HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

TROISIÈME PARTIE. — LA DÉCADENCE : GUERRES DE LA SECONDE COALITION ET DE LA SUCCESSION D'ESPAGNE

 

CHAPITRE XXXIII. — Guerre de la seconde coalition, deuxième partie, depuis la mort de Louvois jusqu'à la fin des grandes batailles (1691-1693).

 

 

III. Campagne de 1691 - Grandes levées en France ; cinq armées ; institution des hussards. - Ordre de Saint-Louis. - Le roi dans les Pays-Bas ; prise d'Heidelberg ; prise de Rosas en Catalogne. - Dispersion de la flotte de Smyrne par Tourville. - Bataille de Nerwinde ; bataille de la Marseille. - Saint Malo sauvé de la machine infernale. - Louis XIV partout vainqueur offre inutilement la paix.

 

Il devenait de plus en plus évident que la victoire appartiendrait aux gros bataillons et aux finances assez abondantes pour entretenir toujours las gros bataillons. Il y avait donc nécessité pour Louis XIV d'égaler, de surpasser même, par les forces d'un seul, les forces réunies de tous. Il ne recula pas devant cet effort gigantesque pour la campagne de 1693, et il allait le soutenir avec assez d'énergie pour forcer Guillaume à reconnaître en plein parlement la supériorité de la France[1]. Nous voilà arrivés à l'époque où les armées françaises se compteront par trois cent cinquante et quatre cent mille hommes.

L'hiver fut laborieux. Il est bien question d'un bal masqué à la cour où l'invention, la galanterie, la magnificence brillèrent dans la variété des habits[2]. Mais ce divertissement, bonne fortune pour le Mercure, n'était remarqué précisément que parce qu'il était rare ; le temps des grandes fêtes était passé. Le roi s'enferme avec Catinat ou avec ses ministres ; il mange un morceau à la hâte pour courir à des revues de troupes. Même à Chantilly, où il va passer quelques jours, il travaille avec Barbezieux, avec Chamlay ; il donne des audiences â Luxembourg ; il se fait rendre compte par Torcy de tout ce qui vient des pays étrangers[3]. Il voulait frapper encore un grand coup dans les Pays-Bas, tenter sur le Rhin une campagne extraordinaire de décision et de crise, comme il l'écrivait au maréchal de Lorge, presser plus vivement les Espagnols chez eux, et punir le duc de Savoie. Il avait en outre à prévenir une descente des Anglais en France ; Guillaume III l'avait promise, et déjà rassemblait à cet effet les bateaux plats des particuliers. Des levées considérables furent faites pour répondre à tous ces besoins ; quelques innovations introduites dans l'armée, entre lesquelles on remarque l'institution des hussards qui ne tarda pas à s'accroître. Jusque-là on ne connaissait de hussards que dans les armées de l'Autriche. C'était un corps léger destiné à attaquer les convois ennemis, harceler les fourrageurs, aller à la découverte. Ce fut en grande partie par des mercenaires allemands que l'usage en commença dans l'armée française ; le colonel baron de Corneberg était lui-même Allemand. Une solde supérieure à celle des autres troupes étrangères assurait par cet appât le recrutement. Corneberg espérait bien que les hussards de l'empereur passeraient volontiers au service mieux payé de Louis XIV.

Il était habile et juste, en demandant de nouveaux sacrifices à ses serviteurs, de soutenir leur dévouement par la certitude de la récompense, par la sécurité de l'avenir, et de provoquer l'émulation par leur exemple. Le roi fit sept nouveaux maréchaux, presque tous bien choisis (27 mars) : Tourville pour prix de sa noble contenance dans le malheur immérité de la Hogue, Catinat de sa patience invincible dans l'ingrate guerre des Alpes, Boufflers et Noailles de leurs exploits dans les armées de la Moselle et de Catalogne ; la part de la faveur y était la plus petite, et s'excusait, au moins pour Villeroi, par la vieille amitié du souverain. Mais la dignité de maréchal, restreinte par sa nature à un si petit nombre d'hommes, ne suffisait pas à rémunérer tous les mérites. Louis XIV fit alors (10 mai 1693) l'acte plus libéral peut-être de son règne ; il créa l'ordre de Saint-Louis pour récompenser la valeur militaire — virtutis bellicæ præmium —, à divers degrés, par des honneurs et des revenus. La noblesse n'y donnait pas de droit : La vertu, les mérites et les services rendus seraient les seuls titres pour y entrer. Cet ordre devait comprendre sous le roi grand maitre, outre les maréchaux, l'amiral, et le général des galères, huit grands-croix, vingt-quatre commandeurs, et un nombre indéterminé de chevaliers au choix du roi. Il fallait dix ans de service pour être chevalier, être déjà chevalier pour devenir commandeur, être commandeur pour devenir grand-croix. L'ordre était doté de 300.000 livres de rente à répartir en pensions selon les grades : à chaque grand-croix 6.000 livres, à chacun des huit premiers commandeurs 4.000 livres, à chacun des seize autres 3.000 livres ; les pensions des chevaliers variaient de 1.500 livres à 800. L'administration en était confiée à un conseil élu chaque année, le jour de la Saint-Louis, à la pluralité des suffrages ; six chevaliers y contrebalançaient exactement l'importance de deux grands-croix et de quatre commandeurs. Ainsi s'effaçait, en considération du mérite, la différence des conditions sociales ; la différence des fortunes en était elle-même un peu atténuée. L'officier pauvre et parvenu était recommandé, pour toute sa vie, par ses insignes à la considération publique et assuré du pain de sa vieillesse par la pension[4].

