HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

TROISIÈME PARTIE. — LA DÉCADENCE : GUERRES DE LA SECONDE COALITION ET DE LA SUCCESSION D'Espagne (suite et fin)

 

CHAPITRE XXXVII. — Intervalle de quatre ans entre la paix de Ryswick et la guerre de la succession d'Espagne : fin de 1697 à 1701.

 

 

I. — La paix employée à réparer les maux de la guerre ; efforts pour ranimer la prospérité publique. - Diminution momentanée des chargea financières - Désarmement. - Mesures de bien public : hôpitaux, loi somptuaire. - Encouragements à l'industrie, au commerce, aux colonies. - Nouvelle organisation des Académies. - Complément aux bâtiments. - Affaires religieuses.- Quiétisme ; le livre des Maximes des Saints.- Conseil des affaires des religionnaires.

 

Il faut rendre justice à Louis XIV : il n'avait pas pris son parti de cette décadence. C'est un des traits essentiels de sa grandeur que de n'abandonner jamais ses plans de prépondérance au dehors, de prospérité publique au dedans, de les poursuivre à travers les difficultés ou les résistances, de les reprendre aussitôt que les obstacles ont disparu. Ainsi la guerre de Hollande n'avait que ralenti, non suspendu, le développement des institutions intérieures ; et la paix de Nimègue leur avait imprimé un élan nouveau qui compléta la gloire de la plus illustre période du règne. Une impulsion analogue et plus nécessaire se fit sentir après la paix de Ryswick. A peine délivré de la seconde coalition, le roi se mit à l'œuvre pour réparer, dans toutes les parties du gouvernement, les conséquences de cette impitoyable guerre. Sa vigilance ne négligea pas plus le service des pauvres que le soin de son autorité, pas plus le travail, l'industrie, le commerce, que l'achèvement de ses palais, pas plus les colonies que les académies. Ce tableau mérite une attention particulière : quoique la personnalité royale y perce en plus d'un endroit, il n'en est pas moins un témoignage considérable de son application aux intérêts communs et une recommandation sérieuse devant l'histoire.

Dans les derniers jours de septembre 1697, le dernier traité de Ryswick, celui des Impériaux, n'étant pas même encore signé, le roi, au Conseil des finances, arrêta tous les comptes de l'année, et annonça par de bonnes paroles ses intentions pour l'avenir : Il faut présentement, dit-il[1], chercher autant de moyens pour supprimer les édits que nous en cherchions pendant la guerre pour les établir. La dépense depuis un an avait dépassé 180 millions. Pour premier soulagement il cassa tous les régiments de milice, et ôta l'ustensile ; c'était déjà une décharge de douze millions. Quelques semaines après, il arrêta que la capitation ne serait plus payée que pendant les trois premiers mois de l'année suivante ; et elle cessa en effet au 1er avril 1698, conformément à la promesse qu'il avait donnée en l'établissant. Les provinces qui avaient le plus souffert méritaient un, soin de faveur ; l'Alsace entre autres avait payé chaque année 1.400.000 livres en argent, et plus de deux millions par les fourrages. Ces contributions furent sensiblement réduites ; l'impôt de la province rabaissé pour l'avenir à 100.000 livres, et la ville de Strasbourg dispensée de tout droit sur les entrées et sorties de marchandises[2]. Le roi demanda, il est vrai, aux officiers de finances un sacrifice personnel ; une taxe assez élevée qui trompait leurs calculs, et dont Racine en particulier conçut un grand chagrin, sans toutefois y succomber en victime d'un caprice royal, comme on le répète depuis près de deux siècles[3]. Mais cette exigence pouvait s'expliquer par les profits que ces officiers réalisaient en certains cas, et ce qu'ils rendaient dans cette circonstance dégrevait d'autant les contribuables. Dans une pensée analogue, le roi retira aux officiers de finances et de justice plusieurs avantages qui retombaient en surcharge sur les contribuables. Pendant la guerre, en retour de leurs dons d'argent, il leur avait accordé des augmentations de gages et diverses exemptions. Après la paix il s'attacha à les rembourser pour n'avoir plus à leur continuer ces faveurs. Dans l'espace de moins de deux ans, si l'on en croit Dangeau, il remboursa à ce titre cinquante millions. Ce qui produisit deux bons effets : augmenter le nombre des contribuables à la taille et aux droits levés pour le roi, et remettre de l'argent dans les provinces épuisées par la dernière guerre[4].

D'autres opérations n'eurent pas moins pour objet la reprise des affaires et le soulagement du trésor royal. Six mois après la paix, le roi empruntait sur l'hôtel de ville au taux normal de 20 pour 100 (au denier 20) ; et l'emprunt était couvert grâce à l'abondance d'argent que la paix avait fait reparaître dans Paris. Dix-huit mois plus tard il put réduire au même taux les anciennes rentes émises au denier 18. Ceux qui refusèrent la conversion furent remboursés ; personne n'eut le droit de se plaindre, et le roi gagna sur cette opération 4 millions[5]. Pour multiplier l'argent en circulation, pour en attirer davantage dans le royaume, il remit dans le commerce les pistoles, les vieux louis, les pistoles d'Espagne et les patagons : et bientôt, pour rendre à la monnaie son crédit, il abaissa le taux factice où il l'avait portée, diminuant d'abord les bonis de cinq sous et les écus blancs d'un sou, avec la promesse de les diminuer d'autant de deux mois en deux mois jusqu'à ce que, au 1er janvier 1701, le louis ne valût plus que 12 francs et l'écu blanc trois livres dix sous[6]. On regrette de trouver, au milieu de ces sages efforts, l'établissement de quelques monopoles tels que celui de la poudre et du menu plomb, dont l'adjudicataire, moyennant une somme de 700.000 francs, était autorisé à élever le prix de sa marchandise.

L'entretien de l'armée ayant toujours été la grande dépense, le meilleur gage d'économie était le désarmement. Louis XIV y procéda dès le premier jour. En novembre 1697, il annonçait la réforme de cinq hommes par compagnie d'infanterie, la suppression de 58 régiments de cavalerie sur 108 et de la moitié des régiments de dragons. En février suivant, il avait réformé 20 régiments de cavalerie et 14 de dragons ; en mars, les Suisses étaient réduits de moitié, à dix-huit mille hommes ; en avril et en mai, les carabiniers, réduits des trois cinquièmes, de cent à quarante compagnies ; en novembre c'était le tourde six autres régiments de cavalerie, de cinq de dragons, de plusieurs régiments d'infanterie, et de t rois cents compagnies, dispersées dans les places sans appartenir à aucun régiment. Un retranchement aussi considérable s'accomplit en 1699 ; on ne supprima pas moins de quarante mille hommes. Les officiers furent conservés et incorporés dans les régiments restants, mais les soldats congédiés dans les proportions suivantes : quinze hommes par compagnie d'infanterie française, deux compagnies par bataillon dans les régiments étrangers, dix maîtres par compagnie de cavalerie, cinq hommes par brigade dans la gendarmerie, vingt hommes par compagnie dans le régiment des gardes. La réforme réglée, les cavaliers et les soldats, pourvus de feuilles de route, furent reconduits chez eux par les officiers ; grâce à cette mesure, le retour s'opéra sans aucun désordre. Le roi avait convenablement pourvu au sort des vieux soldats. Il y a maintenant, écrivait Dangeau, le 15 janvier 1700, sept mille hommes reçus dans les Invalides, trois mille dans la maison, quinze cents en congé, les autres dans les garnisons où ils sont entretenus. Le roi a réglé que tous les cavaliers, dragons ou soldats, qui auraient servi trente ans, y seraient reçus, et, depuis la réforme, on y en a déjà admis six cents.

Ce n'est pas que Louis XIV eût perdu le goût de la représentation et du faste militaire. On en eut la preuve dans le Camp de Compiègne, l'événement le plus brillant de l'an 1698. Soit pour compléter l'éducation du duc de Bourgogne par la vue des grandes manœuvres de guerre, soit pour montrer à l'Europe que la France n'était épuisée ni de bonnes troupes ni de magnificence, il se donna le plaisir d'une parade qui étonna en effet l'étranger plus encore que les Français. Trente-cinq bataillons et cent trente escadrons eurent ordre de se rassembler aux environs de Compiègne sous le commandement du maréchal de Boufflers. Deux bataillons suisses s'y rendirent les premiers pour préparer la place en aidant les paysans à faire la moisson, afin que le travail des champs ne retardât pas la fête, et que l'habitant n'eût pas à souffrir de la gloire des armes. A la fin d'août, toutes les troupes étant réunies, le roi arriva avec toute la cour et les ambassadeurs, pour jouir des revues, des évolutions guerrières et de l'éclat incomparable des uniformes. Il avait affecté de recommander la modération dans la dépense, prescrit de n'habiller à neuf que les soldats dont les habits étaient en mauvais état, et interdit toute dorure neuve aux officiers. Mais on lui avait désobéi sans crainte de lui déplaire, et il ne trouva rien à redire au spectacle qui, pendant un mois, se déploya sous ses yeux. Les colonels, et même beaucoup de capitaines, avaient entrepris de se ruiner pour parer leurs soldats et briller eux-mêmes ; c'était une lutte à qui surpasserait ses égaux, un triomphe d'amour-propre auquel ils conviaient leurs amis[7]. A la beauté des habits se joignait l'abondance des tables. De simples colonels, et non-seulement les maréchaux de camp et les lieutenants généraux, affectèrent de tenir table ouverte, et de se distinguer par la délicatesse du service. Mais rien n'avait encore approché, même chez les princes, même dans la maison de Condé, de la profusion intarissable et gracieuse, irréparable et plus que royale, du maréchal de Boufflers, commandant en chef.

Notre ami Boufflers, écrivait Mme de Maintenon[8], fait une dépense excessive ; et le roi, après en avoir mesuré l'immensité, renonça à concourir avec son sujet : il régla que le duc de Bourgogne, quand il viendrait au camp, ne tiendrait pas de table et irait manger chez Boufflers, parce que, disait-il, nous ne pourrions mieux faire que le maréchal[9]. Les détails de ce festoiement de trente jours, rapportés dans le Mercure, laissent bien loin en arrière ces repas gigantesques des romans qui n'ont pourtant coûté que des frais d'imagination à l'auteur. Chez Boufflers, la réalité même est incroyable. Des bâtiments en bois ou des tentes transformés en galeries de cinquante pieds de long, en salles de jeu, en chambres à coucher, en pavillons et en couloirs, et les appartements tendus de damas cramoisi de Gênes, de galons d'or, ou d'étoffe des Indes rayée, ornés de miroirs et de meubles à la duchesse, et éclairés le soir par des milliers de bougies ; quatre cuisines pour les potages, entrées, rôts et entremets ; lingerie, fruiterie et serres ; deux tables dans la galerie, servies tous les jours, de vingt à vingt-cinq couverts ou davantage, selon le nombre des officiers qui se présentaient aux heures des repas. La France et l'étranger contribuaient à l'approvisionnement ; il arrivait chaque jour, à tout moment, des monceaux d'ortolans, perdrix rouges, gelinottes des bois, veaux de rivière de Rouen, veaux de Gand, faisans et chapons de Bruges, et, les jours maigres, le plus beau poisson de Dieppe, Calais et Dunkerque, les saumons et esturgeons de Gand et de Bruxelles, expédiés par des agents en permanence dans ces villes. Soixante-douze cuisiniers et trois cent quarante domestiques, dont cent vingt en livrée, formaient le personnel du service, assistés de quatorze chevaux de relai qui voituraient chaque jour les fruits et légumes de Paris ; le matériel consistait en quatre cents douzaines de serviettes, quatre-vingts douzaines d'assiettes d'argent, six douzaines.de vermeil, plats et corbeilles d'argent pour les fruits. La consommation seule du vin semblait égaler toutes les autres dépenses : cinquante douzaines de bouteilles les jours ordinaires ; quand le roi et les princes daignaient venir, quatre-vingts douzaines de bouteilles ; et ce n'étaient que vins de Bourgogne, de Rhin et Moselle, de Champagne, avec un complément de deux mille prises de café et d'un muid de liqueurs[10]. A côté de tels objets de stupéfaction, les manœuvres des troupes n'offraient plus qu'un spectacle secondaire. Il s'en fit pourtant de fort belles, auxquelles le duc de Bourgogne trouva beaucoup d'intérêt et de plaisir : travaux de tranchée, attaque de retranchements, siège simulé de la ville, dispositions pour attaquer et défendre la contrescarpe ; dans une attaque d'une heure on brûla quatorze milliers de poudre. Le roi se déclara satisfait de la beauté des troupes, et, au lieu de blâmer la profusion déployée pour lui plaire, il crut devoir en prendre une partie à sa charge : Il accorda six cents livres de gratification à chaque capitaine de cavalerie, six cents à chaque capitaine d'infanterie. Boufflers reçut cent mille livres : indemnité dérisoire pour lui comme pour les autres, une goutte d'eau pour chacun, dit Saint-Simon, à côté du gaspillage des fortunes particulières dont aucun de ces magnifiques ne se releva.

C'était sans doute une contradiction, un obstacle même, aux projets de réformes, que cette prodigalité encouragée au moins tout bas par le roi. Heureusement il avait pour l'administration de la guerre des intentions, des plans plus raisonnables, plus conformes à la situation nouvelle. Il s'occupait de la défensive et des travaux qu'elle réclamait, ce qui est la première et la meilleure mesure à prendre contre la guerre. En remplacement du Brisach qu'il n'avait plus sur la rive droite du Rhin, il en construisait un nouveau, un Brisach français sur la rive gauche, pour fermer aux Allemands le midi de l'Alsace. Cette ville, entièrement neuve, commencée en plein champ, se relierait par de grosses redoutes à quelques autres ouvrages qui existaient déjà de ce côté du fleuve ; elle devait coûter cinq millions. Vauban avait aussi reçu la mission d'inspecter toutes les places fortes du royaume, de déterminer ce qu'exigerait leur remise en bon état, et indiquer par quelles réparations il était urgent de commencer. Vauban, en s'acquittant de cette occupation, en ajouta une selon son cœur, dit Fontenelle[11]. Tout en visitant les forteresses, il recueillit, chemin faisant, de précieux éléments pour ses Oisivetés, et pour la Dîme royale. Au retour (octobre 1699) il remit au roi un mémoire précis et fidèle de tout ce qu'il y avait à faire à chacune des places fortes ; il appelait ce mémoire son Testament. Ce qu'il proposait de travaux n'allait pas à moins de soixante millions ; une pareille entreprise ne pouvait s'exécuter que peu à peu ; mais le roi se promettait bien d'y persévérer, et à peu près au même moment Barbezieux lui annonçait qu'il avait en réserve deux millions à l'extraordinaire des guerres, et un autre fonds assez considérable pour suffire aux dépenses urgentes de la frontière, à des constructions de magasins, ou à toute autre œuvre que Sa Majesté jugerait utile[12].

