HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

TROISIÈME PARTIE. — LA DÉCADENCE : GUERRES DE LA SECONDE COALITION ET DE LA SUCCESSION D'ESPAGNE

 

CHAPITRE XXXVI. — La décadence à l'Intérieur, dans l'administration, dans le travail, dans les lettres, dans l'esprit religieux.

 

 

III. — État religieux de l'Europe et de la France. - Histoire des Variations, par Bossuet. - Correspondance de Bossuet et de Leibnitz. - Tendance à l'incrédulité. - Progrès des sociniens ; indifférence en matière de religion. - Nullifidiens en Angleterre, Locke ; colonie française protestante en Hollande. - Le doute inauguré par Bayle. - En France, tendance du même genre chez les amis de Saint-Évremond et d'Hamilton. - Abaissement de la considération du clergé.

 

Les entreprises de Louis XIV pour la conversion de ses sujets protestants avaient tourné contre lui-même, en donnant à la coalition européenne un grief de plus et des auxiliaires dans les réfugiés. Elles n'avaient pas davantage profité à l'Église dont le chef suprême désavouait justement tant d'abjurations apparentes, fruit de la crainte ou du calcul. C'était à une autre autorité qu'il appartenait d'éclairer et de persuader les âmes, et nous avons vu plus haut (ch. XXIX), par quels moyens et souvent par quels succès les prédicateurs, les évêques selon l'esprit d'Innocent XI, démontrèrent la supériorité et l'efficacité de leur mission. Cette lutte pacifique continua pendant la guerre même avec un retentissement que le bruit des armes ne put couvrir. Bossuet, qui en fut le chef, mérite encore la première place dans cette histoire par l'étendue de sa science, l'éloquence de sa logique et les aveux même de ses adversaires.

Bossuet publia, en 1688, son Histoire des Variations des églises protestantes. Il se proposait d'établir que le protestantisme ne venait pas de Dieu, et pour le prouver il ne trouvait pas de meilleur argument que de montrer dans cette doctrine de continuelles variations et une manière changeante d'expliquer les dogmes. — Varier dans l'exposition de la foi est une marque de fausseté et d'inconséquence dans la doctrine exposée, et une doctrine changeante ne peut venir de Dieu qui est immuable. Au contraire, l'Église catholique n'a jamais varié : comme elle fait profession de ne dire et de n'enseigner que ce qu'elle a reçu, la règle de la foi y est immuable, et ne se réforme pas ; on ne peut montrer par des faits constants la moindre inconstance ou la moindre variation dans ses dogmes, ni opposer l'une à l'autre ses décisions dogmatiques. L'historien établit donc, non-seulement par quoi les différentes sectes protestantes diffèrent l'une de l'autre, mais encore par quoi chacune diffère d'elle-même d'une époque à l'autre, et comment les anciennes hérésies, dont les réformateurs modernes se vantent de descendre, avaient avec eux des différences essentielles où il est impossible de reconnaître une génération directe. Il consulte et il produit à cet effet tous leurs livres symboliques, leurs confessions de foi arrêtées, signées, publiées, dont ils présentent la doctrine comme la pure parole de Dieu ; fort de ces citations inexorables, il les défie de trouver quelque part une histoire plus indubitable que la sienne, puisqu'il ne raconte rien qui ne soit prouvé clairement parleurs propres témoignages. Ainsi il convainc les luthériens de contradiction avec eux-mêmes par le rapprochement des premiers écrits de Luther (1519) avec la confession d'Augsbourg (1530), de la confession d'Augsbourg avec la confession saxonique (1551), de celle-ci avec le livre de la Concorde (1577). Il ne démontre pas moins invinciblement les changements des calvinistes dans trois confessions successives, et dans l'opposition de leurs écrits confidentiels avec les ménagements qu'ils observent tout haut vis-à-vis des partis qu'ils tiennent à gagner. L'Église anglicane comparaît à son tour avec ses incertitudes, ses excès, ses retours ou ses équivoques sous Henri VIII, Édouard VI et Élisabeth. Son propre historien, son panégyriste, Burnet, chapelain de Guillaume III, devient ici son accusateur ; les aveux qui lui échappent se retournent contre sa cause ; les auteurs qu'il cite, et dont il invoque l'autorité, le confondent dès que l'adversaire a complété les citations. C'est en vain que, pour se justifier par l'antiquité, les réformés veulent remonter aux premiers siècles de l'Église, et que, non contents d'avoir pour maîtres Jean Huss et Wiklef, ils se réclament encore des Vaudois et des Manichéens. Une histoire ferme et complète de ces sectes enlève cette dernière ressource en faisant voir ou que ces prétendus ancêtres ne sont pas aussi vieux qu'on a besoin de le faire croire, ou que la nature de ces diverses erreurs ne concorde pas avec le protestantisme, à moins que les protestants n'acceptent la solidarité des abominations des Manichéens et de la doctrine des Vaudois, touchant les sacrements et l'impunité des criminels. Mais il ne suffit pas de connaître les ravages d'une maladie, il faut en rechercher la cause pour y appliquer les remèdes convenables. La cause de tant de variations étant dans la révolte contre l'autorité doctrinale de l'Église, il faut démontrer la réalité de cette autorité, l'erreur de ceux qui la combattent, leurs variations à cet égard et même leurs aveux en faveur de l'Église catholique, et en conclure la nécessité de se soumettre aux décisions de cette Église, qui connaît bien ce qu'elle est par la grâce de Dieu, et qui, dans toutes les questions qui se sont émues, a toujours si bien dit ce qu'il fallait dire pour assurer la foi des fidèles, qu'il n'a jamais été nécessaire de délibérer de nouveau ou de s'éloigner tant soit peu du premier plan. Tel est l'objet du quinzième et dernier livre, le plus admirable peut-être par la puissance de la dialectique[1].

