HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

TROISIÈME PARTIE. — LA DÉCADENCE : GUERRES DE LA SECONDE COALITION ET DE LA SUCCESSION D'ESPAGNE

 

CHAPITRE XXXIII. — Guerre de la seconde coalition, deuxième partie, depuis la mort de Louvois jusqu'à la fin des grandes batailles (1691-1693).

 

 

I. — Louis XIV au travail après la mort de Louvois ; nouveaux ministres et conseillers. - Fin de la campagne de 1691 : Combat de Leuze ; ruine définitive de Jacques en Irlande ; occupation de Montmélian par Catinat.

 

L'application de Louis XIV au travail avait résisté à son goût pour les plaisirs, et à ces tentations de confiance et de laisser-aller que la puissance et la gloire apportent trop souvent avec elles ; c'est le témoignage unanime de ses contemporains, même de Saint-Simon, des ministres étrangers aussi bien que des courtisans français. Cette habitude, loin de s'affaiblir par le cours de l'âge, tira au contraire une ardeur et une force nouvelles des embarras qui surgirent de la guerre du Palatinat. Déjà, au commencement de 1689, il en avait averti sa cour. Après le grand deuil de la reine d'Espagne, les comédies avaient recommencé ; on s'attendait à la reprise des appartements. Mais le roi retrancha ses plaisirs et dit qu'il avait beaucoup d'affaires, que l'heure des appartements était celle qui lui convenait le mieux pour travailler, et qu'il aimait mieux employer le beau temps à aller à la chasse[1]. Les affaires s'étaient encore multipliées depuis, et précisément, la mort de Seignelay et celle de Louvois, à huit mois de distance, venaient de ravir les deux hommes les plus capables d'y faire tête. Le roi se multiplia lui-même pour remplir ce vide et doubla son travail. Depuis la mort de M. de Louvois, écrivait Dangeau, le 21 août 1691, le roi travaille encore trois ou quatre heures de plus par jour qu'il ne travaillait. Il écrit beaucoup de choses de sa main. Quand on lit de suite ce journal de la chambre du roi, on est frappé du retour fréquent de la même mention de mois en mois et quelquefois de semaine en semaine... : Ce soir, il y eut appartement où le roi n'alla pas, il travaille plus que jamais avec ses ministres... Le roi donne beaucoup d'audiences et travaille tout le reste du jour. Il s'est accoutumé à dicter, et à faire écrire à M. de Barbezieux sous lui, toutes les lettres importantes qui regardent les affaires de la guerre. Ailleurs, c'est le nombre d'heures ou de séances qu'il a données aux affaires : Il n'y a pas de journées présentement où le roi ne travaille huit ou neuf heures ; conseil après le dîner quoique le conseil eût déjà été tenu le matin, et le soir travail chez Mme de Maintenon. Plus loin enfin, c'est, au milieu des soins qu'exige sa santé, la part la plus grande réservée au travail : Le matin, une colique violente qui l'a empêché de se lever, et l'a contraint d'entendre la messe dans son lit ; l'après-midi, les douleurs ayant cessé, le conseil a eu lieu sans plus de retard[2].

