HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

TROISIÈME PARTIE. — LA DÉCADENCE : GUERRES DE LA SECONDE COALITION ET DE LA SUCCESSION D'Espagne (suite et fin)

 

CHAPITRE XXXIX. — La période d'expiation : première partie. Années 1704, 1705, 1706. Premiers grands désastres des Français ; perte du bassin du Danube, des Pays-Bas espagnols et de la Lombardie.

 

 

II. — Répit en 1705. - Vendôme conserve la supériorité en Piémont. - Belle campagne de Villars contre Marlborough, sur la Moselle. - Villeroi battu par Marlborough à Heylissen ; mais Vendôme vainqueur du prince Eugène à Cassano. - Intelligences de la France avec Ragoczi. - Les affaires d'Espagne seules défavorables. - Inutilité du siège de Gibraltar par les Espagnols ; l'archiduc entre enfin en Espagne par la Catalogne.

 

Dieu, Dieu ! s'écriait Charles d'Anjou après les Vêpres siciliennes, et à la vue de ses vaisseaux détruits par les Aragonais, vous m'avez offert beaucoup à surmonter, je vous prie que la descente se fasse doucement. Il sentait bien que le malheur perd de sa force à laisser de l'intervalle entre ses coups, et que des répits bien employés peuvent rétablir les affaires du vaincu, ou du moins amortir ses pertes, ou sauver son honneur. Une rémission de ce genre semble avoir été accordée à Louis XIV à l'époque de ses épreuves, comme le gage de son salut à la fin. Nous allons voir ses revers tempérés par d'honnêtes retours de fortune, et les victoires de ses ennemis atténuées par ses succès inattendus. Il n'est jamais abattu tout à fait ; à une année désastreuse succède une année meilleure, ou moins mauvaise, qui lui permet de tenir encore jusqu'à ce que ses adversaires le délivrent de la lutte par leurs propres divisions. La descente ainsi ménagée n'est pas une chute, ni une ruine. S'il perd le premier rang, il conserve au moins l'égalité ; et s'il est contraint de partager, il garde une part honorable. Cette succession de répits salutaires commence en 1705.

Les alliés triomphants, après l'avoir ramené de l'Allemagne, se promettaient de l'attaquer chez lui par une invasion en Alsace ou dans les Trois-Évêchés. Les Anglais faisaient en outre le plan d'une expédition maritime contre Toulon pour ruiner ce port, en détruire les magasins et les arsenaux, et le mettre hors d'état de servir à la France ; c'était, dit un de leurs confidents[1], une des principales vues de cette nation. De là ils se porteraient au secours du duc de Savoie, et ranimeraient les Camisards fort abattus dans la dernière campagne. Il y eut en effet, en Languedoc, au commencement de 1705, un dernier complot de ces malheureux. Comptant sur la reine d'Angleterre[2], ils essayèrent d'enlever Berwick, successeur de Villars, Bâville, l'évêque de Nimes Fléchier, et les principaux personnages de la province ; ils n'aboutirent qu'à un châtiment qui extirpa les dernières racines de la rébellion.

Au grand étonnement de ses ennemis, Louis XIV fut prêt avant eux. Il avait remonté sa cavalerie par des chevaux tirés de la Suisse, recruté son in fanterie.par les milices, et renouvelé les armées de Flandre, de la Moselle, du Rhin, d'Italie, même celle d'Espagne. La guerre n'avait pas cessé en Piémont pendant l'hiver. Vendôme assiégeait la forte place de Verrue, dernier rempart de Turin, et défendue par le Pô, par trois enceintes et une garnison de trois mille hommes. Pendant que les Anglais délibéraient sur l'opportunité et les moyens de l'expédition de Toulon, La Feuillade, envoyé de Savoie par le Dauphiné, passait le Var, le 4 mars, s'emparait de Villefranche, des forts du voisinage et de la ville de Nice, sinon de son château (10 avril). Le même jour, Vendôme réduisait enfin Verrue, et en faisait la garnison prisonnière de guerre. Ces coups si rapides et si serrés étaient bien capables d'inquiéter Victor-Amédée, mais non pas de le détacher de ses alliés. Je suis persuadé, écrivait Vendôme, qu'il continuera la guerre jusque dans les montagnes de Mondovi, et qu'il laissera prendre Turin et même Coni plutôt que de s'accommoder tant qu'il aura quelque espérance du côté de la Lombardie[3]. A ce moment les préparatifs des Autrichiens dans le Tyrol et dans le Trentin lui faisaient espérer le retour du prince Eugène en Italie. Pour lui ôter cette confiance, Vendôme s'occupa d'assurer la position des Français du côté du Mantouan et dans le duché de Modène. Il ordonna à son frère le grand prieur d'assiéger la Mirandole. Eugène, qui était en effet arrivé déjà sur l'Adige, essaya de venir au secours de la place. Il en fut empêché par un brillant combat qui dura six heures. La Mirandole capitula le 10 mai, et un officier de la garnison, prisonnier de guerre, fut autorisé à porter au duc de Savoie la nouvelle de cette déception de plus.