Comme les années précédentes, il y avait l'armée de Flandre sous Luxembourg, l'armée de la Moselle sous Boufflers, celle d'Allemagne sous de Lorge, celle d'Italie sous Catinat, de Roussillon sous Noailles. Mais cette fois, en présence des menaces de l'ennemi, ce n'était plus assez de cinq armées ; une sixième avait paru nécessaire pour veiller sur les côtes, et s'opposer aux tentatives de descente du prince d'Orange. Elle était considérable, dit Dangeau, et répartie sous diverses formes de Dunkerque à Bayonne. Le roi en donna le commandement à son frère, avec le maréchal d'Humières pour second, et subordonna à ses ordres le duc de Chaulnes gouverneur de Bretagne, et d'Estrées dans le pays d'Aunis. En appelant Monsieur à le servir, le roi lui fit un compliment qui réfute sans réplique les imputations de jalousie fraternelle auxquelles nous avons déjà répondu : Je ne doute pas, lui dit-il, que si le prince d'Orange tente quelque descente, vous ne le battiez comme vous avez fait à Cassel[5].

Pour avoir une idée exacte de l'étendue des préparatifs, il suffit de considérer quelles forces étaient rassemblées dans le Nord. Sur l'Escaut et la Meuse un équipage d'artillerie de 150 pièces de canons et de 60 mortiers ou pierriers ; des magasins de subsistances dans tout l'intervalle de Tournai à Namur ; à l'armée de Luxembourg, 78 bataillons et 160 escadrons, c'est-à-dire un total de 88.000 hommes ; à l'armée de Boufflers 52 bataillons et 116 escadrons, c'est-à-dire 60.000 hommes ; sur les ailes, à gauche un corps de 6.000 hommes gardant les lignes entre l'Escaut et la mer, à droite un autre de 12 ou 15 escadrons couvrant la ville de Luxembourg, et destiné à tromper l'ennemi sur les intentions des Français[6]. C'était donc un ensemble de 150.000 hommes. Le roi ayant annoncé qu'il irait lui-même commander de ce côté, on s'attendait à quelque grand et heureux événement. Le roi, écrivait Boileau, va faire la plus triomphante campagne qu'il ait jamais faite. Quelques académiciens, ardents à célébrer le maître, et pour donner d'avance une suite à la gloire de Morts et de Namur, proposaient déjà le type d'une médaille pour la prise de Bruxelles[7], prophétie de flatteurs qui méritait un démenti flagrant et qui ne tarda pas à le trouver ; car cette campagne, où les armes du roi devaient pourtant triompher partout, commença pour lui par un avortement dont les sarcasmes de ses ennemis lui firent un affront sensible.

Il y avait une vertu militaire, fort redoutée de l'étranger, qui avait disparu avec Louvois : la promptitude imprévue de l'attaque. Louvois avait pu arriver devant Valenciennes à la fin de février, ou devant Mons le 15 mars. Après lui, Louis XIV n'avait investi Namur que le 25 mai. En 1693, soit, comme le dit l'éditeur de ses Œuvres, que les troupes fatiguées de la dernière campagne eussent exigé quelque prolongation de repos, soit que ceux qui occupaient la place de Louvois fussent incapables d'arriver aussitôt que lui, le roi ne partit pour les Pays-Bas que le 15 mai, et ne rejoignit l'armée de Boufflers que le 2 juin. Ce retard laissa aux ennemis le loisir de prendre leurs dispositions. Ils avaient des forces considérables dans les places maritimes et dans celles du Brabant, qui auraient rendu la victoire incertaine ; ce n'était pas non plus de ce côté que le roi se proposait de les attaquer. Il préférait agir sur la Meuse, dans un pays découvert favorable à sa cavalerie, et dans le voisinage des Hollandais qu'il importait d'inquiéter sans relâche, et de dégoûter de la guerre avant tous les autres, puisque c'étaient eux qui la pavaient en grande partie. Il avait, dans ce dessein, médité d'assiéger Liège, mais précisément Guillaume l'avait deviné et devancé sur ce point. Quinze mille hommes venaient de renforcer la garnison de Liège ; les retranchements qui couvraient cette place se relevaient rapidement, et le gros de l'armée alliée campait à l'abbaye du Parck en avant de Louvain dans une position formidable. Lorsque le roi arriva à Gembloux, tous ses plans étaient renversés. On ne pouvait plus atteindre Liège sans livrer une bataille rangée dont l'issue était incertaine ; ou si Guillaume s'opiniâtrait à demeurer sous de grosses places, et derrière des canaux et des rivières, on s'engageait dans les lenteurs d'une campagne qui ne déciderait rien. Pour déterminer ce qu'il convenait de faire, le roi tint un conseil de guerre auquel assistait Luxembourg.

On recevait fort à propos, à ce moment, une bonne nouvelle d'Allemagne. Le maréchal de Lorge, piqué d'ardeur par les stimulations incessantes du roi, avait repris Heidelberg (22 mai). Cette victoire, fruit d'un coup de main hardi, épouvantait les Allemands. Un officier, Bruslart, avec dix ou douze grenadiers, avant poursuivi les assiégés jusque dans la ville, semblait y rester prisonnier, lorsque le régiment de Picardie, le sentant en danger, courut à sa délivrance, brisa une porte, et autant par cette impétuosité que par la vigueur de ses coups, réduisit la ville à capituler[8]. Si l'on en croit les ennemis de Louis XIV, cette se-coude prise d'Heidelberg renouvela les violences du premier ravage du Palatinat ; les églises mêmes furent souillées de massacres et d'impiétés, les tombeaux des électeurs palatins livrés à la dévastation ; celui du père de la duchesse d'Orléans subit les mêmes outrages que les autres. L'Allemagne indignée, mais en même temps découragée, semblait impuissante contre l'invasion française.