Bien d'autres preuves de cette assiduité se trouvent dans les lettres familières des siens, de ses enfants, de sa compagne de prédilection. Le duc du Maine essayait de faire intervenir Mme de Maintenon pour tempérer cette ardeur : Empêchez, écrivait-il[3], le roi de tant travailler ; en négligeant sa santé, il gâtera plus nos affaires qu'en les négligeant un peu elles-mêmes. Mme de Maintenon, pendant le siège de Mons, lui avait souhaité la goutte, pour le contraindre à la prudence ; dans la vie ordinaire, elle invitait à la patience des solliciteurs qui n'avaient pas encore été écoutés, en leur remontrant la difficulté où le roi se trouvait de tout entendre ; elle excusait un jour un oubli par la multitude des choses faites : Je vous assure, écrivait-elle, que vous lui pardonneriez si vous voyiez de près comment ses journées se passent ; les personnes qui l'ont vu le plus seraient surprises de son activité. Il a plus de conseils que jamais ; il ne donne que deux heures par jour à la chasse. Quand il le peut, il rentre à six heures, et est jusqu'à dix heures à écrire, à lire, à dicter. Souvent il congédie les princesses après souper pour expédier quelques courriers. Les généraux sont si charmés d'être en commerce avec lui, qu'ils lui rendent un compte fort détaillé, pour s'attirer de ces réponses qui les enchantent, et que, sans vouloir insulter, ils trouvent d'un style fort doux[4]. Cette dernière malice à l'adresse de Louvois est un peu injuste, il faut le dire, et trop conforme aux préjugés de haines banales contre l'ancien ministre ; mais elle n'ôte rien de sa ressemblance au portrait du prince. Le roi était vraiment ce que sa femme disait de lui ; et on le savait assez pour n'être nulle part tenté d'en douter. C'est le temps où La Bruyère pouvait en pleine Académie, sans être accusé d'exagération, terminer l'éloge du roi par ces traits demeurés célèbres[5] : Lui-même, si je l'ose dire, il est son principal ministre ; toujours appliqué à nos besoins, il n'y a pour lui ni temps de relâche ni heures privilégiées. Déjà la nuit s'avance, les gardes sont relevées aux avenues de sort palais, les astres brillent au ciel et font leur course ; toute la nature repose, privée du jour, ensevelie dans les ténèbres ; nous reposons aussi, tandis que ce roi, retiré dans son balustre, veille sur nous et sur tout l'État.

Cette vigilance fut grande, universelle, minutieuse même, on l'a trouvée parfois gênante. Elle éclate dans ses lettres à Luxembourg, à Catinat, à Boufflers, à Lorge, au dauphin, quand le dauphin commande quelque part. Il veille de loin par ses agents sur toutes les frontières, sur tous les mouvements de l'ennemi, et il s'empresse de donner à chaque commandant les nouvelles qui intéressent sa sûreté ou ses manœuvres. Il veut à son tour savoir toute la vérité, il interdit toute dissimulation des nouvelles défavorables. Dans un combat, glorieux aux Français, il y avait eu cependant quelques étendards restés aux mains de l'ennemi. Étonné de ne l'avoir su qu'indirectement, il en fit un reproche à Luxembourg[6] : Vous me connaissez assez, lui écrivit-il, pour savoir que je veux que l'on me mande le bon et le mauvais de ce qui se passe dans les armées. Il donne ses conseils sur les opérations à entreprendre, sur celles qu'il faut éviter ; il a ainsi encouru le reproche d'avoir gêné par là des généraux plus habiles et surtout mieux informés que lui. Mais il faut lui tenir compte des motifs qui le poussent, de la façon délicate dont il tourne ses leçons, et surtout des restrictions qu'il met à ses ordres. Comme je prends les affaires de mes armées fort à cœur, il n'est pas étonnant, dit-il, que je pense à tout ce qui peut arriver. Il sait bien que Luxembourg est très-capable, mais il sait aussi qu'on peut suggérer à un plus habile que soi une pensée qu'il n'aurait pas de lui-même. Je suis persuadé que quand je ne vous manderais pas toutes mes pensées, vous feriez aussi bien et peut-être mieux ; mais l'amour-propre fait croire que ce qu'on dit n'est pas inutile, et peut donner des connaissances que l'on n'aurait pas, quoique l'on soit très-capable. Après tout, ses indications ne sont pas définitives, et quelquefois elles laissent toute la liberté d'agir selon l'occasion et le besoin véritable. Faites de votre mieux ; je me remets de tout à vous, après vous avoir dit mes pensées ; combattez même si vous le jugez à propos, mais pensez-y bien devant[7].

