HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

TROISIÈME PARTIE. — LA DÉCADENCE : GUERRES DE LA SECONDE COALITION ET DE LA SUCCESSION D'ESPAGNE

 

CHAPITRE XXXII. — Guerre de la seconde coalition, première partie, jusqu'à la mort de Louvois.

 

 

II. — Nouvelle activité des belligérants. - Congrès de La Haye sous la présidence de Guillaume. - Vigilance et action de Catinat contre le duc de Savoie. - Prise de Nice. - La coalition surprise et déconcertée par la prise de Mons. - Mort subite de Louvois.

 

Quoique l'issue de la campagne eût été' véritablement heureuse, c'était raison de ne pas se reposer sur ces avantages, et d'en préparer d'autres plus décisifs, avant même que l'ennemi en eût pu concevoir le soupçon. Les coalisés ne se lassaient pas de chercher leur revanche ; ils s'agitaient, chacun selon son caractère, ses besoins ou ses vues particulières, pour se donner du cœur réciproquement ou s'assurer des ressources personnelles. C'était, par exemple, l'empereur qui demandait aux états généraux de Hollande un subside de sept millions de florins, à moins de quoi il serait obligé de s'accommoder avec quelqu'un de ses ennemis[1]. C'était le prince d'Orange qui expédiait un négociateur à Constantinople pour faire la paix du Turc[2]. C'était le duc de Savoie qui affectait de chercher la paix avec le roi de France, et promettait de se détacher de la ligue à la condition préalable d'un armistice secret de trois mois[3]. Il n'était pas bien difficile de comprendre que l'Autriche entendait, par la crainte de sa défection, piquer de générosité le zèle de la Hollande, que le prince d'Orange, en rapprochant l'empereur des infidèles, espérait lui rendre sa liberté d'action contre la France, et que le rusé Savoyard[4] trouvait plus commode de n'avoir pas à défendre pendant l'hiver celles de ses provinces que les neiges ne lui permettaient pas de secourir. Mais le grand avertissement, le plus clair, et qui ressemblait le mieux à une bravade, c'était le congrès européen, qui, dès janvier 1691, se forma à La Haye sous la présidence de Guillaume.

Depuis deux ans, le conquérant de la couronne d'Angleterre n'avait pas revu son pays. Cette absence n'avait pas laissé que d'affaiblir un peu sa popularité. C'étaient des Hollandais qui l'avaient les premiers appelé stathouder d'Angleterre et roi de Hollande ; et plus d'une fois les grandes villes, Amsterdam en particulier, avaient protesté contre une autorité qu'il fallait aller consulter si loin. Ces oppositions disparurent sous l'enthousiasme qui l'accueillit à son retour. Du port où il débarqua jusqu'à La Haye, les populations se rassemblèrent pour le voir passer. A La Haye, il traversa des masses de curieux accourus des villes, les uns en chariot, les autres en patinant sur les glaces. Sa voiture n'avançait que lentement entre les maisons tendues de tapisseries ou ornées d'arbustes toujours verts, entre les drapeaux, les couronnes civiques, et les tableaux qui représentaient les exploits de ses ancêtres, et les siens propres, son débarquement à Torbay, le passage de la Boyne et jusqu'à un danger qu'il venait de courir dans sa dernière traversée. On criait cette fois sans dérision : Vive le roi notre stathouder, comme pour faire gloire à la Hollande de l'importance qu'avait acquise son premier magistrat ; et, dans la salle des états généraux, on applaudit jusqu'aux larmes le chef d'une coalition dont la triple alliance de 1668 avait été l'exemple et le premier essai[5].