Les encouragements à l'industrie, au commerce, aux colonies, marchaient de pair avec les soins militaires. La guerre avait empêché le roi, dit-il lui-même, de continuer son ancienne application au commerce de ses sujets, et donné aux étrangers différents moyens de s'introduire dans les colonies[13]. L'initiative du pouvoir, la protection, furent les principaux remèdes apportés à ces maux. Des lettres-patentes ordonnèrent l'établissement par tout le royaume de manufactures nouvelles[14]. Les industriels soupçonnés de vouloir passer à l'étranger furent envoyés à la Bastille et interrogés sur leurs intentions[15]. Dunkerque fut déclaré port franc comme Marseille l'avait été par Colbert (janvier 1700). Un nouveau conseil de commerce fut institué (29 juin 1700), pour examiner, au moins une fois par semaine, toutes les propositions et mémoires adressés au roi, résoudre les affaires et difficultés relatives au commerce de terre et de mer et aux fabriques et manufactures. Tous les intérêts y étaient représentés. Aux conseillers d'État et maîtres des requêtes nommés par le roi, étaient adjoints douze des principaux marchands du royaume, dont deux de Paris, et les dix autres de Rouen, Bordeaux, Lyon, Marseille, La Rochelle, Nantes, Saint-Malo, Lille, Bayonne, Dunkerque. Le contrôleur général pourrait au besoin y appeler deux fermiers généraux pour prendre leurs avis[16].

Les colonies avaient beaucoup souffert ; aux Indes ; par la perte momentanée de Pondichéry ; au Canada, par la lutte contre les Anglais ; aux Antilles, par la concurrence furtive des étrangers. On n'avait pu donner suite à la découverte de la Louisiane. Du vivant 'même de Seignelay, Cavelier de la Salle avait succombé, dans une première tentative d'établissement, sous les coups de ses propres compagnons[17]. Depuis, le temps et les forces avaient manqué pour le venger. Aussitôt après la paix de Ryswick, le roi se retourne vers les colonies. Pour fortifier les Antilles, il tire des galères ceux qui avaient fait leur temps, quoique ce fût, dit froidement Dangeau, l'habitude d'y laisser à perpétuité les condamnés à temps aussi bien que les condamnés à vie[18] ; il y joint ceux qui sont devenus invalides, et expédie ces misérables pour peupler les îles. Il exempte de la capitation pendant deux ans les soldats congédiés de terre et de mer, qui voudront se faire habitants à Saint-Christophe et à Saint-Domingue, et leur assure à eux, à leurs familles et à leurs nègres, une ration quotidienne de farine pendant la première année[19]. Les Espagnols lui ayant abandonné tacitement la partie de Saint-Domingue soustraite à leur domination par les flibustiers et les boucaniers, il entend donner à cette possession un commerce florissant ; et parce que des particuliers n'y pourraient pas suffire, il institue (sept. 1698) une Compagnie de Saint-Domingue pourvue des mêmes privilèges que la Compagnie des Indes-Occidentales[20]. Il y joint une autre ordonnance pour réserver aux Français le commerce des colonies françaises. Les étrangers avaient encombré ces marchés de leurs produits. Les marchands de France n'y trouvaient plus que peu de débouchés et ne parvenaient, qu'après de longs retards, à rassembler leurs propres chargements. Le roi remet en vigueur les anciens règlements qui assuraient ce commerce el cette navigation aux sujets du royaume.

Dans cet entrain, on reprit les projets de La Salle. Pontchartrain, qui avait la marine dans ses attributions, expédia, en 1698, pour la Louisiane, deux vaisseaux sous le commandement de Château-Morand et d'Iberville. Arrivés, en janvier 1699, en vue de la Floride et de la baie de Pensacola, ils trouvèrent d'abord une ile souillée de débris humains, têtes et ossements, qu'ils nommèrent Massacre ; le 2 mars, ils entrèrent dans les bouches du Mississipi, dans la Palissade, comme disaient les Espagnols, formée des troncs d'arbres entraînés par le courant. Iberville commença par la construction d'un fort entre le Mississipi et la rivière Maubile ; plus tard il fit un établissement sur cette rivière, puis des magasins et des casernes dans l'île Massacre qui bientôt s'appela Dauphine. Mais le succès devait être lent, soit par le défaut de colons, soit par la crainte de la concurrence des Espagnols et des Anglais ; ceux-ci menaçaient d'établir dans le pays des religionnaires français réfugiés. En 1712,1a Louisiane ne comptait encore que vingt-cinq familles françaises ; et ce n'est qu'en 1717 qu'ont été jetés les fondements de la Nouvelle-Orléans[21]. Toutefois, c'est à l'impulsion de Louis XIV qu'il convient de rapporter la colonisation de la Louisiane, quoiqu'il n'en ait pas vu les effets.

Cette impulsion fut plus efficace et plus rapide aux grandes Indes. Il avait fait rendre Pondichéry aux marchands français. La Compagnie des Indes-Orientales profita, sans tarder, de cet avantage. Elle avait un agent supérieur dans Martin, le fondateur de la ville, le plus grand administrateur que les Français aient eu en Asie, (le l'aveu des Anglais. Elle lui envoya des renforts, des officiers, des ingénieurs, des subsides ; elle le nomma président du Conseil supérieur qu'elle établit à Pondichéry. Martin répondit à cette confiance par un grand accroissement de prospérité. Dès 1699, la ville comptait déjà cent maisons ; dix ans après, la population montait de cinquante à soixante mille personnes. C'est le beau temps de la Compagnie des Indes. Dans cette période, elle bâtit en Bretagne, comme son principal entrepôt, la ville de Lorient, à la rencontre du Blavet et du Scorf, et dans une situation que l'intendant Nointel signalait, en 1698, comme la plus belle et la plus digne d'attirer les marchands.

En dépit de ces mesures, qui aussi bien ne pouvaient disposer que pour l'avenir, il restait bien des misères, conséquence d'une guerre de dix ans, et, comme toutes les misères, plus lentes à la retraite qu'à l'attaque. Les pauvres abondaient dans le royaume, et la pauvreté tournait au vagabondage. Le défaut de travail avait multiplié la mendicité, et l'exemple de la mendicité provoquait la paresse à l'imitation. L'Histoire métallique elle-même, dans son langage optimiste, constate la gravité de la situation. Une infinité de gens abandonnaient la culture des terres et désertaient les villages parce qu'ils trouvaient sans peine en mendiant beaucoup plus que leur travail ne pouvait produire. On ne trouvait plus qu'à grands frais des gens de journée, et beaucoup de terres demeuraient incultes. Il y eut, en outre, en 1698, une de ces récoltes insuffisantes dont le retour périodique, et en quelque sorte normal, devrait entrer dans les prévisions des masses, mais surprend toujours leur imprévoyance obstinée. Le roi voulut pourvoir à la cherté, puisque, aux yeux des multitudes, le gouvernement en est toujours responsable, et pourvoir aussi à la mendicité.

Contre l'élévation du prix des grains, il s'attaqua aux accapareurs. L'intendant Foucault atteste que ce n'était pas sans raison : Beaucoup d'usuriers, dit-il[22], faisaient de grands magasins de blé. On arrêta un colonel suisse qui s'était obstiné dans ce crime malgré plusieurs avertissements ; cet exemple parut nécessaire pour décourager les imitateurs[23]. On veilla à faciliter la circulation des blés d'une généralité dans l'autre[24]. Une déclaration du 31 août 1699 prescrivit qu'à l'avenir personne ne fit le commerce du blé sans une permission du gouvernement[25]. Contre la pauvreté et la mendicité, le roi mêla l'assistance aux châtiments. Par une déclaration du 12 décembre 1698, il donnait aux hôpitaux, dans une nouvelle administration, la garantie d'un meilleur emploi de leurs ressources qui contribuerait à les accroître. Tout hôpital devait avoir désormais un bureau de direction, composé d'officiers publics et d'habitants de la localité. Le trésorier serait élu et contrôlé par ses confrères, deux membres chargés d'expédier les mandats de payement ; les dépenses, les constructions ne seraient ordonnées que par le bureau assemblé[26]. Plus tard il augmenta la dotation des hôpitaux, en particulier celle de l'hôpital général à Paris[27] ; l'année suivante (1701) il attribua aux pauvres de cet hôpital le sixième du produit de l'Opéra et des Comédies. Dans ces conditions qui lui donnaient l'espérance de suffire aux besoins réels des véritables pauvres, il crut pouvoir se montrer inflexible contre ceux qui abusaient de la charité publique. Une première déclaration (10 février 1699) annonça l'établissement d'ateliers publics pour occuper les pauvres valides ; on les emploierait encore à la moisson, et après la moisson, à la réparation des grands chemins. On ferait subsister dans les hôpitaux ceux qui seraient hors d'état de travailler. Quant à ceux qui s'obstineraient à mendier, ils seraient sévèrement punis. On commençait à se féliciter du bon résultat de ces prescriptions, lorsque, l'année suivante, il se présenta encore des mendiants, et même de très-audacieux ; il y en avait aux environs d'Essonne qui lançaient jusque dans Paris des lettres menaçantes. Une nouvelle déclaration (septembre 1700) leur signifia de retourner dans leur pays, sous peine de la fustigation pour la première fois, de la fustigation et du carcan, en cas de récidive, pour ceux qui n'auraient pas vingt ans, et de cinq ans de galères pour ceux qui auraient dépassé cet âge[28]. Ces menaces ne firent cependant pas disparaître tous les mendiants. Foucauld en donne une raison qui prouve l'insuffisance de l'administration royale : Les hôpitaux, dit-il, n'étaient pas en état de les loger tous et de les faire subsister.

Une loi somptuaire, édictée à la même époque, n'est pas sans analogie d'intention avec ces efforts pour restreindre la pauvreté et rendre à l'État la force dont il a besoin. Prévenir les dépenses exagérées et inutiles, c'est consolider la fortune de chacun, et, par celle des particuliers, la fortune publique. Telle est aussi la pensée avouée de l'édit somptuaire du 29 mai 1700.Le préambule n'en est pas moins curieux que les dispositions. Le roi n'a d'autre vue que de rétablir la prospérité de ses finances et la vraie richesse de ses sujets. Or, parmi ses sujets, les uns se livrent, par amour du faste, à des dépenses qui ne conviennent ni à leur condition ni à leurs biens ; les autres les imitent par respect humain, à leur grand regret. Il est sage de sauver les premiers des emportements de leur orgueil, les seconds de la mollesse de leur volonté, et de donner à ceux-ci, dans l'obéissance qu'ils rendront aux ordres du souverain, une honnête excuse pour ne pas suivre des modes et des exemples qu'ils condamnent avec tant de raison. Dans cette intention, toute de bienveillance, le roi a résolu de renouveler ses édits de 1689. En conséquence, il interdit l'usage des meubles d'or et d'argent massif, des dorures dans les maisons et aux carrosses, de l'or et de l'argent dans les livrées ; il fixe un prix que les plus riches étoffes ne devront pas dépasser, et il règle la dépense qui convient à chaque état. Est-ce une imitation des règlements pratiques du consistoire de Genève ou un écho affaibli de la constitution de Salente dont on commençait à parler ? Quoi qu'il en soit, selon Dangeau, quatre ou cinq millions d'or ou d'argent étaient absorbés chaque année dans ces objets de luxe[29], et un historien[30] affirme que l'édit somptuaire servit beaucoup à la conservation des matières d'or et d'argent dans le royaume. S'il a dit vrai, l'Histoire métallique n'a été que juste envers Louis XIV en le qualifiant de Providence conservatrice clans la médaille consacrée à cet acte d'autorité souveraine : Providentia servatrix.

Dans cette revue de tous les besoins publics, dans cette attention à répandre partout à l'intérieur les bienfaits de la paix, comme dit Fontenelle[31], le roi ne pouvait oublier les corps savants. Nous savons que, entre autres causes d'affaiblissement, ils avaient souffert de sa pénurie pendant la guerre. Pontchartrain, Colbert au petit pied, tenait à honneur de repasser sur toutes les traces de ce prédécesseur ; en même temps qu'il dirigeait une entreprise maritime sur la Louisiane, il s'appliqua à relever les Académies. D'abord, des lettres patentes (30 décembre 1698) portèrent confirmation de l'Académie de musique ou Opéra[32]. Le mois suivant (26 janvier 1699) parut un règlement qui devait renouveler l'Académie des sciences. Formée par les ordres du roi, cette Académie n'était cependant encore constituée par aucun acte officiel de l'autorité. Sa règle, presque unique, était l'amour des sciences ; mais, quoique le succès n'en eût pas été méprisable, nulle organisation régulière ne donnait à ses travaux les conditions du développement et du progrès, ou la garantie de la durée. Le nouveau règlement fixa le nombre des membres, leurs titres à l'admission, la manière de les choisir, la nature des travaux, la correspondance de la compagnie avec les savants du dehors. Il y eut désormais soixante-dix membres répartis en quatre sections : dix honoraires, vingt associés, vingt pensionnaires et vingt élèves, nommés chacun par le roi, sur une liste présentée par la Compagnie. Nul ne serait pension flaire ou associé, s'il n'était connu par quelque ouvrage considérable imprimé, ou par un cours fait avec éclat, par l'invention de quelque machine ou découverte particulière. Sur les soixante-dix membres, soixante-deux devaient être Français, et quarante devaient résider à Paris ; mais huit places, parmi les associés, étaient réservées aux étrangers, et les autres associés et les honoraires étaient libres de résider en France où ils voulaient, selon leurs occupations ou leurs goûts. Le travail principal et régulier était confié aux vingt pensionnaires et aux vingt élèves. Il consistait à exposera chaque séance ordinaire, leurs recherches ou leurs observations, à vérifier les expériences déjà faites ailleurs, à communiquer avec les divers savants de Paris, du royaume ou de l'étranger, à lire les ouvrages importants de mathématiques ou de physique parus à l'étranger ou en France, et à rendre compte, en séance, de cet examen,. à juger des inventions pour lesquelles leurs auteurs sollicitaient quelques privilèges du roi, à approuver, s'il y avait lieu, les ouvrages des académiciens. Aucun travail direct n'était imposé aux associés ni aux honoraires ; mais, quand ils assistaient aux séances, ils donnaient leur avis et prenaient part aux discussions. A propos de quoi nous remarquons que le roi tient beaucoup à ce que le zèle de la science ne nuise pas aux belles manières. On veillera, dit le texte, à ce que, dans les discussions d'opinions différentes, on n'emploie aucun terme d'aigreur ou de mépris, et quand on combattra les sentiments de quelque sa van t que ce puisse être, on n'en parlera qu'avec ménagements. En retour de la fidélité à ces règles, le roi promettait de faire payer exactement les pensions des académiciens, d'y joindre même des gratifications extraordinaires, et, pour assurer la présence aux assemblées, de distribuer chaque fois quarante jetons aux pensionnaires présents[33]. L'ancien lieu d'assemblée ne pouvait plus suffire à une société ainsi accrue de nombre ; il leur assigna un logement spacieux et magnifique dans le Louvre.

