HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

TROISIÈME PARTIE. — LA DÉCADENCE : GUERRES DE LA SECONDE COALITION ET DE LA SUCCESSION D'Espagne (suite et fin)

 

CHAPITRE XL. — La période d'expiation : deuxième partie, de 1707 à 1710. Le territoire français menacé et entamé. Désastre d'Oudenarde ; prise de Lille. Misère publique. Hiver de 1709. Humiliation de Louis XIV par les alliés. Préliminaires de La Haye. Bataille de Malplaquet ; conférences de Gertruydenberg. Nouveaux malheurs de Philippe V en 1710.

 

 

I. — Nouveau répit en 1707. - Victoire de Berwick à Almansa. - Villars force les lignes de Stolhofen et s'avance au cœur de l'Allemagne. - Tentative inutile des alliés sur Toulon. - L'Empereur commence à établir son autorité en Italie. Occupation du royaume de Naples.

 

L'aspect des affaires au commencement de 1707 n'était pas rassurant. L'Empereur, poursuivant en Italie les conséquences de sa victoire, donnait à l'archiduc l'investiture du Milanais ; ses troupes occupaient Modène, bloquaient La Mirandole et le château de Milan. Aux Pays-Bas, Marlborough, déjà maître du Brabant et de la Flandre espagnole, aspirait à y joindre le Hainaut et la Flandre française, et menaçait Lille aussi bien que Mons. En Espagne, les alliés quoique refoulés hors de la Castille gardaient encore Valence, l'Aragon et la Catalogne ; des renforts leur arrivant par la flotte anglaise, on voyait à leurs mouvements qu'ils étaient pressés d'entrer en campagne. Contrairement à ces signes funestes, leurs espérances furent encore ajournées, et 1707, comme 1705, fut un répit, presque un retour de supériorité pour la France.

Aux soins du rétablissement des troupes, aux levées de milice, aux recrues et aux remontes, Louis XIV joignit une résolution sage, qui, en restreignant le théâtre des hostilités, accrut sérieusement ses ressources. Il se résigna à traiter avec les Autrichiens pour l'évacuation de l'Italie, et à ne conserver que la Savoie et Nice (mars 1707) ; c'était renoncer à l'Italie espagnole, mais c'était ramener en deçà des Alpes plus de vingt mille hommes de bonnes troupes dont il allait fortifier ses armées du Rhin et d'Espagne. En même temps il prescrivit à Vendôme en Flandre de ne prendre jamais l'offensive qu'avec la certitude de ne pas compromettre son armée, de se retrancher habituellement dans une défensive solide, la meilleure sûreté contre de nouveaux malheurs. Quant à Villars, il fut autorisé à profiter de l'affaiblissement des troupes allemandes, de la mort du prince de Bade, pour tenter une invasion dans l'Empire.

Le premier fruit de cette tactique fut une grande victoire en Espagne. Le due d'Orléans était destiné à commander de ce côté. Il n'était pas encore arrivé, quand Berwick eut à recevoir le choc des alliés qui l'assaillirent, 25 avril, près d'Almanza. A la rudesse de la lutte, à l'acharnement des deux armées, on eût dit que les uns et les autres avaient le pressentiment d'une journée décisive dont le vaincu ne se relèverait pas. A la droite française, l'ennemi deux fois chassé par la cavalerie revint deux fois à la charge, et ne céda qu'à un troisième effort de l'infanterie et de la cavalerie réunies et aux coups furieux des baïonnettes. La gauche toujours ferme ne gagnait que peu de terrain ; elle ne triompha que lorsque la droite enfin victorieuse vint doubler ses forces. Le centre avait été rompu dès la première attaque ; déjà plusieurs bataillons alliés s'avançaient jusqu'aux murs d'Almanza ; l'infanterie française et espagnole après la première surprise, parvint à reformer ses rangs, et elle commençait à cerner les agresseurs, lorsque ceux-ci, voyant leurs deux ailes battues et en déroute, cherchèrent eux-mêmes à se retirer. Alors ce fut un véritable massacre, un régiment anglais y périt jusqu'au dernier soldat, un régiment de Camisards, sous les ordres de Cavalier, s'acharna contre un régiment français, et des deux corps il resta à peine trois cents hommes. Les alliés reculaient et fuyaient à la débandade ; un de leurs généraux essaya de s'arrêter, de se tan tonner avec treize bataillons sur une montagne couverte de bois ; il fut cerné aussitôt et sans merci ; se voyant sans pain, sans eau, sans issue, il se rendit prisonnier de guerre. Rarement une victoire avait été aussi complète. Toute l'infanterie alliée était prise ou détruite, la cavalerie seule avait échappé par débris. Ils laissaient sur le champ de bataille cinq mille morts, plus de dix mille prisonniers, cent vingt drapeaux, toute leur artillerie et des chevaux en si grand nombre, que les vainqueurs les cédaient pour un écu. Galloway était affreusement blessé à l'œil ; le Portugais Las Minas passa pour mort pendant quelques jours[1].