L'empressement des princes à venir reconnaître leur maître, et recevoir ses ordres, ne pouvait pas être moins remarqué. D'abord arriva l'électeur de Brandebourg, Frédéric III, fils du grand électeur, qui devait, dix ans plus tard, s'arroger la royauté. En ce moment il conciliait sa fierté avec son intérêt par un demi-incognito. Il ne se présentait que comme comte de Revensberg[6], ne voulant. ni blesser Guillaume, dont il avait besoin, par des prétentions à un rang trop élevé, ni rabaisser l'antique maison de Brandebourg en acceptant sous son nom l'infériorité vis-à-vis d'un roi parvenu. Bientôt il fut rejoint par l'électeur. de Bavière, le régent de Wurtemberg, les landgraves de Hesse-Cassel et Darmstadt, les princes de Brunswick, de. Saxe, Holstein et Nassau, tous infatués de leur qualité de souverains. Les grands potentats qui ne vinrent pas de leurs personnes se firent représenter par leurs ambassadeurs extraordinaires ; le marquis de Castanega, gouverneur des Pays-Bas, figurait l'Espagne depuis longtemps résignée à la protection de ses anciens sujets hollandais et des héritiers du Taciturne. Alors commencèrent les fêtes qui durèrent plusieurs semaines. Pour éblouir l'Europe, et pour narguer l'ennemi, tout ce monde sentait le besoin de déployer un faste inconnu, de prodiguer l'or au jeu et dans d'immenses festins, de célébrer leurs espérances par d'inépuisables rasades à la façon' allemande, par des toasts multipliés au son des trompettes et des tambours. Mais ni ce bruit ni cette magnificence n'empêchaient de voir dans quelle dépendance étaient tombés ces joyeux convives vis-à-vis de leur amphitryon. Ils faisaient antichambre à sa porte, ils gardaient à sa table l'attitude de sujets, ils recevaient respectueusement ses décisions. La malignité publique eut beau jeu, en France, à rire de ces orgueils volontairement abaissés. De toutes les charges dont ils furent l'objet, la meilleure est sans doute celle que La Bruyère a tracée dans son chapitre des Jugements : Qu'entends-je de certains personnages qui ont des couronnes, je ne dis pas de comtes ou de marquis dont la terre fourmille, mais de princes et souverains ? Ils viennent trouver cet homme dès qu'il a sifflé ; ils se découvrent dès son antichambre, et ils ne parlent que quand cales interroge : sont-ce là ces mêmes princes, si pointilleux, si formalistes sur leurs rangs et leurs préséances, et qui consomment, pour les régler, des mois entiers dans une diète ?..... César lui-même ne doit-il pas venir en grossir le nombre ; il en attend du moins d'importants services..... et si l'archonte réussit, et que rien ne lui résiste, le voilà tout porté avec ses alliés jaloux de la religion et de la puissance de César, pour fondre sur lui, pour lui enlever l'aigle, et le réduire, lui ou son héritier, à la fasce d'argent et aux pays héréditaires.

Cependant aux plaisirs se mêlaient les choses sérieuses. Le congrès avait été ouvert par un discours de Guillaume, sur la nécessité de maintenir étroitement l'union. Ses séances étaient tantôt secrètes, tantôt publiques, quand on en communiquait le compte rendu à l'Europe, comme on fit le discours de Guillaume. Entre ces révélations, il y en eut une dont on attendait une grande sensation. On publia que 220.000 hommes entreraient en campagne contre la France avant le commencement de l'été. Ce chiffre, qui dépassait tous les efforts antérieurs, était-il réel ou enflé à dessein d'intimider l'ennemi ? Il manqua absolument son effet. Les alliés menaçaient d'être prêts avant l'été : Louvois leur fit sentir, à leur grande surprise, qu'il était prêt avant le printemps.

Louis XIV avait tout d'abord rejeté les propositions du duc de Savoie ; puis, en plein hiver, les Français avaient recommencé la campagne dans le Piémont. Feuquières, qui s'en vante avec un soin tout particulier d'admiration personnelle, avait profité de la glace même pour occuper Savigliano[7]. Venu de Pignerol, c'est-à-dire d'une distance de vingt-huit lieues en trente heures, il passa et repassa trois rivières, dont le Pô, et surprit la place par le fossé gelé du bastion (janvier). Il est vrai que quelques semaines après, il fit manquer par sa précipitation une entreprise sur Veillane, qu'il avait lui-même conseillée[8]. Mais ce contre-temps, bien propre d'ailleurs à endormir les alliés par trop de confiance, fut favorable aux préparatifs secrets de Louvois. Le 2 février, il chargeait Catinat de conquérir le comté de Nice. Une armée de quinze mille hommes était toute prête en Provence ; une escadre devait la seconder et l'entretenir d'artillerie, de munitions et de vivres. Fidèle à sa consigne, Catinat cacha si bien ses mouvements, que Victor-Amédée n'en put rien soupçonner. Il passa le Var le 12 mars, laissa quelques troupes devant Nice, et rejoignit l'escadre à Villefranche (sur la mer). Une fois l'entente établie entre les troupes de terre et la marine, les opérations se succédèrent avec une rapidité irrésistible. Le 20 mars, Villefranche capitula, deux jours après le fort de Montalban et le fort San Ospitio. Le 24, Nice fut attaquée, la ville proprement dite ne tint que deux jours ; les habitants, rassurés sur la conservation de leurs privilèges, capitulèrent malgré le gouverneur. Il ne restait à prendre que le château, beaucoup plus fort, et capable de résister pendant une semaine.