Fontenelle, avec un peu d'emphase, compare cette nouvelle organisation à ces républiques idéales conçues par les sars, dans toute la liberté de leur imagination et de leur raison, pour le bonheur du genre humain. Sans aller aussi loin, on y reconnaîtra un progrès évident. Par les étrangers associés, l'Académie s'emparait pou l'ainsi dire des progrès des sciences chez toutes les nations. Par les associés français et les honoraires, elle profitait du savoir de ces praticiens, de ces amateurs qui, pour n'avoir pas le goût ou la liberté de la résidence, n'en étaient pas moine des esprits éminents. Par les élèves, elle préparait, de longue main, de dignes successeurs aux membres de sa section principale. Son prestige s'accrut de la valeur de ces auxiliaires ; elle bénéficia à la fois de leurs connaissances et de leur gloire. Dès 1699, elle s'associait l'Italien Viviani, bientôt les deux Bernouilli, également réclamés par l'académie de Berlin, et Newton, correspondant fidèle, toujours prompt à lui expédier ce qu'il publiait. Parmi les honoraires, aucun nom n'est plus illustre que celui de Vauban. Si la bienséance, écrit Fontenelle[34], nous permet de dire qu'une place dans cette compagnie soit la récompense du mérite, a près toutes celles qu'il avait reçues du roi en qualité d'homme de guerre, il fallait qu'il en reçût une d'une société de gens de lettres en qualité de mathématicien. Il est en effet permis de penser que la présence de Vauban était au moins aussi honorable à l'Académie que le choix de l'Académie à Vauban.

Pontchartrain fils, quand il eut pris la place de son père en qualité de ministre de la maison du roi, ne fut pas moins le protecteur des sciences et des belles-lettres. On le voit attentif (janvier 1700) à favoriser le voyage de Tournefort dans le Levant, en Grèce, à Constantinople, aux îles de l'Archipel, en Palestine, Arabie, Égypte et côtes de Barbarie. Il presse le départ de l'infatigable explorateur ; il lui accorde tin compagnon capable, choisi par l'Académie, et tin dessinateur ; il lui expédie tout d'abord trois mille livres avec la promesse de lui rembourser toute sa dépense au retour ; il lui garantit le pavement de sa pension d'académicien, malgré l'absence, et.des gratifications d'autant plus légitimes que cette absence est un service de plus[35]. Il a ainsi participé à l'expédition scientifique qui justifia si bien les travaux de Tournefort en les complétant. Mais le meilleur titre de Pontchartrain fils est d'avoir ouvert une voie nouvelle à la petite académie, jusque-là dite des Médailles, et d'en avoir fait un des principaux centres de l'érudition.

Un règlement du 16 juillet 1701 organisa la nouvelle académie sous le nom d'Académie des Inscriptions et Médailles. C'est en grande partie, à la première vue, la reproduction du règlement qui avait agrandi l'Académie des sciences, pour la division en sections, les élections, les communications avec les savants du dehors et du dedans, les assemblées ordinaires et les assemblées publiques. Les chiffres seuls sont un peu différents : le nombre total des membres n'est que de quarante ; la section des pensionnaires et celle des élèves sont réduites à dix au lien de vingt. Mais c'est une institution distincte et nouvelle, si l'on compare sa destination à l'avenir avec ce qu'avait été jusque-là l'Académie des médailles ; on trouve un corps constitué et public à la place d'un petit comité domestique choisi, changé à volonté par le roi, une compagnie savante au lieu d'une fabrique de compliments. Elle aura désormais pour domaine l'histoire moderne et ancienne, et même les arts dans leurs rapports avec l'histoire. Ladite Académie, dit le texte[36], étant établie pour travailler aux inscriptions et autres monuments qu'on a pourra faire pour conserver la mémoire des hommes célèbres et de leurs belles actions, elle continuera de travailler à ce qui regarde lesdits ouvrages, tels que sont les statues, les mausolées, les épitaphes, les médailles, les devises, les inscriptions d'édifices publics et tous autres ouvrages de pareille nature. Elle veillera à tout ce qui peut contribuer à la perfection de ceux qui se feront, tant pour l'invention et les dessins que pour les inscriptions et les légendes, comme aussi à la description de ces ouvrages, faits ou à faire, et à l'explication des faits par rapport auxquels ils auront été faits, et, comme la connaissance de l'antiquité grecque et latine et des auteurs de ces deux langues est ce qui dispose le mieux dans ce genre de travaux, les Académiciens se proposeront tout ce que renferme cette espèce d'érudition comme un des objets les plus dignes de leur application.

L'Académie des inscriptions devait entretenir une union particulière avec l'Académie royale des sciences, par le moyen de deux assemblées communes annuelles où chacune rendrait compte à l'autre de ce qu'elle aurait fait. On ne peut méconnaître, en effet, les services réciproques que se rendent quelquefois la science exacte et l'érudition. Elle devait aussi se tenir au courant de toutes les découvertes curieuses concernant les monuments et l'histoire, et établir des relations avec les savants ou amateurs dont les études rentraient dans son domaine. Elle pouvait s'adjoindre comme associés ou honoraires ceux dont les travaux, les goûts, les collections lui promettaient un accroissement de connaissances. On comprend que par là elle ait recueilli de précieux documents et exercé une influence utile sué l'érudition des particuliers. Un de ses premiers honoraires fut l'intendant de Caen, Foucauld, que nous avons vu à Montauban, en Béarn, à Poitiers, en basse Normandie, occupé de toute autre chose que de l'amour de l'antique. Il avait pourtant découvert, près de Valognes, les ruines d'un théâtre qui semblait se rapporter à l'ancienne ville d'Aluna, et, dans un village près de Caen, un aqueduc, un reste de chaussée et quelques débris de colonnes. Sa bibliothèque, ses cabinets de médailles richement fournis, l'avaient mis én haute estime auprès du Père de h Chaise et du bénédictin Montfaucon. Ses collections, dit l'éditeur de ses Mémoires, furent son meilleur titre pour entrer à l'Académie des inscriptions[37].

Il y avait une tentation à laquelle il était difficile que Louis XIV échappât. Aux grands jours de sa gloire, il avait fait du luxe des bâtiments le signe sensible de sa puissance ; n'était-il pas juste, quand la prospérité semblait renaître par ses soins, qu'il réservât une part à son goût de prédilection ? Il avait même repris ses habitudes avec la vivacité d'une passion qui rentre en souveraine. La paix était à peine signée, que Dangeau nous le montre déjà passant des journées à planter à Trianon et à Marly, sous les intempéries de décembre (1697). Dès que la saison le permit, il enrichit Marly d'une fontaine, la plus belle qu'il eût encore imaginée, et d'un mail sur les hauteurs pour ne rien laisser à désirer aux courtisans. Puis ce sont des grottes formées de roches de Bayeux et décorées d'écailles d'huîtres, expédiées à grands frais par l'intendant Foucault ; et, en même temps, un bâtiment nouveau dont la dépense n'allait pas à moins de cent mille francs. Cette prodigalité devenait si inquiétante, que Mme de Maintenon s'efforça de la contenir, et elle échoua dans cette tentative. Je n'ai pas plu, écrit-elle, dans une conversation sur les bâtiments, et ma douleur est surtout d'avoir parlé sans fruit. Marly sera bientôt un nouveau Versailles. Il n'y a qu'à prier et à souffrir ; mais le peuple, que deviendra-t-il ?[38] Cependant, quelques jours après, le prodigue parut s'amender. Pontchartrain venant lui proposer un nouveau plan pour la place Vendôme, il se montra mécontent. Il se plaignit de Louvois, de La Feuillade, qui l'avaient entraîné à de semblables entreprises, qui lui avaient donné par toute l'Europe la réputation d'aimer ces vanités-là ; il parla des chagrins qu'il en avait ressentis, et dont il attestait Mme de Maintenon même : Je veux, ajouta-t-il, me les épargner désormais, je veux qu'on ne me reproche rien d'approchant. Que mon peuple soit bien nourri, je serai toujours assez bien logé[39]. Mme de Maintenon s'empressa de le louer de ces bonnes paroles, mais avant la fin de l'année, la belle résolution s'était évanouie.

Le roi, dit Saint-Simon, dans cette fin d'année (1698), a résolu d'entreprendre trois grands ouvrages qui auraient dû même être faits depuis longtemps : la chapelle de Versailles, l'église des Invalides et l'autel de Notre-Dame de Paris. Il aurait pu ajouter que le roi négociait aussi un accommodement avec la ville de Paris pour refaire la place Vendôme à son gré, et qu'il s'était enhardi à embellir, à élargir encore ses logements. La dépense des bâtiments en 1699 fut de deux millions six cent mille livres, somme un peu forte pour une époque de réparation et d'économies. L'embellissement de l'autel et du chœur de Notre-Dame de Paris était le vœu de Louis XIII, que ce roi n'avait pas eu le temps d'accomplir. Louis XIV y destina, dès le premier jour, cinq cent mille livres ; il commanda un dessin à Mansard, et fit poser immédiatement les premières pierres de la fondation. Ainsi commençait cette entreprise de mauvais goût qu i devait déformer, sous des cintres de marbre lourd et des tableaux d'un autre style, l'architecture primitive de l'église et l'élan gracieux des ogives du chœur[40]. Mais ces travaux furent retardés par de longs débats sur le plan de Mansard ; repris en 1708, ils n'ont été achevés qu'en 1714[41]. La chapelle de Versailles ne paraissait pas digne des autres magnificences du château. Il fut résolu d'en changer le dessin et d'abattre une partie de la construction. On se promettait une exécution rapide. Dangeau écrivait le 22 décembre 1698 : On commencera lundi prochain à mettre les ouvriers en besogne ; c'était aussi le moment où l'élévation de Mansard à la surintendance des bâtiments, le délivrant des volontés ou des caprices d'un supérieur, semblait lui assurer plus de liberté et de vitesse d'allures. Néanmoins le travail se prolongea pendant plusieurs années ; Mansard, mort en 1708, n'en a pas vu la fin. L'église des Invalides satisfit plus tôt l'impatience du roi. Barbezieux avait entre les mains un fonds spécial qui lui permettait de fournir 45.000 livres, par an pendant six ans ; on ne croyait pas une plus grosse somme nécessaire pour mettre le monument en sa perfection. Moins de trois ans après, en 1701, l'œuvre était finie ; en revenant de la visiter, Louis XIV en exprimait sa joie à Mansard par des compliments réitérés : Quelque idée, disait-il[42], que je me fusse formée de ce superbe édifice, je ne m'étais pas attendu à toute sa grandeur ; je n'ai jamais rien vu en ce genre d'un goût aussi magnifique et aussi exquis.

La reconstruction de la place Vendôme fut aussi prompte, et, ce qui valait encore plus, par une manœuvre habile elle ne lui coûta rien. Il résolut de céder l'emplacement, et les matériaux des maisons bâties sous Louvois, à la charge par l'acquéreur de construire une place nouvelle suries dessins de l'architecte du roi, et de bâtir au faubourg Saint-Antoine mi hôtel pour la seconde compagnie des mousquetaires. Le marché passé avec la ville de Paris (7 avril 1699) fut cédé par elle à un entrepreneur qui se mit à l'ouvrage sans délai. Au mois d'août suivant, la nouvelle place était inaugurée par une statue équestre du roi ; c'était un monument en bronze, d'une hauteur de vingt pieds, du poids de soixante-dix milliers, fondu d'un seul jet, le cavalier et le cheval, par Balthasar Keller, sur les dessins de Girardon[43]. Bientôt s'alignèrent en octogone, percé au milieu par deux rues, ces maisons dont on admire encore aujourd'hui l'uniformité et l'élégance, et où vinrent habiter les plus riches financiers. Saint-Simon en a pris occasion de dire ou de répéter malicieusement que les trois rois de la dynastie occupaient par leurs statues leurs places naturelles : Henri IV sur le Pont-Neuf au milieu de son peuple, Louis XIII à la place Royale au milieu de sa noblesse, Louis XIV à la place Vendôme au milieu des maltôtiers. L'inauguration de l'image royale avait renouvelé les adorations des La Feuillade. Le duc de Gesvres, gouverneur de Paris, suivi du prévôt des marchands et des échevins, y fit les tours, les révérences et les autres cérémonies en usage pour les empereurs romains[44]. Selon l'histoire métallique, jamais la joie et le concours du peuple n'avaient été si grands. La vogue revenait aux statues ; la ville de Paris, ne voulant pas rester en arrière, en dressa une autre, cette même année, dans la cour de l'Hôtel de ville : un bronze d'après les dessins de Coysevox sur un piédestal de marbre, où le roi était qualifié de grand, de vainqueur perpétuel, de pacifique vengeur de la dignité de l'Église et des rois, Tant d'hommages inspirèrent à Louis XIV quelque défiance de ses mérites, u n peu de modestie et de modération chrétienne. Il s'aperçut enfin que le luminaire, entretenu devant son image à la place des Victoires, dépassait les droits de l'homme ; il reconnut que ces sortes de choses ne devaient être que dans les églises ; et il fit rendre à la famille de La Feuillade le fonds destiné à l'entretien de ces lampes.

A l'intérieur des maisons royales, et pour l'agrément particulier du maître, les travaux ne discontinuaient pas. A Versailles, à côté de la chapelle, mais avec moins de lenteur, il donna alors la dernière forme à son appartement ; quand il le vit complètement achevé, il en exaltait volontiers la magnificence et la commodité sans pareille[45]. Il s'agit du salon de l'œil-de-bœuf et de la chambre à coucher qu'il occupa depuis 1701 jusqu'à sa mort, et qui apparaît aux visiteurs, aujourd'hui même, toute remplie de la présence du grand roi. Mais l'attraction de Marly était toujours la plus forte. Il aimait de prédilection ce séjour, il y revenait sans cesse, surtout depuis l'arrivée de la petite duchesse de Bourgogne à sa cour ; il faisait de Marly la promenade, le lieu de divertissement de cette enfant : il y avait des Marly qui n'étaient que pour elle ; on les appelait les Marly-Bourgogne. Il en avait porté les logements de vingt-quatre à quatre-vingt-dix ; il les augmenta encore pour faire de la place à plus de témoins de sa splendeur. A partir de la fin de mars 1699, quatre bataillons de son régiment, campés convenablement sous des baraques, ne cessèrent de travailler aux agrandissements. A la fin de juillet 1701, il ne pouvait plus imaginer, disait-il lui-même, quel autre embellissement serait possible à Marly, le lieu étant petit et aussi orné qu'il l'avait fait. Dangeau notait, dans son Journal, que, tous les travaux étant terminés, le dernier ouvrier en était parti. Cependant l'année suivante, le mouvement recommençait ; entre autres ornements, on posait au bout du jardin, à l'abreuvoir, les deux chevaux ailés de Coysevox. De tels exemples portaient leurs fruits dans son entourage. Son frère, le duc d'Orléans, avait récemment ajouté de nouvelles beautés à sa cascade de Saint-Cloud, qui émerveillaient tout le monde distingué de Paris, et il s'attirait mille louanges du public pour avoir autorisé le jeu des grandes eaux même pendant ses absences.