Quand cette nouvelle arriva à Marly, elle y suscita des transports dont on n'avait plus l'habitude. Le roi la reçut chez madame de Maintenon, et aussitôt vint à la porte de la chambre où tous les courtisans attendaient. Il la leur conta en détail et les remercia de leur empressement. Le lendemain il reçut l'ambassadeur d'Espagne chargé par Philippe V de le remercier de son assistance. Il le gracieusa fort, dit Dangeau[2] ; jamais je n'ai vu le roi témoigner tant de joie que dans cette occasion-ci. Il voulut sans délai la communiquer partout ; des courriers furent expédiés aux électeurs de Cologne et de Bavière, au maréchal de Tessé et à Villars, portant aux uns une espérance après tant de malheurs, aux autres un encouragement à tenter de nouvelles entreprises.

Cette joie n'était pas sans raison. La moitié de sa cause, la plus importante, la royauté de Philippe V, était gagnée ; adapertum Philippo V Hispaniarum regnum, comme dit la médaille consacrée à la bataille d'Almanza. Éconduits de la Castille par le soulèvement des populations, écrasés par une défaite irréparable, Galloway et Las Minas n'avaient plus qu'à reculer[3], et leur roi intrus ne pouvait plus tenir. Le duc d'Orléans, arrivé à son grand regret le lendemain de la victoire, était impatient de réparer ce retard malheureux pour sa gloire. Il partagea avec Berwick les opérations nécessaires pour remettre sous l'autorité de Philippe V les provinces de la couronne d'Aragon. Berwick soumit rapidement le royaume de Valence par la prise de cette ville (8 mai), et par celle de Xativa qu'une garnison anglaise s'obstina inutilement à défendre (23 mai). Le duc d'Orléans n'eut besoin que de quelques coups de sabre de hussards pour entrer dans Saragosse, ca pi-tale de l'Aragon (25 mai), et de concert avec Berwick, il prépara le siège de Lérida en Catalogne ; Lérida devant laquelle le grand Condé avait échoué, et qu'il eut la gloire de prendre à la tin de la campagne. L'archiduc était presque réduit dans cette province à la possession de Barcelone. L'autorité de Philippe V. était si bien rétablie, qu'il put enlever aux provinces rebelles leurs privilèges. Il supprima leurs cortès particulières, abolit le justiza d'Aragon, et imposa partout la forme du gouvernement castillan. Tous les efforts des provinces de la couronne d'Aragon pour se soustraire à cette uniformité ont été inutiles depuis ce temps[4].