Mais déjà la coalition avait un bien plus terrible étonnement. Mons, la capitale du Hainaut, Mons dans le voisinage du congrès, était investi depuis le 15 mars, et une armée immense était arrivée sous les murs de cette ville, sans que la cour de Guillaume en eût rien su ni pressenti. C'est là un des chefs-d'œuvre de Louvois, un de ses plus beaux titres de gloire, même après l'investissement de Gand en 1678. Persuadé qu'un coup de tonnerre ou, comme il avait dit une autre fois, un coup de verge était nécessaire pour confondre les projets des alliés, il avait médité le siège de Mons dès la campagne précédente. Des approvisionnements considérables avaient été entassés dans les magasins de Flandre et d'Artois, la dispersion des troupes, à l'entrée de l'hiver, calculée de manière à rapprocher dans le voisinage des Pays-Bas les divers corps d'une grande armée. A la fin de février 1691, toutes les compagnies d'infanterie étaient au complet ; à la même époque, les instructions confiées aux généraux qui devaient agir. Le 13 mars, quand Louvois quitta Versailles, personne n'aurait pu croire qu'il partait pour' un voyage lointain. Le 14 seulement, le roi annonça à sa cour qu'il allait prendre Nice et Mons ; le 15, Mons était investi ; dès le 17, Louvois rendait compte des premières opérations ; le 21, Louis XIV arrivait sous la ville assiégée pour prendre sa part des périls[9].

En France, une pareille nouvelle exalta l'attention publique. Sans nier les difficultés possibles, on était surtout frappé de la grandeur de l'entreprise. Mme de Maintenon ayant exprimé son regret de l'absence du roi, son confident le plus respecté, son confesseur, lui écrivait[10] : Qu'est-ce que cette absence que vous pleurez, sinon la plus haute entreprise et la plus glorieuse expédition que jamais monarque ait formée, qui épouvante toute l'Europe, et ne fait pas pâlir seulement le prince d'Orange, le marquis de Brandebourg, le duc de Bavière, mais jusqu'au roi d'Espagne et à l'empereur. Le soleil a-t-il jamais vu quelque chose de plus fier et de plus hardi que ce siège de Mons, tandis que tant de puissants ennemis, assemblés à La Haye, conspirent par une vaine jalousie contre une domination vraiment chrétienne, qui ne tend qu'à leur paix et à leur repos.

Voilà bien en effet ce qui pouvait plaire le plus en France : une riposte du plus haut ton aux bravades ennemies. C'était aussi ce qui ahurissait les coalisés. Il rie s'agissait plus de parler, il fallait agir, mais le pouvait-on ? Guillaume rompit les conférences et voulut se mettre en mouvement. En réunissant tout ce qu'il avait de troupes disponibles,' il trouvait à peine cinquante mille hommes. Ce n'était pas assez pour troubler le siège. Luxembourg gardait les lignes françaises au nord, d'Humières à l'ouest tenait en réserve les troupes d'infanterie et de cavalerie qui n'étaient pas nécessaires pour les attaques. Sous cet abri, Vauban dirigeait les batteries avec une telle précision, que les feux de l'assiégé semblaient parfois éteints. Louis XIV, quoique un peu souffrant de la goutte, était à la tranchée comme un simple soldat, couvert de terre par les boulets qui tuaient ses voisins, s'exposant comme un jeune fou qui aurait sa réputation ci établir[11]. A son exemple, les troupes de sa maison ne connaissaient aucune crainte ; les soldats, charmés des bons traitements qu'ils devaient à la prévoyance de Louvois, ne marchandaient pas l'ardeur et l'audace. On parla quelquefois de l'arrivée du prince d'Orange ; peut-être même Louis XIV s'est-il trop, pour sa gloire, préoccupé de cette éventualité. Le prince d'Orange ne parut pas ; de l'aveu de Vauban il ne pouvait pas venir. Il ne parvint même pas à faire arriver aux assiégés un mot d'encouragement, une promesse de secours, tant les lignes d'investissement étaient impénétrables. Après avoir subi les bombes, les ricochets, les boulets rouges, assez longtemps pour sauver l'honneur militaire, Mons capitula le 8 avril. En ce moment, un courrier de Catinat apprenait au roi que le château de Nice s'était rendu le 3. La valeur personnelle de Catinat et l'explosion de deux magasins de poudre avaient déterminé cette capitulation. Nice et Mons se confondaient ainsi en un même triomphe ; une médaille commune les réunit dans la même gloire.