Le conseil de guerre de Gembloux s'empara de cette occasion favorable pour déclarer qu'une guerre en Allemagne, dans l'état de désarroi où se trouvait cette contrée, serait plus utile que dans les Pays-Bas où l'ennemi se tenait si bien sur ses gardes. C'était en Allemagne qu'il fallait frapper un grand coup pour décider l'empereur et les membres du corps germanique à accepter la paix, et désunir par cet exemple les autres alliés ; il convenait donc de porter les principales forces de la France dans l'empire. Le roi, qu'on a un peu vite accusé d'avoir imposé cet expédient à ses conseillers pour dissimuler ses propres craintes, décida (8 juin) que le dauphin, avec trente-quatre bataillons et soixante-quinze escadrons, irait renforcer le maréchal de Lorge, et en donnant cette nouvelle à ce maréchal, il le pressa d'agir vigoureusement même avant l'arrivée des renforts, et de contraindre par là les princes de l'empire et l'empereur même à faire la paix. Le reste de l'armée des Pays-Bas fut remis à Luxembourg avec la recommandation de retenir les alliés sur la Dyle, les empêcher de se porter sur la mer, les prévenir sur l'Escaut, les combattre quand il y aurait apparence de les vaincre, et profiter du succès pour leur enlever quelque place[9]. Ces dispositions prises, le roi revint à Namur (12 juin) et bientôt à Versailles ; depuis il ne reparut plus au commandement des armées.

Cette retraite donna une grande joie à ses ennemis. Comme il avait fait dire, après la prise de Namur, que sa présence seule et le sentiment de sa supériorité avait retenti le prince d'Orange dans l'inaction, on retourna cet orgueil contre lui, en lui disant qu'à son tour il avait reconnu l'impossibilité de vaincre par lui-même le prince d'Orange et reculé devant son maitre. Un historien moderne[10] va même jusqu'à l'accuser d'avoir eu peur de la mort et du danger, et manqué de ce courage vulgaire qu'on trouvait dans le plus obscur de ses soldats. Cette dernière imputation était réfutée d'avance par la conduite de Louis XIV à Maëstricht, à Mons et à Namur ; son courage personnel est hors de doute. Ce qui serait moins invraisemblable, c'est que son orgueil eût redouté les chances d'un affront personnel, et craint, en perdant une bataille, de donner l'avantage sur lui à un homme qu'il n'avait jamais lui-même battu personnellement. Quant à l'utilité de la diversion sur l'Allemagne, elle peut être contestée parce que de Lorge ne sut pas profiter de l'accroissement de forces qui lui survenaient, mais elle est assez spécieuse pour être prise en considération par des esprits sérieux comme elle le fut par le prince de Bade, général des Allemands, qui se renferma dès lors dans un camp retranché, à la manière de Guillaume d'Orange. L'historien de Louvois, dans un chapitre posthume, a répondu fort raisonnablement à Saint-Simon, à Lafare, et tous ceux qui ont accusé Louis XIV de lâcheté pour n'avoir pas attaqué le prince d'Orange. Il était venu, dit-il, pour prendre Liège ; Liège s'étant trouvé imprenable, il laissa le commandement au maréchal de Luxembourg, et s'en revint sans aucun trouble de conscience. On ne peut pas sans injustice exiger de Louis XIV ce qu'on exigerait d'un véritable homme de guerre.

Au reste la joie des alliés fut courte. Ce que Louis XIV n'avait pas fait par lui-même fut brillamment accompli par ses lieutenants. Les victoires commencèrent au détriment des Espagnols. Le roi était encore à Gembloux, lorsque, le 9 juin, l'armée de Catalogne s'empara de la ville de Rosas. Huit jours de tranchée avaient suffi. Secondé par la flotte de d'Estrées, Noailles enlevait ce poste bien plus tôt qu'on ne l'attendait : Ce succès, lui écrivit le roi, est fait pour étonner l'Espagne, et peut produire des effets merveilleux par rapport aux affaires générales, et en particulier à celles d'Italie[11]. Il pressait le vainqueur de remettre sa conquête en état, et d'entreprendre au plus vite le siège de Gironne[12]. Quelques jours après cette humiliation des Espagnols, ce fut le tour des commerçants anglais et hollandais. Ces deux nations, qui croyaient avoir repris l'empire de la mer, voulaient enfin expédier en Orient le grand convoi qu'on appelait vulgairement la flotte de Smyrne. Plus de quatre cents vaisseaux bien chargés de marchandises étaient prêts, et par une utile précaution une grosse flotte de guerre les attendait pour les escorter. La France dont on croyait la marine morte guettait cette expédition. Tourville eut ordre de quitter Brest, et de descendre vers Gibraltar ; d'Estrées, aussitôt après la prise de Rosas, eut également ordre de cingler vers le midi et de rejoindre Tourville. Les Anglais n'avaient rien vu de ces manœuvres : les uns affirmaient que Tourville n'avait pas quitté Brest ; d'autres qu'il menaçait les côtes d'Angleterre ; ces malentendus finirent par réduire à vingt le nombre de vaisseaux de guerre qui devaient convoyer les marchands. Tout à coup, le 27 juin, en vue de Lagos, l'amiral anglais Rooke aperçut les deux flottes françaises réunies. Il jugea que la lutte avec infériorité de nombre était inutile et dangereuse ; il tenta de dérober ses vaisseaux au désastre par la fuite, mais des vingt qu'il avait, il ne ramena que onze anglais et deux hollandais. Quant aux marchands ils furent dispersés dans tous les sens, brûlés ou pris, soit sur le théâtre du combat, soit dans les refuges qu'ils cherchèrent sous le canon espagnol, à Gibraltar et à Malaga. Trois cents dispersés sur l'Océan se réfugièrent en Irlande, à la Corogne, à Cadix ou à Lisbonne. Le reste fut détruit ou capturé ; dans ces derniers, il y en avait dont le chargement était estimé à 500.000 écus. La perte totale des vaincus fut évaluée à soixante-dix millions. Qu'en pensait le prince d'Orange ? Il avait assuré les alliés que les Français ne mettraient pas en mer cette année, sinon pour s'enfuir et éviter d'être brûlés. A quelles clameurs n'était-il pas exposé ? Il y eut à Londres une consternation générale telle qu'on n'en avait pas vu de mémoire d'homme. Les marchands étaient pâles comme des condamnés à mort. Un comité de négociants se rendit auprès de la reine en l'absence de Guillaume, et formula par écrit leurs griefs contre les administrateurs négligents à qui il était juste d'attribuer ce désastre ; les imputations de trahison étaient formelles, et duraient encore à la fin de la campagne[13]. Le malheur de la Hogue était vengé.