Vingt jours à peine après la nouvelle d'Almanza, une seconde satisfaction arriva au roi de la part de Villars. Un coup hardi, bien combiné, reportait les Français sur la rive droite du Rhin et leur ouvrait l'Empire. Le prince de Bade, pour garantir l'Allemagne et ses États, avait établi des lignes de retranchements sur la rive droite du Rhin de Bühl à Stolhofen, qui, en tournant vers l'est, bordaient son château de Rastadt, et allaient se relier aux montagnes noires. Depuis plusieurs années on les regardait comme le rempart de l'Empire ; la nature et l'art les rendaient presque inattaquables[5] ; Villars, allant rejoindre l'électeur de Bavière en 1703, avait renoncé à les forcer. Cette fois il avait fait avec Louis XIV le projet de les occuper en les attaquant par l'intérieur, à travers le Rhin, dont les îles rendaient plus facile la construction de ponts, et dont les eaux se prêtaient au transport des matériaux et des munitions. Il était d'ailleurs informé que la défense y était insuffisante, que l'ennemi avait été contraint par le défaut d'argent à renvoyer ses travailleurs, que l'armée allemande, depuis la mort du prince de Bade, se désorganisait par la désertion. Pendant que ses bateaux, partis de Strasbourg, descendaient le fleve sans être vus, il plaçait ses troupes en trois camps, chacun devant une île, sur la rive gauche ; et lui-même sur la rive droite, sous Kehl, affectait de menacer les retranchements du côté de la terre, pour attirer sur ce point l'attention de l'ennemi. Ce plan réussit dans toutes ses parties. Chacun des camps passa le Rhin le 22 mai, et culbuta les défenseurs des lignes, dont la dispersion ajoutait encore à leur faiblesse ; Villars du côté de Bühl compléta la victoire en chassant le mat-grave de Durlach qui ne l'attendit même pas. Les Allemands fuyaient avec tant de précipitation qu'ils laissèrent leurs camps tout tendus, leurs magasins remplis, toute l'artillerie que le prince de Bade avait tirée d'Augsbourg, et beaucoup de grenades et de munitions de guerre. En les poursuivant, Villars arriva le lendemain à Rastadt. La princesse de Bade épouvantée s'empressa de se mettre avec ses enfants sous la protection du roi, et la princesse de Durlach implora sa miséricorde pour elle et pour son mari[6].

On pense bien que Louis XIV prit plaisir à savourer cette bonne fortune. Saint-Simon, toujours grognon quand il s'agit d'un avantage pour Villars, appelle cette joie de l'engouement. Dangeau en donne quelques traits, et avoue qu'il ne fut pas le seul à y prendre part ; la cour trouvait un grand charme à entendre le monarque parler, avec une éloquence extraordinaire, du maréchal de Villars, de son projet, de son exécution[7]. Villars concevait déjà les plus vastes desseins : forcer les Cercles d'Allemagne à la neutralité, ou les châtier par des contributions au profit du roi, ranimer l'ardeur de Ragoczi que l'Angleterre et la Hollande travaillaient à réconcilier avec l'Empereur, délivrer la Bavière des Autrichiens, et gagner à la cause de la France le roi de Suède Charles XII, qui, depuis un an, tranchait du dominateur en Saxe, et faisait trembler l'Empereur par ses prétentions. Il réussit au moins à épuiser l'Allemagne d'argent. Sans perdre de temps, il s'avança sur Durlach, sur Pforzheim, pourchassa les fuyards au delà du Necker, entra à Stuttgard, à Heidelberg, à Manheim, et imposa au Wurtemberg une contribution de 2.200.000 livres. Ses détachements lancés sur Ulm, en Franconie, entre le Necker et le Mein, jusqu'aux portes de Wurtzbourg et de Nuremberg, épouvantaient tous les princes. Les députés de Hesse-Darmstadt, de Mayence, de la noblesse de Franconie, arrivaient au camp français pour traiter de leur rançon. Un des plus beaux succès fut de mettre en liberté un grand nombre de prisonniers d'Hochstett.