Il était bien naturel qu'on triomphât en France ; plus la coalition avait été arrogante, plus ses vainqueurs avaient le droit de lui dire son fait. Un roi de France, écrivait Sévigné, victorieux partout, aimé du ciel, confond et dissipe d'une manière charmante tous ces grands politiques assemblés à La Haye autour de ce faux roi d'Angleterre. C'était pour saper, pour détruire cette grande puissance qu'ils étaient tous ensemble, et par l'événement ç'a été pour voir prendre de plus près la belle et importante ville de Mons. L'histoire métallique, dans la médaille consacrée à cette conquête ne disait cette fois que la vérité sans exagération par cette légende : Tota Europa spectante et adversante[12]. La coalition elle-même rendit hommage à son vainqueur par son désarroi. Le congrès ne reprit pas ses séances, et Guillaume retourna en Angleterre. Aujourd'hui encore ses partisans, dans leurs histoires, se dérobent, par la rapidité du récit ou par un déplacement de la question, à la nécessité de constater sa défaite. Ils ne trouvent d'autre moyen pour atténuer son humiliation que de proclamer la supériorité française dans tous les ordres de mérite. Louvois, disent-ils, était le premier des administrateurs de l'époque, Luxembourg, le meilleur général d'alors, Vauban, le premier ingénieur de son temps, les troupes de la Maison du roi, les meilleurs soldats du monde[13]. Comment s'étonner de l'impuissance de Guillaume ? Mais il a donc été impuissant et vaincu.

Dans une pareille perturbation, la campagne d'été ne pouvait plus avoir l'importance que lui avaient si complaisamment prêtée les coalisés. Où étaient maintenant leurs deux cent vingt mille hommes ? Il leur fallut se tenir sur une défensive qui encore ne les préserva pas de graves affronts, et laisser sans représailles presque partout les châtiments infligés par la France. Louvois, quoiqu'il eût pour principe depuis deux ans de ne rien hasarder, de ne pas engager de lui-même les grandes batailles, poussa assez vivement les opérations pour faire entrevoir aux ennemis de nouveaux désastres, et peut-être la fin de la guerre à leur désavantage, s'il en avait le temps.