La surprise fut plus sensible encore sur le théâtre des grandes hostilités. Tous les avis reçus par le gouvernement français, toutes les dispositions militaires des alliés depuis la fin de décembre, indiquaient de leur part l'intention d'entreprendre sur la Moselle et sur la Sarre pour prendre l'Alsace à revers, entrer dans les Trois-Évêchés et pousser l'invasion en France .aussi loin qu'ils pourraient. Ils formaient des magasins considérables à Cologne, à Coblentz, à Trèves, d'où il leur était facile de les faire remonter par les fleuves. Leur plus forte armée (60.000 hommes), celle de Marlborough, se rassemblait sur la Moselle et en attendait une seconde (30.000 hommes) que le prince de Bade devait amener du Rhin ; deux autres, en veillant sur la Meuse et le Bas-Escaut, étaient destinées à diviser l'attention et les forces des Français. Ce n'était plus, comme au temps de Créqui et du duc de Lorraine, une seule armée, un seul chef, qui menaçait la France : Pour cette fois, a dit Villars[4], c'était l'Angleterre, la Hollande, tout l'Empire qui avaient formé depuis sept mois le dessein d'attaquer la frontière. Louis XIV comprit qu'il fallait avant tout défendre la Moselle ; il y destina sa plus forte armée et en donna le commandement à Villars qu'il éleva, à cette occasion, à la dignité tant désirée de duc[5]. Villeroi resta en Flandre sous l'autorité nominale de l'électeur de Bavière, et Marcin en Alsace ; mais les trois généraux eurent ordre de correspondre exactement, d'agir de concert et de s'en voyer mutuellement des secours selon les circonstances.

Dès le mois de février, Chamlay avait proposé un plan d'autant plus digne d'être remarqué que c'est celui qui a réussi : il consistait à se poster, à se retrancher entre la Moselle et la Sarre, entre Sierck sur la Moselle et les environs de Sarrelouis, pour défendre à la fois cette ville à droite et Thionville à gauche[6]. Villars eut le mérite d'exécuter ce qui avait été si bien indiqué par Chamlay. Malgré l'hiver, il courut reconnaître le pays, ne négligeant, comme il dit lui-même, ni un ravin, ni un bouquet de bois, ni un ruisseau, ni un monticule, ni une fondrière[7]. Il choisit à Haute-Sierck l'endroit le plus favorable pour se retrancher victorieusement contre toute attaque, et arriver sur Sarrelouis aussitôt que les ennemis, sans abandonner la Moselle. Il mit en bon état les troupes qui lui venaient de différents côtés ; il remonta sa cavalerie pendant que celle des alliés dépérissait par la maladie ; il put, avant l'ouverture de la campagne, écrire au roi[8] : Les troupes n'ont jamais été aussi belles ni plus remplies d'ardeur... les officiers généraux sont gens de mérite, et j'espère, avec l'aide du Seigneur, que nous donnerons des marques de notre zèle au plus grand et au meilleur maître du monde. Cependant sa position parut devenir critique, quand on sut que le prince de Bade s'était rapproché de Marlborough, que Marlborough se vantait de marcher contre la France avec cent dix mille hommes, et bravait Villars, sous forme de compliment, en lui écrivant que, puisqu'il avait à faire à lui, il comptait sur une belle campagne. La cour était dans les transes. L'inquiétude de ce qui peut arriver sur la Moselle, écrivait Mme de Maintenon[9], m'a donné la fièvre. Mme la duchesse de Bourgogne est plus inquiète qu'il ne convient à une personne de son âge. Villars ne dissimulait pas le danger, et il réclamait des renforts que Villeroi et Marcin eurent ordre de lui expédier. Enfin Marlborough était arrivé en vue des retranchements français ; il faisait mine de diviser ses troupes en deux corps pour se jeter sur deux points à la fois. Tout à coup, pendant que le maréchal se préparait à riposter à ces deux attaques, Marlborough décampa dans la nuit du 16 au 17 juin, et fit dire à Villars par un trompette qu'il était au désespoir de n'avoir pu le forcer. Quelle était donc la cause de cette retraite Marlborough en rejetait la faute sur le prince de Bade ; celui-ci, arrivé à Trèves cinq jours plus tard qu'il n'avait promis, avait ensuite ordonné à ses troupes de s'y arrêter, et au lieu de combattre était parti de sa personne pour les eaux de Schlangenbad. Il ne partageait pas le sentiment de Marlborough sur le plan de la campagne ; pendant que l'Anglais prétendait se porter sur la Moselle pour prendre Thionville, Metz ou Luxembourg, l'Allemand préférait l'attaque sur Sarrelouis, et, puisque son allié ne voulait pas l'entendre, il l'avait laissé avancer seul contre Sierck. Marlborough, trop faible, malgré sa grande armée, pour forcer les retranchements français, et dans une grande disette de fourrage, jugea dangereux d'attendre dans un pays sans ressource une assistance qui refusait de venir. Il redescendit vers Trèves, et dès le 19 reprit la route des Pays-Bas. Le vainqueur d'Hochstett, arrêté tout court par la fermeté de Villars, abandonnait sans combat la plus grande entreprise qui eût encore été tentée contre la France.