Nous lisons les Variations de M. de Meaux, écrivait Mme de Sévigné[2] ; ah ! le beau livre à mon gré ! Elle avait bien raison. Où jamais la controverse a-t-elle parlé un aussi triomphant langage ? Quel écrivain a jamais répandu autant de clarté sur des questions embrouillées par l'esprit de parti, autant d'intérêt sur des matières graves et sans charme pour l'imagination, autant de variété parmi tant de répétitions inévitables et de dangers de monotonie ? On est frappé d'abord de l'immensité et de la fermeté du savoir : que de livres déchiffrés, comparés, commentés ; que de citations si fidèles que l'ennemi n'a pas pu y découvrir une inexactitude ; quelle plénitude de détails, même de ceux qui, méprisables en apparence, tirent une importance particulière de leurs rapports avec le sujet général ! Il y avait même peut-être dans cette abondance le danger de sacrifier l'agrément de la forme à la solidité du fond. Mais le défenseur de la vérité ne s'est pas ému de ce scrupule de la vanité de l'homme : Cette histoire, dit-il[3], est d'un genre tout particulier; elle a dû paraître avec toutes ses preuves et munie, pour ainsi dire, de tous côtés, et il a fallu hasarder de la rendre moins divertissante pour la rendre plus convaincante et plus utile. Et il se trouve que, comme un juste prix de l'équité et du désintéressement, le mérite cherché avant tout ne diminue pas l'autre, et que l'œuvre est à la fois convaincante et divertissante. On le sent à la lecture de ces chefs-d'œuvre de style ou de sentiment qui sont, ici le portrait de Luther, là le parallèle de Thomas Crammer avec saint Thomas de Cantorbéry, ailleurs et surtout le beau chapitre de justice et de charité consacré à plaindre les erreurs et les peines de l'âme de Melanchthon[4]. L'ensemble de la composition n'est pas une moindre joie pour l'esprit. Captivé dès les premiers mots par l'enchainement des idées, le lecteur avance à travers les faits et les raisonnements, toujours attentif, jamais fatigué, vers la conclusion qu'il croit tirer de lui-même, tant il y est bien préparé. Ce charme est si puissant qu'on regrette de le voir finir, et qu'on se demande comment il peut se faire que des questions si victorieusement tranchées soient encore à l'état de question pour certaines intelligences ou plutôt pour certaines volontés.

Après l'Histoire des Variations, Bossuet donna une explication de l'Apocalypse (1689). Il tenait à réfuter les prophéties du ministre Jurieu, qui prétendait faire voir dans la prophétie de saint Jean la condamnation de l'Église romaine et la promesse du prochain triomphe du protestantisme par toute la terre. Bossuet n'eut pas de peine à démontrer que la Babylone de l'Apocalypse était surtout Rome païenne enivrée du sang des martyrs, et à détruire l'interprétation de Jurieu par le témoignage même de protestants illustres tels que Grotius. Mais il n'était pas au terme de la lutte. Ses adversaires, convaincus d'erreur et d'impuissance, ne se lassaient pas de ranimer les hostilités pour dissimuler sous leur opiniâtreté leur défaite. L'Histoire des Variations provoqua les réponses de Burnet, du ministre Basnage, frère de l'historien, et des lettres pastorales de Jurieu. Bossuet leur opposa une vigueur encore plus infatigable que leur résistance. Il lança contre Burnet et Basnage la Défense de l'Histoire des Variations, et contre Jurieu ses six Avertissements aux protestants. En deux ans, de la fin de 1689 à 1691, il composa ces traités dont l'étendue[5] et la science embrassent de nouveau toutes les matières de l'Histoire des Variations, et déconcertent tous les expédients rassemblés par des adversaires aux abois. Dans la Défense des Variations il met à néant tous les subterfuges par lesquels Basnage et Burnet essayaient de justifier les guerres civiles suscitées par leurs coreligionnaires, et leurs vains efforts pour trouver dans l'Église catholique une décision pareille à celle de Luther autorisant le landgrave de liesse à avoir deux femmes à la fois. Il les réduit à cette conclusion inévitable : Ceux qui se vantent de réformer l'Église catholique ont besoin d'apprendre d'elle en cette matière, comme dans les autres également importantes, la régularité et la pureté de la morale chrétienne. Dans les Avertissements aux protestants, il oppose aux colères, aux injures de Jurieu[6], le calme imperturbable d'un dédain compatissant, et à ses arguments des faits sans réplique sur la permanence de l'invariabilité de l'Église catholique, sur la nécessité de laisser à l'Église seule l'interprétation de l'Écriture, sous peine d'ériger en vérité toutes les aberrations des interprètes privés, sur la sainteté et la concorde du mariage, sur l'obligation de respecter l'autorité établie dans la société civile, sur la connivence du ministre avec les sociniens et sa tolérance forcée pour toutes les doctrines. A la fin, il l'accable d'un dernier coup, qui est aussi la solution souveraine de toute cette controverse. Burnet, Basnage, Jurieu, dans l'impuissance de nier les variations de leurs églises, avaient cru se tirer d'affaire en réclamant pour eux le droit de varier par cette raison qu'ils n'étaient pas inspirés ni infaillibles, et qu'ils n'y avaient jamais aspiré. Bossuet s'empare de cet aveu pour convaincre d'invention humaine une doctrine qui se résigne à varier toujours, et montrer qu'il n'y a de christianisme divin que dans l'Église catholique, qui seule se fait gloire de ne varier jamais. Il cesse le combat, parce qu'il est superflu de combattre encore après que l'ennemi a posé les armes. Je n'ai donc plus rien à dire. Que M. Jurieu réplique ou se taise, je garderai également le silence... Je laisserai réfuter ses prophéties au temps, et sa doctrine à lui-même, et il ne me restera qu'à prier Dieu qu'il ouvre les yeux aux protestants pour voir ce signe d'erreur qu'il élève au milieu d'eux dans l'instabilité de leur doctrine[7].

Pendant que Bossuet livrait ces brillants combats pour l'honneur et les droits de l'Église catholique, un évêque allemand avait conçu le projet d'opérer la réunion de tous les chrétiens par une entente des catholiques avec les protestants de l'empire. Spinola, évêque in partibus de Tina en Bosnie, avait ouvert des négociations avec les ministres luthériens pour les ramener à l'unité et à l'obéissance du Saint-Siège. Dès 1684, on voit les protestants, inquiets de ces efforts, publier des lettres, écrire dans les recueils périodiques, pour conjurer le résultat de cette tentative. Dans la crainte que les luthériens ne cèdent, parce que de tous les réformés ils sont les moins éloignés de l'Église catholique, ils s'attachent à les mettre en garde, aussi bien que les autres sectes, contre ce qu'ils appellent un mystère d'iniquité. Ils insistent surtout sur cette pensée plus politique encore que religieuse, que l'évêque de Tina se propose de rompre l'union et la ligue qui est entre tous les princes protestants d'Allemagne[8]. Spinola n'en continua pas moins son entreprise. Nommé évêque de Neustadt, il reçut de Léopold (1691) un plein pouvoir pour traiter avec tous les États, communautés ou particuliers de la religion protestante, et travailler à leur réunion en matière de foi, et extinction ou diminution des controverses non nécessaires. Il se fit écouter favorablement des princes de Hanovre, et trouva dans le docteur luthérien Molanus, abbé de Lockum, des dispositions fort conciliantes. Des Préliminaires furent même rédigés assez vite par Molanus, et, quoiqu'ils ne fussent pas acceptés dans toute leur étendue, Spinola jugea qu'il ne convenait pas de les rejeter sans un examen attentif.