Dès le mois de mai, il reprit dans les Pays-Bas la guerre de ravages. C'était pour lui un système, froidement raisonné, de fatiguer les peuples par des dévastations : Ce genre de mal, écrivait-il, est celui qu'ils appréhendent davantage. Il comptait sur le désespoir des sujets pour contraindre les souverains à la paix. Le 29 mai, l'armée de Luxembourg s'avança pour détruire Hal, à quelques lieues de Bruxelles. Guillaume, revenu à la hâte, amenait avec lui beaucoup d'Anglais. Pour la première fois, depuis Henri VIII, dit un historien anglais[14], une armée anglaise, commandée par le roi d'Angleterre, reparaissait sur le continent. Une sorte de fureur avait pris aux beaux gentilshommes à perruque blonde, d'échanger la vie de café pour la gloire des batailles ; l'Angleterre voulait combattre elle-même sur terre, comme sur mer, pour la cause dont elle était l'âme. Le premier essai ne fut pas brillant. Guillaume avait rassemblé un camp sous Bruxelles : il ne se hasarda pas à remuer pendant que la ville de Hal, déchirée par la mine et la sape, croulait de toutes parts. Hal ruinée sous ses yeux entamait déjà la haute idée que les alliés s'étaient faite de sa conduite. A quelques jours de distance, Liège eut son tour (2 juin). On a vu comment cette ville avait trahi la France au profit de la Hollande (Voir plus haut, ch. XXXI, § I) ; le châtiment, qu'à cette époque on lui avait souhaité à la Cour, fut enfin exécuté par Boufflers. Un bombardement de quarante-huit heures ruina les deux principales rues marchandes, consuma entièrement les grands magasins de marchandises établis dans les environs ; l'église cathédrale, l'hôtel de ville, l'église Sainte-Catherine furent enveloppés dans l'incendie. Quand Boufflers se fut retiré, les troupes alliées qui venaient au secours de Liège, au lieu d'éteindre le feu, en profitèrent, au contraire, pour piller ce qui restait de bon. Guillaume et ses beaux Anglais n'avaient rien fait pour s'opposer à cette destruction. Jusqu'à la fin de la campagne, ils observèrent la même prudence.

De tous les ennemis, ceux qu'il pressait le plus de ruiner, c'étaient les Espagnols et le duc de Savoie. Les Espagnols confinaient de plusieurs côtés au territoire français ; les principaux progrès de la France se faisaient à leur détriment. S'ils étaient réduits à céder, ils rompaient forcément la coalition. On les attaqua en Espagne même. Le duc de Noailles rentra en Catalogne pendant que les galères françaises, commandées par d'Estrées, venaient menacer Barcelone. Il prit Urgel (10 juin) et la rasa. Par la crainte du feu il tira une grosse somme des habitants, quoique le roi, tout en trouvant la menace bonne pour les faire contribuer, n'approuvât pas qu'on brûlât la ville en cas de non-payement[15]. Cette perte et le bombardement de Barcelone exaspéraient le roi d'Espagne ; il en chassa son premier ministre ; il était plus sensible, écrivait Louvois, à la perte d'Urgel qu'à celle de Mons. Ce dépit se comprend, s'il est vrai que le pauvre roi moribond, ignorant à l'excès de ses propres affaires, crût que Mons appartenait à l'empereur, et qu'il eût plaint son frère d'Autriche d'avoir perdu cette place.

Le duc de Savoie avait été assez habile pour se faire attribuer la meilleure part des ressources de la coalition : beaucoup d'argent, douze mille hommes des bonnes troupes allemandes et le duc de Bavière pour les commander. Par suite du départ de ce prince, l'armée allemande du Rhin se trouvait sans chef et réduite pour longtemps à l'inaction : la guerre contre les Allemands se transportait en Italie. Il y avait donc de fortes raisons pour presser vivement le duc de Savoie. Louvois avait depuis longtemps le projet d'une double attaque. Pendant que Catinat irait de Pignerol ou de Suze attaquer en face Victor-Amédée, une autre armée débouchant de Savoie dans la vallée d'Aoste prendrait les Piémontais par derrière et les écraserait d'un coup entre deux feux. Il fallait, il est vrai, être sûr des passages des Alpes, et ni le Grand ni le Petit-Saint-Bernard ne présentaient les conditions nécessaires[16]. Tel fut du moins l'avis de Catinat. A son grand regret, Louvois consentit à laisser ce général, qu'il estimait si fort, agir selon ses plans et son expérience. Aussi bien les succès ne tardèrent pas à justifier Catinat. La nouvelle campagne du Piémont commença en mai. Le premier avantage fut la prise de Veillane, de cette place que Feuquières avait manquée pendant l'hiver. Une action vigoureuse et brillante effaça ce souvenir, .et ôta aux Piémontais la confiance qu'ils en avaient gardée (30 mars). Victor-Amédée fut ensuite frappé personnellement par le sac de son château de Rivoli, sa résidence favorite. Mais Catinat avait en vue des résultats plus importants ; pour tenir sûrement le Piémont ouvert aux Français et la France fermée aux Barbets et autres bandes des montagnes, il voulait prendre Carmagnole et Coni. Le 5 juin il attaquait Carmagnole, le 9 il l'occupait. Le 14, il faisait investir Coni dont la possession garantirait la liberté des communications entre le comté de Nice et le Piémont méridional. La position du duc de Savoie devenait de plus en plus critique.