Avec cette magnificence extérieure revenait l'habitude des prodigalités et des plaisirs. L'avant-goût s'en était fait sentir au mariage du duc de Bourgogne (décembre 1697), où le roi, qui, depuis longtemps, ne portait que des habits fort simples, en voulut des plus superbes et offrit, pour cadeau de noces à cette mariée de douze ans, une parure de cinq à six cent mille livres[46]. A mesure que les besoins de l'État partirent diminuer, il se sentit plus libre encore de répandre les largesses autour de lui. Ce n'était pas assez d'avoir, pendant la guerre, acquis le domaine de Meudon pour le Dauphin[47]. Il fit payer par le contrôleur général tous les embellissements inutiles que le prince avait faits à la demeure de Louvois, et ses autres dettes qui dépassaient cinq cent mille livres (1698). Il porta au double les menus plaisirs du duc de Bourgogne, de l'avis de Mme de Maintenon, à qui le jeune prince en témoigne, dans une lettre curieuse, une humble reconnaissance[48]. En mariant Mlle d'Aubigné, nièce de Mme de Maintenon, avec le comte d'Ayen, fils du maréchal de Noailles, il la traita comme sa fille. Il en coûte à mon frère, écrivait la tante[49], cent mille livres, à moi ma terre, au roi huit cent mille livres ; vous voyez a que la gradation est bien observée ; et le jour des noces il ajouta, pour chacun des époux, une pension de huit mille livres. Il ne pouvait oublier ses bâtards. A la naissance d'un duc d'Enghien, son petit-fils par Mademoiselle de Nantes, il assigna au nouveau-né une pension de cent mille livres (novembre 1699). L'année suivante, il faisait rechercher toutes les dettes de jeu de la mère, et les payait jusqu'au dernier sou (mai 1700). Dès 1694 il avait assuré au duc du Maine et au comte de Toulouse le droit de prendre place immédiatement après les princes du sang, et avant les princes étrangers et les seigneurs du royaume ; c'est là ce rang intermédiaire si odieux, non sans justice cette fois, à Saint-Simon. En 1700, le duc du Maine, déjà si richement doté, acheta, des héritiers de Colbert, la terre de Sceaux ; le marché se soldait, tout compte fait, par cinq cent mille livres. Le roi ne voulut pas ne pas contribuer à cette nouvelle splendeur de son fils chéri : il mit dans l'affaire cinquante mille livres des deniers royaux. On trouvera encore plus étrange de voir reparaître ici Mme de Montespan. Quoique entièrement séparée du roi et confinée dans la retraite, elle touchait une pension de mille pistoles par mois. En 1700, elle acheta la terre d'Oiron pour en assurer le revenu au marquis d'Antin, son seul enfant légitime. Le roi aida à l'acquisition en lui accordant cent mille livres en retour d'un collier de grosses perles, un de ses anciens cadeaux, qu'elle lui avait renvoyé quelque temps auparavant[50].

L'occasion ou le prétexte de la renaissance des plaisirs fut la duchesse de Bourgogne. Dès la première entrevue, cette enfant avait charmé le roi et Mme de Maintenon. Elle s'insinuait de plus en plus dans leur tendresse par un habile mélange de familiarité et de respect, de cajoleries et de déférence. Ils en faisaient leur poupée, dit Saint-Simon, et s'ingéniaient à l'amuser. Il y avait, nous l'avons dit, des Marly pour elle seule ; il y eut à la cour des spectacles, des bals, des mascarades, où elle ne tarda pas à être le boute-en-train le plus brillant. A lire le Journal de Dangeau, il semble, à la première impression, que les fêtes n'eussent été aussi nombreuses à aucune époque. Tantôt on reprenait d'anciennes pièces de théâtre : Britannicus, Bajazet, les Plaideurs ; tantôt on en produisait de nouvelles : Gabinie, tragédie du genre de Polyeucte ; Jonathas ou Absalon, par Duché ; ou la Malade imaginaire, par Dufrény. On finit même par reprendre Athalie, qui fut jouée trois fois chez Mme de Maintenon au commence- ment de 1702, et dont le succès, célébré par le Mercure, contredit, au moins pour un moment, l'histoire de la disgrâce de ce chef-d'œuvre. Ce qui se faisait chez le roi se répétait assez souvent, chez les princes. On voit la princesse de Conti monter l'opéra d'Alceste, et dresser tout exprès, dans son appartement, un théâtre avec des décorations changeant à vue. Mais il y a, à cet emportement, un correctif qu'il convient de remarquer. Ces représentations, comme les mascarades, se passaient, pour ainsi dire, en famille. Les princes et leurs intimes en étaient les principaux acteurs et spectateurs. La duchesse de Bourgogne, le duc de Chartres, le comte de Toulouse, la famille de Noailles, jouaient ou chantaient dans les tragédies ou les opéras. A peine un véritable acteur, comme le vieux Barou dans Athalie, y était admis pour son expérience et l'utilité de sa direction. A la représentation de Jonathas (décembre 1699), il n'y eut de spectateurs que le capitaine des gardes en quartier et les dames du palais. Chez la princesse de Conti, à l'opéra d'Alceste, le duc de Noailles fut le seul invité. C'est là ce que le Mercure[51] appelle les petits divertissements qui remplaçaient les grands spectacles d'autrefois. Le même journal s'empresse d'ajouter que ces divertissements ne détournaient pas l'attention du roi des affaires de son État. Le monarque les honorait quelquefois de sa présence pour faire connaître qu'il ne les désapprouvait pas, mais le plus souvent il s'en privait. Dangeau nous le montre également aux représentations d'Athalie chez Mme de Maintenon, se tenant près de la porte au lieu de prendre la première place, pour avoir la liberté de se retirer à son gré et de retourner au travail dès que le besoin s'en faisait sentir[52].

Une passion moins réservée était le jeu. En dépit de tant d'ordonnances contre ce mal, la cour ne se corrigeait pas et entravait par ses exemples la réforme des particuliers. Moins de six mois après la signature de la paix, le jeu était violent à Marly. Le froid chroniqueur, de qui nous tenons le bulletin quotidien de la conduite de ce grand monde, se plaint qu'il y eût alors tous les jours de quatre à cinq mille pistoles de perte. L'année suivante, il prend congé de l'ambassadeur de Portugal, le marquis de Cascaes, en lui lançant le reproche d'avoir gagné au jeu pendant son ambassade en France, plus de cent mille écus. Un peu plus tard, il annonce que le marquis d'Antin quitte le jeu, par déférence pour les désirs de sa mère, après y avoir gagné, de son propre aveu, de six à sept cent mille francs[53]. Le roi, au lieu de réprimer ce goût ruineux, le tolérait au contraire, l'encourageait même comme une distraction, comme un remède contre l'ennui. Voici un fait qu'on aurait peine à croire s'il n'était rapporté que par Saint-. Simon. Le duc d'Orléans étant mort (juin 1701), le premier jour fut donné à la douleur, aux larmes, au soin de rassurer le duc de Chartres sur son avenir. Mais le malheur arrivait pendant un séjour à Marly. Si les habitudes de ce lieu étaient interrompues, les courtisans tombaient dans un ennui peu convenable à l'hospitalité royale. Dès le lendemain, le roi ordonna donc au duc de Bourgogne de reprendre le jeu, quoique ce prince fût par sa femme le petit-fils du mort. Il y eut bien un mouvement de surprise parmi les invités ; mais, le prétexte de l'obéissance venant en aide aux instincts naturels, les tables de jeu s'organisèrent et le salon en fut bientôt rempli[54]. A l'abri de tant de connivences, le jeu dégénérait, même à la cour, en improbité et effronterie flagrante. Témoin cette princesse d'Harcourt dont on voit le portrait dans Saint-Simon : Sa hardiesse à voler au jeu était inconcevable. On l'y surprenait ; elle chantait pouille et empochait... et cela en plein salon de Marly, au lansquenet, en présence de Monseigneur et de Mme la duchesse de Bourgogne[55]. Au dehors, l'imitation de ces exemples aboutissait au désespoir ou au suicide. Saint-Simon nomme encore un lieutenant des gardes du corps que la ruine par le jeu forçait de se cacher à l'étranger parmi les troupes de Bavière, et un gentilhomme, habile et brave officier de cavalerie, qui se tua d'un coup de pistolet dans la tête pour avoir perdu ce qu'il n'avait pas ni ne pouvait avoir[56].

Cependant ces distractions — les contemporains viennent de nous le dire — ne prenaient pas ait roi le temps des affaires. Après avoir parlé de son application aux intérêts temporels, nous allons le voir également occupé des intérêts religieux. Les deux grands objets de ses soins dans cet ordre de choses sont, à cette époque, la querelle du quiétisme et l'état des protestants dans son royaume.

Le nom de quiétistes — en grec hésychastes — était primitivement honorable, et en quelque sorte sacré : il désignait ceux qui, séparés du monde, se livraient à la vie contemplative ; mais, dans le cours des âges, il avait bien perdu de cette dignité, et on le réservait maintenant, dit Bossuet[57], à ceux qui, sous prétexte de contemplation et d'union avec Dieu, se livraient à une honteuse inaction ou du moins cessaient de produire certains actes commandés de Dieu et essentiels à la vraie piété. Sous le pontificat d'Innocent XI, le prêtre espagnol Molinos avait enseigné un quiétisme, qui anéantissait tout ensemble la foi et la morale. La perfection, selon lui, consistait dès cette vie, dans un acte continuel de contemplation et d'amour de Dieu, qui contenait toutes les vertus ; l'âme ne devait plus penser ni aux vérités de la foi, ni à la pratique des vertus extérieures, ni à l'exercice des œuvres de piété, et le corps même pouvait succomber aux tentations sensuelles sans que l'âme en fût affectée ni responsable[58].

Les résultats inévitables d'une pareille doctrine étaient évidemment l'indifférence pour le salut et le plus affreux débordement de mœurs. Innocent XI l'anathématisa inflexiblement et condamna l'auteur à une pénitence perpétuelle (1687). Quelques années après, le quiétisme se glissa en France, sous une forme mitigée, parles écrits d'une dame Guyon de la Motte, dont le nom n'est resté malheureusement que trop attaché à celui de Fénelon. Mme Guyon avait un moyen court et facile de faire oraison — c'est le titre d'un de ses livres —, qui n'amnistiait pas, comme Molinos, les révoltes des sens, mais enseignait comme lui l'indifférence et l'inaction. A raison d'un acte de contemplation et d'amour, fait une fois pour toutes, et toujours efficace, et par la pratique de l'abandon entre les mains de Dieu, l'âme devait se dépouiller de ses propres opérations ; ne plus s'assujettir aux actes explicites de la charité et rester indifférente à toutes choses pour les biens spirituels et temporels. N'était-ce pas supprimer de la religion, c'est-à-dire des rapports de l'homme avec Dieu, la part de l'homme[59] ? Par une habile apparence de piété, surtout par l'attrait du mérite de l'amour désintéressé, l'œuvre de Mme Guyon, vainement entravée pendant quelques semaines par l'archevêque Harlay, séduisit beaucoup d'esprits distingués : Fénelon, qui ne lui reprochait que quelques petites expressions, d'ailleurs employées par les mystiques, Mme de Maintenon, qui reçut de Fénelon le moyen court, comme le recueil des mystères de la plus sublime dévotion, les principaux personnages de l'entourage du roi, tels que les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers. Le moyen court entra à Saint-Cyr ; on en fit même l'épreuve sur le roi. Il est vrai qu'il y résista ; Mme de Maintenon lui en avant lu un morceau, il répondit avec un grand bon sens : Ce sont là des rêveries. Mais son autorité n'était pas assez bien établie en pareille matière pour amortir l'enthousiasme. Il n'est pas encore assez avancé dans la piété, écrivait Mme de Maintenon[60], pour goûter cette perfection.

Malgré cette faveur, le quiétisme de Mme Guyon fut bien près de passer comme un engouement, et d'aller rejoindre dans l'oubli tant d'autres aberrations de l'esprit humain. Des avis de Godet des Marais, évêque de Chartres, de Noailles, évêque de Châlons, de Bossuet, de Bourdaloue, ayant enfin donné à réfléchir à Mme de Maintenon, elle craignit d'avoir été induite en erreur par Fénelon, et commença à lui montrer quelque défiance. Mme Guyon, de son côté, déclara qu'elle soumettait ses écrits et sa vie même, dont elle avait rédigé le récit, au jugement de Bossuet ; elle demanda ensuite des commissaires pour en finir avec sa doctrine ; en attendant leur sentence, elle s'enferma au couvent de la Visitation de Meaux. De là sortirent les conférences d'Issy entre Bossuet, Noailles et Tronson de Saint-Sulpice. Ces commissaires rédigèrent trente-quatre articles en réfutation des erreurs de l'inculpée, et les deux évêques convinrent de condamner ses écrits, mais sans la nommer, dans une instruction pastorale. Elle parut se soumettre sans réserve ; elle signa une déclaration où elle souscrivait aux articles d'Issu ; en retour elle reçut de Bossuet un certificat favorable à ses mœurs, à ses intentions, à la vie édifiante qu'elle avait menée à Meaux. Fénelon, son défenseur timide, avait, pendant la durée des conférences, entretenu quelque discussion avec Bossuet, mais en promettant toujours une obéissance simple et droite à celui qu'il appelait le très-grand docteur, à cet esprit plus éclairé qu'un autre. Il tint parole ; il signa les trente-quatre articles d'Issy, en affirmant qu'il était prêt à les signer de son sang[61]. Il n'y avait donc plus de soupçon à garder contre lui. Il était même si peu suspect que, pendant les conférences d'Issy, Louis XJV l'avait nommé à l'archevêché de Cambrai, en insistant pour lui conserver sa place de précepteur des princes. Après la signature, ses deux juges, Bossuet et Noailles, voulurent être ses consécrateurs (juin 1695) : tout paraissait donc fini.