Pendant qu'on recevait ces nouvelles en France, à quelques semaines de l'événement, l'armée des Pays-Bas prouvait à Guillaume en personne qu'elle n'avait rien perdu de sa vigueur par la retraite du roi ni par les détachements envoyés en Allemagne. Guillaume se tenait toujours dans le camp du Parck et attendait. Luxembourg finit par ne plus l'attendre et manœuvra de manière à le forcer de se découvrir. Liège et Huy étaient menacés par les Français ; Guillaume à cette vue quitta sa position et s'avança dans la direction de ces deux villes. Ne pouvant les secourir ensemble, il pourvut à la conservation de la plus importante, en détachant de son armée un corps assez considérable pour renforcer la garnison de Liège ; cette opération laissa à Luxembourg la liberté d'investir et d'occuper Huy (24 juillet). Affaibli par le partage de ses forces, et au moins rassuré sur Liège, Guillaume voulu revenir au Parck, mais il trouva la route barrée par Luxembourg près des villages de Nerwinde et de Néerlanden. Si toute l'armée française eût été réunie en ce moment, les alliés auraient été inévitablement écrasés. Mais il était prudent d'attendre jusqu'au lendemain. Guillaume eut toute la nuit pour se mettre en garde, pour fortifier encore les deux villages déjà garantis par des fossés et des haies, et par les murs de boue en usage dans le pays pour séparer les propriétés particulières. Le point important à garder par Guillaume, à occuper par les Français, était Nerwinde ; ce fut sur Nerwinde, dont la bataille a tiré son nom, que se portèrent tous les efforts des deux adversaires (29 juillet 1693). Trois fois les Français renouvelèrent leur attaque. Aux deux premières ils furent repoussés, malgré des prodiges de valeur ; c'était Berwick, qui fut même un instant prisonnier de Guillaume ; c'était le duc de Bourbon, qui combattit successivement la tête de l'infanterie et à la tête de plusieurs escadrons ; le prince de Conti, qui reçut un coup de sabre à la tête, le maréchal de Joyeuse, qui blessé à la cuisse retourna au combat après sa blessure. Luxembourg était quelque chose de plus qu'humain, volant partout dans le temps que les plus braves étaient rebutés, et menant en personne les escadrons et les bataillons[14]. La cavalerie, d'abord empêchée d'agir par le terrain, soutenait immobile le feu de 80 pièces de canon, et arrachait à Guillaume ce cri resté célèbre : Oh ! l'insolente nation. Cependant l'ennemi non moins brave demeurait maître du terrain ; Guillaume, de l'aveu des Français, faisait des merveilles. Alors Luxembourg ordonna une troisième charge avec la maison du roi. Villeroi entra dans les lignes à la tête de cette puissante réserve ; il y eut encore un moment où l'on put croire que cette troupe d'élite allait elle-même fléchir ; mais l'ennemi avait achevé de s'épuiser par cette dernière résistance. Les Français ne cédant pas, il recula sur toute la ligne ; Nerwinde définitivement occupé, les autres postes ne pouvaient plus tenir. L'infanterie française détruisit vite les retranchements qui l'avaient si longtemps arrêtée, et la cavalerie s'élançant par ce passage balaya complètement le champ de bataille. Si les chevaux, qui n'avaient pas mangé depuis deux fois vingt-quatre heures, eussent pu fournir une longue course, il ne serait pas resté un corps de troupes aux alliés.

La bataille de Nerwinde était sans contredit la plus meurtrière qui se fût encore livrée. Les relations officielles le font clairement comprendre. Luxembourg écrivit à Louis XIV : Artagnan, qui a vu aussi bien que moi l'action qui s'est passée aujourd'hui, en rendra bon compte à Votre Majesté. Vos ennemis y ont fait des merveilles, mais vos troupes y ont encore mieux fait qu'eux. Pour moi, sire, je n'ai d'autre mérite que d'avoir exécuté les ordres que vous m'aviez donnés de prendre Huy et de donner bataille au prince d'Orange. Voici maintenant le rapport d'Artagnan au roi : Nous avons pris 60 pièces de canon aux ennemis. Ils étaient retranchés dans le camp, nous les y avons forcés deux fais, et deux fois ils nous en ont rechassés. Enfin à la troisième, nous nous y sommes établis sans qu'ils aient pu nous en rechasser, quoiqu'ils soient encore revenus deux fois à la charge. Nous y avons perdu bien du monde, mais on ne doute pas que les ennemis n'en aient perdu beaucoup davantage. Le prince d'Orange a repassé le ruisseau qui était derrière son camp, sur lequel la nuit d'auparavant il avait fait faire beaucoup de ponts, et les a tous rompus de peur d'être suivi. Le combat a été très rude et a duré depuis cinq heures du matin jusqu'à quatre heures du soir. Le prince d'Orange ne s'attendait pas à la marche qu'a faite M. de Luxembourg ; il le croyait du côté de Liège, cependant il n'a pas perdu de temps à se retrancher[15].