Un malheur inattendu dérangea ces espérances. Deux hommes se partageaient les soins du siège de Coni, Bulonde et Feuquières. Le premier n'avait pas assez de fermeté pour contenir les emportements de son second ; Feuquières, impatient de se faire valoir, était toujours prêt aux contradictions et aux témérités. Ce fut Feuquières qui ordonna en plein jour, contre toute prudence, une attaque du chemin couvert qui offrit à l'assiégé une occasion de succès facile mais important[17]. A peine Catinat avait-il revu cette mauvaise nouvelle, qu'il fut averti d'une marche du prince Eugène qui semblait dirigée vers Coni. Il s'empressa d'envoyer des renforts aux assiégeants, et lui-même se mit en marche pour les soutenir. Il avait écrit à Bulonde, dans la prévision de l'arrivée du prince Eugène, que pour le moment il convenait moins de s'occuper de la tranchée que de s'assurer un poste avantageux pour recevoir l'ennemi. Bulonde s'imagina que c'était l'ordre de lever le siège, et sans prendre conseil, sans que Feuquières lui offrît aucun avis utile, sans attendre Catinat qui ne devait pas longtemps tarder à paraître, il décampa en abandonna nt même ses blessés (28 juin). L'arrivée du prince Eugène à la suite de cette retraite en désordre ne permettait pas de recommencer le siège.

Le contre-temps était grave. Louvois en témoigna une grande indignation. Il ordonna une enquête qui fut faite par Catinat et qui donna tort à la fois à Bulonde et à Feuquières. Il fit enfermer Bulonde à la citadelle de Pignerol. Il rédigea lui-même, pour la Gazette, une relation véridique qui dénonçait les vrais coupables. Mais la vérité connue ne suffisait pas à le consoler de ce malheureux siège de Coni. Le roi pourtant ne paraissait pas s'en prendre à lui. A en croire même un des ennemis de Louvois, Louis XIV lui aurait dit : Vous êtes abattu pour peu de chose, on voit bien que vous êtes trop accoutumé à de bons succès. Pour moi qui me souviens d'avoir vu les troupes espagnoles dans Paris, je ne m'abats pas pour si peu[18]. Vaine consolation ! L'abattement ne ralentit pas son ardeur au travail ; le besoin d'une prompte revanche lui commandait au contraire plus d'activité ; mais ce redoublement d'ardeur précipita sa fin. Le 16 juillet, dit son historien, après avoir donné des audiences, écrit ou dicté vingt-trois lettres ou dépêches, il était allé travailler chez le roi. Cet effort suprême fut le dernier. Sur les quatre heures il changea de visage et parut si souffrant, que le roi lui permit de se retirer. Il traversa la galerie, rentra chez lui, et quelques moments après il était mort.

Louvois mort sans maladie, sans signe précurseur ! Une pareille surprise avait certainement une cause mystérieuse. On y chercha d'abord un empoisonnement : c'était la routine depuis la mort de Henriette d'Angleterre ; mais cette imputation odieuse contre un pauvre serviteur, qui ne comprenait pas même ce qu'on lui voulait, fut bien vite abandonnée. Alors on parla d'une scène de voies de fait qui aurait eu lieu récemment entre Louis XIV et son ministre. Louis XIV avait levé la canne ou la pincette sur Louvois ; il était prêt à le disgracier, même à l'envoyer à la Bastille ; Louvois avait succombé aux émotions d'une si redoutable menace : amas de cancans, accueillis sans critique par Saint-Simon, mais composés avec art, qui ont eu, jusque dans la postérité, la prétention d'être des faits réels. Il y avait de vrai tout au plus un mécontentement manifesté par le roi au siège de Mons à propos du déplacement d'une sentinelle, et le chagrin que Louvois en avait ressenti ; mais cela remontait à plus de trois mois, et l'émotion avait bien fait attendre son effet. Si l'on veut avoir une explication raisonnable de la mort de Louvois, il faut la chercher dans les trente années de son ministère. Il est mort de la mort des ministres, des hommes politiques, des hommes de lutte. Il est mort de cette vie contre nature qui se compose de fatigues accablantes pour le corps, d'agitations meurtrières pour le cœur et pour l'esprit : mélange de dévouement à la chose publique et d'ambition personnelle, qui supprime souvent le sommeil, le repos toujours, qui joint la crainte de l'opinion à la crainte des rivalités particulières et des caprices du maître, qui épuise l'intelligence par le besoin de pourvoir incessamment à toute nécessité nouvelle, qui ne laisse pas même la joie du succès par l'obligation d'en préparer d'autres ou de réparer les revers, qui impose à l'homme la responsabilité, non-seulement de ses actes, mais encore des événements comme le siège de Coni. Ainsi se forment ces maladies internes, bien connues de nos jours, mais inexplicables encore à la médecine du xvu° siècle, qui se développent à l'état latent sous des apparences trompeuses, et se déclarent soudain par une explosion irréparable. Louvois est mort tout simplement d'une maladie du cœur ; il faut se contenter de ce mystère.

