu'ils ne recevaient plus ; à ceux-ci leurs rentes faisaient défaut, dont le payement était suspendu ou diminué, à ceux-là le payement de leurs terres, absorbé par la rigueur des taxes ou détruit par la stérilité ou par la mortalité des bestiaux. Alors les malheureux que personne ne pouvait secourir se pressaient aux portes des hôpitaux où souvent la place manquait, ou s'en allaient à travers les campagnes quêter une existence incertaine ou insuffisante, et quelquefois mouraient d'inanition suries chemins. Le comte de Laubépine, qui revient de Lyon, par Roanne à Paris, écrivait la marquise d'Huxelles, a trouvé sur sa route trente-deux personnes mortes dont huit avaient été tuées. De tels récits colportés, amplifiés par la compassion comme par la haine, entretenaient, aigrissaient la désolation ; et ces lugubres tableaux sont restés la rancune des contemporains et de la postérité contre le gouvernement d'alors[38].

Un pareil temps n'était pas propice à l'organisation des armées, aux préparatifs d'une campagne. Villars venait d'être nommé, pour 1709, au commandement de l'armée de Flandre. A peine rendu à son poste, il entrevit avec horreur la ruine, la dispersion de l'armée par la faim. Il trouva des officiers subalternes qui avaient vendu leur dernière chemise pour vivre, des soldats qui avaient livré leurs justaucorps et leurs armes pour avoir du pain, et amaigris comme des gens qui avaient beaucoup souffert et souffraient encore. Il mit tout son art à leur faire prendre patience. Je passe dans les rangs, écrivait-il, je caresse le soldat et j'ai la consolation d'entendre plusieurs dire : Monsieur le maréchal a raison, il faut savoir souffrir quelquefois. Les capitaines consentaient à ne manger comme les soldats que du pain de munition. Les officiers de la garnison de Saint-Venant, pourvu qu'ils eussent du pain, puisqu'il en faut pour vivre, se disaient d'ailleurs tout résignés à se passer d'habits et de chemises. Cette résolution dans la misère, cette abnégation de soi pour la patrie, était sans doute un reste d'espoir. Mme de Maintenon se plaisait à dire qu'il n'y avait que M. de Villars de qui l'on tirait quelque consolation, et elle criait au miracle. Mais il s'en tallait de vingt-cinq mille sacs de farine que la subsistance fût assurée jusqu'au 1er mai. Le pain du jour ne se distribuait qu'à des heures irrégulières, quelquefois on l'attendait jusqu'à la nuit. Pour nourrir les brigades qu'il mettait en marche, le maréchal était contraint à faire jeûner les autres. Revenu à la cour pour exposer la situation, il acquit la certitude que le roi était sans ressources. Je mets ma confiance en Dieu et en vous, lui dit Louis XIV, mais je n'ai rien à vous ordonner parce que je ne peux vous donner aucun secours. Réduit à se pourvoir tout seul, Villars recourut à la force ; il somma les intendants de Normandie, Picardie, Soissonnais et Champagne, de lui faire voiturer des grains. Il savait que, dans beaucoup de villes, les magistrats, pour défendre la subsistance des habitants, interdisaient aux boulangers de rien vendre au dehors et aux soldats. Dans cette peur commune de mourir de faim, chacun se retirait en soi, et avait horreur de partager. Villars menaça les villes les plus prochaines d'exécutions militaires, et les contraignit par cette autre peur à tirer pour lui quelque chose de leurs réserves[39]. Douloureuse situation : les Français insensibles aux souffrances de l'armée qui était leur unique salut, et l'armée traitant la France en pays conquis pour être en mesure de la sauver.

Aussi Louis XIV s'était-il résigné à demander la paix, à l'acheter au prix des plus pénibles sacrifices. A quelques joues de distance, Villars était parti en Flandre pour reconnaître ce qu'on pourrait faire de l'armée, et le président Rouillé en Hollande pour tenter une négociation définitive. Cette entreprise réservait au roi une de ses plus grandes humiliations (5 et 15 mars 1709).

Il avait deux obstacles à surmonter : la convoitise effrénée de ses ennemis et la résistance inattendue de Philippe V lui-même à ses projets. Nous avons vu que, depuis Ramillies, il avait plusieurs fois offert d'abandonner la plus grande partie de la monarchie espagnole et de n'en réserver que les Deux-Siciles à Philippe V. Mais ce sacrifice, si considérable qu'il fût, avait été rejeté comme insuffisant par des vainqueurs infatués de leurs succès et déterminés à s'agrandir aux dépens de la France aussi bien que de l'Espagne. Pendant qu'il échouait devant ces calculs impitoyables, Philippe V lui enlevait le moyen de continuer ses offres, en refusant de se prêter à aucune concession. Consolidé en Espagne même par ses victoires et le dévouement des peuples, le jeune roi prétendait demeurer roi d'Espagne et ne rien céder de la monarchie. Sourd aux insinuations de son grand-père, il lui avait écrit dès le 12 novembre 1708, après Oudenarde et pendant le siège de la citadelle de Lille : Je suis pénétré des prétentions chimériques des Anglais et des Hollandais ; je ne veux pas seulement croire que vous puissiez les écouter, vous qui, par vos actions, vous êtes rendu le plus glorieux roi du monde..... Je suis outré qu'ils puissent seulement s'imaginer qu'on m'obligera à sortir d'Espagne tant que j'aurai une goutte de sang dans les veines. Je ferai tous mes efforts pour me maintenir sur le trône où Dieu m'a placé et où vous m'avez mis après lui, et rien ne pourra m'en arracher ni me le faire céder que la mort[40]. Tout ce qu'il consentait à accorder, c'était un traité de commerce, contraire au vieux monopole espagnol, qui ouvrirait aux Hollandais, et peut-être aux autres alliés, un commerce lucratif avec les colonies du Nouveau-Monde[41]. Ces sentiments de Philippe V allaient devenir de plus en plus les sentiments de la nation, et, s'ils devaient un jour consacrer en Espagne la dynastie française, ils n'étaient au début qu'un empêchement décisif à la paix. Ils serviront aussi à expliquer la plus célèbre et la plus intolérable des exigences des alliés.