Les jours suivants, on reçut des détails plus précis. On portait la perte de l'ennemi à 20.000 hommes tués, noyés ou dispersés, celui des prisonniers à 1.400, entre lesquels 165 officiers et plusieurs généraux. On comptait comme trophées 76 pièces de canon, 8 mortiers, 9 pontons, 55 étendards el. 25 drapeaux. On estimait qu'il ne devait pas rester plus de 20.000 hommes aux alliés. Le roi, écrivait Racine, est transporté de joie, et tous les ministres, de la grandeur de cette action. Cependant la balance des gains et pertes ne tarda pas à refroidir l'enthousiasme. Les Français n'avaient pas pu gagner une si rude bataille sans sacrifier bien du monde, le chiffre en montait à 7.000. Guillaume, non poursuivi, n'était pas détruit ; il avait rallié ses débris, rappelé des corps détachés, et se mettait en état, sinon de revenir sur le vainqueur, au moins de le recevoir avec énergie. Nerwinde, pas plus que les victoires antérieures, ne tranchait pas la question. Louis XIV ne s'obstina pas à ne pas reconnaître cette vérité ; il fut en particulier sensible, comme on le voit dans une lettre à Luxembourg, à ce défaut de vivres et de fourrages qui avait empêché la poursuite ; mais au lieu de s'arrêter à des réflexions ou à des reproches inutiles pour un fait accompli et irréparable, il s'empressa de faire ce qu'il y avait de meilleur dans les circonstances présentes[16].

Il manda à Luxembourg de se préparer à assiéger Charleroi, à moins que ce siège fût absolument impraticable. Il avertit Vauban, alors à Lille, d'avoir à répondre sans délai à l'appel de Luxembourg, et il lui donna le droit de choisir à son gré les ingénieurs qu'il croirait nécessaire de s'adjoindre pour le service des attaques. Cette nouvelle ne vous déplaira pas, lui disait-il[17], à voir l'envie que vous en aviez quand j'étais en Flandre. Il pressa le dauphin d'imiter Luxembourg. Le dauphin, depuis qu'il était venu renforcer l'armée du maréchal de Lorge, tournait sans résultat autour d'un camp retranché à Heilbron, où le prince de Bade, général des Allemands, se tenait lui-même dans l'inaction. Je souhaite, écrivait le roi à son fils, que nous soyons aussi heureux en Allemagne que nous l'avons été en Flandre et sur la mer. S'il était pourtant impossible d'attaquer sans dommage réel des retranchements inexpugnables, il fallait par compensation vivre dans le pays, faire contribuer les habitants, surtout le Wurtemberg, qui n'avait rien payé l'année précédente[18]. Il y avait encore un troisième point qui attirait son attention. La situation de Catinat redevenait critique. Le duc de Savoie, éludant toutes les offres de la France, se plaignait d'être contraint par ses alliés à continuer la guerre. Quoique à contre cœur, si on voulait l'en croire, il reprenait l'offensive, bloquait Casal, et menaçait Pignerol (juillet). Catinat, pour se défendre comme pour attaquer, avait besoin de renforts ; Louis XIV en prit à l'armée d'Allemagne et à celle de Catalogne[19].

De ces trois armées, il n'y en eut qu'une qui ne répondit pas aux désirs du roi. L'armée d'Allemagne, comme toujours, passa le temps à attendre les occasions favorables, qui ne vinrent pas. Le dauphin, quoi que lui eût dit son père, eut le chagrin de revenir sans avoir rien fait. Mais Luxembourg et Catinat donnèrent un éclat nouveau à la dernière partie de la campagne. Guillaume avait rétabli ses forces. Toujours calme dans ses revers, libre d'esprit dans les crises, et infatigable à l'action, il avait en quelques semaines reconstitué une armée belle par sa tournure et son ardeur martiale, égale en nombre à celle qu'il commandait le matin de la bataille de Nerwinde ; ce sont ses amis qui le disent d'un ton de triomphe, éloge imprudent et fâcheux, puisque l'étalage de ses ressources improvisées l'expose au reproche de n'avoir pas su ou osé en faire usage. Luxembourg, par une observation active, le cherchait, l'évitait, le trompait sur ses intentions. Un jour il lui donna une inquiétude sérieuse sur Liège, et pendant qu'il l'éloignait ainsi de la frontière de France, il marcha lui-même sur Charleroi qu'il investit le 9 septembre. C'était encore l'Espagne qui allait paver les frais de la guerre ; mais l'Espagne, en sa qualité d'alliée, avait droit à l'assistance-du chef de la coalition. La place était difficile à approcher ; on avait grand'peine à faire des mines sous les bastions et la courtine ; le retard qui s'ensuivait donnait le temps d'arriver à une armée de secours. Les mouvements de Guillaume ne répondirent pas aux espérances qu'inspirait sa nouvelle armée. Une fois il envoya le duc de Bavière pour troubler le siège ; Luxembourg, sans arrêter les travaux, retint le Bavarois à distance. Un peu plus tard, on put croire que Guillaume allait se présenter en personne ; Luxembourg, remettant les soins du siège au maréchal de Villeroi, S'avança du côté de Mons, chercha l'ennemi, ne trouva ni Orange ni Bavière, et revint en laissant derrière lui les postes nécessaires pour éviter les surprises. Ainsi abandon n( à eux-mêmes, les assiégés se sacrifièrent inutilement par un grand déploiement de courage. De quatre mille hommes que comptait la garnison au &luit, ils étaient réduits au bout d'un mois à dix huit cents. Le 8 octobre, la contrescarpe était prise ; ils auraient pu tenir encore une huitaine de jours ; mais considérant la modicité de leur nombre, et la blessure de leur principal commandant, ils battirent la chamade, et capitulèrent le 11 octobre. Il importait que Guillaume ne pût reprendre ce qu'il n'avait pas su préserver. Les Français travaillèrent immédiatement à remettre la place en bon état ; le maréchal de Villeroi fut chargé d'y veiller, pendant que Luxembourg courait à Courtray et à Dixmude pour en rétablir les fortifications, et les rendre capables de loger les troupes pendant l'hiver. Guillaume, résigné pour le moment à l'impuissance, retourna en Angleterre. Luxembourg put se montrer à Paris, assister au Te Deum chanté pour ses victoires, et recevoir du peuple le sobriquet heureux de Tapissier de Notre-Dame[20].