Villars, par le camp de Sierck, fermait aux alliés la route de la Moselle. Rassuré de ce côté, il songea à se porter sans délai sur l'Alsace, à y devancer le retour du prince de Bade, à profiter de l'absence du chef pour débusquer les Allemands de leurs lignes. Au bout de quelques jours il avait pris Wissembourg (5 juillet), chassé les Impériaux de leurs lignes de la Lauter, occupé plusieurs châteaux, et fait cinq cents prisonniers. On comprend à plusieurs témoignages contemporains quelle confiance cette activité, ces succès commençaient à ranimer en France. Il n'y a rien d'égal à Monsieur le maréchal de Villars, disait-on[10]. Il a toujours marché dans sa chaise avec un pied, enveloppé pour une goutte douloureuse. Les housards paraissent hors des lignes, il monte à cheval, il les pousse, passe un ruisseau et entre. Voilà ce qu'on en écrit de Metz. Il en arriva un hier soir à Paris qui a apporté que ce général a pris trois petits châteaux, qu'il vivait en pays ennemi avec abondance, et que nos housards avaient pillé le trésor des Allemands et fait un grand butin de chevaux qu'ils donnent pour dix écus. Saint-Simon lui-même, tout furieux qu'il était d'avoir désormais dans le duc de Villars un égal en dignité, ne peut s'empêcher de se joindre à ces acclamations. Villars, écrit-il[11], a fait cette année une campagne digne des plus grands généraux.

L'empereur Léopold était mort quelques semaines auparavant (6 mai 1705). L'histoire n'enregistre ce décès que pour marquer à quel moment disparaît de la scène politique ce contemporain de Louis XIV, son cousin germain, son beau-frère et toujours son concurrent. Léopold, dénué de valeur personnelle, ne comptait en Europe que par sa jalousie contre la France, et par son attachement entêté à ses prétendus droits ; par là il s'était fait des amis ou des auxiliaires de tous ceux qui cherchaient un prétexte contre la grandeur ou l'ambition de Louis XIV. Mais comme au fond c'était pour eux, et non pour lui, que ses alliés avaient commencé la guerre, sa mort n'était pas faite pour en hâter le terme, et d'ailleurs son fils Joseph Ier était peut-être encore plus âpre à poursuivre l'agrandissement de la maison de Habsbourg et à se venger de ses adversaires. Dès les premiers jours, Joseph Ier révéla ses intentions par ses procédés envers la Bavière. Contrairement à la capitulation qu'il avait signée, en qualité de roi des Romains, avec l'électrice, il introduisit dans Munich un corps de six mille hommes ; et cette princesse étant allée passer quelques jours à Venise avec sa mère, il lui refusa des passeports pour son retour[12]. Il exerça sur les Bavarois une telle rigueur, qu'il eut bientôt à craindre une révolte de leur part, et qu'il lui fallut retenir au milieu d'eux les auxiliaires danois d'abord destinés à combattre en Italie. Aussi Louis XIV n'hésita pas à traiter le fils comme le père, en ennemi. Déjà recherché par Ragoczi, le roi n'avait pas dédaigné d'encourager par son argent les efforts des rebelles hongrois[13]. Ces irréconciliables ennemis de l'Autriche, plus unis que jamais, plus ranimés après quelques défaites, venaient de se jurer, sur les Évangiles et sur les sabres croisés, de ne jamais faire la paix séparément ; Ragoczi assurait le roi de sa résolution de n'entrer dans aucun accommodement avec l'Empereur. Louis XIV accepta définitivement leur alliance ; avant deux mois (septembre 1705), Ragoczi allait être proclamé prince de Transylvanie.