Jusque-là, la question du Quiétisme, quoique agitée par de si hauts personnages, avait eu peu de retentissement ; le roi en particulier n'en avait pas fait une affaire. Elle prit bientôt une importance de premier ordre par la rechute de la femme qui l'avait soulevée, et par la protection imprudente que Fénelon donna à cette illuminée. D'abord Mme Guyon se joua, sans tarder, de la douceur et de la bonne foi de Bossuet, comme dit Saint-Simon. Après avoir quitté Meaux furtivement, elle s'appliqua à dissimuler le lieu de sa résidence, écrivant à l'évêque et demandant des réponses sans donner son adresse. Elle profita de ce mystère pour ranimer son parti, elle abusa du certificat qu'elle avait reçu de Bossuet ; tandis que ce certificat ne répondait que de ses intentions, elle le présentait comme une approbation de sa doctrine. Ses amis en triomphaient ; ses adversaires reprochaient à Bossuet sa simplicité à se laisser tromper. Ce fracas donna l'éveil à l'autorité qui crut nécessaire d'intervenir ; on rechercha la fugitive, on la découvrit dans un faubourg de Paris, elle fut arrêtée et enfermée à. Vincennes (décembre 1695). Bossuet approuva cette arrestation, qui était d'ailleurs dans les mœurs du temps. Nous le regrettons ; mais ce qui n'est pas moins regrettable, Fénelon intercéda pour la prisonnière en des termes qui annonçaient une nouvelle lutte. Dans u ne longue lettre à Mme de Maintenon, il affirma qu'il la croyait sainte, que les expressions singulières, qui lui étaient échappées, pouvaient s'interpréter innocemment ; il accusa Bossuet d'avoir présenté comme une doctrine ce qui n'était qu'un songe, ou quelque expression figurée, ou quelque chose d' équivalent ; il l'accusa même d'avoir révélé ce qu'il ne savait que par la confession[62]. Ce plaidoyer n'était encore qu'une confidence ; mais, quelques mois après, Fénelon se compromit tout haut en refusant de condamner officiellement les écrits de Mme Guyon.

Bossuet, persuadé que les articles d'Issy ne suffisaient pas à expliquer à tous les esprits le danger des erreurs quiétistes, avait entrepris un ouvrage ex professo sur la mysticité, qui est une des merveilles de son génie. Peu familier jusqu'alors avec les questions de spiritualité et les auteurs qui en traitent, il ne lui avait fallu que dix-huit mois de travail a sa manière pour se rendre maître dans cette science. Il entreprit de la saisir dans son origine et dans ses progrès, dans ses principes et dans ses conséquences ; il sut la soumettre à des règles fixes et certaines, démêler ce qu'elle peut avoir de vrai et de faux, d'utile et de dangereux, se soutenir invariablement dans cette juste mesure, qui lui permettait de respecter, dans les auteurs qui en ont parlé, ce qu'ils ont pu dire d'exact et d'édifiant, d'excuser en faveur de quelques-uns l'irrégularité ou l'exagération des expressions en faveur de leurs intentions, et foudroyer impitoyablement tous ceux qui avaient voulu emprunter le masque de la piété pour propager des maximes dangereuses et des conséquences révoltantes. Cet ouvrage est resté, parmi les théologiens, comme la véritable règle à laquelle on doit s'attacher pour la croyance et se conformer pour la pratique. D'ailleurs Bossuet y laisse assez d'aliments à la piété sincère et affectueuse pour se nourrir sans danger de tout ce qui peut élever l'âme au degré de perfection compatible avec la faiblesse humaine, et se borne à lui interdire ces illusions trompeuses qui peuvent séduire les imaginations trop vives ou pervertir les cœurs corrompus[63]. Telle est l'Instruction sur les états d'oraison, appréciée par un théologien qui a composé à la fois l'histoire de Fénelon et celle de Bossuet.

Il était convenu que l'évêque de Chartres et Noailles, récemment élevé au siège de Paris, placeraient leur approbation en tête de ce livre. Bossuet ne doutait pas que Fénelon, par fidélité aux articles d'Issu, y joignit la sienne. Quel ne fut donc pas son étonnement quand il apprit que Fénelon la refusait, et la refusait par ménagement pour Mme Guyon ! Bossuet citait et réfutait dans son livre les erreurs des faux mystiques, celles de Mme Guyon entre autres avec d'autant plus d'à-propos que c'étaient ces erreurs qui avaient suscité la controverse présente. Fénelon ne trouvait pas aux écrits de cette femme les conséquences que Bossuet en tirait. Elle était son amie, ses intentions étaient droites, il ne lui convenait pas d'approuver un livre où quelques-unes de ses maximes étaient qualifiées avec une extrême rigueur ou couvertes de ridicule. Bossuet n'admettait pas qu'une petite considération d'estime et d'amitié personnelle l'emportât sur le grand intérêt de la vérité religieuse. Il n'était pas moins affligé de ce dévouement d'un évêque à une femme. Quoi ! s'écriait-il, Monsieur de Cambrai va montrer que c'est pour soutenir Mme Guyon qu'il se désunit d'avec ses confrères ! Tout le monde va donc voir qu'il en est le protecteur. Ce soupçon qui le déshonorait dans le public va donc devenir une certitude. Préoccupation bien légitime, et trop justifiée par ces imputations odieuses dont sa vertu réelle n'a pas préservé Fénelon. Comment ne comprenait-il pas lui-même quelle apparence déplorable il pouvait se donner auprès des esprits et des cœurs grossiers, et ce qu'avait de périlleux une pareille alliance dans une question où les termes de la mysticité risquaient d'être pris pour la couverture honnête de sentiments humains et coupables ?

Fénelon ne s'arrêta pas là. Pour faire passer son refus, il s'était engagé vis-à-vis de Mme de Maintenon, de Noailles et de l'évêque de Chartres, à donner une déclaration publique de sa doctrine sur le quiétisme, à prouver que, s'il répondait des sentiments véritables de Mme Guyon, il rejetait son langage défectueux ; que, s'il n'approuvait pas le livre de l'évêque de Meaux, il ne se séparait pas de l'archevêque de Paris et de l'évêque de Chartres, ni même de la doctrine de Bossuet, et qu'il était fidèle aux articles d'Issy. Cette promesse fut l'origine du livre des Maximes des saints sur la vie intérieure. On voit, en octobre 1696, que Fénelon y travaille ; il consulte Noailles et ses théologiens, Tronson de Saint-Sulpice, et même Pirot le conseiller préféré de Bossuet ; mais il évite de consulter Bossuet lui-même parce qu'il le croit trop prévenu. Tout le travail était divisé en deux colonnes : dans l'une les maximes que l'auteur acceptait comme orthodoxes, et comme celles des saints ; dans l'autre, les maximes dangereuses, suspectes ou erronées qu'il rejetait. Confiant aux approbations verbales de ses conseillers, Fénelon se pressa de publier. En partant pour Cambrai, il remit au duc de Chevreuse le soin de l'impression. A la fin de janvier 1697, les Maximes des saints paraissaient, et le duc de Beauvilliers en présentait un exemplaire au roi.

Tous les témoignages contemporains s'accordent à constater la défaveur presque unanime qui accueillit ce livre. Saint-Simon lui reproche brutalement[64] un style confus et embarrassé, une précision gênée et décidée, une barbarie de termes qui faisaient comme une langue étrangère, une élévation et une recherche de pensées qui faisait perdre haleine, comme dans l'air trop subtil de la moyenne région. Tel est encore aujourd'hui le sentiment des amis mêmes de Fénelon : ils avouent que le livre n'est qu'une sui te d'axiomes obscurs, quelquefois inintelligibles ; que le style en est aussi sec que les idées subtiles et raffinées, et que de tous ses ouvrages c'est celui où l'on retrouve le moins son âme, son style et son charme accoutumé[65]. Mais aux défauts de la forme, Saint-Simon ajoute les erreurs du fond : Un quiétisme délié, raffiné, dégagé de toute ordure, séparé du grossier, mais qui sautait aux yeux, des subtilités fort nouvelles et fort difficiles à se laisser entendre et bien plus à pratiquer. C'était aussi l'impression publique. Un ami dévoué de Fénelon lui écrivait[66] : Les prélats les moins suspects de préoccupation contre vous, des curés zélés, des docteurs habiles, des supérieurs de communautés régulières et séculières, des laïques très-recommandables et très-intelligents dans les matières spirituelles, quelque prévenus qu'ils aient été jusqu'ici en votre faveur, ne peuvent s'empêcher de dire, ou en secret ou tout haut, que vous avez peu de partisans dans cette affaire, comme, en effet, il est vrai qu'il ne se trouve presque personne qui ose vous soutenir ni dans la forme, ni dans le fond. On ne s'entretenait pas d'autre chose même chez les dames. Versailles retentissait des éclats de l'archevêque de Reims — Le Tellier — contre le livre et l'auteur. Bossuet n'en parlait encore que dans des lettres confidentielles, sans se prononcer ; mais retiré à. Paris dans la société de son secrétaire Ledieu, il examinait le livre avec une grande attention ; il en notait les principaux passages et les raisons sommaires de réfutation. Enfin Pontchartrain crut devoir avertir le roi du bruit que faisaient les Maximes des saints, et introduisit ainsi la question dans les affaires d'État. Bientôt Bossuet vint dénoncer à Louis XIV ce qu'il appelait le fanatisme[67] de son confrère, parole malheureuse mais décisive. Le grand débat commença.

Pour le juger sainement, laissons de côté la considération des personnes ; ne voyons que la question en elle-même et dans son importance véritable. Des partisans que Fénelon a reconquis par cette lutte, plus nombreux encore de nos jours que de son temps, les uns le défendent parce qu'ils aiment sa personne et ses talents, sa charité demeurée populaire, les grâces de son esprit, et le Télémaque ; les autres, parce qu'ils honorent en lui le précurseur des idées libérales, un opposant à Louis XIV, une victime de la tyrannie. Ces mérites, ces vertus, ces malheurs ne sont pas la question ; elle est tout entière dans un point de dogme, et c'est là seulement qu'il faut chercher s'il avait raison. Mais on prétend encore que c'était là une bien petite affaire, indifférente aux intérêts sérieux, indigne d'hommes d'un si haut génie ; plusieurs dans le temps même la traitaient de Contes de Peau d'Ane[68], et n'y voyaient qu'un prétexte pour déguiser et satisfaire d'autres rancunes, l'antipathie du roi, la jalousie de Bossuet. Or, Bossuet n'a pas craint de déclarer devant l'Église attentive que le nouveau quiétisme, si mitigé qu'il fût, ébranlait les fondements du christianisme et qu'il y allait de toute la religion[69].

On se récrie à cette alarme exagérée. Mais, au médecin clairvoyant, il ne faut qu'un symptôme imperceptible aux yeux vulgaires pour découvrir un danger de mort ; le marin consommé, sur la foi d'un point noir dans un ciel pur, annonce à coup sûr la tempête aux passagers incrédules : heureux, l'un et l'autre, s'ils ont le temps et le pouvoir de prendre les mesures nécessaires de sûreté et de salut : Bossuet voyait loin et profondément, parce qu'il voyait de haut. Il voyait le faux mystique sortir du mystique raffiné, les dogmes et les préceptes positifs de la religion s'évaporer et se perdre dans les interprétations et les commentaires de l'inexpérience ou de la mauvaise foi, et l'indifférence religieuse s'insinuer dans le monde sons le masque du désintéressement et de la confiance en Dieu. Il n'était pas le seul à le dire. L'abbé de Rancé, un docteur éprouvé da ns la science mystique, dénonçait, du fond de son désert, les mêmes conséquences : Si les chimères de ces fantastiques avaient lieu, écrivait-il à Bossuet, il faudrait fermer le livre des divines Écritures, laisser l'Évangile, quelque saintes et quelque nécessaires qu'en soient les pratiques, comme si elles n'étaient d'aucune utilité ; il faudrait, dis-je, compter pour rien la vie et la conduite de Jésus-Christ, tout adorable qu'elle est, si les opinions de ces insensés trouvaient quelque créance dans les esprits[70]. Un autre témoignage paraîtra encore plus décisif ; car il vient d'un ami intime de Fénelon, de l'abbé de Chanterac, son représentant à Rome, et le défenseur sincère de ses intentions, dont nous nous gardons bien aussi de contester la droiture. L'abbé de Chanterac écrivait de Rome à Fénelon : Toute la difficulté ne regarde que quelques expressions du livre, dont le premier sens ou celui qui se présente d'abord à l'esprit, favorise quelques erreurs des quiétistes... La lecture en est très-dangereuse pour le commun des fidèles, dans les circonstances présentes où l'on voit le quiétisme s'insinuer dans toutes les nations ; cela suffit bien pour le faire condamner ou plutôt prohiber comme periculosus in praxi[71]. Tel était le langage des hommes les plus compétents, des juges naturels du procès ; Louis XIV, qui s'est donné plus d'un tort dans cette, querelle, avait eu au moins le bon sens de n'en pas vouloir juger le fond. Quand le duc de Bourgogne vint réclamer auprès de lui en faveur de son précepteur éloigné de la cour : Mon fils, lui dit le roi, je suis touché de votre dévouement ; mais je ne suis pas maître de faite de ceci une affaire de faveur. Il s'agit de la pureté de la foi, et M. de Meaux en sait plus sur cette partie que voie et moi[72]. Sage exemple à l'usage de tant de téméraires qui se ruent sur les questions au lieu de les étudier, et couvrent leur incompétence de l'ardeur de leurs passions.

Il y avait, en effet, dans le livre de Fénelon quatre erreurs principales contre lesquelles tous les théologiens sont d'accord[73] :

Premièrement, la doctrine d'un état habituel de pur amour où le désir du salut éternel n'a plus lieu, où ni la crainte des châtiments, ni le désir des récompenses n'ont point de part. C'est l'amour désintéressé ; mais, contrairement aux vrais principes, il exclut de l'état de perfection les actes d'espérance obligatoires pour tout chrétien, et le désir surnaturel des récompenses, également obligatoire.

Deuxièmement, une doctrine de sacrifice absolu, qui consiste à renoncer même au salut si l'âme est persuadée, d'une persuasion invincible et réfléchie, qu'elle est justement réprouvée de Dieu ; au contraire, l'Église enseigne que jamais le chrétien n'a le droit d'être indifférent pour le salut, que jamais, même dans les tentations les plus pénibles, l'âme ne doit acquiescer à sa damnation apparente. Bossuet accable cette erreur d'un seul mot : Sous le nom d'amour pur, vous avez établi le désespoir comme le plus parfait des sacrifices.

Troisièmement, l'indifférence pour la pratique de la vertu. Le texte de Fénelon est formel : Les saints mystiques ont exclu de l'état des âmes transformées les pratiques de vertu. Quelque tournure qu'il pût donner à cette pensée, il était inévitable qu'elle autorisât, sous prétexte de contemplation, la paresse et la nonchalance dans la pratique du bien, la négligence des œuvres ordonnées par l'Évangile, et en dehors des contemplatifs, par imitation, un relâchement de la morale, sous prétexte de l'amour de Dieu.