Le duc de Savoie se trouvait mal aussi d'avoir attaqué les Français. D'abord il avait perdu son temps à assiéger Pignerol. La résistance de cette ville par elle-même lui avait coûté sans dédommagement un millier d'hommes. Il avait pris successivement le parti de la bloquer, puis de la bombarder, mais six jours de bombardement avaient été inutiles, lorsque Catinat pourvu de renforts sérieux quitta son camp de Fenestrelle, traversa la vallée de Suce et courut brûler près de Turin les châteaux de Victor-Amédée et de ses ministres. A la nouvelle de cette contre-invasion, le duc fut bien forcé de revenir à la défense de ses biens et de sa capitale. Catinat, qui avait prévu ce retour, l'attendait sur sa route même près de la Marsaille, et lui barrant le passage, le força d'accepter une bataille rangée (4 octobre). L'armée de Victor-Amédée était un abrégé de la coalition : Impériaux, Espagnols, Piémontais, réfugiés français. Catinat, par une savante disposition de son infanterie, assura la victoire. Il fit charger à la baïonnette ; chaque bataillon marchant en même temps pour entrer tout entier dans le bataillon ennemi opposé, toutes les brigades s'avançant sur une seule ligne, pour que tous les bataillons pussent charger ensemble[21]. Le choc, soutenu à propos par la cavalerie, fut irrésistible : l'infanterie ennemie fut exterminée ; des bataillons entiers d'Espagnols se jetaient à genoux pour demander quartier, et l'obtenaient parfois parce qu'ils étaient Espagnols ; mais les Allemands, qui avaient menacé d'être impitoyables, furent traités sans pitié. La cavalerie des alliés avait fui de bonne heure, on pouvait le constater au petit nombre d'étendards laissés sur le champ de bataille. La déroute des alliés était complète. La relation de Catinat la résume en ces termes : sept ou huit mille hommes tués sur place, deux mille prisonniers, trente pièces de canon envoyées à Pignerol, quatre-vingt-dix-neuf drapeaux et quatre étendards envoyés au roi[22]. La victoire, non moins vigoureuse qu'à Nerwinde, coûtait beaucoup moins : de quinze cents à deux mille hommes tués ou blessés ; c'est encore Catinat qui le dit. Les conséquences en étaient aussi plus sensibles dans la contrée. Victor-Amédée vaincu ordonna la levée du blocus de Casal ; à la vue de ses troupes qui se retiraient, les Français de Casal se précipitèrent sur elles, et occupèrent deux châteaux où ils trouvèrent de l'or et de l'argent en abondance, des provisions et des munitions que les Piémontais y avaient entassées dans l'espoir de les faire servir à la conservation de Casal qu'ils s'attendaient à prendre bientôt. Catinat put étendre les contributions par tout le pays et jusqu'à une lieue du camp où Victor-Amédée s'était retranché[23].

Pour complément de mauvaise fortune, avec la prise de Charleroi et la bataille de la Marsaille, coïncidait un nouvel affront des impériaux devant Belgrade ; ils avaient dû en lever le siège le 17 septembre. De concert avec les Anglais et les Hollandais, ils faisaient de vains efforts pour la paix auprès des infidèles ; leurs envoyés admis à Constantinople, à l'audience du grand vizir, mais au bas de l'estrade, voyaient rejeter leurs propositions[24]. De leur côté, les Anglais et les Hollandais avaient un nouveau grief contre la France ; outre la dispersion de la flotte de Smyrne, ils avaient perdu à la pêche de la baleine plus de deux cents petits vaisseaux pris ou coulés par les corsaires français, et ils n'avaient tenté aucune représaille sur les agresseurs. Le duc d'Orléans avait terminé sans combat, non sans activité, sa campagne de défense des côtes. A Saint-Malo et sur les côtes voisines, à Pontorson, à Vitré, on l'avait vu poussant les travaux, assurant les approvisionnements ; nulle part il n'avait aperçu l'ennemi[25]. Cependant Guillaume était à peine rentré en Angleterre, qu'un débat s'éleva dans le parlement contre la mauvaise administration de la marine ; d'ardentes accusations demandaient la mise en jugement des traîtres. Pour apaiser ces clameurs on entreprit de détruire Saint-Malo, ce grand repaire des courses. Il s'agissait d'un bombardement qui allait passer en système chez les alliés. Une escadre de douze vaisseaux, douze frégates et deux galiotes à bombes, accompagnait une machine infernale destinée à pulvériser la ville d'un seul coup. Cette machine était un vaisseau de trois cent cinquante tonneaux plus long que les vaisseaux ordinaires, enduit en dedans d'une maçonnerie en brique, partagé en étages que soutenaient et faisaient communiquer ensemble de grosses bordaises percées, et chaque étage divisé en chambres remplies de bombes ; à fond de cale cent barils de poudre, à l'étage supérieur un amas de trois cent cinquante carcasses, grenades, chaînes, s'ancres, canons de fusil, cabestans, enveloppé d'étoupes et de toile goudronnée. Une seule explosion suffisait pour lancer sur la ville tous ces instruments de mort, et n'y laisser ni pierres ni habitants.