Tout en louant cette énergie, mais convaincu que sa tendre amitié pour les siens devait céder au bien de son royaume[42], Louis XIV chercha à ranimer les négociations. L'opinion commune était alors qu'on ne pouvait parvenir à la paix que par les offres et l'intervention des Hollandais. On eût dit qu'ils étaient les gardiens de son temple, que la clef en était entre leurs mains, et que l'entrée en serait interdite à ceux qu'ils refuseraient d'y introduire[43]. Aussi bien cette importance leur appartenait vis-à-vis de la coalition ; quand ils supportaient la plus grande partie des dépenses de la guerre, c'était justice qu'ils eussent la première voix dans les conseils ; mais elle réduisait Louis XIV à recourir d'abord aux plus insolents de ses ennemis, à ceux qui triomphaient le plus durement de leur supériorité présente, et dont les rancunes trouvaient le plus de jouissance dans l'humiliation de leur ancien vainqueur. La nécessité l'emporta sur les répugnances. Le gouvernement hollandais, consulté indirectement dans les premiers jours de 1709, avait fait répondre qu'aucune négociation ne pourrait s'ouvrir si l'on ne prenait préalablement pour base l'abandon de l'Espagne, des Indes, du Milanais, des Pays-Bas à l'archiduc, un traité de commerce favorable à la Hollande, et ce qui avait été ajouté dans les pourparlers antérieurs ; phrase vague d'où pouvaient sortir bien des réclamations inattendues, soit de la Hollande, soit de ses alliés. En outre, ce n'était pas le grand pensionnaire Heinsius lui-même qui formulait les propositions, c'était un député aux États, Vanderdussen, pensionnaire de la ville de Tergow, que les Français et les Espagnols connaissaient pour avoir eu quelques conférences avec lui, et dont la parole n'engageait pas le gouvernement. Malgré l'insuffisance de ces garanties, malgré les résistances de Philippe V, le besoin de terminer la guerre poussa Louis XIV à accepter comme base de la paix les arrangements proposés par Vanderdussen : il lui demanda un passeport pour un négociateur, et envoya en Hollande Rouillé, président au grand conseil, et ancien ambassadeur en Portugal (5 mars 1709).

Il consentait à abandonner l'Espagne, les Indes, le Milanais et les Pays-Bas ; mais il entendait réserver à Philippe V Naples et la Sicile, et y ajouter la Sardaigne et les villes de Toscane dont la destination n'avait encore été l'objet d'aucun débat ; toutefois son négociateur était autorisé à se désister successivement sur ces deux derniers points, selon le besoin des négociations. Il prenait sur lui d'obtenir le consentement de Philippe V à ces énormes sacrifices ; el, en cas de refus de ce prince, il s'engageait à rappeler les troupes françaises qui servaient alors en Espagne. La part qu'il offrait aux Hollandais consistait en un traité de commerce et une barrière de villes dans les Pays-Bas pour la sûreté de leur territoire. Le traité de commerce, conforme aux conditions de Ryswick, les exemptait du droit de 50 sols par tonneau et rétablissait le tarif de 1664, sauf pour douze articles dont la fabrication et le débit périraient en France s'ils n'étaient protégés efficacement contre la concurrence étrangère ; par cette faveur, ils le reconnurent eux-mêmes, la condition de leurs négociants en France devenait supérieure à celle de toutes les autres nations. Quant à la barrière, où l'on croyait savoir qu'ils voulaient comprendre un bon nombre de villes frontières de France, il leur offrait la Gueldre espagnole, ou le duché de Luxembourg à la place d'Ypres et de Maubeuge. Vis-à-vis de l'Angleterre, il était prêt à reconnaître la royauté de la reine a in si que l'ordre de succession établi en faveur de la maison de Hanovre ; et dans la prévision des prétentions des Anglais sur Dunkerque, cet objet de leur haine depuis 1662, il se résignerait, à la dernière extrémité, à sacrifier cette ville. En retour de tant de concessions, il sollicitait pour les électeurs de Bavière et de Cologne, ses alliés, leur rétablissement dans tous leurs droits[44].