Quatrièmement, la suppression de la vue ou pensée distincte et réfléchie de Jésus-Christ pendant toute la durée de certains états de la vie intérieure. Ainsi la contemplation de la divinité pouvait exclure, d'une manière permanente et prolongée, le Dieu-Homme, médiateur entre l'homme et Dieu, par qui nous connaissons Dieu, par qui nous allons à lui. Il faudrait aimer, dit encore Bossuet, comme si nous étions sans rédemption, sans sauveur, sans Christ. Le Dieu des chrétiens céderait la place à un Dieu vague, comme celui en qui nous avons vu Saint-Évremond mettre sa confiance et son repos, en un mot, le Dieu des déistes. L'historien de Bossuet demande à cet endroit si Dieu considéré sous des rapports abstraits, et séparé par la pensée des préceptes qu'il a transmis, des devoirs qu'il a commandés, des promesses et des menaces qu'il a annoncées, ne conduirait pas rapidement à l'indifférence de toutes les religions. C'était bien là le danger signalé par l'abbé de Chanterac dans ce quiétisme qui cherchait à s'insinuer chez toutes les nations.

Ces éléments essentiels du débat une fois exposés, nous irons plus vite sur les événements de la lutte dont les détails, et surtout les plus fâcheux, appartiennent plutôt à la biographie qu'à l'histoire générale. Le différend était enfin devenu public. Après plusieurs négociations sans fruit avec ses adversaires, Fénelon avait, du consentement du roi, soumis son livre au jugement du pape (avril 1697). Louis XIV ne tarda pas à presser le Souverain Pontife de prononcer, le plus vite qu'il se pourrait, sur le livre de l'archevêque de Cambrai (juillet 1697). Aussitôt qu'Innocent XII eut nommé des examinateurs, le procès se plaida en France par les réquisitoires de Bossuet et les défenses de Fénelon. Toute l'attention se concentra en effet sur ces deux rivaux, quoique l'archevêque de Paris et l'évêque de Chartres aient aussi écrit contre les Maximes des Saints. Jamais controversé n'avait été aussi vive ni aussi féconde. En dix-huit mois, Bossuet y prodigua, tant sur le fond de la doctrine en général que sur-les points particuliers à la cause, tantôt en latin, tantôt en français, toutes les ressources de son génie, de son savoir, de son raisonnement inflexible, de son éloquence entrainante. Fénelon, un nouveau venu en quelque sorte, étonna encore plus le monde par sa rapidité à réfuter les attaques, par une grande clarté d'exposition en des matières si obscures, par un art multiple qui semblait l'égalité de forces avec son foudroyant adversaire. A peine un écrit de Bossuet avait-il paru, que Fénelon y opposait, en quelques jours, un travail aussi considérable. En moins de deux mois, il composa, fit imprimer et expédia à Rome sa réponse à la Relation du Quiétisme de Bossuet (8 juillet-30 août 1698) ; en quinze jours, sa riposte aux Remarques de M. de Meaux, qui est la plus étendue de ses apologies. Il adoucissait très-habilement ce qui, dans son ouvrage, avait effarouché les théologiens exacts, il atténuait la hardiesse de ses principes par des modifications qui rentraient dans les limites de la spiritualité irrépréhensible. Il ramenait à lui, par l'explication de son livre, la faveur publique que le livre lui avait ôtée. Leur historien commun, admirateur de l'un et de l'autre, et souvent fort embarrassé pour prononcer entre eux, a essayé de peindre la diversité de leurs caractères et de leurs talents. Fénelon, dit-il, en ne faisant qu'obéir au sentiment habituel de son caractère et de son langage, savait mettre plus d'art que Bossuet dans ses procédés et se donner tous les avantages qu'une sensibilité touchante et une vertueuse résignation assurent presque toujours à ceux que l'autorité parait opprimer. Bossuet, au contraire, avec son fier dédain pour les mollesses du monde et ses vaines complaisances, paraissait quelquefois abuser de sa supériorité, et vouloir arracher, par la seule force de son génie, une victoire qu'il aurait également obtenue du mérite de la cause qu'il défendait[74].

Mais il y eut une phase de la querelle vraiment affligeante, où les deux adversaires, quittant le fond de la doctrine, s'attaquèrent mutuellement sur les faits par des relations contradictoires, et ne surent, ni l'un ni l'autre, se garantir d'un excès de véhémence et même d'amertume[75]. Bossuet s'effrayait de l'esprit de Fénelon : il en a, disait-il, à faire peur ; l'erreur, ainsi défendue, lui paraissait plus dangereuse encore par la séduction du talent. Il était aussi petit-être blessé de voir Fénelon, un ancien protégé, un élève autrefois si docile, et toujours pour lui un jeune homme, lui tenir tête maintenant d'égal à égal, et ne plus rendre à son antiquité — le mot est de Bossuet — la déférence accoutumée. Faiblesse humaine trop naturelle aux vieillards, et que nous ne penserions pas à blâmer, s'il ne semblait que l'âme de Bossuet dût être, comme son génie, au-dessus des misères de la vieillesse[76]. Il était surtout trompé par les relations de son neveu qui suivait l'affaire à Rome, et lui représentait sous des couleurs mensongères la conduite et les intriques des amis de Fénelon, et la bonne disposition de leurs partisans pour le livre des Maximes. Il crut donc devoir désabuser tout à fait les esprits prévenus de l'erreur, en fortifiant la discussion théologique par un exposé de faits personnels d'où ressortait, contre Fénelon, un tort réel ou apparent dans les procédés. Il publia sa Relation sur le Quiétisme (juin 1698). Ce livre, un des modèles accomplis du genre polémique, donnait à un sujet si sérieux un charme irrésistible. A la fois grave et divertissant, il opposait Fénelon à lui-même à deux époques de sa vie, sa docilité filiale d'autrefois à sa résistance présente. Il couvrait de ridicule Mmes Guyon et ses livres, et accablait l'éblouissement de l'archevêque de Cambrai en le déplorant. Fauteur de la doctrine de cette femme, partisan de ses extravagances, Fénelon n'était-il pas jugé ? C'était déjà trop dire ; car Fénelon avait toujours prétendu ne répondre que des intentions de sa protégée. Bossuet alla bien plus loin : dans son ardeur à ne pas mollir, à ne pas affecter de délicatesses, il s'emporta jusqu'à demander si cette folie n'était pas un pur fanatisme, si l'esprit de séduction n'agissait pas dans cette femme, si cette Priscille n'avait pas trouvé son Montan pour la défendre. Combien était outrageante cette comparaison, c'est ce que démontre le ressentiment légitime de Fénelon, le retour fréquent sous sa plume de ces deux noms odieux, et le ton sardonique dont il repousse ce rapprochement avec deux hérétiques détestables[77]. Mais lui-même ne parvint pas à se préserver d'exagérations téméraires. Il imputa à Bossuet une cabale qui avait prévenu le monde, troupe d'hommes timides, rattachés par l'intérêt à un homme puissant, la passion de réussir à tout prix, et le parti arrêté de recourir à tous les expédients capables de lui assurer le succès[78]. Une fois surtout, il parut l'accuser de la plus grande prévarication qui puisse être imputée à un prêtre, c'est-à-dire d'avoir violé le secret de la confession. Par un emploi équivoque de ce mot, il donna à penser qu'il s'était confessé à Bossuet, et que Bossuet avait abusé de son secret. Quoiqu'il ait expliqué plus tard que, par confession, il entendait une confidence intime, non la confession sacramentelle, la première impression subsista dans le public et fut un objet de scandale. Saint-Simon, qui a au moins ici l'autorité d'un rapporteur de l'opinion, raconte, comme un fait accepté, que l'archevêque de Cambrai avait fait à l'évêque de Meaux le tour de se confesser à lui pour lui fermer la bouche[79].

Louis XIV eut aussi plus d'un reproche à se faire. Il ne garda pas longtemps la modération dont nous l'avons loué. En reléguant, au mois d'août 1697, Fénelon dans son diocèse, il lui avait encore conservé le titre et la pension de précepteur des princes. Peu à pets il s'aigrit contre lui. En juin 1698, il le frappa dans son frère et dans ses amis ; il ôta au premier les fonctions d'exempt des gardes, aux seconds, celles de sous-précepteurs ou de gentilshommes de la manche[80]. Enfin, en janvier 1699, il lui interdit tout espoir de rentrer à la cour en lui retirant tout à fait son titre de précepteur. L'irritation le poussa même à empiéter sur la question religieuse qu'il avait d'abord mise au-dessus de sa compétence. Il voulut préjuger le jugement du pape par le sien. Impatienté des retards de Rome, au bout de la première année, il réclamait une décision prompte, nette, à l'abri de fausses interprétations, en des termes qui signifiaient une condamnation, et il donnait pour un des motifs déterminants ses instances et son respect filial. Dans les derniers jours, informé que le pape, pour ménager la personne de Fénelon, aurait désiré condamner sa doctrine sans le nommer lui-même, par une définition canonique des vrais principes de la spiritualité, Louis XIV signifia qu'un pareil expédient manquerait d'exactitude, susciterait de nouvelles disputes, et ne serait pas reçu en France. Si Sa Majesté, disait-il, voit prolonger, par des ménagements qu'on ne comprend pas, une affaire qui paraissait être à sa fin, elle saura ce qu'elle aura à faire et prendre des mesures convenables. Heureusement cette sommation menaçante ne parvint à Rome que lorsque le jugement était arrêté et formulé, et personne ne put accuser le pape de n'avoir écrit que sous la dictée du roi.

Le livre des Maximes des Saints fut condamné par un bref pontifical du 12 mars 1699, pour vingt-trois propositions, qui, soit dans le sens des paroles tel qu'il se présente d'abord, soit eu égard d la liaison des principes, sont téméraires, scandaleuses, malsonnantes, offensent les oreilles pieuses, sont pernicieuses dans la pratique, et même erronées respectivement. C'est dans ces vingt-trois propositions que se trouvent exposées, ou répétées sous diverses formes, les quatre erreurs signalées plus haut. Fénelon, selon sa promesse souvent réitérée, adhéra, sans délai, à cette sentence ; dans un mandement adressé à son diocèse et dans une lettre au pape, il condamna lui-même son livre, simplement, absolument et sans ombre de restriction. Il n'a jamais eu en sa vie un plus beau jour ; sa gloire eu da te et demeure inébranlable sur ce fondement. L'admiration fut unanime, sauf dans les sectes séparées de l'Église. Bossuet lui-même le constate dans son rapport sur le Quiétisme à l'assemblée du clergé en 1700. D'Aguesseau relève en outre, à l'honneur de Fénelon, cette circonstance que la soumission de l'archevêque de Cambrai est un exemple, peut-être unique dans l'Église, d'une querelle de doctrine terminée par un seul jugement. Le maitre s'étant rendu sans réserve et sans retour, aucun des disciples n'a eu la pensée de continuer ou de renouveler la résistance.

Louis XIV trouva pour lui-même, dans le bref d'Innocent XII, l'occasion de reprendre les doctrines gallicanes contre l'autorité pontificale, et de se relever d'un échec reçu pendant la guerre. Il avait dû, en 1693, s'engager à ne plus rendre obligatoire dans son royaume l'enseignement de la doctrine des Quatre Articles, et retirer son édit de 1682. Mais, l'infaillibilité pontificale n'ayant pas été encore définie canoniquement, il n'était pas défendu de soutenir en attendant, comme opinion, la nécessité du consentement de toute l'Église pour valider irrévocablement les jugements du pape, en matière de foi. Cette opinion était celle du roi, des hommes du roi dans les parlements, et de différents évêques, comme nous l'avons vu. Le roi trouva opportun de la ranimer, de la mettre en pratique à propos de l'acte pontifical qui condamnait les Maximes des Saints. Cette condamnation, tant réclamée, était bien acceptée au fond, dit Dangeau[81], et on n'y demandait rien de plus, mais elle avait dans sa forme quelque chose qui ne plaisait pas, c'est-à-dire les formules : motu proprio, ex certia scientia nostra, deque potestatis apostolicæ plenitudine[82], d'où il résultait un jugement définitif. Le roi, avant de la faire enregistrer, voulut qu'elle fût soumise au consentement-des évêques. On fit alors ce qui ne s'était pas encore fait : dans chaque province ecclésiastique, par ordre du roi, les évêques se réunirent en assemblée métropolitaine, et acceptèrent le bref après examen. On entendit ensuite l'avocat général d'Aguesseau, au parlement de Paris, revendiquer pour les évêques le droit de juger la doctrine avant le pape, ou avec le pape, ou après le pape[83], et opposer aux formules de l'autorité pontificale la réserve empruntée à un concile d'Espagne : Salva priscorum canonum auctoritate[84]. Après ces formalités seulement, le bref fut enregistré. Ni Louis XIV ni d'Aguesseau ne semblent s'être aperçus qu'ils étaient eux-mêmes infidèles à leur opinion. L'assemblée de 1682 avait exigé le consentement de toute l'Église — totius Ecclesiæ — pour valider les jugements pontificaux ; ici ce n'étaient encore que les Églises de France, qui avaient parlé, et non pas l'Église universelle. Ils se pressaient trop, même dans leur système, d'enregistrer le bref. Mais il s'agissait pour le roi de prendre sa revanche de ce qu'Innocent XII avait obtenu de lui en 1693, et de remettre la main au gouvernement de l'Église, comme à cette époque il relevait son prestige dans toutes les parties de l'administration.

Il avait même eu la pensée d'envoyer dans les assemblées métropolitaines des commissaires royaux ; à quel titre et dans quel but ? Ces laïques ne pouvaient prendre part aux délibérations, même par voie de conseil ils n'auraient pas eu d'autre mission que de contenir les évêques dans leur devoir, ce qui voulait dire l'obéissance aux volontés du roi ; leur présence ainsi expliquée eût avili les évêques aux yeux des peuples. Bossuet formula ces objections avec tant d'éloquence, qu'elles firent impression sur Louis XIV. Le roi, averti par là que ses intentions étaient devinées, ou rassuré sur les dispositions des évêques, se contenta de se fier à eux, comme il le dit. Mais à quelque temps de là (1702), il laissa voir un désir manifeste de soumettre à l'État l'enseignement de l'Église. Le chancelier prétendit subordonner désormais l'impression des écrits dogmatiques des évêques à l'examen et à l'approbation d'un théologien choisi par lui ; et ce fut sur Bossuet que la prétention tomba, à propos d'une instruction pastorale et d'une circulaire que l'évêque de Meaux avait préparée contre la traduction du Nouveau Testament de Trévoux. A en croire le chancelier, les droits de la souveraineté royale étaient intéressés à cette innovation. Les évêques ayant quelquefois à permettre ou à interdire des livres de religion, s'ils exerçaient ce pouvoir en dehors de la surveillance de l'État, ils s'arrogeaient un droit souverain ; car ils avaient bien le droit d'examiner et d'approuver, mais le droit de permettre et de défendre n'appartenait qu'au roi. Louis XIV, il en convenait lui-même, était fort touché de ce raisonnement. Bossuet récalcitra avec énergie, avec indignation même. On veut, écrivait-il au cardinal de Noailles, mettre l'Église sous le joug ; pour moi j'y mettrai la tête ; je ne relâcherai rien de ce côté-là. Il demandait si les évêques, les dépositaires de la doctrine et les, supérieurs des prêtres, devaient être assujettis au jugement de leurs inférieurs. H rappelait que jusque-là le roi, non plus que ses prédécesseurs, n'avait jamais fait dépendre de ses magistrats les décrets, statuts, mandements et ordonnances des évêques. Il expliquait que les permissions et les défenses des évêques n'ont rapport qu'à la conscience, et n'entrainent d'elles-mêmes aucune application d'autorité temporelle, tandis que les permissions et les défenses émanées du souverain s'étendent à tous les actes de la société extérieure, et ont pour sanction naturelle la force de la puissance civile. Il n'en vint pas à bout sans peine. Il eut à rédiger plusieurs mémoires, à soutenir plusieurs fois avec le roi et le chancelier des conférences de quatre heures, et à combattre jusqu'au dernier moment l'objection tirée du bien de l'État, et de la sûreté de la personne de Sa Majesté. A la fin, le roi invita le chancelier à céder ; celui-ci, pour sauver son honneur, affecta de spécifier explicitement que, si les évêques restaient libres de publier, sans l'examen d'un théologien du roi, les ouvrages de religion et de doctrine, ils seraient soumis, comme les autres auteurs, à l'examen des censeurs royaux, pour tous ouvrages traitant de jurisprudence, d'histoire, de philosophie, de sciences et de lettres. Il était d'autant plus assuré d'avoir raison sur ce dernier point que jamais Bossuet ni les évêques ne l'avaient mis en doute[85].