Le renom de Bossuet dans les controverses relatives au protestantisme était si grand, même en Allemagne, que les négociateurs crurent de leur devoir de s'adresser à lui. Bientôt même la duchesse de Hanovre, Sophie, d'où est sortie la maison royale actuelle d'Angleterre, travaillée du besoin de connaître enfin la vérité, exprima par lettres le désir de voir Bossuet associé à cette œuvre de salut[9]. Leibnitz, le plus savant des Allemands de ce siècle, avait toujours donné de grandes preuves de modération envers le pape et l'Église catholique ; nous l'avons même vu blâmer hautement la conduite de l'assemblée de 1682 envers le Saint-Siège. Il s'offrait maintenant à servir d'intermédiaire entre Bossuet et Molanus, et faisait espérer, d'après ses antécédents, qu'il ne serait pas un des moins utiles coopérateurs du rapprochement désiré. Enfin Louis XIV, averti par Bossuet des avances qui lui étaient faites, l'autorisait à féliciter l'évêque de Neustadt et à lui promettre les encouragements et la protection du roi de France.

En retour de tant de confiance, Bossuet mit une application et une activité infatigable à examiner les propositions de Molanus ; à étudier comment elles pourraient se conformer sans équivoque et sans restriction avec la vérité catholique. Il sembla un moment que la conclusion allait se faire. Il avait déclaré dès le début, soit à la duchesse de Hanovre, soit à Leibnitz, que l'Église romaine ne se relâcherait d'aucun point de la doctrine définie, ni en particulier de celle qui l'a été par le concile de Trente, mais qu'elle pourrait satisfaire aux protestants à l'égard de certains points de discipline et d'articles indifférents. Il persévéra jusqu'au bout dans cet accord d'une fermeté inébranlable pour la foi qui vient de Dieu, et d'une flexibilité accommodante sur les règlements qu'il appartient à l'Église de faire et de modifier. Leibnitz lui-même avait accepté ces conditions[10]. Molanus, de son côté, offrait de reconnaître la doctrine catholique sur la transsubstantiation, le sacrifice, l'invocation des saints, les images, la suprématie du pape et la hiérarchie ecclésiastique. Mais il demandait en retour que la communion fût permise sous les deux espèces, les ministres luthériens actuellement en fonctions dispensés de faire une rétractation publique, leurs mariages reconnus par le pape pour légitimes, leur ordination pour valide, et la jouissance des biens ecclésiastiques laissée aux princes ou États d'Empire qui les possédaient depuis la transaction de Passau et la paix de Westphalie. Rien ne témoigne mieux de la sagesse et de la modération de Bossuet que l'accueil qu'il fit à ces demandes. Il était possible, répondait-il, d'épargner aux ministres l'humiliation d'une rétractation publique, la souscription à la profession de foi convenue des deux côtés en tiendrait lieu. Les ministres luthériens pourraient être ordonnés évêques ou prêtres ; les évêques de la confession d'Augsbourg, dont la succession et l'ordination se trouveraient constantes, seraient laissés à leurs places. Les biens ecclésiastiques demeureraient à leurs détenteurs, sauf peut-être ceux qui avaient été ravis aux hôpitaux. L'Écriture sainte, en langue vulgaire, resterait aux mains du peuple, même la version de Luther, après révision et rectification ; il serait permis de mêler dans quelques parties de l'office divin quelques prières ou cantiques en langue vulgaire. La communion serait administrée sous les deux espèces, avec les précautions que commande la révérence due au saint-sacrement ; et l'on garantirait le culte des images contre toute superstition et manœuvre de gain sordide. Enfin il n'était pas défendu d'espérer que le pape autorisât les ministres actuels, ordonnés prêtres ou évêques, à garder leurs femmes. Cette concession, toute personnelle, ne passerait pas à leurs successeurs.

Quelle heureuse révolution pour les communions chrétiennes que celle qui leur aurait rendu l'union et la paix, et pour Bossuet quel prix de ses travaux et de ses vœux les plus ardents ! Il avait terminé l'Histoire des Variations par cette prière : Que celui qui tient les cœurs en sa main fasse revenir bientôt à son unité tous ses enfants égarés, et que nous ayons la joie de voir de nos yeux l'Israël, malheureusement divisé, se faire avec Juda un même chef. Touchait-il donc au moment d'être exaucé ? Hélas ! il lui restait à compter avec les faiblesses et les contradictions humaines. On reconnaît déjà, aux conditions posées par les luthériens, qu'ils se préoccupaient au moins autant de leurs intérêts temporels que de la vérité, de leurs places que de la foi. Un sentiment de même nature, une gloriole d'amour-propre, entrava et finit par rompre une négociation si avancée. La Réforme en voulait au concile de Trente qui l'avait condamnée ; or le concile de Trente était la plus grande autorité, comme résumant celle de tous les conciles antérieurs, que les catholiques et Bossuet opposaient à la Réforme. Ce fut la pierre d'achoppement où se brisèrent tant d'efforts et d'espérances. Molanus lui-même et surtout Leibnitz exigeaient qu'on suspendît les décrets du concile de Trente, qu'on ouvrît des conférences pour convenir de la profession de foi commune, et qu'on remît à un nouveau concile la décision des points dont la conférence n'aurait pu convenir. La futilité de cette opposition était d'autant plus sensible qu'il ne manquait au concile de Trente aucun des signes d'œcuménicité que les réformés eux-mêmes reconnaissaient nécessaires, et d'autre part que d'admettre ou omettre le concile de Trente ne faisait rien au projet de réunion, puisque toutes les doctrines en discussion, avant d'être définies à Trente, l'avaient été par les conciles antérieurs auxquels les négociateurs promettaient de se soumettre[11]. N'importe, les Allemands voulaient la suppression d'un concile tenu contre eux et hors de chez eux. Leibnitz en particulier subtilisait de plus en plus sur cette question. Il contestait l'autorité du concile de Trente, tantôt parce que le nombre des évêques italiens et espagnols y dépassait celui des autres nations, tantôt parce que les ambassadeurs de France y avaient quelquefois protesté pour des questions de rang, tantôt parce que, dans la formule d'abjuration prononcée par Henri IV, le nom du concile de Trente ne figurait pas. Bossuet, par un dernier effort de condescendance, consentait bien à ce qu'on ne prononçât pas le nom même du concile de Trente, pourvu qu'on en conservât la doctrine intacte dans la profession de foi que les luthériens présenteraient au pape ; mais il tenait ferme à ne pas déclarer suspendus les décrets de ce concile, parce que c'eût été reconnaître qu'il n'était pas œcuménique, et que l'Église, qui fait profession d'en accepter les définitions, pouvait errer ; il était absolument impossible de contredire ainsi la doctrine de l'infaillibilité de l'Église. Leibnitz ne tint pas compte des réponses précises et lumineuses que lui adressait Bossuet ; il s'obstina à revenir sur ses objections, quoique plusieurs fois réfutées ; à se cramponner à des subtilités qui semblent l'effort d'un homme d'esprit pour éluder la domination d'un génie supérieur ; il mérita qu'on dît de lui que, si dans ce débat, la supériorité du savoir paraît quelquefois indécise, l'avantage de la franchise paraît toujours appartenir à Bossuet[12]. Déjà Molanus, effacé par Leibnitz, s'était retiré du combat. Bossuet jugea bientôt qu'il était inutile de continuer une lutte sans issue contre une obstination qui ne revenait à la charge que par des répétitions. Il laissa tomber la correspondance (1694). Reprise quelques années plus tard, pour un moment, elle n'aboutit à aucune solution.