Tant de bon ne volonté ne fut pas récompensée. D'abord le négociateur français fut traité comme un homme odieux au public avec qui il ne fait pas bon d'être trouvé en relations d'affaires. Les Hollandais affectèrent de se cacher pour le voir, soit qu'ils prissent plaisir à lui faire sentir la haine que sa nation inspirait aux Provinces-Unies, soit qu'ils craignissent pour eux-mêmes le mécontentement de leurs alliée peu favorables à la paix. Arrivé à Anvers, Rouillé attendit qu'on lui indiquât un rendez-vous ; puis un avis secret l'appela à Strydensaas, en face du Moerdick, sans lui faire connaître même les noms des deux personnes qu'il y trouverait ; c'étaient Vanderdussen et Buys pensionnaire de Rotterdam. Plus tard on le fit venir à Wœrden, et, toujours avec le même secret, les deux Hollandais, au lieu d'entrer dans la ville, le reçurent dans le canal sur un yacht où il se tint deux conférences. Les exigences répondirent à cet accueil injurieux. Pour croire à la renonciation de Philippe V à la couronne d'Espagne, les Hollandais voulaient la parole de Philippe V ; celle de Louis XIV ne leur suffisait pas. S'ils consentaient eux-mêmes à laisser Naples et la Sicile à Philippe V, ils ne pouvaient répondre du consentement de leurs alliés, et déjà ils rejetaient au nom de tous la proposition relative à la Sardaigne et aux villes de Toscane ; à la conférence suivante, ils retranchèrent aussi la Sicile. Ils prétendaient satisfaire l'Allemagne par le rétablissement du traité de Munster entendu dans le sens allemand ; l'Angleterre par la restitution des conquêtes françaises en Amérique et par l'abandon de Dunkerque ; le duc de Savoie par la restitution ou la conservation de tout ce qu'il avait perdu ou occupé ; le Portugal par l'adhésion de la France à tous les traités passés entre ce royaume et les alliés ; enfin eux-mêmes parle droit de tenir garnison dans Bonn, Liège et Huy et par une barrière composée de Maubeuge, Condé, Tournay, Menin, Ypres, Furnes et Lille : cette ville de Lille autrefois la conquête personnelle de Louis XIV, perdue par lui l'année précédente, et dont il réclamait instamment la restitution. Telles furent, dès le début, leurs propositions ; et ce qui en augmentait la rigueur, c'était le ton de protection dédaigneuse dont elles étaient soutenues. Les deux Hollandais n'admettaient pas que le roi pût résister à leurs conditions. Loin d'avoir à se plaindre, il leur devait bien plutôt une grande reconnaissance. Sans leur intervention, l'Angleterre, par exemple, ne bornerait certainement pas son indemnité à Dunkerque. Qu'était-ce que la restitution ou la perte de quelques villes en comparaison du reste de ses conquêtes dont la paix lui assurait la possession ? Ce résultat fort estimable, il en aurait l'obligation aux Provinces-Unies ; car les alliés avaient le projet unanime de réduire la France au traité des Pyrénées, et s'ils étaient laissés à eux-mêmes, ils l'accompliraient sans pitié[45].

Ce fut bien pis quand le secret des conférences eut transpiré et que Marlborough et Eugène furent accourus à La Haye pour s'opposer à la paix. Marlborough réclamait au nom de sa cour la rupture des conférences, et le renvoi de Rouillé, s'il n'était pas autorisé à faire des offres plus larges. Eugène réclamait pour l'Autriche toute la monarchie espagnole sans la moindre réserve, et pour l'Allemagne le traité pur et simple de Munster. Marlborough signifiait même avec affectation que peu importaient les résolutions particulières de la Hollande. La France se trompe, disait-il, si elle croit faire la paix malgré l'Angleterre et l'Autriche, si elle se flatte que la Hollande puisse arracher par la force leur consentement. Il faut, pour obtenir la paix, que la satisfaction des alliés soit complète, et les négociations secrètes interrompues. Ce refus de traiter par l'Angleterre et l'Autriche rendait de plus en plus nécessaire à la France un accord avec la Hollande ; en satisfaisant celle-ci, elle réussirait peut-être à contrebalancer les deux autres, à les ramener à quelque modération. Mais s'il y avait avantage pour elle dans cet expédient, les Hollandais crurent que le besoin de leur assistance les autorisait à tout oser. Le roi entrant dans la voie des concessions, ils formulaient à chaque conférence quelque demande nouvelle, soit sous prétexte de la barrière, soit en faveur de leur commerce, soit au profit des alliés, afin d'être en état de se faire écouter de ces alliés. Aux objections de Rouillé, ils répondaient par l'impuissance actuelle de la France : Jusqu'aux gazettes à la main, disait Vanderdussen, tout découvre l'état de la France, la misère affreuse de ses provinces ; il n'est plus temps de biaiser ; le salut du royaume dépend de la paix et d'une paix prompte qui prévienne l'ouverture de la campagne. S'il est permis aux armées d'agir, les prétentions des alliés n'auront plus de bornes ; en vain les bons républicains gémiront des malheurs de la France ; ils ne seront plus maîtres de les arrêter. Ainsi ils n'en voulaient pas être dédits ; la France était vraiment leur obligée. C'était pour la sauver de l'abime que ces bons médiateurs s'acharnaient à la dépouiller.