Il importait fort aux alliés de ne pas laisser tomber leur prestige, et d'entraver la revanche que la France commençait à prendre. Ils crurent un moment y avoir réussi dans les Pays-Bas. Marlborough, revenu de la Moselle sous Maëstricht, cherchait une occasion d'effacer le mauvais effet de sa retraite. Elle lui fut donnée par un général moins habile et moins vigilant que Villars. Le maréchal de Villeroi, averti du retour de l'Anglais, s'était posté dans le Brabant, derrière les lignes creusées par les Français, de la Meuse à l'Escaut. C'était un front de cinq lieues à garder, qui exigeait une grande dispersion des troupes, et laissait plus d'un poste sans défense suffisante. Le 18 juillet, Marlborough par une marche couverte, se présenta près du village de Heylesen[14] dont chaque pont n'était gardé que par un détachement de trente hommes ; il franchit les lignes sans résistance, et immédiatement se rangea en bataille en deçà. En vain quelques escadrons français coururent sur lui et firent bravement leur devoir. Le temps, nécessaire au reste de l'armée pour être avertie et rejoindre, permettait à l'ennemi de grossir à chaque instant. Villeroi et l'électeur de Bavière étaient à trois lieues ; ils n'arrivèrent que pour constater l'inutilité d'une bataille rangée. Laissant un bon nombre de morts, et des officiers les plus distingués, ils se retirèrent sous Louvain pour mettre la Dyle entre eux et le vainqueur. Marlborough fut libre de combler les retranchements abandonnés, et d'abattre pour toujours la barrière qui lui avait jusque-là fermé le Brabant. L'affaire est très-mauvaise, disait Dangeau[15]. Louis XIV se montrait fort surpris que l'ennemi eût franchi les lignes sans qu'aucune troupe s'y fût opposée. Il commençait même à soupçonner qu'il y avait de la faute de Villeroi : Quoique je ne doute pas de votre vigilance, lui écrivait-il[16], il est bien désagréable de voir les ennemis maîtres des lignes et de plusieurs postes importants, et mon armée dans la nécessité indispensable de se retirer précipitamment pour éviter une défaite générale. Que ne devait-on pas craindre en effet, si Marlborough profitait du désarroi de l'armée française pour la poursuivre sans délai ? Par un changement inespéré, la division se mit entre les vainqueurs à propos des opérations ultérieures. Villeroi avait eu le temps d'occuper un poste avantageux. Marlborough voulait l'y attaquer ; les officiers hollandais et les députés des États trouvèrent ce projet téméraire et se refusèrent à l'exécuter. Marlborough, après leur en avoir exprimé ses regrets avec amertume, quitta l'armée et partit pour l'Angleterre où de grandes ovations l'attendaient. La France cessa de craindre pour le nord, et bientôt reçut une bonne nouvelle d'Italie.

Après la prise de La Mirandole, Vendôme, impatient de retourner en Piémont pour préparer le siège de Turin, son principal objet, avait laissé au grand prieur son frère, avec des forces respectables, la mission de tenir Eugène à distance du Milanais et du Piémont. On est en droit de lui en faire un reproche. Ce frère était paresseux, ivrogne, crapuleux en paroles et en action, et lâche par-dessus ; ce n'était pas l'adversaire qu'il convenait d'opposer au plus actif, au plus habile général de l'Autriche. Il laissa Eugène rassembler ses troupes détachement par détachement sur la gauche du lac de Garda, fabriquer des fours pour préparer ses subsistances, réparer ses chemins. Il ne sut pas davantage prévenir ou contrarier ses marches, reculant quand l'ennemi avançait, ou marchant dans une telle confusion qu'il laissait dans une seule journée cinq cents hommes sur les routes. Eugène avait déjà passé l'Oglio, et s'avançait vers l'Adda, la frontière du Milanais, quand Vendôme appelé par Vaudemont, par les principaux officiers, par les vœux des soldats, revint du Piémont avec un renfort de dix mille hommes pour barrer le passage de la rivière (août 1705).