Il a des idées fausses, qui, d'ailleurs, ne lui sont pas particulières. Il est entêté de la cavalerie, convaincu qu'un combat d'infanterie fait périr beaucoup de monde et ne décide jamais rien ; il veut qu'on fasse toujours combattre la cavalerie, non l'infanterie, dans les postes ; les événements lui donneront bientôt d'éclatants démentis. Mais, sur d'autres points, il défend les bons principes. Le soin des malades est une de ses plus grandes préoccupations : il prescrit pour eux de grands ménagements ; si un régiment a un grand nombre de malades, il veut qu'on le loge pour l'hiver près du lieu où l'armée se séparera, afin d'épargner aux incommodés la rechute par suite des fatigues d'une longue marche[8]. Il veille en particulier sur les vivres et sur les détachements qui doivent assurer les convois de pain. Inflexible sur la discipline, il fait décimer les maraudeurs, envoyer les déserteurs aux galères, interdire les courses en désordre qui font perdre une grande quantité d'hommes et de chevaux. Il poursuit en particulier les majors qui donnent des listes fausses de morts et de blessés, pour tirer un bénéfice illicite de cette tromperie[9]. Ainsi, il n'est pas de détail qu'il oublie, ni personne qui échappe à son coup d'œil et à son autorité.

Et ce qu'il donne d'attention à la guerre ne lui fait pas négliger les autres branches de l'administration. Ila du temps, un jour, une heure, pour chaque département d'affaires, pour chaque chef de service ; et, pendant que chacun d'eux a sa fonction spéciale, il exerce lui-même et relie toutes les fonctions par sa présence partout. Tantôt il travaille avec tous ensemble, tantôt avec chacun en particulier. Qu'on lise, dans le Journal de Dangeau, la répartition de son temps entre les divers besoins du gouvernement, on y verra que chaque jour de la semaine, et chaque partie du jour, a son emploi que rien ne doit déranger. Quatre fois par semaine, les dimanche, lundi, mercredi, jeudi, Conseil royal auquel n'assistent que le roi et les ministres proprement dits ; deux fois la semaine, le mardi et le samedi, Conseil des finances où sont, avec le roi, le chancelier, le contrôleur général et divers conseillers ; une fois par semaine, le vendredi, Conseil de conscience où le roi, avec l'archevêque de Paris et le père de La Chaise, règle les affaires ecclésiastiques. Mais ces travaux ne remplissent pas la journée entière ; ce qui en reste est consacré à d'autres soins. Tous les lundis, après dîner, le roi travaille avec l'intendant des fortifications ; tous les soirs, chez Mme de Maintenon, il travaille avec M. de Pontchartrain pour la marine, ou avec M. de Barbezieux pour les troupes et la guerre[10]. Sans doute les résultats obtenus ne répondent pas toujours à tant d'efforts ; ce n'est pas même toujours le parti le plus sage qui prévaut dans ces conseils ; le temps des hommes de génie est passé ; le talent et les succès manquent quelquefois à la bonne volonté. Mais la bonne volonté tonte seule, par sa fidélité au devoir, par sa persévérance contre les obstacles, par l'exemple qu'elle impose, est déjà une grandeur qui doit compter entre les gloires du XVIIe siècle.

Sur la tombe même de Louvois, Louis XIV avait prononcé des paroles honorables pour le mort et rassurantes pour sa famille. J'ai perdu un bon ministre, à Jacques II. Il écrivait à Luxembourg : Je ne puis qu'avec déplaisir vous donner avis du décès inopinément arrivé du marquis de Louvois ; et à Boufflers : Je ne doute pas que vous ne soyez fâché de la mort d'un homme qui me servait bien. Il dit aussi à l'archevêque de Reims : Je me souviendrai des services de M. de Louvois et de M. Le Tellier, et j'aurai soin de leur famille[11]. Pour tenir immédiatement cette promesse, il installa le fils de Louvois, marquis de Barbezieux, dans les fonctions de secrétaire d'État dont il lui avait accordé la survivance dès 1685, d'après le choix même de son père[12]. Cependant il le réduisit aux fonctions de secrétaire, ne lui donna pas entrée au conseil des ministres, et ne lui laissa que l'administration matérielle de la guerre. Chamlay, rappelé d'Allemagne, le jour même de la mort de Louvois, devait être le véritable directeur des armées. Barbezieux est bien le type du ministre subalterne qui ne fait rien que par ordre ; on pourrait dire le scribe qui enregistre les pensées du maître sous sa dictée. C'est le ministre novice, en tutelle permanente, dont les écarts ou les négligences sont à l'instant réprimandés et redressés, comme on le voit par cette lettre à l'archevêque de Reims : Je sais ce que je dois à la mémoire de M. de Louvois ; mais si votre neveu ne change pas de conduite, je serai forcé de prendre un parti. J'en serai fâché, mais il en faudra prendre un. Et il continue en énumérant les défauts de Barbezieux, son habitude de donner à souper aux princes au lieu de travailler, son amour des plaisirs, sa hauteur, sa dureté, son dédain pour les officiers[13]. Ce fut sans doute à la suite de quelque admonestation de ce genre que Barbezieux cassa sa meute qui était fort belle et fort bonne ; sacrifice qu'on remarqua comme un gage d'application aux affaires, et un préservatif contre les tentations du plaisir.