Le 26 novembre 1693, cette escadre était en vue de Saint-Malo. Le début parut facile et encourageant. L'occupation de l'îlot de la Conchée, et de l'île de Sésambre ne coûta rien. Il y avait là un couvent de religieux, les anglicans se donnèrent la satisfaction protestante d'en abattre la croix, de fouler aux pieds les images, et de ruiner la maison. Restait la ville moins commode à atteindre. Les officiers les plus considérables de la marine française avaient assuré le roi qu'il n'était pas possible de bombarder Saint-Malo ; ils soutenaient que ces murs de granit fondés sur le roc n'avaient pas grand mal à redouter. Les Anglais commencèrent à y penser quand ils virent l'insuffisance des bombes lancées par leurs vaisseaux ordinaires. En quatre jours, ils n'en avaient envoyé que quatre-vingts, et sur ce nombre vingt-cinq seulement étaient tombées dans la ville, et sans faire aucun dégât. Ils s'obstinèrent à attendre mieux de la machine infernale ; ils la poussèrent le plus près qu'ils purent sous les remparts comme une mine sous un bastion. Mais cet arsenal de mort était dangereux à gouverner, cette masse se mouvait péniblement sur une mer peu profonde et hérissée de bas-fonds. Tout à coup elle échoua sur une roche, s'entr'ouvrit et fit eau. Il n'y avait plus un moment à perdre si l'on voulait enfin en tirer parti, l'ingénieur y mit le feu au risque de périr lui-même. Ce dévouement désespéré manqua encore son but. La machine n'éclatant qu'à moitié perdait le plus fort de sa puissance. La détonation fut épouvantable ; la commotion de l'air brisa toutes les vitres de la ville, à peu près trois cents toits furent dévastés par les projectiles ; un cabestan tombé sur une maison la traversa du comble à la cave. Mais le mal s'arrêta à ces pertes partielles, comme en dérision de tant de préparatifs et d'espérances avortées. Le lendemain, les Anglais reconnaissant qu'on ne brisait pas même avec des moyens extraordinaires le rocher de Saint-Malo, abandonnèrent les débris de leur machine encore garnis de bombes non éclatées, et laissèrent les habitants joyeux d'en être quittes à si peu de frais, et les corsaires plus déterminés que jamais à recommencer.

Ils n'avaient donc pas repris l'empire de la mer. Malgré leur médaille de la Hogue, Louis XIV, toujours prêt à étaler, à commenter sa gloire, leur signifiait encore cette année qu'il était toujours le maître sur leur domaine prétendu. Une nouvelle médaille en l'honneur des succès de mer fut distribuée, selon le système de Colbert, aux marins les plus méritants, comme décoration personnelle et comme exemple aux autres. Elle avait pour légende : Splendor rei navalis, éclat de la marine, et pour emblème la France sur le char de Neptune et armée du trident. L'imperium pelagi n'avait pas changé de main.

Depuis le commencement de la guerre, aucune campagne n'avait été aussi favorable à la France que celle de 1693. Quelle que fût la portée de chaque victoire, quelque sacrifice qu'elle coûtât, il était incontestable que la France avait été victorieuse partout. Les alliés le sentaient à leur détresse, et l'avouaient en tremblant, comme leurs historiens le répètent encore aujourd'hui. Ce résultat allait-il enfin aboutir à la paix ? Louis XIV ne cessait de protester de ses intentions pacifiques et d'en offrir pour garant sa modération. A chaque nouvel avantage, il annonçait à ses sujets l'espérance de leur rendre le repos, il proposait aux vaincus un accommodement honorable. Au départ de ses troupes pour l'Allemagne, il proclamait dans un manifeste son désir sincère de voir rétablir la tranquillité publique. Après la prise d'Heidelberg et de Rosas, il écrivait aux évêques que ses conquêtes n'étaient qu'un moyen de forcer ses ennemis à la paix. Au mois de juillet, il accepta la médiation des rois de Suède et de Danemark, et leur fit connaître, sans les publier encore, les concessions auxquelles il était tout prêt. Il disait à la suite de Nerwinde : Il n'y a rien que mes ennemis ne doivent craindre après une si terrible défaite ; il n'y a rien que je ne doive espérer ; mais je borne tous mes vœux au bonheur de mes peuples, et pour tout prix d'une victoire si éclatante, je ne désire rien tant que de voir mes ennemis ouvrir les yeux sur leurs véritables intérêts, et entrer dans les sentiments d'une paix solide et durable que je leur ai toujours offerte, au milieu de mes plus grandes prospérités. Après la bataille de la Marsaille, il renouvela ses offres, ses insinuations auprès du duc de Savoie ; car il avait toujours eu pour ce petit ennemi, qu'il sentait au fond très-gênant, des ménagements singuliers. Il n'a pas tenu à moi, écrivait-il à Catinat[26], que mon frère le duc de Savoie ne contribuât à cette paix que je désirais. Présentement que Dieu m'a fait la grâce, malgré tout ce qui s'est passé, de conserver encore pour lui les sentiments que vous connaissez, je désire que vous lui fassiez connaître la part que je veux lui faire et à toute l'Italie. Pour première preuve de cette bienveillance, il ordonnait à Catinat d'épargner à Victor-Amédée la ruine de ses villes de Piémont, et de revenir en deçà des Alpes.

Au mois de novembre, sur la demande de d'Avaux, ambassadeur en Suède, il fit connaître explicitement ses intentions envers tous les alliés. Il prendrait pour base de la paix les traités de Munster et de Nimègue et la trêve de Ratisbonne convertie en traité définitif, mais avec les concessions suivantes. En compensation de Strasbourg et des forts qu'il voulait garder, abandon de Mont-Royal et de Trarbach, démolition du fort Louis et de Huningue, restitution de Philipsbourg et de Fribourg, d'Heidelberg et de toutes les dépendances du Palatinat, règlement avec le duc de Lorraine d'un équivalent de revenu. S'il y avait dans les réunions quelque chose de contraire aux traités, il s'en remettait à l'arbitrage de commissaires nommés de part et d'autre. Il rendrait à l'Espagne tout ce qu'il avait pris en Catalogne, et dans les Pays-Bas, Mons, Namur et Charleroi. Il réglerait le commerce des Provinces-Unies avec la France sur le pied de la paix de Nimègue, et pour les rassurer entièrement sur leur indépendance, dans le cas de l'ouverture de la succession d'Espagne, il renoncerait aux Pays-Bas, en faveur de l'électeur de Bavière. Il rendrait enfin au duc de Savoie tout ce qu'il occupait en Savoie et en Piémont. Quant à l'Angleterre, il n'avait aucune prétention sur ce royaume ; mais, blessé dans la personne de Jacques II, il invitait la Suède et l'empereur à proposer quelque expédient pour terminer cette querelle[27].