On a recherché dans quelles intentions contradictoires Leibnitz avait abordé cette controverse, puis en avait entravé la solution. Il semble, de son propre aveu, qu'il s'était surtout proposé de bien connaître jusqu'où pourraient aller les concessions des catholiques. On avait voulu voir, écrivait-il (1694), ce qui est possible entre des gens qui croient avoir raison chacun, et qui ne se départent pas de leurs principes ; et c'est ce qu'il y a de singulier et de considérable dans ce projet[13]. On est fondé ensuite à soupçonner, au détriment de sa bonne foi, que de concert avec la maison de Hanovre, il arrêta un projet qui aurait pu nuire aux intérêts dynastiques de cette maison. Les Hanovre avaient été les premiers à favoriser le plan de Spinola ; peu à peu ils s'aperçurent qu'en redevenant catholiques ils compromettraient les droits que la révolution de 1688 leur avait faits sur le trône d'Angleterre. Leibnitz lui-même en est convenu plus tard. On le voit alors, par une contradiction flagrante avec sa modération antérieure, recommander aux luthériens l'ardeur contre l'Église romaine, parce que le droit des Hanovre sur la Grande-Bretagne est fondé sur l'exclusion et la haine.de cette Église[14]. Le philosophe allemand sacrifia donc la cause de la vérité aux intérêts de la puissance temporelle. Pour Bossuet, il garda intact l'honneur de n'avoir ni entravé ni cherché le succès par une rigueur intempestive ou par des capitulations de conscience. Leibnitz lui -même rendait hommage à sa modération[15] ; Molanus priait Dieu de protéger les jours d'un prélat si bien disposé, si éloigné de tout esprit de parti, et qui cherchait de si bonne foi la vérité et la paix[16]. Bossuet a donc pu, sans crainte d'être démenti par ses adversaires, se rendre le témoignage que ce n'était pas à lui qu'il fallait imputer le retardement.

Mais s'il avait encore ajouté à sa gloire dans cette grande mission contre l'hérésie, la cause de la réunion, à laquelle il se dévouait depuis un demi-siècle, n'avait pas triomphé. La retraite de Leibnitz par un calcul tout humain, était un signe d'abaissement de l'esprit religieux dans les plus grandes intelligences ; et tout ce qui se passait alors dans les divers pays chrétiens réalisait tristement ce que Bossuet avait prédit lui-même, trente ans plus tôt, de la décadence de la foi. Il avait dit, dans l'oraison funèbre de la reine d'Angleterre, que le droit d'interprétation individuelle, introduit dans le monde par la réforme, multiplierait les sectes à l'infini, et que, tandis que les uns ne cesseraient de disputer ou donneraient leurs rêveries pour inspirations, les autres, fatigués de tant de folles visions, iraient enfin chercher un repos funeste et une entière indépendance dans l'indifférence des religions ou dans l'athéisme. Or l'indifférence des religions, c'est-à-dire la tolérance universelle des doctrines, se faisait jour par la multiplication irrésistible des sociniens, et l'athéisme s'annonçait par l'esprit de doute qui soufflait d'Angleterre et de Hollande sur le reste du monde.

Les sociniens[17], par des équivoques sur le Fils de Dieu, en soutenant qu'il l'était seulement par adoption, avaient abouti à nier la divinité de Jésus-Christ, et, en niant cette divinité, ils supprimaient la satisfaction à laquelle ne suffiraient pas en effet les mérites d'un homme. Leur doctrine n'était plus que le déisme avec une morale qui, tout en venant de Jésus-Christ, ne s'appuyait que sur l'autorité de la raison. Le nombre des sociniens s'était surtout révélé hors de France, depuis la révocation de l'édit de Nantes. Les protestants, dans le sein desquels ils s'étaient longtemps cachés, et dont ils se séparaient maintenant avec éclat, en étaient épouvantés. Jurieu criait au secours contre ce torrent impur ; et un autre protestant annonçait que l'Europe s'étonnerait d'être socinienne en peu de temps, si de puissants princes embrassaient publiquement cette doctrine, ou si seulement ils donnaient ordre qu'elle fût déchargée de tous les désavantages temporels qui l'accompagnaient[18]. Les sociniens, dit-il encore, en refusant de croire aux matières philosophiques, et de soumettre leur foi aux matières incompréhensibles, frayent le chemin aux pyrrhoniens, au déisme, à l'athéisme. Ce n'était donc pas seulement à l'Église romaine, c'était au christianisme en général qu'ils s'attaquaient. Cependant on avait vu, même avant la révocation de l'édit de Nantes, des ministres protestants français proposer une réunion du christianisme sur le pied de la tolérance universelle des doctrines, sans exclure les sociniens, ce qui équivalait à décomposer le christianisme en une école philosophique, où toutes les opinions seraient libres. Ce système gagnait chaque jour de nouveaux partisans ; et Bossuet avait invinciblement démontré à Jurieu que ces indifférents avaient pour eux les principes communs de la réforme[19]. Le droit d'examen devenait le droit de décision personnelle, et ce qu'on avait d'abord appelé l'inspiration du Saint-Esprit se réduisait à la raison de chaque particulier.