Il eut d'autant plus de mérite à sauver son frère que cet homme abominable, selon le mot de Vaudemont, sembla s'acharner à lui faire perdre la bataille. Vendôme l'avait placé à Cassano, sur la rive droite de l'Adda avec ses principales forces, et lui-même avec le reste remontait la rivière pour aller à la découverte des Autrichiens. Eugène, arrêté sur la rive gauche à douze milles de Cassano, était occupé à construire un pont et paraissait déterminé à passer dans cet endroit. Ce n'était qu'une ruse pour retenir Vendôme loin de son principal corps d'armée ; la nuit venue il décampe pour aller surprendre le grand prieur livré à lui-même et l'écraser sous le nombre. Vendôme s'aperçut assez vite de ce mouvement pour le rendre inutile ; il redescendit avec plus de rapidité encore que les Autrichiens et arriva le premier à Cassano. Mais là quel spectacle s'offre à ses yeux : aucune disposition n'a été prise, son armée est en état de déroute, les chevaux, les bagages, les bataillons, tout est mêlé, et dans le gouffre du bout du pont. Il cherche son frère, et il le découvre enfin endormi et s'obstinant à ne pas se lever. Il l'interpelle et n'en reçoit pour réponse que mille ordures ; sans l'intervention d'un officier supérieur les voies de fait auraient suivi les gros mots. Vous avez mis les choses dans un étrange état, dit Vendôme, Dieu sait ce qui va nous arriver ! Et pourtant par une inconcevable faiblesse, il assigne encore un commandement à ce misérable, puis il court donner ordre à tous les besoins de la bataille. Il était temps : les Autrichiens avançaient à travers un canal en avant de la rivière sur la gauche des Français, et pénétraient jusqu'à l'ouvrage qui couvrait le pont de Cassano. La résistance des bataillons les plus solides et le canon du château les refoulèrent enfin. Au centre ils commençaient à percer en deux endroits, ils ne furent rejetés dans le canal que par plusieurs charges à la baïonnette. Le feu dura quatre heures ; Français et Autrichiens s'accordent à dire, dans leurs relations, qu'ils n'en avaient jamais vu de si bien nourri. Les Autrichiens s'avouèrent vaincus en se retirant ; le nombre de leurs morts et de leurs blessés était considérable ; on l'a évalué à douze mille hommes. La journée fut belle pour la valeur française. Vendôme, par son intrépidité et sa plume blanche à son chapeau, rappelait Henri IV à Ivry ; c'est un rapprochement auquel se plaisent quelques contemporains. Quant au grand prieur, il combla son déshonneur en n'exerçant pas même le commandement que son frère lui avait laissé. Il se coucha sur un manteau au pied d'un arbre, et s'amusa à rire de la grande besogne que M. de Vendôme devait avoir. Tant de cynisme méritait un cati-Ment : il fut rappelé, disgracié et inflexiblement exclu de la vue du roi.

On a diversement apprécié la bataille de Cassano. Les ennemis prétendirent avoir été vainqueurs ; quelques semaines après, Marlborough, à la demande d'Eugène, fit célébrer dans son armée des réjouissances pour la victoire des Autrichiens[17]. D'autres, comme Saint-Simon, sans nier la victoire de Vendôme, ont entrepris d'en diminuer l'importance par ce qu'ils appellent l'égalité de perte d'hommes entre les deux nations et la nullité du résultat. Un fait positif tranche cette question oiseuse. Eugène se proposait d'entrer dans le Milanais, et de courir à la délivrance du duc de Savoie. Après la bataille de Cassano, il renonce à passer l'Adda ; il se tient sur la défensive pendant deux mois, et, quand il commence à se déplacer, c'est pour reculer vers le lac de Garda en attendant qu'il prenne en Tyrol ses quartiers d'hiver ; le cercle où la France resserrait le dure de Savoie, loin de se détendre, se rétrécit encore par l'occupation de Montmélian et du château de Nice (4 janvier 1706). Voilà le résultat véritable, et c'est bien à la France qu'il profite.