Leur mauvaise foi ne tarda pas à éclater contre toute pudeur. Déjà le roi leur avait tout accordé sur l'article de commerce. Malgré ses répugnances il leur avait cédé pour leur barrière, outre Menin et Ypres promis d'abord par lui, Furnes fortifié, Condé et Maubeuge. Il les croyait satisfaits quand tout à coup ils réclamèrent encore Tournai et refusèrent expressément de rendre Lille. Lille pourtant, dans les conférences antérieures, ils avaient laissé entrevoir l'intention de ne pas la garder. Quand Rouillé leur rappela cette sorte d'engagement tacite, ils osèrent lui dire : Vous l'avez toujours supposé, mais nous ne l'avons jamais pensé ; nous vous avons laissé croire ce qu'il vous a plu. Lille, au commencement d'avril, était encore en mauvais état ; les Français le savaient ; nous avions lieu de craindre qu'ils n'eussent dessein d'en profiter ; il était de la prudence de vous laisser croire qu'elle vous serait rendue par la paix. Lille est présentement en sûreté ; ne comptez plus sur la restitution. C'était là négocier à la Hollandaise, et voilà, dit Torcy, dans cet aveu, la seule preuve de sincérité qu'ils aient donnée. Ils ne s'inquiétaient pas davantage d'obtenir quelques modifications des alliés. Le prince Eugène réclamant le rétablissement du traité de Munster, les Hollandais signifièrent qu'il était indispensable d'accorder ce rétablissement. Marlborough ne voulait entendre parler d'aucun dédommagement pour Philippe V ; les Hollandais s'en tenaient à cette volonté des alliés. Mais ils avaient promis au commencement d'employer leurs offices pour conserver à Philippe V les Deux-Siciles, au moins le royaume de Naples ; quand Rouillé les en fit souvenir : Nous n'avons promis, dirent-ils, que de contribuer à lui conserver le titre de roi dont il était revêtu, et encore ils se récrièrent et voulurent chicaner sur le mot promis.

Pour surcroît de contradiction, Louis XIV n'était pas même secondé par les siens. Il avait pris sur lui de promettre l'adhésion de Philippe V à ses concessions, et Philippe V persévérait dans la volonté de ne pas céder. Pendant que le vieux roi affaibli, épuisé, découragé par les revers, se soumettait à une déchéance flagrante pour éviter désormais la guerre, son petit-fils se déclarait tout pie à l'affronter avec l'ardeur et la témérité d'un jeune homme. Il y a des circonstances, écrivait Louis XIV (29 avril 1709)[46], où le courage doit céder à la prudence, et comme les peuples, zélés présentement, pourraient bien ne pas penser toujours de même, il vaut mieux songer à régner en quelque endroit que de perdre en même temps tous ses États. Philippe V avait pris son parti ; il ne consentait à en changer à aucune condition. Son langage même respire une dignité et un héroïsme qui intéresse pour lui : Dieu m'a mis la couronne d'Espagne sur la tête, je la soutiendrai tant que j'aurai une goutte de sang dans mes veines. Je le dois à ma conscience, à mon honneur et à l'amour de mes sujets. Je suis sûr qu'ils ne m'abandonneront pas, quelque chose qui m'arrive, et que, si j'expose ma vie à leur tête, comme j'y suis résolu, jusqu'à la dernière extrémité, pour ne pas les quitter, ils répandront aussi volontiers leur sang pour ne pas me perdre. Si j'étais capable d'une lâcheté pareille à celle de céder mon royaume, je suis certain que vous me désavoueriez pour votre petit-fils. Je brûle de le paraître par mes actions comme j'ai l'honneur de l'être par mon sang : ainsi je ne signerai jamais de traité indigne de moi[47]. Mais ce traité indigne, par quelle voie la France pouvait-elle y échapper ? Louis XIV, dit Torcy, moins troublé de ses peines intérieures — et domestiques — que de la souffrance de son peuple, était toujours occupé du besoin de le soulager et de terminer la guerre. En présence des dernières prétentions des Hollandais, il réunit en conseil le Dauphin, le duc de Bourgogne, et ses cinq ministres, le chancelier Pontchartrain, Beauvilliers, Torcy, Chamillard et Desmarets. Laissons parler Torcy avec l'émotion et l'accent d'un témoin et d'un acteur de cette scène mémorable. La relation des dernières conférences — de La Haye — lue au conseil dissipa toute espérance de la paix. On en sentit encore plus la nécessité de l'obtenir, quelque prix qu'elle pût coûter. Le DUC DE BEAUVILLIERS, prenant la parole, employa les plus fortes raisons pour représenter à quel point cette paix qui fuyait était nécessaire ; à quelles extrémités le roi et le royaume se trouveraient réduits, si malheureusement on laissait échapper l'occasion de la conclure. Il s'étendit en termes pathétiques et touchants sur les suites funestes d'une guerre qu'il serait désormais impossible de soutenir ; il fit envisager, et clairement, le personnage affreux que le roi serait peut-être forcé de faire pour contenter ses ennemis et recevoir d'eux les conditions qu'ils jugeraient à propos de lui imposer. — Le CHANCELIER enchérit encore sur cette cruelle peinture, et tous deux, s'adressant au ministre de la guerre comme à celui des finances, les pressèrent de dire à Sa Majesté, en ministres fidèles, s'ils croyaient, connaissant particulièrement l'état des troupes et des finances, qu'il lui fût possible de soutenir les dépenses et prudent de s'exposer aux hasards de la campagne. — Une scène si triste serait difficile à décrire quand même il serait permis de révéler le secret de ce qu'elle eut de plus touchant.