L'esprit de doute remontait chez les Anglais à leur grande révolution. Les nullifidiens du temps de Cromwell avaient produit les libres penseurs du règne de Charles II. Ceux-ci trouvèrent, à l'époque même de la révolution de 1688, un interprète destiné à faire école, à être un jour le maître de deux philosophes rivaux et ennemis, Voltaire et Rousseau. Locke publiait à la fois (1690) son Essai sur l'entendement humain et son Essai sur le gouvernement civil ; trois ans après l'Éducation des Enfants, et, en 1695, le Christianisme raisonnable. L'Essai sur le gouvernement civil érige en théorie l'acte de la convention anglaise appelant au trône Guillaume III, et fonde la légitimité d'une dynastie et d'une constitution sur le vote du peuple. C'est le nouveau droit politique que le Contrat social a poussé jusqu'à ses dernières conséquences. On reconnaît également dans l'Éducation des enfants, dans ses conseils aux mères, dans la nécessité de donner à tout enfant un métier, des traits essentiels de l'Émile de Rousseau. Les autres ouvrages de Locke ont servi d'autorité en son temps, et surtout dans le XVIIIe siècle, aux indifférents et aux matérialistes. Dans le Christianisme raisonnable, il propose la tolérance universelle des doctrines pour tous ceux qui acceptent Jésus pour le Messie, sans tenir compte des différences capitales qui peuvent d'ailleurs les séparer. Il parle même de Jésus-Christ en termes trop vagues pour qu'on distingue s'il comprend le Fils de Dieu comme les sociniens ou comme les chrétiens. Aussi fut-il accusé de socinianisme, et l'Anglais Toland, auteur du Christianisme sans mystères, en lui empruntant plus d'un argument, l'a rendu suspect de réduire la religion révélée à une philosophie humaine. Dans l'Essai sur l'entendement humain, il fonde la philosophie sensualiste, en expliquant l'origine des idées par les sens, et il ébranle la croyance à l'âme et à sa spiritualité en supposant que la matière peut penser[20]. Cette hypothèse a été toute la philosophie de Voltaire, l'idée qu'il a rebattue sous toutes les formes à satiété, et l'origine du matérialisme qui revient à chaque pas dans ses manœuvres contre la religion. L'assistance donnée par Locke aux doctrines antichrétiennes éclate suffisamment dans les éloges que ses admirateurs et disciples lui prodiguent. Depuis Platon, dit Voltaire[21], jusqu'à Locke, il n'y a rien. Locke seul a développé l'entendement humain dans un livre où il n'y a que des vérités, et, ce qui rend l'ouvrage parfait, toutes ces vérités sont claires. Frédéric II, ce demi-athée, et qui ne cesse jamais d'être matérialiste, a célébré l'apparition de Locke dans le monde d'un ton qui rappelle l'accent des hommages rendus par Lucrèce à Épicure[22].

Il s'était formé en Hollande une colonie française de réfugiés savants, qui guerroyaient par leurs écrits la religion de Louis XIV, comme leurs coreligionnaires harcelaient sa puissance par les armes. C'étaient Bayle, Basnage, Leclerc. Chacun d'eux s'était érigé une tribune dans une publication périodique. Bayle avait commencé par les Nouvelles de la République des lettres (1684-1687), et continuait par son Dictionnaire historique et critique (1693). Basnage, outre son Histoire des Provinces-Unies, composait mois par mois l'Histoire des ouvrages des savants ; Leclerc, contre qui Boileau a lancé sa dernière réflexion sur Longin, publiait successivement trois Bibliothèques, sous les noms d'universelle, de choisie, et d'ancienne et moderne. Tous ces recueils de même nature comprenaient des comptes rendus d'ouvrages, et particulièrement des ouvrages français, des dissertations littéraires ou scientifiques, des examens hardis de l'histoire ou des enseignements de la religion, qui, sous l'apparence de ne frapper que l'Église romaine, ébranlaient çà et là les fondements mêmes du christianisme.

Bayle est certainement celui qui tire le plus d'importance de l'adhésion et des hommages des philosophes au XVIIIe siècle. Né protestant dans le comté de Foix, un moment converti à la religion catholique, puis retombé dans les doctrines de Genève, il était professeur de philosophie à l'académie protestante de Sedan, à l'époque où le maréchal de Luxembourg fut impliqué dans l'affaire de la Voisin. Il entreprit la défense de cet accusé illustre, en même temps qu'il composait, à l'occasion de la comète de 1680, des Pensées contre les terreurs que ce phénomène inspirait à beaucoup d'esprits. On voit dans cet ouvrage que, loin de dédaigner la faveur de Louis XIV, il la cherchait volontiers par des flatteries. A propos des prodiges et des fictions de la fable dont il se rit, il loue les deux excellents poètes qui travaillent à l'histoire de Louis le Grand, toute remplie de prodiges effectifs. Car, sans donner dans la fiction, ils peuvent satisfaire l'envie dominante qui possède les poètes et les historiens de raconter des choses extraordinaires. Louis XIV ayant supprimé l'académie de Sedan (1681), Bayle se retira à Rotterdam, déjà célèbre par le séjour d'Érasme ; et il y fut institué parles magistrats professeur de philosophie et d'histoire. Dévoué-dès lors à la polémique, ses ouvrages se succédèrent avec une grande fécondité. Outre ses Pensées sur la comète, il publia la Réfutation de l'Histoire du calvinisme, par le P. Maimbourg, un long Commentaire sur ces paroles de l'Évangile : Compelle intrare, la France catholique sous Louis le Grand, et ses Nouvelles périodiques de la république des lettres. Il n'est pas très-facile d'expliquer dans quelle intention il imprima (1690), sous le pseudonyme d'un de ses amis restés en France, l'Avis aux Réfugiés, que Bossuet accepte comme un auxiliaire dans la Défense de l'Histoire des Variations. C'est une critique serrée et piquante de la conduite des réfugiés, de la violence de leurs complots et de leurs injures contre Louis XIV, de la témérité de leurs espérances, démenties par les résultats de la campagne de 1689. L'auteur, quel qu'il soit, leur conseille de mériter leur rappel par la modération. Si Bayle s'était proposé de leur rendre service, en leur traçant la meilleure voie à suivre, il ne fit qu'irriter leurs ministres et se préparer à lui-même une disgrâce éclatante. Déjà, après le commentaire du Compelle intrare, Jurieu avait imputé à Bayle les sentiments des sociniens et le goût de l'indifférence, sous prétexte de tolérance. Après l'Avis aux réfugiés, il l'accusa de cabale au profit de Louis XIV et de trahison vis-à-vis des protestants. Bayle eut beau se défendre longuement et durement par la Cabale chimérique, désavouant le livre incriminé, et accusant à son tour Jurieu de sacrifier ses devoirs spirituels aux affaires de politique et de négociations[23] ; le haineux ministre, plus irrité encore de ces blessures personnelles, poussa la persécution jusqu'au bout. Il ramassa toutes les propositions dangereuses et impies qui se rencontraient dans les ouvrages de Bayle, en particulier dans les Pensées sur la comète, et persuada les magistrats de Rotterdam qu'il n'était nullement de leur devoir de donner pension à un professeur qui avait de tels sentiments. Bayle commençait à imprimer son Dictionnaire, lorsque les magistrats lui retirèrent sa charge avec la pension de cinq cents florins, et même la permission d'enseigner en particulier[24].