Il faut pourtant, par respect de la vérité, reconnaître que tout n'est pas pur dans cette gloire. Ces contributions, quelquefois si exorbitantes que la cour crut devoir une fois recommander plus de modération[8], ne profitèrent pas au roi seul. Villars s'en fit une part qu'on lui a justement reprochée. Ses ennemis, ses rivaux, ne craignaient pas de l'accuser de rapacité[9] ; il leur a donné raison par les aveux cyniques que nous trouvons dans ses Mémoires à propos de cette campagne : Je tirai de très-grosses sommes dont je continuai à faire l'usage que j'avais fait de toutes les autres. Je les avais divisées en trois parts : la première servit à payer l'armée qui ne coûta rien au roi cette année ; avec la seconde je retirai les billets de subsistance qu'on avait donnés l'an dernier aux officiers faute d'argent, et j'en envoyai une grosse liasse au ministre des finances. Je destinai la troisième à engraisser mon veau, c'est ainsi que je l'écrivis au roi, qui eut la bonté de me répondre qu'il approuvait cette destination, et qu'il y aurait pourvu lui-même, si je l'avais oublié. On me manda aussi qu'un courtisan ayant dit au roi : Le maréchal de Villars fait fort bien ses affaires, Sa Majesté lui répondit : Oui, mais il fait aussi fort bien les miennes[10].

Eh bien, Villars n'eut pas la satisfaction de faire jusqu'au bout les affaires du roi comme il se l'était proposé. D'une part Charles XII lui manqua. Le projet de faire intervenir l'Alexandre du Nord dans le règlement de la succession d'Espagne circulait dès l'année précédente dans bien des tètes. Fénelon et le duc de Chevreuse l'agitaient dans leurs confidences[11]. Les alliés l'ayant soupçonné, Marlborough quitta son armée de Flandre pour visiter le conquérant et le détourner de s'allier à la France. Son habileté, aidée de la haine du Suédois pour la France, ancienne protectrice de la Suède, prévalut sur les invitations séduisantes de Villars. Charles XII préféra une entreprise téméraire contre la Russie à la gloire d'être l'arbitre de l'Europe. D'autre part, Villars, pour pénétrer au cœur de l'Allemagne, pour donner la main à Ragoczi, avait demandé des renforts. Louis XIV, non content de les lui refuser, fut obligé de lui reprendre une partie de ses troupes pour grossir l'armée de Provence (6 août 1707). Pendant que les Français traitaient l'Allemagne en pays conquis. Eugène et le duc de Savoie préparaient la ruine de Toulon. Villars ne se consola pas de ce contretemps : c'était pour la troisième fois lui arracher la victoire des mains ; quelques années après il s'en plaignait encore dans une lettre à madame de Maintenon que nous avons déjà citée. Il se trouva en effet trop faible devant une armée nouvelle que l'Allemagne avait rassemblée à la longue ; et, à la fin de la campagne, il dut repasser le Rhin sans avoir été battu, sans rien perdre de son butin, mais sans avoir accompli aucune des grandes promesses qu'il avait faites Louis XIV.

Cette suspension de succès n'était pas une surprise. Depuis l'ouverture de la campagne, on ne doutait pas d'une invasion en France par le duc de Savoie et le prince Eugène ; on ignorait seulement sur quel point ils la tenteraient, par la Savoie, le Dauphiné ou la Provence. C'était l'objet de consultations, de mémoires demandés à Chamlay et à Catinat. Car le maréchal de Catinat n'était pas disgracié comme on se plait à le répéter ; s'il ne servait plus, il n'en était pas moins en grande considération auprès du roi, et l'on faisait grand cas de ses avis à propos d'une contrée qu'il connaissait bien[12]. On sut enfin que l'ennemi en voulait à la Provence et à Toulon, ce grand arsenal maritime si odieux aux Anglais. On sut qu'ils avaient aux îles d'Hyères une flotte de cent voiles dont cinquante-six vaisseaux de guerre ou frégates, et les autres chargés d'artillerie, et de vingt mille fusils destinés aux Camisards du Languedoc. On sut que leur armée était forte de 30.000 hommes d'infanterie et de 8.000 chevaux ; en outre quatre ou cinq mille hommes de la marine anglaise et quelques troupes de terre, sous la conduite de Cavalier, devaient débarquer en Languedoc, et, par l'occupation de la Camargue, enfermer les Français entre la mer, le Rhône et la Durance. Les alliés fondaient de grandes espérances sur cette entreprise. Marlborough ; contenu en Flandre par la défensive de Vendôme, attendait, pour agir, le succès de M. de Savoie ; il n'en doutait pas ; il n'ignorait pas que Toulon n'était pas fortifié du côté de la terre, que les hauteurs dont elle était dominée offraient des positions avantageuses aux agresseurs, et il refusait de croire ceux qui lui disaient que Toulon serait assez bien muni de troupes pour résister[13].