Ce que Torcy ne révèle pas, tout cœur sensible le comprend, avant même d'en avoir lu ailleurs le détail explicite : A cet exposé de sa misère, Louis XIV pleurait avec les princes et avec ses ministres. Il ne lui restait donc plus de sa grandeur qu'une plus grande amertume, et de sa prospérité passée qu'un surcroit d'infortune parle contraste. Il se rappelait aussi 1672 et les Hollandais à ses pieds, et lui, dans l'emportement de la victoire, rejetant superbement leurs offres si humbles. Il reconnaissait que Dieu lui renvoyait humiliations pour humiliations, et il sacrifiait à la nature en pleurant son abaissement. Qui aurait la dureté de n'y pas compatir ? Ses ennemis eux-mêmes n'ont jamais refusé à sa douleur un respect mérité. Mais il le mérita mieux encore en acceptant cette justice. Dans la même séance, le chrétien surmonta l'homme, le devoir l'emporta sur l'orgueil. Son premier devoir était de sauver le pays, et ce salut dépendait de la paix ; il se déclara prêt aux sacrifices que la paix exigeait. Il consentit à abandonner Tournay et Lille, à démolir les fortifications de Dunkerque, à faire sortir de France le prétendant, à exécuter le traité de Munster au sens allemand et à rendre Strasbourg démantelé, à ajourner ses réclamations pour les électeurs de Cologne et de Bavière ; à ces conditions il espérait encore obtenir pour Philippe V les Deux-Siciles, ou au moins le royaume de Naples. Tel fut le sens des nouvelles instructions envoyées à Rouillé[48]. La dépêche contenant ces ordres, rédigée par Torcy, fut lue et écoutée avec une égale douleur dans le conseil du 28 avril. La fermeté du roi ne se démentit pas ; sa résolution était prise.

Ce second acte de soumission échoua comme le premier. Torcy s'était offert à aller lui-même en Hollande pour seconder Rouillé par des pouvoirs plus étendus ; informé à fond des intentions du roi, il pouvait, sans attendre de nouveaux ordres, profiter des moments propices à une conclusion. Le ministre se résigna, comme Rouillé, à l'humilité et aux dangers d'un voyage incognito, avec un de ces passeports que les Hollandais avaient consenti à délivrer pour de simples courriers. Arrivé à Rotterdam, il sollicita l'entremise d'un banquier sur lequel il avait des lettres de crédit, pour se faire conduire à La Haye. Le banquier entra sans retard chez le grand pensionnaire Heinsius ; le représentant du roi de France attendit dans une espèce de salle ou antichambre que le bourgeois de La Haye voulût bien le recevoir (6 mai 1709). Il commença ses négociations par les Hollandais, dans un reste d'espoir qu'ils se prêteraient peut-être à quelque médiation ; Marlborough et Eugène étaient d'ailleurs absents de La Haye. Comme les Hollandais étaient avant tout préoccupés de leur barrière, il tâcha de les gagner en ne leur faisant attendre que peu de jours leur satisfaction personnelle ; après quelques discussions, de facilité en facilité, il leur promit successivement Tournay et Lille. Ils s'en montrèrent bien contents, mais ils n'en furent pas moins opiniâtres à sou tenir toutes les prétentions de leurs alliés. On en peut juger par l'article d'Espagne seul. Pour repousser le dédommagement réclamé pour Philippe V, ils affectaient de douter que Louis XIV pût le contraindre à accepter cet arrangement. Torcy eut beau leur promettre que, pour assurer le consentement de son petit-fils, le roi lui fixerait un délai de trois mois et que ce terme passé en cas de refus, il l'abandonnerait à ses seules forces. Ils n'entendaient rien lui laisser de la monarchie espagnole. Naples et la Sicile leur paraissaient une barrière nécessaire même à la conservation du Tyrol, possession de l'Empereur. Si le roi de France voulait absolument que son petit-fils fût roi, il n'avait qu'à ériger pour lui la Franche-Comté en royaume.

Quand Marlborough revint le 18 mai, la saison plus avancée semblait rendre plus imminente l'ouverture de la campagne. Effrayé de cette perspective, le roi, pour éviter à tout prix la reprise de la guerre, autorisait Torcy à de plus larges concessions si elles étaient nécessaires ; il allait jusqu'à priver Philippe V de Naples et de la Sicile sans dédommagement ; il espérait qu'en retour il n'aurait plus à sacrifier Strasbourg ni Dunkerque. Il comptait encore sur l'avarice sordide de Marlborough pour s'en faire un instrument ; il réservait au négociateur anglais deux millions s'il parvenait à obtenir les Deux-Siciles pour Philippe V, ou pour la France Dunkerque ou Strasbourg ; trois millions pour les Deux-Siciles et l'une des deux villes françaises ; quatre millions pour les Deux-Siciles et les deux villes conservées ensemble[49]. Aucun de ces calculs ne réussit. Marlborough commença par se faire promettre la démolition des fortifications de Dunkerque, la destruction de son port, la cession de Terre-Neuve, enfin l'abandon de toute la monarchie espagnole sans aucune réserve, et il continua à appuyer toutes les exigences de ses alliés. Cette fois il fut sourd à la voix de l'argent. Torcy essaya sans succès d'aborder cette question en lui parlant vaguement de ses intérêts particuliers. A ce mot d'intérêts, Marlborough rougissait et détournait la conversation.