De la dépouille de Louvois, le roi fit plusieurs parts. Les manufactures et les haras revinrent à Pontchartrain qui avait déjà les finances, la maison du roi et la marine. On disait de lui : Il a maintenant, sauf les bâtiments, ce qu'avait M. Colbert : terrible rapprochement qui doublait sa charge. Les fortifications formèrent un département distinct ; le roi attachait un prix particulier à ce genre de défense. Si l'on en croit Dangeau, il y eut un moment où l'on travaillait à la fois à cent quatre-vingts places dans le royaume[14] ; l'histoire métallique consacre même, à cette époque, une médaille à célébrer les cent cinquante villes ou citadelles fortifiées ou bâties de 1661 à 1692. Enfin le marquis de Pomponne fut rappelé au ministère avec une pension de soixante mille livres, et le duc de Beauvilliers, qui était déjà du Conseil des finances et gouverneur des petits-fils du roi, entra aussi au Conseil royal. On a dit de ces deux choix que le roi faisait des avances à la noblesse, et que, d'ailleurs ne la craignant plus, il voulait bien lui confier l'administration ; on n'a pas réfléchi que Pomponne et Beauvilliers n'étaient que ministres d'État, et, selon l'expression moderne, ministres sans portefeuille, simples donneurs de conseils sans aucun département d'affaires. Pour la noblesse ils ressemblaient fort à leurs prédécesseurs. Le marquis de Pomponne, un Arnauld d'Andilly, n'était guère plus gentilhomme que le marquis de Louvois ou le marquis de Seignelay ; Beauvilliers, gendre de Colbert, était de ces nobles qui n'avaient pas fait fi de l'alliance et de l'amitié de la bourgeoisie. Louis XIV ne changeait donc pas de système, mais il comblait de plaisir une coterie qui se donnait encore quelque importance. Mme de Sévigné fut si surprise et si transportée du retour de M. de Pomponne, qu'elle ne savait ce qu'elle entendait. Le choix de Beauvilliers ne lui apportait pas moins de joie : Voilà encore, disait-elle[15], un étrange homme dont le roi augmente son Conseil ; cela est parfait comme tout ce que fait le roi ; il est le plus habile homme de son royaume, et travaille sans cesse et suffit à tout ; il n'y a qu'à prier Dieu qu'il le conserve.