Le maréchal de Tessé, qui commandait sur cette frontière, s'empressa de réclamer des renforts, au risque d'affaiblir les armées d'Espagne et d'Empire, et de diminuer la gloire du duc d'Orléans et de Villars : Il vaut mieux, écrivait-il sans précaution oratoire[14], conserver la vieille France que se procurer le Necker. Il travailla à mettre Toulon à l'abri d'un coup de main par un chemin couvert, et par un camp retranché sur les hauteurs ; il forma des bataillons avec les soldats de marine qui étaient à terre, concentra successivement la plus grande partie de ses troupes dans le voisinage et à l'intérieur de la ville, et destina la noblesse et les milices levées par ordre du roi à défendre le défilé de l'Esterel, si fatal autrefois à Charles-Quint. Un corps, trop peu nombreux, il est vrai, alla se poster sur le Var par où l'ennemi devait se présenter.

Les envahisseurs, entrés dans le comté de Nice, au lieu de s'attarder devant les villes que les Français y occupaient, trouvèrent plus favorable à leur succès de pénétrer sans délai en Provence. Le 11 juillet, ils passaient le Var. Le commandant français, entre le canon de deux frégates qui s'approchaient de la côte, et un corps ennemi qui, pour le tourner, remontait le haut Var, se sentit trop faible et se replia prudemment. Deux jours après, les consuls de Vence, Grasse, Cannes et Fréjus, tout résignés à l'invasion, se rendirent auprès de Victor-Amédée, pour traiter avec lui des contributions. Les Provençaux, les paysans surtout, fatigués de toutes les exigences du gouvernement français, s'inquiétaient peu, dit Saint-Simon[15], de changer de maitre, bien certains que le nouveau ne les traiterait pas plus mal que l'ancien ; et Victor-Amédée, exploitant ces dispositions, avait fait publier qu'il arrivait en ami pour les délivrer et qu'il se contenterait de contributions modiques et de vivres. Le chemin s'ouvrant ainsi de lui-même, les alliés n'avaient qu'à marcher en avant ; dans cette confiance ils laissèrent derrière eux Antibes ; le 17 ils campaient devant Fréjus. Cependant une dispute d'argent entre Victor-Amédée et les Anglais, et le retard de leur artillerie, les obligèrent plusieurs fois à suspendre leur : marche. Ces délais sauvèrent Toulon. Tessé eut le temps d'y rassembler toutes les troupes qu'il avait appelées de diverses directions, et d'y introduire, en trois jours, vingt et un bataillons de renfort.