De telles offres méritaient une réflexion sérieuse. Elles échouèrent pourtant par l'opposition de l'Angleterre et de la Hollande. Le roi de France ne consentait pas à abandonner la cause de Jacques II ; il ne parlait aucunement de reconnaître la royauté de Guillaume III. Or, dit le grand admirateur de Guillaume[28], c'était là le pivot sur lequel roulaient toutes les négociations ; les autres questions ne manquaient certainement pas d'importance, mais la question qui dominait toutes les autres était de savoir si l'Angleterre serait, comme elle l'avait été sous Jacques, une dépendance de la France, ou, comme elle l'était sous Guillaume et Marie, une grande nation. Guillaume non reconnu par Louis XIV, que valaient les avantages proposés aux autres alliés ? Les alliés n'avaient pas le droit de traiter pour eux-mêmes tant que Guillaume ne traitait pas à son profit. On ne pouvait plus nettement changer la cause européenne en cause personnelle ni asservir les rois légitimes aux volontés d'un homme qui n'était, selon leurs principes, qu'un usurpateur. Les Hollandais, loin de profiter des garanties, si conformes à leur avidité et à leur politique, que Louis XIV leur présentait, alléguèrent contre la paix les raisons mêmes qui en auraient dû déterminer l'acceptation, leur crainte et leur faiblesse. Ils voyaient la République des Provinces-Unies et même toute la chrétienté menacées par la puissance et les forces redoutables du roi de France. Ces forces s'étaient tellement accrues par la continuelle prospérité de ses armes, et particulièrement dans la dernière campagne, qu'il y avait un juste sujet d'appréhender qu'il n'opprimât tous les alliés sans exception si on ne s'opposait à ses progrès extraordinaires avec plus de force et de zèle qu'on n'avait fait jusqu'à présent. En conséquence, le ministre des Provinces-Unies à Stockholm, en réponse à la médiation suédoise, réclamait le secours que la Suède s'était obligée de ;leur donner par l'alliance si saintement[29] jurée.

Mais pour continuer la guerre avec avantage, il fallait des ressources, des chances de succès. Quelles étaient donc celles qui leur restaient ? Ils savaient que la France était épuisée malgré ses victoires, que la misère s'étendait sur ses provinces, que la famine irritait les populations, qu'en l'obligeant à de nouveaux efforts, on compléterait sa ruine ou qu'on l'amènerait au moins à composition. Ils ne calculaient pas mal. Un retour sur l'état intérieur de la France depuis le commencement de la guerre va nous démontrer l'exactitude de leurs prévisions.

 

 

 



[1] Discours de Guillaume au parlement, le 7 nov. 1693 : Dans la dernière guerre, la France avait sur tous les points la supériorité du nombre, et par suite il avait été impossible de lutter contre elle.

[2] Dangeau, 29 janvier 1693. Mercure, 6 février.

[3] Dangeau, 10 décembre 1692, 10 février 1693, 13 mars 1693.

[4] Texte de l'édit : Isambert, tome XX.

[5] Dangeau, Journal, 3 mai 1693.

[6] Œuvres de Louis XIV, tome IV : avant-propos des pièces officielles appartenant à 1693.

Nous évaluons le bataillon à huit cents hommes, et l'escadron à cent soixante maitres.

[7] Boileau à Racine, 6 juin 1693.

[8] Journal de Dangeau.

[9] Œuvres de Louis XIV, tome IV. Dangeau, Journal, 8 juin. — Radin à Boileau, lettre datée de Gembloux, 9 juin 1693.

[10] Macaulay. Ce jugement est singulier sous la plume d'un homme qui se fait honneur habituellement de ne pas méconnaître le mérite de ses ennemis.

[11] Louis XIV à Noailles, tome VI, 25 juin 1693.

[12] Mémoires de Noailles : La ville (Rosas) était un cloaque d'ordures, et l'un pense que, depuis qu'elle avait été rendue à l'Espagne par le traité des Pyrénées, ces ordures s'y étaient entassées sans interruption. De là tant de maladies en été.

[13] Dangeau. Racine à Bonrepaux, 28 juillet. Burnet, Histoire de sa vie.

[14] Lettre de Louis XIV au dauphin, 20 juillet ; Mémoires de Berwick ; Dangeau, Journal. Racine à Boileau, 6 août. Lettre de Louis XIV à Luxembourg.

[15] Mémoires de Berwick. Dangeau, Journal. Racine à Boileau, 5 juin 1693.

[16] Lettre à Luxembourg. Dépôt de la guerre : Je suis fâché que le manque de vivres que vous avez eu et la rareté des fourrages vous aient empêché de profiter du désordre de l'ennemi et de les suivre comme ils l'appréhendaient ; mais je ne vous en parle présentement que pour vous dire qu'il n'y faut plus songer, et ne penser présentement qu'à ce qu'il y a de meilleur à faire dans l'état où se trouve l'armée.

[17] Louis XIV à Luxembourg et à Vauban, dépôt de la guerre.

[18] Œuvres de Louis XIV, tome IV : lettres au dauphin, 3, 9 et 12 août.

[19] Œuvres de Louis XIV, tome IV : lettres au dauphin. Mémoires de Noailles.

[20] Dangeau, Journal, sept. et oct. 1693. Racine, lettre à son fils, 14 octobre 1693.

[21] Voir Œuvres de Louis XIV, tome IV, l'ordre du jour de Catinat, au bas d'une lettre de Louis XIV à Catinat, du 29 nov.

[22] Collection des Transcrits, au dépôt de la guerre. Racine, Dangeau.

[23] Bruzen de La Martinière.

[24] Hammer, Histoire des Turcs.

[25] Dangeau, Journal, juin, juillet. Lettres de Louis XIV au dauphin, 12 août.

[26] Œuvres de Louis XIV, tome IV : lettre à Catinat, 29 novembre.

[27] Mémoires et Actes de la paix de Ryswick ; dépêche du roi à d'Avaux, Mémoires de d'Avaux à la cour de Suède.

[28] Macaulay, tome III, page 163.

[29] Mémoires et Actes de la paix de Ryswick ; dépêche de Heeckeren, ministre des Provinces-Unies à Stockholm, 27 nov. 1693.