Le roi voulut encore que le dauphin prît part désormais à tous les conseils. C'était proprement l'associer à l'empire, et se préparer un successeur capable ; autre sujet d'admiration. Quant à Mme de Maintenon, l'influence qu'on lui attribuait sur les volontés du roi sembla n'avoir plus de rival. Il y avait eu des difficultés entre elle et Louvois ; sa présence à bien des conseils la rendait importune à un ministre si fier. Elle le disait elle-même[16] : Ma présence gêne M. de Louvois, je ne le contredis pourtant jamais ; le roi lui a dit qu'il pouvait parler en toute liberté. On croit que je gouverne l'État, et on ne sait pas que je suis persuadée que Dieu ne m'a fait tant de grâces que pour m'attacher au salut du roi. Louvois mort, Mme de Maintenon eut certainement une part considérable au gouvernement. On le voit à l'empressement que le roi met à la tenir au courant de toutes les nouvelles, aux lettres qu'il lui adresse de Saint-Germain à Saint-Cyr comme de Mons à Versailles. On le sent au respect que lui garde, non-seulement le duc du Maine, mais encore le dauphin ; dans ses dépêches de l'armée au roi, le dauphin envoie ses compliments à Mme de Maintenon, et le roi renvoie de sa main les remercîments de Mme de Maintenon au dauphin[17]. C'est dans sa chambre que le roi travaille avec ses ministres ou ses intendants ; elle se plaindra elle-même de n'avoir aucun repos[18]. Son avis est demandé dans les délibérations, et consacré d'avance par les marques de la confiance du roi. Écoutons la Raison, disait-il, quand elle prenait la parole ; ou bien en s'adressant à elle : Qu'en pense Votre Solidité ? Elle a donc contribué à plus d'une faute dans un temps où il s'en est commis beaucoup, à des déterminations maladroites, à des choix malheureux. Mais qui sait si elle n'en a pas prévenu d'autres en plus grand nombre peut-être ? Ses lettres intimes font foi qu'elle avait le courage de contredire et de déplaire. Elle n'avait pas moins le mérite de craindre les adulations et de chercher la vérité. Pendant qu'on la félicitait d'occuper la place des Clotilde, des Bathilde, des Blanche de Castille, pendant qu'elle ne voyait que respects, adulations dans tout ce qui l'approchait, elle donnait sur elle l'autorité absolue à son confesseur, pour être maintenue par lui dans la fidélité à ses devoirs. Ce sont de trop belles paroles pour que l'histoire ne les enregistre pas : Je ne suis pas plus grande dame que je n'étais à la rue des Tournelles, où vous me disiez fort bien mes vérités. Si la faveur où je suis met tout le monde à mes pieds, elle n'y doit pas mettre un homme chargé de ma conscience, et à qui je demande très-instamment de me conduire sans nul égard dans le chemin le plus sûr. Ce n'est pas à vous à m'inspirer l'orgueil, vous qui devez le détruire en moi. Où trouverai-je la vérité, si je ne la trouve en vous ?[19]

La première pensée de Louis XIV à la mort de Louvois fut de pourvoir à ce que cet événement n'apportât pas de préjudice à son service. Une crise semblait imminente, dont l'échec de Coni était comme le premier symptôme. L'arrivée du duc de Bavière en Savoie, avec des renforts considérables, changeait la constitution de la guerre[20], en réduisant les Français à la défensive. Catinat avertissait le roi qu'il aurait peine à soutenir la lutte jusqu'à la fin de l'année, qu'il faudrait évacuer le Piémont, et qu'il serait peut-être impossible d'y rentrer l'année suivante[21]. En Irlande, où le roi n'avait envoyé cette fois qu'un général avec des provisions, l'armée de Guillaume reprenait le dessus malgré la valeur des Irlandais ; la perte de la forte ville d'Athlone désespérait le Français Saint-Rhue (10 juillet). Aux Pays-Bas, Guillaume en personne faisait parade de grands projets et de fastueuses espérances ; à l'imitation de Louis XIV, il promenait des dames à sa suite, comme pour leur donner le spectacle d'une victoire, et son armée, plus forte que celle de Luxembourg, commandait au général français beaucoup de ménagements[22]. Les Allemands eux-mêmes tenaient contre les Turcs avec une fermeté qui leur valut, quelques semaines plus tard, la victoire chèrement acquise, mais certaine, de Salankemen (19 août).