L'armée alliée n'apparut en vue de Toulon que le 26. Les moyens de défense n'étaient pas tous achevés ; seule la hauteur Sainte-Anne était en état de résister. Victor-Amédée et Eugène profitèrent de cette insuffisance ; leur premier exploit fut de saisir la hauteur Sainte-Catherine, puis la Malgue, d'où leurs batteries commencèrent à tirer sur les forts Saint-Louis et Sainte-Marguerite, et surale port qui renfermait cinquante-cinq vaisseaux. Leurs progrès parurent assez inquiétants, pour que Louis XIV prit la résolution d'expédier de nouvelles forces de ce côté, et d'y envoyer le duc de Bourgogne. Mais les alliés étaient déjà rongés de deux fléaux qu'ils ne pouvaient se dissimuler, le défaut de vivres pou r les hommes et les chevaux et la désertion ; leurs rangs s'éclaircissaient chaque jour. Pendant qu'ils calculaient cette situation alarmante, un coup hardi des Français leur ôta toute espérance (le réussir. Le 14 août, Tessé attaqua résolument leur position de Sainte-Catherine ; en trois quarts d'heure, il emporta leurs retranchements, leur tua 1.400 hommes, jeta à terre parmi les blessés les princes de Saxe-Gotha et de Wurtemberg, fit quatre cents prisonniers, encloua leurs canons, et resta quatorze heures sur le terrain conquis sans que le vaincu fit le moindre effort pour le reprendre. Les alliés essayèrent encore d'intimider la ville par un bombardement, ils ruinèrent même le fort Saint-Louis ; mais à peine ils l'avaient occupé, que, sous une bombe d'une batterie française, il sauta avec tous ceux qui croyaient s'y être établis. Ils voulurent enfin tenter quelques descentes des soldats de la flotte ; elles furent toutes inutiles. Le 19 août, une proposition d'échange de prisonniers par le prince Eugène laissa entrevoir qu'ils ne songeaient plus qu'à la retraite. Les jours suivants un feu exagéré de mortiers et de canons couvrit le départ de leurs malades, de leurs blessés, de leurs équipages, du gros de leurs troupes. Le 22, le silence de l'artillerie apprit aux assiégés leur délivrance.

Battus comme Charles-Quint, Victor-Amédée et Eugène repartirent par la même route qu'ils étaient venus, mais plus rapidement, en dix jours au lieu de quinze. Ne pouvant garder le pays, ils s'en dédommagèrent en le ravageant par le feu et par le pillage. Comme ils n'avaient plus rien à gagner par là modération, ils se départirent des ménagements qu'ils avaient d'abord affectés vis-à-vis des habitants ; ils tournèrent ainsi contre eux les paysans dont la connivence leur avait d'abord profité, et ils furent impitoyablement traités partout où ils ne se trouvèrent pas en force. On a reproché au maréchal de Tessé de les avoir poursuivis avec trop de lenteur, et de n'avoir pas préservé Pignan, le Luc, Vidauban, le Muy, la Motte, Roquebrune, les étapes de leur fuite, qui portèrent longtemps les marques de leur vengeance. Ils eurent du moins l'affront de manquer, après tant de jactances, une des plus importantes entreprises qu'ils eussent encore tentées, outre la perte de dix mille hommes tués, blessés ou désertés, et des sommes considérables que leur avaient coûté l'armement de leur flotte et la subsistance de leur armée. Le duc de Savoie, qui s'était mis en tète de conquérir la Provence, n'eut pas même l'avantage de rentrer en possession de son comté de Nice. La seule atténuation de cette déroute éclatante fut de reprendre en Piémont la ville de Suze, le 3 octobre de cette année.

Saint-Simon dit ici sans ironie que l'importante nouvelle d'une délivrance si inespérée combla de joie le roi et toute la cour. Il ajoute un peu plus bas que la naissance d'un prince des Asturies, d'un héritier de Philippe V, vint en cadence augmenter le bonheur. Mais il sent que cette satisfaction dut être tempérée par la perte du royaume de Naples. C'est en effet en juillet et en septembre 1707 que l'empereur Joseph Ier, laissé maître en Italie par la retraite des Français, prit possession de ce royaume, d'abord par la conquête de Naples, ensuite par celle de Gaète. Le peuple de Naples, habitué à changer de souverain, salua le nouveau roi en outrageant l'ancien ; pour mieux reconnaître l'archiduc il brisa la statue de bronze de Philippe V. Le duc d'Escalone, plus fidèle, disputa noblement à la maison de Habsbourg la possession de Gaète. Il ramassa autour de lui tout ce qu'il put d'hommes de cœur ; il se défendit de rue en rue, et refusa inflexiblement de capituler. Après sa défaite il fut, par un procédé tout autrichien, mis aux fers et longtemps détenu à Pizzighitone[16]. Louis XIV, tout préparé qu'il était à cette perte inévitable, dut pourtant n'y pas être insensible ; à la fin d'une année favorable elle lui rappelait les désastres de 1706 ; elle nous mène aux désastres de 1708.