La querelle du Quiétisme avait fait une victime. Fénelon en sortait disgracié du roi. Quelques semaines après le jugement du pape, en mai 1699, une découverte imprévue confirma pour toujours cette antipathie. Deux cents pages du Télémaque, déjà imprimées, furent saisies par l'autorité, et l'on sût que le livre était de l'archevêque de Cambrai. La censure que le roi crut y voir de son gouvernement, et la faveur de la malignité publique et étrangère fortifiant ce soupçon, devaient rendre le prince inexorable. Nous aurons occasion de parler ailleurs du Télémaque et de la politique qu'il renferme. Pour le moment, terminons notre revue par un résumé des efforts de Louis XIV pour accommoder les affaires des religionnaires protestants.

Plusieurs historiens ont reconnu dans Louis XIV, après la conclusion de la paix, une disposition estimable à adoucir les rigueurs déployées contre les calvinistes. Les faits n'y contredisent pas. Au dehors, par calcul politique sans doute, il consentit à des concessions qu'il aurait rejetées comme une atteinte à ses droits pendant la guerre. Il amnistia quelques réfugiés du crime, le plus grave à ses yeux, d'avoir pris du service contre lui à l'étranger. Un La Forest était devenu lieutenant général en Angleterre, où il jouissait particulièrement de la faveur de Guillaume. Celui-ci sollicitait pour son protégé la faculté de vendre les biens, d'une valeur de cent mille écus, qu'il possédait en France ; le roi, pour satisfaire Sa Majesté britannique, donna cette permission, et quelques jours après, toujours à la recommandation de Guillaume, en accorda autant au beau-frère de La Forest[86]. Au dedans, il modifia sensiblement les procédés de l'administration à l'égard des huguenots. Les intendants ne furent plus chargés exclusivement de ces affaires ; le soin en fut rendu en grande partie aux officiers de justice. Dans les cas extraordinaires, l'intendant, au lieu d'agir par lui-même, dut informer le roi et attendre ses ordres. Jusque-là le roi traitait des questions de religion au Conseil des Dépêches. Il en résultait un encombrement qui pouvait leur nuire aussi bien qu'aux autres. Un conseil spécial fut établi (juillet 1699), composé du chancelier, du duc de Beauvilliers, de tous les secrétaires d'État, pour examiner à jour fixe et à loisir les intérêts huguenots. Une ordonnance du 13 décembre 1698 maintenait l'interdiction de tout exercice public du culte réformé ; l'exclusion des charges de judicature, de greffiers, de procureurs, de notaires, subsistait contre tous ceux qui ne faisaient pas profession de la religion catholique ; injonction était faite aux parents d'envoyer aux écoles établies dans les paroisses leurs enfants au-dessous de l'âge de quatorze ans ; une autre ordonnance du 29 décembre n'accordait la rentrée en France et la restitution de leurs biens aux fugitifs qu'à la condition d'abjurer dans six mois[87]. Mais les huguenots étaient exhortés et non plus contraints à assister à l'office divin. Une instruction jointe à l'ordonnance du 13 décembre ne permettait plus d'obliger les nouveaux convertis à approcher des sacrements, comme quelques officiers l'avaient fait par un faux zèle. Un mémoire adressé aux évêques leur recommandait de procéder, pour ramener les hérétiques, par un système d'enseignement approprié à leurs besoins et à leurs préjugés, par une conduite pleine de douceur et de charité, par une protection digne de leur confiance. Enfin, plusieurs des pénalités furent supprimées, par lesquelles on avait cru épouvanter l'obstination ou la rechute dans l'hérésie. Le roi ne veut plus, écrivait Pontchartrain[88], qu'on traîne sur la claie les cadavres des nouveaux catholiques coupables d'avoir déclaré en mourant qu'ils persistaient dans la religion protestante, ni imposer l'amende honorable à ceux qui, après cette déclaration, reviennent de leurs maladies. Ces deux peines produisent toujours un mauvais effet.

Si ce n'est pas là une véritable tolérance, elle n'est pas plus défectueuse que celle qu'un des principaux chefs du protestantisme, Burnet, essayait alors de faire prévaloir en Angleterre. Un bill fut proposé (1699) pour dépouiller de ses biens tout héritier qui, parvenu à l'âge de dix-huit ans, ne prêterait pas les serments d'allégeance, de suprématie et de lest. Ce bill condamnait aussi tous les prêtres papistes au bannissement ou à la prison perpétuelle. Cent mille livrés sterling étaient la récompense de celui qui découvrirait un prêtre papiste dans des circonstances suffisantes pour constater son identité. Je votai pour ce bill, dit Burnet, malgré mes principes de tolérance, parce que j'ai toujours cru que le gouvernement avait le droit d'expulser ceux d'une secte dont les sentiments sont incompatibles avec le repos et la sécurité publiques. — Je croyais aussi, ajoute-t-il, que les catholiques consciencieux, plutôt que de prêter un pareil serment, vendraient leurs biens, et, peu à peu, délivreraient l'Angleterre de tous les papistes. Il tient à son système, car, après avoir constaté que le bill n'eut pas de suite, il le recommande comme un plan sur lequel le Parlement pourrait se régler en cas que les papistes donnassent quelque sujet de plainte[89].

Avouons que les concessions de Louis XIV étaient insuffisantes. Elles le devinrent encore davantage lorsque l'intendant du Languedoc, Baville, appuyé de plusieurs évêques de la province, représenta qu'il y avait danger pour l'œuvre des conversions à ne pas forcer les nouveaux convertis d'assister à la messe. Ils alléguaient l'exemple de Jeanne d'Albret, les peines de l'amende, de la prison, et d'autres plus fortes, édictées par cette reine contre les catholiques du Béarn qui refusaient d'assister aux prêches. Bossuet lutta inutilement contre cette réclamation qui ne lui semblait bonne qu'à encourager l'hypocrisie et le mépris du culte catholique. Louis XIV à la fin laissa faire Baville ; c'était l'autoriser à susciter de nouvelles irritations dans le Languedoc. Partout ailleurs il fut entendu que personne ne pouvait être contraint d'aller à la messe[90]. Mais, à ce grief supprimé, des agents emportés trouvèrent moyen d'en substituer d'autres non moins pernicieux. A Caen, par exemple, Foucauld, de concert avec l'évêque de Bayeux, avait annoncé des conférences pour l'instruction des hérétiques. Il prétendit y assister lui-même. Il y parla d'un ton de menace, railla l'espoir que les religionnaires avaient en vain placé dans les puissances étrangères, et affirma que le roi saurait rendre tout don royaume aussi catholique que l'Espagne. Les protestants alléguaient en leur faveur l'article xi de l'ordonnance de révocation qui leur permettait de rester en France sans leur prescrire de se faire catholiques. Il voulut leur ôter cette dernière ressource ; le roi, selon lui, n'entendait pas leur laisser cette liberté, puisqu'il faisait abattre ce qui restait de leurs temples, et qu'il avait banni leurs ministres[91]. Lorsque l'exhortation recommandée par le roi était ainsi entendue et présentée par ses agents, il était difficile de comprendre en quoi elle différait de la contrainte.

Le plus grand danger pour l'autorité était dans l'interdiction absolue du culte réformé en commun. Ceux qui s'obstinaient à ne pas abjurer, ceux qui, malgré une abjuration extérieure, demeuraient secrètement dans leur ancienne croyance, essayaient sans cesse de se réunir, selon leurs usages, en dépit de l'autorité. Ces assemblées étant une contravention contre la loi d'alors, les officiers royaux étaient autorisés à la punir ; mais, la contravention se justifiant par un devoir de conscience, la répression n'était plus, aux yeux des opposants, qu'un acte de tyrannie. De ce sentiment à la révolte il n'y a qu'un pas. Vienne une occasion et un chef, la guerre civile éclate violente et impitoyable. L'occasion sera la guerre de la succession d'Espagne ; le chef, l'organisateur des camisards.

 

 

 



[1] Dangeau, Journal, 30 septembre 1697.

[2] Dangeau, Journal, 16 juin 1698.

[3] On s'est complu à faire de Racine une victime de son dévouement au bien public et d'une disgrâce capricieuse du roi. Selon cette tradition, Racine avait rédigé un mémoire éloquent sur les souffrances du peuple, et Louis XIV, mécontent que le poète prétendit se faire homme d'État, l'aurait pour toujours écarté de sa vue. Ni l'une ni l'autre assertion n'est vraie :

1° Le prétendu mémoire pour le peuple était une réclamation personnelle, et, si l'on veut, quelque peu égoïste. Racine était trésorier de France à Moulins, beaucoup moins pour en remplir les fonctions que pour en toucher le revenu ; tous les ans même, par la faveur du prince de Condé, il recevait quittance de la Paulette sans payer ce droit. Après la paix de Ryswick, il fut compris, dans une mesure commune à tous les officiers de finances, qui leur demandait un sacrifice pour le service du roi, et taxé à 10.000 livres selon les uns, à 4.000 selon les autres. Cette taxe dérangeant fort ses petites affaires, comme il l'écrivait à Mme de Maintenon (4 mars 1698), il rédigea un mémoire qu'il confia au maréchal de Noailles, et que celui-ci fit remettre au roi per l'archevêque de Paris, son frère. Au bout de quelques jours, impatienté de ne pas avoir encore de réponse, il fit agir la comtesse de Grammont auprès de Mme de Maintenon, dans l'espérance que celle-ci agirait auprès du roi ; c'est encore lui qui le raconte. C'était beaucoup d'insistance et au moins assez pour indisposer Louis XIV. Un grief encore plus sérieux vint s'y joindre. Quelques-uns de ces officieux qui fourmillent dans les cours lui rendirent le mauvais service de l'accuser de jansénisme et d'attachement à Port-Royal. Or, dans l'idée du roi, dit-il lui-même, un janséniste était tout ensemble un homme de cabale et un homme rebelle à l'Église ; l'accusation était faite pour émouvoir le prince qui se tenait toujours en garde contre une maison et une doctrine suspectes. De là un refroidissement qui, pendant quelques jours, priva Racine de voir le roi et même Mme de Maintenon. Il dépeint lui-même, dans la lettre déjà citée, le chagrin qu'il en ressentit ; mais l'épreuve ne dura pas, comme on va le voir.

2° Dans cette lettre du 4 mars 1698, il se justifie du soupçon de jansénisme ; il atteste sa soumission d'enfant pour tout ce que l'Église croit et ordonne. Il explique, par des raisons de parenté et de charité, ses relations avec la maison de Port-Royal, et il invoque avec une confiance entière le témoignage du Père de la Chaise, confesseur du roi. Il parait que cette justification fut suffisante et prompte, car, dès le mois suivant, on voit, par ses lettres à son fils, qu'il était à Marly, c'est-à-dire d'en de ces voyages dont le roi faisait toujours une faveur. On l'y voit de nouveau au mois de juin. Au mois de juillet, il se félicite que le maréchal de Noailles ait pensé à son fils pour en faire un gentilhomme de la manche du duc de Bourgogne. Invité à aller au camp de Compiègne, il décline l'invitation parce qu'il veut se réserver pour le voyage de Fontainebleau, et, dans l'intimité, il donne cette autre raison : qu'il n'aurait guère à Compiègne le temps de faire sa cour, parce que le roi serait toujours à cheval, et que lui n'y serait jamais. S'il ne va pas à Fontainebleau en octobre, c'est d'abord parce qu'il doit assister ailleurs à la prise d'habit d'une de ses filles, et ensuite parce qu'il est malade. Enfin, au commencement de janvier 1699, comme il est malade encore, il écrit qu'il n'ira pas à Versailles avant le voyage de Marly : il a besoin, dit-il, de se ménager encore quelque temps, afin d'être en état d'y faire un plus long séjour. Au mois de mars, le mal augmente, et les médecins perdent tout espoir. Alors, ce qui prouve bien qu'on ne le regarde pas comme un disgracié, il est, dit Dangeau, fort regretté par les courtisans ; le roi même parait affligé de l'état où il est, et s'en informe avec beaucoup de bonté. Après sa mort, cette bonté continue sans embarras. Le roi, ayant aperçu Boileau : Ah ! Despréaux, lui crie-t-il, nous avons beaucoup perdu, vous et moi, à la mort de Racine ; et il ne s'en tient pas à des paroles. Le 7 mai 1699, Dangeau enregistre le don de 2.000 fr. de pension pour la veuve et les enfants de Racine. Le fils aîné aura 1.000 francs et la veuve 1.000 francs, pour l'aider à élever les cadets. Voilà, tirée de la correspondance même de Racine, la véritable histoire de cette disgrâce. Il semble difficile, devant ces faits positifs, de soutenir encore le roman ou le mélodrame populaire.

[4] Dangeau, Journal, 9 juin 1699.

[5] Dangeau, Journal, 27 mars 1698, 29 novembre 1699.

[6] Dangeau, Journal, 28 septembre et 29 décembre 1699.

[7] Lettres de Racine à son fils, 1er août 1698 : M. le comte d'Ayen sera bien fâché que je n'aille pas voir son régiment, qui sera fort magnifique.

[8] Lettres de Maintenon, 11 septembre 1698.

[9] Dangeau, Journal ; Saint-Simon, Mémoires, tome Ier.

[10] Mercure de septembre 1698.

[11] Fontenelle, Éloge de Vauban.

[12] Dangeau, 25 janvier 1700.

[13] Isambert, tome XX : Règlement du 20 août 1698 pour le commerce des colonies ; établissement du conseil de commerce en 1700.

[14] Établissement de fabriques de verres et de cristaux gravés et ciselés (20 novembre 1699).