Le prince Eugène dépassa encore les convoitises des autres nations. Il ne se bornait plus à Strasbourg, même fortifiée ; il redemandait toute l'Alsace, tantôt pour la rendre à la maison d'Autriche, tantôt pour mettre en liberté les dix villes impériales devenues françaises, tantôt pour disposer de la province en faveur de quelque ami, tel que le duc de Lorraine. Un peu plus tard en se rabattant à ne plus demander que le traité de Munster, il entendait retrancher de ce traité tout ce qui était favorable à la France. D'une part il faudrait rendre aux villes de la préfecture de Haguenau leurs anciens privilèges, et à l'Empereur la ville impériale de Strasbourg acquise pourtant à titre onéreux par la paix de Ryswick ; de l'autre, la France n'aurait ni Brisach, ni Philipsbourg, et elle abattrait sur la rive gauche du Rhin toutes les forteresses qu'elle y avait élevées en vertu de la paix de Westphalie : Huningue, Neuf-Brisach, le fort Louis. Torcy déclara qu'il n'avait pas le pouvoir d'accepter, et fit entendre aux alliés que proposer de pareilles conditions, c'était prouver qu'on ne voulait pas la paix.

Cette intention éclatait à chaque pas ; par exemple dans l'appui opiniâtrement accordé à toutes les ambitions du duc de Savoie, qui voulait s'approprier, en France, Briançon et Montdauphin. Il semblait que la coalition prit plaisir à faire de cette protection une offense personnelle à Louis XIV. La même pensée se manifesta encore plus directement dans les mesures qui furent mises en avant pour obliger Philippe V à sortir d'Espagne. Il ne suffisait pas, disait-on, que le roi abandonnât Philippe V à ses seules forces en retirant d'Espagne les troupes françaises. Il n'était pas juste que la guerre finît pour la France seule, et que l'Empereur et ses alliés eussent encore à combattre pour mettre l'archiduc en possession de son héritage. Mais le roi, répondait Torcy, ne peut faire la guerre à son petit-fils pour le détrôner, et Marlborough lui-même en convenait. Eugène demandait au moins le passage par la France pour l'armée alliée envoyée contre Philippe V ; personne dans la conférence n'osa appuyer cet avis. Alors Heinsius proposa un moyen terme que Louis XIV ne pouvait pas accepter : c'était que trois villes d'Espagne et trois villes de France fussent immédiatement remises comme otages aux mains des Hollandais ; les trois villes de France étaient Valenciennes, Cambrai et Saint-Omer. Les villes d'Espagne n'étant pas au pouvoir de Louis XIV, il était dérisoire de les réclamer de lui, et livrer les trois françaises, c'était ouvrir la France aux alliés. Torcy et Rouillé comprirent que la conclusion de la paix était impossible.

Avant de rompre tout à fait, pour mettre les alliés dans leur tort par un document authentique de leurs excès, et aussi pour retarder encore de quelques jours l'ouverture des hostilités, Torcy demanda au grand pensionnaire Heinsius un écrit officiel, qui réunît en corps toutes les prétentions des vainqueurs, et permit au roi de les examiner d'ensemble. Heinsius le donna le 29 mai 1709. Ce sont les préliminaires de La Haye, ce monument fameux d'infatuation et d'abus de la force. Nous en connaissons déjà les traits les plus significatifs ; mais il nous semble utile d'en présenter une énumération rapide et serrée, pour démontrer par l'accumulation les avidités et les espérances des vainqueurs, et leurs égoïsmes rivaux, les dangers où la France était tombée, et les pièges plus dangereux encore que lui tendait la mauvaise foi de ses ennemis :

Abandon de toute la monarchie d'Espagne au roi Charles III, à la réserve de ce gui doit être donné à la couronne de Portugal, au duc de Savoie, et à la Hollande pour sa barrière. Si le duc d'Anjou n'a pas quitté l'Espagne dans un délai de deux mois, le roi très-chrétien et les princes et États stipulants prendront de concert des mesures convenables pour l'y contraindre. Jamais la maison de Bourbon, même par extinction de la maison d'Autriche, ne pourra posséder aucune ville, fort ou pays, dans l'étendue de cette monarchie. Spécialement, la France ne pourra se rendre maitresse des Indes espagnoles, ni y envoyer des vaisseaux pour y exercer le commerce directement ou indirectement ;

Restitution à l'Empire et à l'Empereur, de la ville de Strasbourg et du fort de Kehl, dès que quelqu'un se présentera aux portes de la ville ou du fort, muni d'un plein pouvoir de Sa Majesté Impériale ou de l'Empire ; restitution de Brisach à la maison d'Autriche, remise en vigueur du traité de Munster en Alsace, mais destruction des forteresses françaises, et conservation de Landau à l'Empire ;

Reconnaissance de la royauté de la reine Anne, abandon de Terre-Neuve par la France à l'Angleterre, démolition des fortifications de Dunkerque et destruction de son port ;

A la Hollande, la barrière promise, y compris le quartier de Haute-Gueldre, le tarif de 1664, et l'exemption de la taxe des cinquante sols par tonneau ;

Au duc de Savoie, la restitution de la Savoie et du comté de Nice, et l'abandon d'Exilles, de Fenestrelles, et de la vallée de Pragelas, de telle sorte que le mont Genèvre soit désormais la limite entre la France et la principauté de Piémont ;

Au roi de Prusse la principauté de Neuchâtel et le comté de Valengin ;

Au Portugal, tous les avantages que stipulent les traités conclus entre cette couronne et ses alliés ;

Aux quatre cercles de l'Empire associés à la ligue, comme aussi au duc de Lorraine, le droit de faire au Congrès, outre ce qui est déjà accordé, toutes les demandes qu'ils trouveront convenir.