 

 

 



[1] Mémoires de Berwick.

[2] Dangeau, Journal, 8 mai 1707.

[3] Mémoires de Berwick : Le marquis de Las Minas et le comte de Galloway se retiraient devant moi, à mesure que j'avançais.

[4] Combes, Histoire de la princesse des Ursins, chapitre XXIV. Saint-Simon, tome III, chapitre XXXVI.

[5] Villars, lettre au roi, du 25 mai 1707.

[6] Pelet, tome VII.

[7] Dangeau, 26 mai 1707.

[8] Voir un mémoire de Chamlay : Pelet, tome VII, page 454.

[9] L'année précédente, Villars avait refusé de passer d'Allemagne en Italie. Vendôme, à propos de ce refus, écrivait à Chamillard, 10 juillet 1706 : Je ne suis pas surpris que M. le maréchal de Villars ait refusé de venir. Quand on est accoutumé à gagner 200.000 écus par campagne, on a bien de la peine à venir dans un pays où il n'y a que des coups à gagner. Mais je vous assure que je sais étonné de la bonté du roi de souffrir de pareilles choses. Je ne vous dis pas la centième partie de ce que je pense là-dessus. Pelet, tome VI.

[10] Mémoires de Villars, 1707.

[11] Correspondance de Fénelon. 12 et 16 novembre 1706.

[12] La disgrâce de Catinat est encore un de ces préjugés historiques qui ne tiennent pas devant l'examen des faits réels. Catinat ne servait plus, depuis Friedlingen, et il n'était pas en bonne intelligence avec Chamillard. Mais il avait lui-même, après Carpi, demandé son rappel en raison de sa vieillesse, de ses maladies, de ses chagrins domestiques. Il est possible que Chamillard ne fût pas fâché d'avoir ces prétextes pour ne pas presser Catinat de reprendre un commandement. Quant à Louis XIV, il est certain qu'il ne faisait pas fi du vieux maréchal. Il lui avait offert le cordon bleu en 1705. Si Catinat refusa cette distinction, comme Fabert, par impossibilité de faire sans mentir les preuves de noblesse nécessaires, la bienveillance d'intention n'en est pas moins évidente dans le roi. Une scène rapportée par Dangeau (21 novembre 1707) témoigne bien que le roi n'oubliait pas les anciens services. Le roi, après son lever, fit entrer le maréchal de Catinat dans son cabinet et lui dit : J'ai une prière à vous faire et j'espère que vous ne me refuserez pas. Le maréchal lui dit : Parlez, Sire, et j'exécuterai vos ordres dans l'instant. Le roi reprit la parole et lui dit : Monsieur le maréchal, votre mésintelligence avec M. de Chamillard m'embarrasse, je voudrais vous voir raccommodés. C'est un homme que j'aime et qui m'est nécessaire. Je vous aime et vous estime fort aussi. Le maréchal lui dit : Sire, je m'en vais tout à l'heure chez lui. — Non, lui dit le roi, il est là derrière ; je vais l'appeler. La réconciliation se fit devant le roi.

[13] Dangeau, 7 août 1707.

[14] Tessé à Chamillard, 15 juin 1707 : Pelet, tome VII.

[15] Cette affirmation de Saint-Simon semble confirmée par Dangeau, qui dit, 31 juillet 1707 : On n'est pas content, ici, de la ville de Grasse.

[16] Saint-Simon, tome IV, chapitre IV, page 47.