Ce n'était qu'en Espagne que la fortune se montrait absolument contraire à la cause de Louis XIV, et que des événements fâcheux semblaient annoncer, au lieu d'une réparation, de nouveaux désastres. Deux causes principales faisaient la faiblesse de Philippe V : les prétentions des Français à gouverner l'Espagne, et l'importance rendue par la bataille d'Hochstett au parti autrichien. Dès le premier jour, nous l'avons dit, tout en acceptant la protection de la France, les Espagnols avaient montré leur répugnance pour le gouvernement des étrangers. Louis XIV avait placé la princesse des Ursins auprès de la reine, en qualité de camerera mayor, pour diriger le jeune roi par sa femme, c'est-à-dire, comme il l'a écrit[18], pour entretenir une parfaite intelligence avec son ambassadeur à Madrid. Mais cette femme habile avait compris qu'il fallait avant tout naturaliser Philippe V en le faisant Espagnol ; elle l'avait décidé à adopter, ainsi que ses pages français, le costume espagnol ; elle avait combattu l'importance de Porto-Carrero trop ouvertement déclaré pour les Français ; elle voulait mettre les Espagnols aux affaires, et habituer les Castillans à souffrir à côté d'eux, dans les hautes charges, des Aragonais et des Catalans[19]. Cette politique intelligente, sagement appréciée par l'ambassadeur Marcin, déplut au contraire au cardinal d'Estrées envoyé à Madrid en 1703. D'Estrées prétendit relever l'importance des Français, gouverner directement et assister à tous les conseils. Louis XIV, dont cette ingérence flattait les goûts dominateurs, prit parti pour l'ambassadeur contre son petit-fils ; il adressa à Philippe V des lettres sévères pour lui faire honte de sa mollesse et de l'ascendant que sa femme prenait sur lui, l'accusant d'ingratitude puisqu'il interdisait toute intervention dans ses affaires à son protecteur, et le menaçant de l'abandonner s'il ne se montrait à l'avenir plus docile[20]. La fermeté de la reine, inspirée sans doute par la princesse des Ursins, prolongea cette querelle pendant plus d'un an ; mais elle aboutit au rappel de la princesse des Ursins en 1704, pendant que Philippe V accompagnait Berwick dans l'expédition contre le, Portugal. Cette satisfaction d'amour-propre ne mettait pas les affaires en meilleur état. D'Estrées, par le besoin d'être le maitre, avait entravé les mesures financières et militaires d'Orry, quoique Orry fût Français. L'argent et les armes faisaient défaut : Je vois, écrivait Philippe V à Louis XIV, de grandes misères parmi les troupes, faute de pain et faute de payement ; les troupes désertent de tous côtés sans que je puisse savoir ce qui cause de si grands désordres. Cela me force de prendre tout de bon la résolution de m'en rendre compte par moi-même[21]. L'explication qu'il cherchait est donnée nettement dans cette phrase de Torcy : La désunion des Français a fait plus de tort aux affaires d'Espagne que toutes les cabales des malintentionnés qui ne songent qu'à l'entretenir.

La princesse des Ursins s'était également appliquée à combattre les partisans de l'Autriche ; elle avait forcé l'amirante de Castille à se démasquer et à fuir en Portugal ; elle avait déconcerté toutes les ruses d'un marquis de Leganez qu'il fallut plus tard arrêter. Mais les événements avaient renforcé ce parti. Nous avons vu que les grands d'Espagne avaient préféré Philippe V à tout autre prétendant, parce que Louis XIV leur paraissait seul capable de maintenir la monarchie espagnole dans son intégrité. Nous savons encore que ce qui leur agréait avant tout, dans le maintien de cette unité, était la perspective des gouvernements, des commandements à exercer dans les provinces extérieures. Or, depuis la journée d'Hochstett, les grandesses croyaient ne pouvoir plus empêcher la division de a monarchie qu'en se rangeant du côté des alliés qui leur paraissaient les plus forts. Pour être de la princesse des Ursins, le témoignage n'en est pas moins considérable ; l'intérêt personnel, qui avait rattaché les grands à la France, les reportait maintenant du côté de la maison d'Autriche. Par un sentiment contraire, Philippe V sentant plus que jamais le besoin de secours montrait plus de déférence aux volontés de Louis XIV, et cette faiblesse, augmentant l'a version des Espagnols pour les Français, les détachait de Philippe V. Le peuple seul, au dire du maréchal de Tessé, était fidèle et aimait le roi : L'armée serait fidèle aussi, si elle était payée, mais elle ne l'était pas[22].