[15] Depping, Correspondance administrative : Lettre de Pontchartrain à d'Argenson, 9 novembre 1699, à propos d'un sieur Baille soupçonné de vouloir établir à Turin une manufacture de chapeaux, qui pourrait porter préjudice à celles de France.

[16] Isambert, tome XX ; Dangeau, 17 juillet 1700 ; Histoire de la ville de Paris, tome II, par Félibien et Lobineau.

[17] Charlevoix, Histoire de la Nouvelle-France, tome III.

[18] Dangeau, 25 novembre 1697.

[19] Isambert, tome XX.

[20] Isambert, tome XX, 20 août 1698.

[21] Charlevoix, Histoire de la Nouvelle-France, tome III.

[22] Mémoires de Foucauld, 1699.

[23] Dangeau, 3 décembre 1698.

[24] Mémoires de Foucauld : On a fait cette année, par ordre de M. de Pontchartrain, beaucoup de chargements de blé de la généralité de Caen pour celle de Rouen.

[25] Isambert, tome X ; citée aussi par Foucauld, à la date du 24 octobre.

[26] Isambert, tome XX.

[27] Depping, Correspondance administrative : Lettre de Chamillart à Harlay, 12 mai 1700. Dangeau, Journal, 2 juillet 1700.

[28] Depping, Lettre du chancelier de Pontchartrain à Harlay, 8 septembre 1700. Pontchartrain fils à Marchais, 9 novembre 1700.

[29] Bruzen de la Martinière.

[30] Dangeau, 28 février 1700.

[31] Fontenelle, Histoire de l'Académie des sciences, qui n'est véritablement que l'avant-propos de ses Éloges des Académiciens.

[32] Isambert, tome XX.

[33] Texte du règlement dans Isambert, tome XX, ou dans l'Histoire de l'Académie, par Fontenelle.

[34] Fontenelle, Éloge de Vauban.

[35] Depping, Correspondance administrative : Lettre de Pontchartrain à Bignon, 26 janvier 1700.

[36] Isambert, tome XX : texte du règlement.

[37] Baudry, Introduction aux Mémoires de Foucauld. Saint-Simon, tome III, chapitre XXV, veut bien une fois parler de Foucauld et gâter son papier de ces bagatelles : Foucauld, dit-il, grand médailliste, était fort protégé du Père de La Chaise, qui l'était aussi.

[38] Dangeau, 12 juin 1698 ; Mémoires de Foucauld, juin 1698 ; Lettre de Maintenon, 19 juillet 1698.

[39] Maintenon au cardinal de Noailles, 28 juillet 1698.

[40] De nos jours, dans la restauration de Notre-Dame, on a réparé cette faute grossière. Les tableaux, les marbres, les cintres, ont disparu. Il n'est resté que ce qui représente vraiment le vœu de Louis XIII : le groupe de la Vierge et les statues des deux rois.

[41] Félibien et Lobineau, Histoire de la ville de Paris, tome II.

[42] Mercure de mai 1701.

[43] Félibien et Lobineau, Histoire de Paris.

[44] Saint-Simon, Mémoires, tome II, chapitre II ; Dangeau, Journal, 13 août 1699.

[45] Dangeau, 16 nov. 1701.

[46] Dangeau et Saint-Simon.

[47] En 1695, la famille de Louvois avait cédé au roi, pour le Dauphin, la terre de Meudon, contre 400.000 francs comptants, et contre la belle maison de Choisy, que le Dauphin avait héritée de Mademoiselle de Montpensier.

[48] Le duc de Bourgogne à Mme de Maintenon : Je suis très-sensible à l'amitié que vous me faites paraîtra dans toutes les occasions. Je vous assure, Madame, que j'y répondrai toujours comme je dois.

[49] Maintenon à Saint-Géran, 4 mars 1698.

[50] Dangeau, 23 mars 1700. Saint-Simon, tome II, chapitre VI.

[51] Mercure de février 1700.

[52] Dangeau, 22 février 1702.

[53] Dangeau, 16 mars 1698, 19 nov. 1699, 6 nov. 1700.

[54] Dangeau, 10 juin 1701. Ce n'est pas trop de Dangeau pour confirmer ce que dit ici Saint-Simon.

[55] Saint-Simon, Mémoires, tome II, chapitre XXXIV.

[56] Saint-Simon, Mémoires, tome I, fin.

[57] Bossuet : Instruction sur les états d'oraison.

[58] Nous croyons utile de placer ici, pour la commodité des lecteurs, une analyse du quiétisme de Molinos, tirée de l'Histoire littéraire de Fénelon, par les directeurs de Saint-Sulpice. En pareille matière, nous avons besoin de ne marcher que sur les traces de théologiens éprouvés :

1° La perfection de l'homme consiste, même dès cette vie, dans un acte continuel de contemplation et d'amour qui contient éminemment les actes de toutes les vertus ; cet acte, une fois produit, subsiste toujours même pendant le sommeil, pourvu qu'il ne soit pas révoqué, d'où il suit que les parfaits n'ont jamais besoin de le réitérer.

2° Dans cet état de perfection, l'âme ne doit plus réfléchir ni sur Dieu ni sur elle-même, ni sur aucune autre chose ; mais elle doit anéantir ses puissances pour s'abandonner totalement à Dieu, et demeurer devant lui comme un corps sans âme.

3° L'âme ne doit alors penser ni à la récompense ni à la punition, ni au paradis ni à l'enfer, ni à la mort ni à l'éternité ; elle ne doit plus avoir aucun désir des vertus, ni de sa propre sanctification, ni même de son salut dont elle doit perdre l'espérance.

4° Dans ce même état de perfection, la pratique de la confession, de la mortification et de toutes les bonnes œuvres extérieures est inutile et même nuisible parce qu'elle détourne l'âme du parfait repos de la contemplation.

5° Dans l'oraison parfaite, il faut demeurer en quiétude, dans un entier oubli de toute pensée particulière, même des attributs de Dieu, de la Trinité, et des mystères de Jésus-Christ. Celui qui, dans l'oraison, se sert d'images, de figures, d'idées ou de ses propres conceptions, n'adore pas Dieu en esprit et en vérité.

6° Le libre arbitre étant une fois remis à Dieu avec le soin et la connaissance de notre âme, il ne faut plus avoir aucune peine des tentations ni se soucier d'y faire aucune résistance positive. Les représentations et les images les plus criminelles, qui affectent alors la partie sensitive de l'âme, sont tout à fait étrangères à la partie supérieure. L'homme n'est plus comptable à Dieu des actions les plus criminelles, parce que son corps peut devenir l'instrument du démon sans que l'âme, entièrement unie à son Créateur, puisse prendre aucune part à ce qui se passe dans la maison de chair qu'elle habite.

[59] Voici sur l'effet pratique de cette doctrine, ce que Noailles, alors évêque de Chiions et plus tard archevêque de Paris, écrivait à Mme de Maintenon, en 1694 :

Cette nouvelle manière d'oraison rejette adroitement les prières vocales, les méditations de la loi de Dieu, l'étude de sa parole dans l'Écriture sainte, l'attention aux beaux exemples de Jésus-Christ et des saints. Elle regarde la mortification des sens non-seulement comme inutile, mais même comme nuisible à la perfection de l'âme, en ce qu'elle met les sens en vigueur : ce sont ses termes. Elle condamne fièrement les examens de conscience, les réflexions sur sa conduite particulière, les lectures saintes et les autres moyens qui ont élevé les saints à la perfection, qu'ils ont pratiqués toute leur vie avec un si grand soin, et qu'ils ont si fortement recommandés dans leurs écrits. Voir les lettres de Mme de Maintenon au cardinal de Noailles. — Voir aussi la lettre que Bourdaloue écrivit à Mme de Maintenon, le 10 juillet 1694, où il dit que le livre de Mme Guyon n'a rien de solide ni de fondé sur les véritables principes de la religion, et y dénonce beaucoup de propositions fausses, dangereuses, sujettes à de grands abus.

[60] Maintenon à Saint-Géran, 12 mars 1694 : tous les faits racontés dans cette page sont empruntés à cette lettre.

[61] C'est Fénelon lui-même qui rapporte ce fait et ces paroles dans un de ses écrits contre Bossuet : Réponse à la relation du Quiétisme.

[62] Cette lettre du 8 mars 1696 est bonne à lire d'un bout à l'autre. Elle est facile à trouver ; elle est rapportée textuellement par M. Beausset, Histoire de Fénelon, tome I, dernières pages.

[63] Beausset, Histoire de Fénelon, tome II, livre III, § 12.

[64] Saint-Simon, Mémoires, tome I, chapitre XXVII.

[65] Beausset, Vie de Bossuet, tome III.

[66] Lettre de l'abbé Brisacier à Fénelon, 28 février 1697, citée par Beausset, Histoire de Fénelon, tome II.

[67] C'est Fénelon qui rapporte cette parole dans un de ses écrits contre Bossuet, mais Bossuet ne l'a jamais démenti. Voici le texte même de Fénelon : Je sus par la voix publique que ce prélat (Bossuet) avait demandé pardon à Sa Majesté de lui avoir caché depuis plusieurs années que j'étais un fanatique. Réponse à la Relation sur le Quiétisme, LXXII.

[68] Petits vers de l'époque :

Contre Cambrai de Meaux chicane ;

Quoi ! pour des contes de Peau-d'Ane

Fallait-il en venir aux mains ?

Mais Cambrai s'attire l'attaque

Moins pour les maximes des saints

Que pour celles de Télémaque.

[69] Bossuet : Réponse à quatre lettres de M. de Cambrai.

[70] Voir notre Histoire de la Trappe, tome I, et l'Histoire de Fénelon, tome II, pièces justificatives.

[71] Lettre de Chanterac à Fénelon, 8 nov. 1698, citée dans l'Histoire littéraire de Fénelon par les directeurs de Saint-Sulpice.

[72] Beausset, Histoire de Fénelon, tome II. Nous recueillons avec plaisir les preuves de bon sens que nous rencontrons dans les paroles ou les actes de Louis XIV. On nous permettra d'en citer une autre d'un genre tout différent que nous n'avons encore eu l'occasion de placer nulle part. Un jour, à propos d'un sonnet, le maréchal de La Feuillade opposait au jugement de Boileau celui du roi et de la dauphine. Je ne doute pas, répondit Boileau, que le roi ne soit très-expert à prendre des villes et à gagner des batailles. Je doute aussi peu que Mme la dauphine ne soit une princesse pleine d'esprit et de lumières. Mais, avec votre permission, je crois me connaître en vers aussi bien qu'eux. Là-dessus le maréchal accourt chez le roi, et lui dit d'un ton vif et impérieux : Sire, n'admirez-vous pas l'insolence de Despréaux qui dit se connaître en vers un peu mieux que Votre Majesté !Oh ! pour cela, répondit le roi, je suis lâché de vous dire, monsieur le maréchal, que Despréaux a raison. (Bolæana, VIII.)

[73] Ici encore nous suivons pas à pas l'analyse donnée par les directeurs de Saint-Sulpice dans l'Histoire littéraire de Fénelon, et le cardinal de Beausset dans l'Histoire de Bossuet, tome II.

[74] Beausset, Histoire de Bossuet, tome III.

[75] Mémoires du chancelier d'Aguesseau.

[76] Bossuet était né en 1626. Fénelon en 1651. A l'époque des relations sur le Quiétisme (1698), Bossuet avait soixante-douze ans, Fénelon n'en avait que quarante-seps. Cette différence d'âge entre deux hommes ne s'efface jamais.

[77] Le nom de Montan et de Priscille revient onze fois dans la Réponse à la Relation sur le Quiétisme et onze fois dans la Réponse aux Remarques de l'évêque de Meaux et quatre fois dans une même page.

[78] Voir La Réponse aux Remarques de Monsieur de Meaux, préambule.

[79] Déjà, dans une lettre à Mme de Maintenon que nous avons citée, Fénelon reprochait à Bossuet d'avoir produit contre Mme Guyon ce qu'elle ne lui avait conté que sous le secret de la confession. Dans sa Réponse à la Relation sur le Quiétisme, Il paraissait se plaindre du même abus de confiance contre lui-même. Voici le texte de Fénelon qu'il convient de citer sans en rien retrancher :

Paragraphe XXX. Il (Bossuet) va jusqu'à parler d'une confession générale que je lui confiai, et où j'exposais comme un enfant à son père toutes les grâces de Dieu et toutes les infidélités de ma vie. On a vu, dit-il (Bossuet) dans une de ses lettres, qu'il s'était offert à me faire une confession générale. Il sait bien que je n'ai jamais accepté cette offre. Pour moi, je déclare qu'il l'a acceptée, et qu'il a gardé quelque temps mon écrit. Il en parle même plus qu'il ne faudrait, en ajoutant tout de suite : Tout ce qui pourrait regarder des secrets de cette nature sur ses dispositions Intérieures est oublié, et il n'en sera jamais question. La voilà, cette confession sur laquelle il promet d'oublier tout et de garder à jamais le secret. Mais est-ce le garder fidèlement que de faire entendre qu'il en pourrait parler, et de se faire un mérite de n'en parler pas quand il s'agit de quiétisme ? Qu'il en parle, j'y consens. Ce silence, dont il se vante, est cent fois pire qu'une révélation de mon secret. Qu'il parle selon Dieu ; je suis si assuré qu'il manque de preuves, que je lui permets d'en aller chercher jusque dans le secret inviolable de ma confession.

Ces mots : confession générale, secret inviolable, renforcés des infidélités de ma vie, ne pouvaient avoir pour le public que le sens de confession sacramentelle. C'était là ce que Bossuet se défendait d'avoir accepté. Si Fénelon n'entendait parler que d'une lettre intime remise à Bossuet, comme il l'explique dans la Réponse aux Remarques, § VII, il fallait, dès le premier jour, faire cette distinction et surtout ne pas parler de secret inviolable, qui ne s'applique qu'à une véritable confession.

[80] Dangeau, 2 juin 1698.

[81] Dangeau, Journal, 4 avril 1699.

[82] De notre propre mouvement, de notre certaine science, et de la plénitude de la puissance apostolique.

[83] Ce sont les paroles mêmes de d'Aguesseau dans ses Mémoires.

[84] Note du duc de Luynes sur le Journal de Dangeau.

[85] Ce débat appartient à l'an 1702. Nous l'avons rapporté ici parce qu'il fait suite naturelle aux faits qui terminent la question du Quiétisme, et qu'il aurait été difficile de lui trouver une autre place dans l'ensemble de cette histoire. Le chancelier en question était Pontchartrain.

[86] Dangeau, Journal, 21, 31 janvier 1699.

[87] Isambert, tome XX : texte des deux ordonnances.

[88] Depping, Correspondance administrative : lettre de Pontchartrain au premier président de Paris.

[89] Burnet, Histoire de ce qui s'est passé pendant sa vie, année 1699.

[90] Voir Histoire de Bossuet, tome IV, chapitre XI.

[91] Mémoires de Foucauld, année 1699.