Ainsi les préliminaires ne disaient pas toute la pensée de leurs auteurs ; il fallait s'attendre, dans le Congrès, à des prétentions nouvelles et imprévues. Bien plus, les conditions de ce Congrès allaient réduire la France à l'impuissance de se défendre, pendant qu'elles doubleraient les forces de ses ennemis. Il était accordé une suspension d'armes de deux mois. On s'efforcerait d'achever les traités définitifs dans ces deux mois ; dans le même temps le roi très-chrétien aurait à retirer ses troupes d'Espagne, à évacuer les villes des Pays-Bas espagnols où il tenait encore garnison, et toutes les autres villes et pays spécifiés, en y laissant les canons, l'artillerie, les munitions de guerre qui s'y trouvaient, et même à raser les fortifications de Dunkerque et combler son port. Ace prix seulement la suspension d'armes pourrait être continuée jusqu'à la conclusion définitive de la paix. Or il était impossible d'exécuter, en deux mois, les travaux de destruction de Dunkerque ; il n'était pas plus facile de changer en deux mois les résolutions bien connues de Philippe V. Cependant la France aurait ouvert toutes ses portes, cédé les villes qui défendaient ses frontières, livré ses canons et ses munitions, et ses ennemis accrus de toutes ces dépouilles seraient libres, à l'expiration des deux mois, de recommencer les hostilités avec un avantage irrésistible. Ce n'était donc qu'une trêve capricieuse, selon l'expression de Torcy, combinée par les alliés à leur profit unique, et pour la France une sorte de suicide par une connivence dégradante aux préméditations de ses ennemis contre elle.

Torcy laissa Rouillé en Hollande, pour y attendre la réponse du roi, et lui-même il rentra en France, bien résolu à ne jamais conseiller au roi une faiblesse indigne de lui et de la nation. Le 2 juin, Louis XIV envoya à Rouillé l'ordre de révoquer toutes les offres qu'il avait faites tant aux États-Généraux qu'à leurs alliés, et de quitter La Haye.

 

 

 



[1] Depping, Correspondance administrative : Chamillard à de Harlay, 23 mai 1703.

[2] Pelet, Mémoires militaires, tome VIII.

[3] Rapport de Desmarets au régent.

[4] Voir dans Isambert, tome XX, le texte ou les extraits de tous ces édits.

[5] Dangeau, juin 1703. Mémoires de Noailles.

[6] Dangeau, 8 septembre 1705.

[7] En 1655. Voir notre deuxième volume, ch. XII.

[8] Dangeau, 21 mars et 3 avril 1707.

[9] Mémoires de Foucauld, 1706.

[10] Mémoires de Noailles : lettre de Chamillard au duc de Noailles, 21 avril 1707.

[11] Tessé à Chamillard, 8 juin 1707 : Pelet, tome VII, pages 76 et 77.

[12] Mémoires de Berwick.

[13] Depping, Correspondance administrative, tome IV : lettre de Pontchartrain à Combes, 17 juillet 1707.

[14] Mémoires de Saint-Simon, tome IV, chapitre X.

[15] Dangeau, 23 février 1708.

[16] Voir notre tome V, chapitre XXXVIV, pages 419 et suivantes.

[17] Boisguillebert, Factum de la France, chapitres II, V, X.

[18] Boisguillebert, Factum de la France, chapitre VI.

[19] Vauban, Dîme royale, seconde partie, chapitre V, dernier alinéa.

[20] Dans une note de la préface.

[21] On trouve dans la Dîme royale une estimation du revenu des ouvriers assez curieuse pour être placée ici. Dans les bonnes villes, comme Paris, Lyon, Rouen, les ouvriers tels que drapiers, tondeurs, tireurs de laine, garçons chapeliers, serruriers, gagnaient par jour de 15 à 30 sous, selon leur capacité. Dans les campagnes, le tisserand gagnait 12 sous, mais il ne travaillait que pendant 180 jours ; ce qui faisait un total de 108 livres par an. Le manouvrier, l'homme sans état déterminé, faisant toutes les grosses besognes, comme de faucher, moissonner, battre à la grange, labourer la terre et les vignes, servir les maçons, ne gagnait que 9 sous, ce qui, multiplié par 180 jours environ, donnait à peu près un total annuel de 90 livres. S'il avait une famille de quatre personnes, il lui fallait par an pour 60 livres de blé. Le reste ne le menait pas loin, à moins qu'il n'y pourvût, dans les intervalles de son travail ordinaire, par une industrie ou commerce particulier, ou par le travail de sa femme à la couture, au tricotage des bas, à la dentelle, ou par la culture d'un petit jardin ou la nourriture de quelque volaille, peut-être d'une vache, d'un cochon, d'une chèvre. Aussi Vauban proposait de ne fixer sa dime qu'au trentième, c'est-à-dire à trois livres dans les temps ordinaires, à six dans les temps les plus pressés.