Dans l'ordre de la foi et de la conscience, Jurieu avait raison. Bayle, professeur de théologie, enseignait par ses écrits à nier la théologie ; chrétien de nom, il enseignait à douter du christianisme. Comme Erasme, sans quitter ouvertement l'Église, avait poussé au développement de la Réforme, au point d'être surnommé la Poule des calvinistes, Bayle, sans nier ouvertement les dogmes chrétiens, ébranle la foi dans les intelligences par les difficultés dont il l'obscurcit. Il se comparait lui-même au Jupiter d'Homère assembleur de nuages. Mon talent, disait-il, est de former des doutes, mais ce ne sont que des doutes. La suite a prouvé que ces doutes étaient le pourquoi du tentateur qui a suffi, dès les premiers jours du monde, à entraîner la désobéissance et la révolte. Sa méthode, si fidèlement suivie par Voltaire, consiste à formuler des objections, à n'y pas répondre, ou à y répondre si faiblement qu'elles subsistent dans toute leur force. Avec un respect affecté de la révélation et de la foi, il s'attache à prouver que la foi est contraire à la raison, et, par exemple, que sans la foi on ne peut démontrer ni l'immortalité de l'âme ni la Providence[25]. Il ne nie pas les miracles, mais il réclame pour les philosophes le droit de s'en tenir à la nature autant qu'ils peuvent, et dans tous les faits extraordinaires il s'efforce de nier le surnaturel[26]. Il ne respecte pas davantage l'argument que l'on tire, en faveur du christianisme, de ses effets bienfaisants sur le monde. La croyance au christianisme, ou même à un Dieu rémunérateur, n'est pas, selon lui, nécessaire pour la pratique de la vertu ; Épicure en est la preuve[27]. Le scepticisme, loin d'être dangereux pour les sociétés, leur est au contraire utile en excitant l'esprit aux recherches et aux découvertes. La religion, qui seule aurait quelque chose à en craindre, se sauvera par la grâce de Dieu, par la force de l'éducation et le goût naturel des hommes pour la certitude[28]. Une société d'athées, moyennant des lois de répression bien appliquées, peut pratiquer les vertus civiles et morales[29]. Au contraire, il y a dans les principes de douceur du christianisme, dans le précepte de l'oubli des injures, le danger de faire des lâches ou de mauvais soldats ; telle est au moins l'objection des infidèles[30]. La même arrière-pensée, le même art de soulever des doutes, se retrouve dans l'emploi que Bayle fait de l'histoire. Assurément ce n'est pas pour confirmer le caractère divin de la propagation du christianisme qu'il impute à la religion d'avoir admis, sans y prendre garde, beaucoup de cérémonies païennes, et aux chrétiens des premiers siècles de ne s'être convertis que par la crainte des lois pénales de Constantin et de Théodose[31]. Qu'on lise encore son article de David[32] ; on ne sentira qu'une dérision hostile dans sa manière d'absoudre ce roi des reproches qu'il a pu mériter, et un malin plaisir à parler de la fragilité des saints.

Quand on a lu Voltaire et compté ses objections contre le christianisme, plus multipliées par la variété des répétitions que par leur nombre réel, on reconnaît à chaque pas le disciple de Bayle qui a plus d'esprit que son maître, mais qui invente peu après lui. Aussi lui a-t-il prodigué les hommages. Il proclame Bayle le père de l'Église... des sages[33]. Il s'indigne que ses frères en Encyclopédie ne respectent pas assez leur père, et, par ménagement pour les tyrans des esprits, lui reprochent de n'avoir pas assez respecté la religion et les mœurs[34]. C'est donc bien de Hollande et d'Angleterre, de ces deux adversaires de la puissance de Louis XIV, qu'est venue cette guerre à la religion qui est, dans l'ordre moral, tout le XVIIIe siècle.