La conséquence inévitable d'une pareille situation était l'infériorité vis-à-vis d'ennemis nombreux, bien pourvus, et toujours prêts à saisir les circonstances favorables. La campagne débuta par un effort inutile qui a imprimé à l'Espagne une marque d'impuissance non encore effacée aujourd'hui. Philippe V avait voulu reprendre Gibraltar. Les Espagnols ayant perdu deux mois à cette tentative, une flotte française fut envoyée à leur aide sous le commandement de Pointis, le vainqueur de Carthagène. Mais elle n'avait que treize vaisseaux contre trente-cinq anglais. Forcée par les vents à se tenir d'abord dans le port de Cadix où l'ennemi la bloqua, elle ne sortit de cet asile que pour être dispersée par un nouvel orage. Ce contre-temps, en sauvant six de ses vaisseaux qui rentrèrent à Toulon, privait les autres de leur concours. Les sept qui restaient, attaqués par l'amiral Leake, tinrent héroïquement pendant cinq heures contre des forces quintuples. Au bout de la lutte trois furent pris par les vainqueurs, un regagna Cadix, un autre échappa par l'Océan. Avec les deux derniers, Pointis atteignit la côte entre Gibraltar et Malaga, et, pour frustrer l'ennemi de cette proie, mit ses équipages à terre et brûla les navires[23]. Il avait au moins sauvé l'honneur militaire et la réputation des marins français ; mais le prix de la victoire était considérable pour les alliés. Les Espagnols, réduits à lever le siège (25 avril 1705), perdaient pour toujours Gibraltar, et la marine anglaise demeurait maîtresse de la Méditerranée ; ses vaisseaux s'y promenaient, dit le maréchal de Tessé[24], comme les cygnes sur la rivière de Chantilly.

Tessé, successeur de Berwick en Espagne, était parvenu à couvrir l'Estramadure et à contenir en Portugal l'armée de l'archiduc. Les alliés, impatients d'introduire enfin le roi de leur choix dans son royaume, se décidèrent à prendre un autre chemin, ils connaissaient, aussi bien qu'on les connaissait à la cour de France[25], les mauvaises dispositions d'une partie des Catalans pour la Castille et pour le roi qui régnait à Madrid ; l'unanimité, qui avait accueilli le petit-fils de Louis XIV, commençait à être ébranlée par le vieil esprit de résistance qui soufflait depuis deux siècles sur les États de la couronne d'Aragon. Toujours poussés par le prince de Darmstadt, ils préparèrent une nouvelle entreprise sur Barcelone. Berwick, qui commandait cette année en Languedoc, avait inutilement averti Chamillard du succès qu'obtenaient en Catalogne les émissaires de l'archiduc, et d'un commencement de révolte aux environs de Vic ; il pressait le ministre d'envoyer des garnisons françaises à Roses et à Gironne, et de former une armée des troupes de terre qu'il avait en Provence, en Languedoc, en Roussillon ; par là, selon lui, le débarquement serait prévenu, la Catalogne contenue dans l'obéissance de Philippe V, et la frontière de France assurée. Chamillard lui répondit que le roi n'était pas assez puissant pour fournir une armée à chaque province de la monarchie d'Espagne, comme si ce n'eût pas été couvrir l'Espagne d'un seul coup que de défendre d'abord la province la plus menacée. Chamillard, ajoute Berwick[26], n'avait ni le talent de prévoir le mal, ni le sens d'y remédier ; aussi a-t-il mis la France au bord du précipice d'où elle ne s'est tirée que par miracle. Sans admettre ce jugement daris toute sa rigueur, il est vraisemblable que le défaut de secours dans cette circonstance est ce qui a ouvert pour Philippe V l'époque la plus douloureuse de son règne.

L'archiduc, sur la flotte alliée, se montra d'abord dans le royaume de Valence dont quelques villes se déclarèrent en sa faveur. Le 25 août, il débarqua sans opposition devant Barcelone, où vinrent le rejoindre des montagnard set des paysans insurgés et déjà armés. Toutefois l'énergie du gouverneur Velasco le contraignit d'attendre pendant près de deux mois la possession de la ville. Velasco, affaibli par la désertion de quelques-unes de ses troupes, et menacé par une partie de la population favorable à Charles III, consentit à laisser sortir tous ceux qui demandaient des passeports, mais signifia à ceux qui restaient que quiconque entretiendrait des rapports avec l'ennemi serait pendu à l'instant, et il exécuta sans délai sa menace sur quelques traîtres. Il imposa ainsi à tous le devoir de la résistance, et réduisit les alliés à commencer un siège en règle. Après plusieurs semaines, il n'était ni vaincu ni ébranlé. Les alliés comprirent qu'avant d'entrer dans Barcelone, il leur fallait occuper la hauteur de Montjouich sur laquelle la citadelle était bâtie. Ils trompèrent les assiégés sur leurs intentions par un feint rembarquement ; pendant que les tentes se pliaient, que les batteries se démontaient, que les troupes regagnaient les vaisseaux, un corps choisi, dissimulé par les montagnes voisines et par la nuit, arriva inopinément à la hauteur de la citadelle. Malgré la surprise, la résistance fut vive et rude ; Darmstadt lui-même y fut tué ; mais quand la poudrière eut sauté et renversé un pan de muraille, les défenseurs, quoi qu'il en contât à leur bravoure, durent se rendre ; le drapeau anglais se planta sur le Montjouich. Les Anglais et les Hollandais sortirent en triomphe de leurs vaisseaux et reprirent le siège ; la ville battue à la fois d'en haut et d'en bas, par les canons de la citadelle, par les canons de la flotte et de l'armée, capitula le 9 octobre.