Louis XIV déconcerta encore, sauf en Irlande, la confiance de ses adversaires. Les troupes françaises de Savoie venaient de prendre Montmélian, la dernière ville de cette province qui restât encore à Victor-Amédée (4 août). Seulement, le château sur la pointe d'un rocher, avec des murs de vingt-trois pieds d'épaisseur, et dominant le passage des montagnes, bravait toutes les attaques. Le roi ouvrit des négociations avec le pape pour l'engager à se faire médiateur, et à procurer la neutralité de l'Italie, à la condition pour les étrangers, Allemands et Français, d'en sortir. En attendant que cette négociation aboutît, et pour aider même à son succès, Catinat eut ordre de tenir le plus longtemps possible, quelle que fût la difficulté de prolonger la lutte : Il faut, disait le roi[23], faire l'impossible, et essayer de faire plus que vous n'osez vous-même l'espérer. A Luxembourg, au contraire, il prescrivit avant tout de se tenir sur ses gardes, de n'offrir à l'ennemi dans ses mouvements aucune occasion heureuse, de couvrir Mons et de sauver Dinant : L'armée ennemie étant aussi forte qu'elle est, je ne saurais qu'approuver que vous vous conduisiez avec toute la prudence et la sagesse qui vous est ordinaire[24]. Cette temporisation réussit. Guillaume n'avait pas autant de confiance qu'il en affectait au dehors. Il n'osa jamais attaquer, il se lassa le premier ; il quitta son armée le 15 septembre, laissant au prince de Waldeck le soin de la ramener. Luxembourg saisit ce moment. Waldeck, retirant d'abord son infanterie, avait placé soixante-quinze escadrons sur le bord d'un ruisseau pour masquer. son mouvement. Luxembourg, fidèle aux recommandations du roi, accourut avec une partie de sa cavalerie, il n'avait que vingt-huit escadrons ; il fondit sur l'ennemi surpris, et le culbuta malgré son énorme supériorité de nombre (18 septembre). Le combat de Leuze fut un grand exploit, que beaucoup d'officiers payèrent de leur vie, mais dont Louis XIV triompha comme d'une nouvelle justification de sa préférence pour la cavalerie, et dont l'ennemi s'abstint de rien dire. Il n'est pas question dans les historiens anglais de la bataille de Leuze, mais seulement de la fin insignifiante de la campagne. Leuze termina en effet, à l'avantage de la France, la campagne commencée par la prise de Mons, à la confusion des alliés.

Il est vrai que, en même temps, Guillaume l'emportait définitivement en Irlande. Après la perte d'Athlone, le général français Saint-Rhue avait tenté une bataille rangée pour relever les affaires ; mais il avait péri à la journée d'Aghrim (21 juillet) ; journée odieuse par la cruauté des vainqueurs, de l'aveu des Anglais eux-mêmes. Puis la ville de Galway avait été contrainte de se rendre, puis Tyrconnel était mort ; puis enfin Limerick était assiégée pour la seconde fois (9 septembre 1691). Au bout de vingt jours de résistance, les Irlandais se résignèrent à capituler. Ils demandaient l'amnistie pour le passé, l'entière liberté du culte pour les catholiques, l'admission des catholiques à tous les emplois civils et militaires et aux privilèges municipaux. Les wighs de notre siècle ne trouvent rien que de raisonnable dans ces propositions[25]. Les anglicans du dix-septième siècle n'y voulurent absolument pas entendre. Le vainqueur ne promit aux Irlandais, quant à leur culte, que les privilèges qui seraient compatibles avec la loi ; on ne parla pas d'égalité civile avec les protestants, mais on promit de laisser partir pour la France, sur des vaisseaux français et anglais, les officiers et soldats qui en feraient la demande. Quelques jours après, obligés de choisir entre la France et leur pays, les troupes irlandaises, en immense majorité, optèrent pour la France ; on ne compta pas plus de mille hommes qui consentissent à prendre du service sous Guillaume. L'émigration s'accomplit sans délai. Le vainqueur s'y prêta avec empressement, tant il avait hâte de voir s'éloigner ceux qu'il avait eu tant de peine à abattre. Aux soldats se joignirent un certain nombre de familles, mais la multitude dut rester sur le sol voué désormais à l'oppression et à la misère. La pauvre Irlande retomba dans la servitude civile et religieuse. Un acte du Parlement d'Angleterre signifia que personne ne pourrait siéger au Parlement d'Irlande, ni occuper en Irlande aucun emploi civil, militaire ou ecclésiastique, ni suivre le barreau ou pratiquer la médecine, avant d'avoir prêté le serment d'allégeance et de suprématie et souscrit la déclaration contre la transsubstantiation. L'honneur politique de la nation ne fut pas plus respecté que la liberté des particuliers. L'Irlande était une conquête, non une nation libre. On ne lui reconnut pas les droits qu'avaient réclamés et exercés l'Angleterre et l'Écosse. Celles-ci avaient été appelées à voter la royauté de Guillaume, et il n'avait été reconnu roi qu'après avoir accepté leurs conditions. L'Irlande ne fut pas consultée, mais assujettie de haute autorité à la révolution d'Angleterre. C'est le système du plus fort de ravir au faible la liberté de se défendre. Quand on a résolu de se défaire d'un homme par la flétrissure, par l'exil ou par la mort, on ne lui demande pas son consentement ; on le condamne, à la façon des tribunaux révolutionnaires, sur la simple constatation de son identité[26].