Déjà, à la fin du XVIIe siècle, il y avait en France une correspondance à demi voilée avec ces doctrines antireligieuses. Bayle y avait ses amis, comme autrefois Calvin. Fontenelle lui fournissait quelquefois de la matière pour ses Nouvelles de la République des lettres, soit par des articles tout faits comme l'Ile de Bornéo, satire allégorique de l'Église romaine, soit en lui donnant, comme par son Histoire des oracles, une nouvelle occasion de fronder, dans un compte rendu, certaines opinions des Pères[35]. Son dictionnaire, sévèrement interdit en France par l'autorité, trouvait des défenseurs dans la bonne compagnie, et il ne doutait pas que, la paix — de Ryswick — faite, il ne fût facile de l'introduire par mer dans le royaume[36]. Saint-Évremond, enchaîné à l'Angleterre par la faveur de Guillaume III, animait en France de son esprit, de ses petits vers, de ses derniers petits traités, une société épicurienne qui se recrutait dans les plus hauts rangs. Il faisait l'éloge de Bayle aux dépens des Pères de l'Église qu'il appelait de bonnes gens, mais peu savants. Il proposait pour modèle son indifférence en matière de religion, et celle du comte de Grammont, son héros éternel[37]. Ce Grammont avait pour ami comme pour beau-frère, l'Anglais Hamilton, réfugié en France par fidélité à Jacques II, mais fort ennuyé de la dévotion de ce roi qu'il a tournée en ridicule dans de petits vers. De tous les ouvrages d'Hamilton, écrits en France et en français, les Mémoires dits de Grammont, sont le plus connu. Il suffirait, sans les autres, à révéler les tendances galantes et incrédules de ces esprits qui tenaient pour bien suprême le plaisir et la gaieté, couvraient le vice d'élégance et le redoutaient bien moins que le ridicule. Ainsi, par un contraste digne d'attention, pendant que le quiétisme[38], fort dangereux à la morale par ses illusions de piété, commençait à inquiéter dans l'Église les esprits les plus graves, la suspension provisoire de la foi par le doute introduisait dans le monde l'indifférence.

C'est une malice assez familière à Saint-Évremond et à son école, de mettre les dévots en contradiction avec eux-mêmes, de les montrer, dans leur conduite, infidèles à leur croyance, afin d'enlever à la religion son caractère divin, en la convainquant d'impuissance à con tenir ses disciples dans l'observation de ses préceptes[39]. Ce sophisme, très-spécieux pour quiconque ne tient pas compte de la liberté morale de l'homme, était sans doute pour quelque chose dans les commencements d'incrédulité que nous constatons. La dignité du clergé de France s'abaissait de nouveau ; les dérèglements de quelques-uns, l'ambition (les autres, étaient bien faits pour amoindrir dans certains esprits faibles la considération et l'autorité de la religion. C'était, il faut en convenir, un triste représentant de la vérité chrétienne que ce Harlay de Champvallon, archevêque de Paris, dont Fénelon disait dans sa lettre pseudonyme à Louis XIV : Vous avez un archevêque corrompu, scandaleux, incorrigible, faux, malicieux, et qui fait gémir tous les gens de bien. Il y a plus de vingt ans qu'en prostituant son honneur, il jouit de votre confiance. Mme de Maintenon s'était réjouie dans une confidence, de voir enlever à un pareil homme et à une femme, sa complice, la disposition des bénéfices ecclésiastiques[40]. L'opinion publique ne lui était pas plus favorable. On chantait de lui ce refrain :

Il fait tout ce qu'il défend,

A Paris comme à Rouen.

Quand il mourut (1695), on riait d'avance de son oraison funèbre. Il y a, disait-on[41], deux petites bagatelles qui rendent cet ouvrage difficile : c'est la vie et la mort.

Chez d'autres, l'ambition et la bassesse pour parvenir ne donnaient que trop à penser que, en recherchant les fonctions ecclésiastiques, on se proposait bien moins l'accomplissement des devoirs de la charge que la jouissance des revenus et des honneurs ; En concentrant dans sa main tous les pouvoirs, en subordonnant à sa faveur personnelle toutes les nominations, le roi, plus peut-être qu'il n'aurait voulu, avait appelé dans le sanctuaire même les avides et les orgueilleux, par l'espérance de trouver dans les biens de l'Église le prix de leurs intrigues et de leur soumission. Il en résultait déjà une dégradation sensible de l'épiscopat. Massillon, à ses débuts dans la chaire, se faisait honneur de la dénoncer et de la flétrir. Il reprochait à de pareils évêques de ne devoir qu'à des bassesses profondes une élévation toute sainte, d'imposer, comme les Philistins, l'Arche sainte sur des épaules viles, c'est-à-dire de laisser à leurs inférieurs le travail et la fatigue, et de vivre eux-mêmes à la cour comme dans un diocèse commun[42]. Certes, ce n'était pas là une recommandation au respect du public.

Aussi le respect baissait. Nous en trouvons une preuve remarquable dans une comédie de Dancourt (1695). Un abbé est mis en scène dans la Foire de Besons. Quarante ans plus tôt, Molière n'osait pas, dans le Dépit amoureux, prononcer le nom d'église ; il y substituait le mot plus vague de temple. La vénération pour les choses saintes exigeait alors qu'on s'abstînt de les nommer sur les planches de la comédie. Dancourt est bien loin de Molière. L'abbé, dans la Foire de Besons, est non-seulement nommé, mais livré au ridicule. A son entrée, cinq ou six femmes à bonne fortune se sont emparées de monsieur l'abbé. D'autres qui ont failli se noyer, en attendant que leurs habits sèchent, réclament le manteau de M. l'abbé pour s'envelopper. Il fait d'abord le difficile, puis il cède par cette pensée de charité dérisoire : Mon caractère m'engage à être charitable, et il reçoit pour remercîment une louange plus ironique encore : Il faut avouer, dit un des assistants, que messieurs les abbés sont d'une grande ressource pour les dames. Sans doute il ne s'agit ici que de ces abbés hybrides, possesseurs de commendes, n'ayant d'ecclésiastique que le nom, contre lesquels nous n'avons cessé de protester. Mais pendant longtemps leur habit les protégeait contre la dérision publique ; aujourd'hui, après l'expérience faite des Chaulieu et consorts, on s'enhardit à en rire tout haut. L'attaque passe de leur personne à leur habit ; il est fort à craindre qu'elle passe bientôt de leur habit à tous ceux qui le portent, jusque dans les rangs les plus élevés de la hiérarchie.

 

FIN DU CINQUIÈME VOLUME

 

 

 



[1] Les paroles mêmes de Bossuet, citées dans ces pages, appartiennent à la préface et aux premières lignes du XVe livre.

[2] Sévigné, 1er juin 1689.

[3] Histoire des Variations, préface.

[4] Variations, liv. Ier, liv. VII, liv. V.

[5] A l'exception du quatrième qui parait relativement court.

[6] Jurieu accusait Bossuet d'insigne friponnerie, de mauvais cœur, d'esprit mal fait. Il le comparait à une bête de charge qui, tombant écrasée sous son fardeau, crève et en mourant jette des ruades pour crever ce qu'elle atteint. Bossuet se contentait de répondre : Je n'ai rien à répliquer à M. Jurieu, sinon qu'il a toujours de nobles idées.

[7] Conclusion du sixième avertissement.