Ce siège avait occupé l'attention de l'Europe par sa durée et par ses chances diverses : Barcelone, disait-on en France[27], est l'étonnement de nos jours ; il a la fièvre tierce, un jour pris, l'autre non. Ses suites furent encore plus considérables. L'archiduc entra dans Barcelone en souverain ; il avait enfin un sol espagnol pour y établir le siège de son gouvernement. Par la contagion du succès, les autres villes de la Catalogne proclamèrent le nouveau roi. Les moines, toujours fidèles à l'Autriche, en dépit des évêques, prêchèrent sa légitimité et parlèrent de refuser l'absolution à ceux qui ne se déclareraient pas pour lui[28]. Le royaume de Valence imita la Catalogne, l'Aragon en eût fait autant sans la crainte du voisinage des troupes castillanes[29]. La révolte, selon l'expression d'un écrivain espagnol[30], s'étendait comme le feu dans les herbes sèches aux jours brûlants de la moisson. Philippe V, frappé de l'étendue de ces pertes, annonça l'intention de partir dès le mois de décembre, de tout hasarder pour chasser l'archiduc ; il rappela de la frontière de Portugal les troupes françaises qui étaient sous le commandement de Tessé ; il s'adressa au sentiment national des Castillans habitués à rendre haine pour haine à la Catalogne, et qui témoignèrent avec empressement de leur fidélité. C'était se porter noblement à la rencontre des tribulations que la campagne prochaine lui réservait.

 

 

 



[1] Lettre de Brancion au duc de Savoie, du 7 avril 1705 : Pelez, tome V, page 632.

[2] Mémoires de Berwick.

[3] Pelet, tome V, page 243 : lettre de Vendôme à Louis XIV, du 19 mars 1705 : Ce prince est assurément bien plus ennemi de Votre Majesté et de la France que n'a jamais été le feu prince d'Orange.

[4] Pelet, tome V, page 590 : lettre de Villars à Chamillard, 13 juin 1705.

[5] Dangeau, 16 janvier 1705. Voir aussi les colères amusantes de Saint-Simon contre cette profanation de la dignité ducale.

[6] Pelet, tome V, page 551 : Mémoire de M. de Chamlay, 10 février 1705, sur les affaires de la campagne.

[7] Mémoires de Villars.

[8] Pelet, tome V : lettres de Villars, 17 mai et 13 juin 1705.

[9] Lettres de Maintenon au duc de Noailles, 12 juin 1705.

[10] Lettre de la marquise d'Huxelles, 11 juillet.

[11] Saint-Simon, tome III, chapitre XVI, page 189.

[12] Dangeau, 2 juin 1705.

[13] Dangeau, novembre 1704 : Le prince Ragoczi demande une petite augmentation de subsides. On lui donne déjà 3.000 pistoles par mois ; il en voudrait avoir 1.000 de plus, et qu'elles fussent payées en espèces, afin que dans son armée et en Hongrie, on fût assuré qu'il est soutenu par le roi et qu'il en reçoit de l'argent.

[14] Heylesen, près la ville de Leau, sur un affluent de la Dyle, el non pas Hillesheim, comme on lit dans quelques histoires.

[15] Journal, 21 juillet 1705.

[16] Lettre de Louis XIV à Villeroi, 21 juillet 1705 : Pelet, tome V, page 53.

[17] Dangeau, 2 septembre 1705.

[18] Œuvres de Louis XIV, tome VI : lettre de Louis XIV à la princesse des Ursins, 9 février 1703.

[19] Combes, Histoire de la princesse des Ursins.

[20] Œuvres de Louis XIV, tome VI : lettre à Philippe V, février 1703.

[21] Mémoires de Noailles, rédigés par Millot.

[22] Combes : Princesse des Ursins, chapitre XV.

[23] Dangeau, 4, 5, 6 avril 1705, cite les rapports de Pontchartrain.

[24] Lettre de Tessé au prince de Condé, citée par Ernest Moret.

[25] Dangeau, 21 août 1705.

[26] Mémoires de Berwick, an 1705.

[27] Lettre de la marquise d'Huxelles.

[28] Mémoires de Noailles : lettre de la princesse des Ursins à Torcy.

[29] Mémoires de Berwick.

[30] Mémoires de Saint-Philippe.