Vaincu moralement dans son protégé Jacques II, sur un théâtre où ses armes n'avaient pas paru, Louis XIV garda du côté de l'Allemagne le même avantage que l'année précédente. Sur ce point, comme dans les Pays-Bas, il attendit l'ennemi et ne vit rien venir. Étaient-ce les maladies de leurs troupes ou le sentiment de leur impuissance qui imposaient tant de réserve à ces princes allemands si provocateurs quelques mois plus tôt au congrès de La Haye ? L'armée du Rhin n'attaqua pas elle-même ; elle ne conquit aucune gloire directe, mais elle vécut impunément sur le sol ennemi. Elle y resta, quoiqu'elle eût aussi beaucoup de malades, par le sentiment de l'honneur. Car repasser le Rhin, écrivait Louis XIV, serait quelque chose de bien désagréable pour l'honneur de mes armes, et pour la ruine de l'Alsace. Il ne permettait de revenir en deçà du fleuve qu'à la dernière extrémité, dans le cas seulement où il serait impossible de combattre avec avantage, Il n'accorda pas au maréchal de Lorge d'entrer en quartiers d'hiver plus tôt qu'à l'ordinaire[27]. Les Allemands, vainqueurs des Turcs, n'essayèrent nulle part de continuer la victoire sur ceux qu'ils regardaient non sans raison comme alliés des infidèles ; et ces autres Allemands qui servaient en Italie n'empêchèrent pas Catinat de finir l'année par un grand succès en plein hiver.

Aussitôt après l'arrivée du due de Bavière à Turin, les alliés avaient pris la résolution de marcher avec toutes leurs forces contre les Français. Catinat, averti par le roi[28], se mit en mesure de les recevoir et de rompre leurs desseins par une défensive vigilante. Il sauva Saluces, il sauva Suze ; il ne put pourtant les empêcher de reprendre Carmagnole (8 novembre). Mais les neiges commençaient à les arrêter, et assuraient la frontière de France. Catinat, derrière cette barrière naturelle, quoiqu'elle fût bien capable, de l'incommoder lui-même, rentra en Savoie et se présenta devant le château de Montmélian. Louis XIV attachait un très-grand prix à l'occupation de cette forteresse. On le sent aux recommandations réitérées qu'il adresse à Catinat. Comme il connaît l'importance de cette place, il prescrit de faire tout ce qui sera possible pour venir à bout de l'entreprise. L'ennemi menace de venir troubler le siège ; s'il vient, il ne faut pas abandonner les attaques, mais laisser une partie des troupes devant la ville, et avec l'autre combattre l'armée de secours. Si le siège était levé, si l'ennemi entrait en Savoie, ce serait un trop grand dommage pour ses affaires : Je veux donc, dit-il[29], que vous les combattiez pour prendre Montmélian, et qu'en un mot vous souteniez cette affaire avec toute la hauteur qui convient à l'honneur de mes armes et au bien de mon service. Le roi eut la grande joie qu'il s'était promise. Les alliés, au lieu d'affronter les rigueurs des Alpes, s'étaient retirés dans des quartiers d'hiver commodes d'où ils commençaient à exploiter l'Italie. Catinat, toujours infatigable, ne laissa ni repos ni ressources aux assiégés ; le 21 décembre il entrait en vainqueur dans le château de Montmélian, et complétait ainsi la conquête de la Savoie.

La campagne de 1691 avait été bonne pour lui. Il avait pris continuellement la leçon de ses ennemis et réglé ses mouvements sur les leurs ; — en quoi, dit un tacticien assez malveillant pour autrui[30], je ne trouve pas qu'il ait dû être désapprouvé. Un autre historien[31], résumant ses opérations, explique comment, au début, supérieur en forces, il fit des conquêtes qui lui permettaient de vivre sur le pays ennemi, et comment plus tard, aux prises avec une (les plus fortes armées qu'on eût vues depuis longtemps en Italie, il lutta à la fois contre elle et contre les montagnards qui le resserraient de tous côtés, fit échouer presque toutes les entreprises de ses adversaires, et acheva de dépouiller Victor-Amédée de ses possessions en deçà des Alpes. Victor-Amédée avait été au congrès de La Haye un des plus ardents contre Louis XIV, et le plus habile à tourner à son avantage les volontés et les ressources de la coalition ; sa nouvelle déconvenue était un échec grave, pour lui d'abord et pour les coalisés.