[22] Voir Depping, Correspondance administrative, une lettre du chancelier (14 juin 1709) à l'intendant de Rouen, qui parle de deux arrêts du Conseil dont il ne donne pas la date, pour justifier la saisie d'une édition de la Dîme royale, qui s'imprimait dans cette ville.

[23] Non, Vauban n'a pas été disgracié par Louis XIV, et il n'est pas mort du chagrin de cette disgrâce, comme le veut Saint-Simon. Il est mort, à soixante-quatorze ans, d'une fluxion de poitrine et d'infirmités chroniques dont il disait, dans un de ses derniers ouvrages : Avant que l'âge et le fâcheux rhume qui m'accable six ou sept mois de l'année aient achevé d'abattre le peu qui me reste de forces..... Il n'est pas vrai non plus que Louis XIV se soit montré insensible à sa mort, jusqu'il ne pas faire semblant qu'il eût perdu un serviteur si utile et si illustre. De pareilles affirmations prouvent que Saint-Simon ne tenait compte ni des dates, ni de la suite des faits. Vauban, après la bataille de Ramillies, avait été nommé gouverneur, c'est-à-dire défenseur de la Flandre maritime ; nous l'avons vu remplir cette mission et en revenir avec l'honneur du succès, à la fin de 1706 ; or il est mort à la fin de mars 1707 ; c'est donc dans ce court espace de temps qu'il faut placer la disgrâce. Mais il parait que Vauban lui-même, à cette date, ne se croyait pas en défaveur ; car, se sentant bien malade dans sa terre du Morvan, au lieu de s'y renfermer et de ne voir personne, comme l'imagine encore Saint-Simon, il fit demander, malgré la distance, le chirurgien du Dauphin. Il parait aussi que Louis XIV n'était pas fort irrité contre le malade ni insensible à son état, car il ordonna au chirurgien de partir sans délai, et, devant ses courtisans, parla de M. de Vauban avec beaucoup d'estime et d'amitié ; il le loua sur plusieurs chapitres, et dit : Je perds un homme bien affectionné à ma personne et à l'État. Voilà ce que Dangeau enregistrait sur l'heure, le 29 mars 1707, et ce que Saint-Simon, qui suit pas à pas les traces de Dangeau pour l'ordre des événements, aurait bien fait de voir et de mettre à prêt pour sa véracité. Reste la poursuite du livre ; elle est incontestable après la lettre du chancelier que nous avons citée, mais elle ne prouve pas la disgrâce personnelle de l'auteur. Si elle est de juin 1709, plus de deux ans après la mort de Vauban, elle n'a eu aucun effet sur sa personne ; si elle est du 14 février 1707, comme l'affirme sans preuves suffisantes un éditeur de la Dîme royale — Eugène Daire —, les éloges et les regrets exprimés par le roi six semaines plus tard démontrent que la répression d'une théorie, qu'il regardait comme dangereuse, n'avait pas affaibli son estime pour le génie et le dévouement de ce grand serviteur.

[24] Dangeau, 8 janvier 1709 et suivants.

[25] Lettres de la marquise d'Huxelles, 24 janvier 1709.

[26] Lettres de la marquise d'Huxelles.

[27] Marquise d'Huxelles, 24 août.

[28] Maintenon, lettres.

[29] Dangeau, 28 avril 1709.

[30] Maintenon au duc de Noailles, 9 juin.

[31] Marquise d'Huxelles, 5 juillet.

[32] Dangeau, 1er juin ; Maintenon, 9 juin.

[33] Isambert, Anciennes Lois françaises, tome XX.

[34] Dangeau, mai et juin.

[35] Marquise d'Huxelles : Mon pain me vint avec une escorte, à six sols la livre. 5 mai 1709.

[36] Marquise d'Huxelles, août 1709.

[37] Dangeau, et marquise d'Huxelles, 30 avril 1709.

[38] Lettres de Maintenon, de la marquise d'Huxelles ; Journal de Dangeau ; Mémoires de Saint-Simon.

[39] Mémoires de Villars, où se trouvent quelques-unes de ses lettres et de Mme de Maintenon.

[40] Mémoires de Noailles, tome II.

[41] Mémoires de Torcy, tome Ier.

[42] Œuvres de Louis XIV, tome VI : lettre à Philippe V, du 26 novembre 1708.

[43] Mémoires de Torcy.

[44] Mémoires de Torcy, qui présentent un résumé substantiel et précis de toutes ces négociations.

[45] Mémoires du marquis de Torcy.

[46] Œuvres de Louis XIV, tome VI : lettre à Amelot.

[47] Mémoires de Noailles, tome II : Philippe V à Louis XIV, 25 avril 1709.

[48] Voir cette dépêche dans les Mémoires de Torcy, seconde partie, tome Ier.

[49] Attesté et expliqué catégoriquement par Torcy, et dans une dépêche de Louis XIV du 14 mai.