[8] Bayle : Nouvelles de la République des Lettres, avril 1684. Il publie la lettre de Vagenseil de Nuremberg, et y joint ses commentaires hostiles au projet de réunion.

[9] Lettres de la duchesse de Hanovre et de Bossuet, septembre 1691.

[10] Lettre de Leibnitz à Mme de Brinon, où il accepte cinq points formulés par Bossuet, fin de 1691.

[11] Bossuet le répétait aussi à Leibnitz en 1701.

[12] Patin, Éloge de Bossuet, couronné par l'Académie française, 1827.

[13] Lettre de Leibnitz à madame de Brinon, sept. 1694.

[14] Leibnitz à Fabricius, 1707 : Omne jus nostrum in Britanniam in religionis romanæ exclusione odioque fundatum est. Itaque merito fugienda sunt, quibus in Romanenses tepidi videremur.

[15] Leibnitz à Bossuet, 1692.

[16] Molanus, août 1693 : nouvelle explication de la méthode qu'on doit suivre pour parvenir a la réunion des églises.

[17] De Lelio Socin et de son neveu Fauste, qui avaient commencé leurs conventicules en Italie en 1545, et s'étaient de nouveau affirmés en 1558 et 1573.

[18] Bayle, Dictionnaire historique, article Fauste Socin.

[19] Bossuet, VIe avertissement, 3e partie : État présent des controverses.

[20] IVe partie : la Connaissance : Bien que nous ayons des idées de la matière et de la pensée, peut-être ne serons-nous jamais capables de connaître si un être purement matériel pense ou non, par la raison qu'il nous est impossible de découvrir, par la contemplation de nos propres idées sans révélation, si Dieu n'a pas donné à quelque amas de matière, disposée comme il trouve à propos, la puissance d'apercevoir et de penser, ou s'il a joint et uni à la matière ainsi disposée une substance immatérielle qui pense.

[21] Voltaire, Siècle de Louis XIV, ch. XXXIV ; voir aussi Lettres philosophiques, XIV et XV.

[22] Frédéric II, Histoire de mon temps : Il parut un sage en Angleterre, qui, se dépouillant de tout préjugé, ne se guida que par l'expérience. Locke fit tomber le bandeau de l'erreur que la sceptique Bayle, son précurseur, avait déjà détaché en partie. On sent ici le Graius homo... oculos attollent contra de Lucrèce.

[23] Bayle, Cabale chimérique, ch. II, dit de Jurieu : Au lieu de se renfermer dans sa sphère, qui est la visite des malades, l'instruction des enfants, la pacification des familles, les écrits de dévotion (quatre choses dont il s'acquitte très-mal), la prédication et la controverse, il fait tout ce qu'il peut, depuis qu'il est en ce pays, pour s'intriguer dans les affaires de politique et de négociations.

[24] Bayle, lettres à Constant et à Minutoli, nov. 1693.

[25] Dictionnaire, art. Lucrèce : Il tire un argument contre la providence des alternatives des biens et des maux par où elle nous fait passer. Cette alternative ne porte pas le caractère d'un être infiniment bon, infiniment sage, infiniment immuable. On peut inventer mille raisons contre ces difficultés, mais on peut aussi inventer mille répliques, de sorte qu'il faut avouer que, sans les lumières de la révélation, la philosophie ne peut se débarrasser des doutes qui se tirent de l'histoire humaine.

[26] Pensées sur la Comète, 93 ; Nouvelles de la République des lettres, compte rendu de l'ouvrage de Van-Dale sur les oracles.

[27] Dictionnaire, article Épicure : Une infinité de gens sont orthodoxes et vivent mal ; lui, au contraire, et plusieurs de ses sectateurs avaient une mauvaise doctrine et vivaient bien. Pendant que les chrétiens ont besoin d'un Dieu rémunérateur, voici un homme qui s'acquittait des devoirs de la religion selon les lois de son pays, sans aucun motif d'intérêt, car il faisait profession de croire que les dieux ne distribuaient ni peines ni récompenses.

[28] Dictionnaire, article Pyrrhon.

[29] Pensées sur la Comète, 172.

[30] Pensées sur la Comète.

[31] Pensées sur la Comète, 85 et 84.

[32] Dictionnaire.

[33] Voltaire, lettre à d'Argental, mai 1756.

[34] Voltaire à d'Alembert, 2 octobre 1764 : J'ai vu avec horreur ce que vous dites de Bayle. Ah ! que vous m'avez contrasté ! Il faut que le démon de Jurieu vous ait possédé dans ce moment-là. Vous devez faire pénitence toute votre vie de ces deux lignes... Ah ! monstres, ah ! tyrans des esprits, quel despotisme vous exercez, si vous avez contraint mon frère à parler ainsi de notre père !

[35] Les Nouvelles de la République des lettres commencent en 1884 par un article sur l'histoire des oracles du Hollandais. Van-Dald, et finissent en 1687 par un autre article du même genre sur l'histoire des oracles par Fontenelle.

[36] Bayle, Lettres, 1697. Il remercie Dufay, lieutenant, aux gardes à Paris, de la défense qu'il prend du dictionnaire dans les compagnies : Je ne croyais pas, dit-il, que les pédants se joignissent aux dévots.

[37] Voici l'éloge, sous forme d'épitaphe, du comte de Grammont par Saint-Évremond :

Allait-il souvent à confesse

Entendait-il vêpres, sermon ?

S'appliquait-il à l'oraison ?

Il en laissait le soin à la comtesse.

Voici le portrait de Saint-Évremond par lui-même :

De justice et de charité,

Beaucoup plus que de patience,

Il compose sa piété.

Mettant en Dieu sa confiance,

Espérant tout de sa bonté,

Dans le sein de la Providence

Il trouve son repos et sa félicité.

[38] Nous parlerons plus bas du Quiétisme dont le véritable débat ne commence que dans les derniers mois de la guerre, et finit en 1699.

[39] Voir les petites pièces :

Un père de ma connaissance

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J'ai vu mourir plus d'une sainte.

[40] Maintenon à Saint-Géran, 2 février 1687 : Le père de la Chaise agira désormais sans M. l'archevêque de Paris, et Mme de Lesdiguières ne verra plus le clergé de France à ses genoux. C'était un grand scandale.

[41] Coulanges à Sévigné, 12 août 1695.

[42] Massillon, Oraisons funèbres de Villars, archevêque de Vienne, et de Villeroi, archevêque de Lyon, 1694.