 

 

 



[1] La Fayette, Mémoires de la cour de France.

[2] Voir Dangeau, 23 août, 29 nov. 1691 ; 28 janvier, 2 avril 1892 ; 8, 15, 17, 18, 19 février 1693. Nous choisissons exprès ces passages, parce que la distance de temps qui les sépare fait mieux ressortir la constance de l'habitude.

[3] Maine à Maintenon, 27 juillet 1691.

[4] Maintenon, Lettres, septembre 1691.

[5] La Bruyère, Discours de réception à l'Académie française, 15 juin 1693.

[6] Œuvres de Louis XIV, tome IV : Lettre à Luxembourg, 1er octobre 1691.

[7] Lettres à Luxembourg et au maréchal de Lorge.

[8] Au maréchal de Lorge, 13 septembre 1691.

[9] Lettres au dauphin dans la campagne de 1694 ; à Luxembourg, 12 août 1691.

[10] Dangeau, revue de l'année 1693.

[11] Dangeau, Journal, 16 juillet 1691.

[12] Louvois avait un fils aîné, Courtenvaux, auquel il avait d'abord destiné et fait promettre sa succession. Mais Courtenvaux n'ayant donné que des preuves d'incapacité, Louvois lui-même lui avait fait substituer Barbezieux.

[13] Œuvres de Louis XIV, tome VI.

[14] Journal, 4 mai 1693.

[15] Sévigné à Coulanges, 14 avril 1691.

[16] Lettres de Maintenon, 4 novembre 1688.

[17] Œuvres de Louis XIV, tome IV et tome VI.

[18] Lettres de Maintenon : Nul repos ici. Le roi vient dans ma chambre trois fois par jour. Tout ce que je pourrais avoir à faire est coupé. Je conviens que je suis insensible aux honneurs qui m'environnent et que je n'y vois qu'assujettissement et contrainte. Sur ce point l'amour-propre est bien mort. 9 sept. 1698.

[19] Maintenon à l'abbé Gobelin.

[20] Mémoires de Feuquières, ch. V.

[21] Mémoire de Catinat au roi, du 4 août, rappelé par Louis XIV, dans une lettre du 15 août.

[22] Œuvres de Louis XIV, tome IV : lettres à Luxembourg, 28 juillet et 14 août 1691.

[23] Louis XIV à Catinat, 15 août 1691.

[24] Louis XIV à Luxembourg, 14 août.

[25] Macaulay, Guillaume III, tome II, page 319.

[26] Cette contradiction est agréablement dénoncée dans un livre du temps : Avis aux réfugiés, qui est généralement attribué à Bayle : Ne traitez-vous pas les Irlandais de rebelles ? et ainsi le même jour que vous assurez que les peuples de la Grande-Bretagne ont pu se faire un nouveau roi, puisque c'est le peuple qui est le 1éritable distributeur des sceptres et des couronnes, ne soutenez-vous pas que les peuples d'une île voisine n'ont pas pu persévérer dans l'obéissance de leur ancien roi ? De sorte que vous soufflez le chaud et le froid en même temps, niant et affirmant la même chose selon que vous y trouvez ou n'y trouvez pas le compte de votre parti. C'est un peu trop se jouer du monde, et se servir de ses opinions comme de ses habits ; avoir des dogmes de rechange selon les temps et les lieux comme on a des habits de ville et des habits de campagne, dus manteaux et des chapeaux de pluie et d'autres pour le beau temps.

[27] Louis XIV au maréchal de Lorge, 9 et 13 sept. 1691.

[28] Louis XIV à Catinat, 12 sept. 1691.

[29] Louis XIV, à Catinat, 17 novembre et 28 décembre.

[30] Mémoires de Feuquières.

[31] Bruzen de La Martinière.