Quelle qu'en fût la cause, cette mort était un événement considérable. Elle suscita bien des réflexions diverses, selon le caractère ou les préoccupations favorites de chacun. Mme de Maintenon, dans une pensée toute chrétienne, était frappée avant tout du  cette citation instantanée au jugement de Dieu. A propos d'une dame de la cour, amie de Louvois, elle écrivait[19] : Qu'a-t-elle pensé de l'horrible mort de cet homme qui lui paraissait quelque chose, et qui remplissait toutes ses idées. Il ne fit que passer, il n'était déjà plus. Il traversa la galerie en santé et il allait mourir. Mme de Sévigné, éperdue, comme elle dit, de la mort très-subite de M. de Louvois, mêlait au sentiment de l'instabilité des grandeurs humaines des prévisions politiques qui étaient celles de bien des gens. On connaît cette lettre si souvent citée, mais qu'il faut citer toujours, parce qu'elle fait en quelque sorte partie de l'histoire de Louvois : Le voilà donc mort, ce grand ministre, cet homme si considérable, qui tenait une si grande place, dont le moi, comme dit M. Nicole, était si étendu, qui était le centre de tant de choses ; que d'affaires, que de desseins, que de projets, que de secrets, que d'intérêts à démêler, que de guerres commencées, que d'intrigues, que de beaux coups d'échec à faire et à conduire ! Ah ! mon Dieu, donnez-moi un peu de temps : je voudrais bien donner un échec au duc de Savoie, un mat au prince d'Orange ; non, non, vous n'aurez pas un seul, un seul moment. Faut-il raisonner sur cette étrange aventure ?[20]

On raisonnait en effet, on se demandait quelles seraient les conséquences de cette aventure, quelles espérances l'ennemi pouvait en -concevoir, quelles ressources remplaceraient tant d'activité et de capacité perdue. Par l'action ordinaire de la mort qui dégage les qualités de l'homme de ses défauts, et leur reconnaît enfin leur véritable valeur, on se prenait à regretter celui que personne n'aimait, comme dans la suite, quand les événements tournèrent à la décadence, on en donnait pour raison l'absence de M. de Louvois. Louis XIV comprit bien l'étendue de la perte qu'il venait de faire. Décidément, les grands ministres lui manquaient ; après Colbert Seignelay, après Seignelay Louvois. Il ne s'en laissa pas abattre. Il entreprit de remplacer son serviteur, d'être son seul ministre, de montrer qu'il se restait à lui-même, et que ses affaires n'en iraient pas plus mal. Cette recrudescence d'activité, d'administration personnelle, quoiqu'elle n'ait pas toujours été heureuse dans le choix de ses moyens ou par le succès final, est cependant une époque honorable de sa vie qu'il convient de mettre en relief.

 

 

 



[1] Dangeau, Journal, 9 décembre 1690.

[2] Dangeau, janvier 1691. Hammer, Histoire des Turcs.

[3] Voir la correspondance de Louvois, dans Rousset, tome IV, pages 447 et suivantes.

[4] Le président Hénaut cite à propos des ducs de Savoie un jugement piquant du Vénitien Fra Paolo, mort en 1623. On pourrait s'aider de la Savoie s'il y avait quelque sûreté à traiter avec le Savoyard ; mais c'est un Protée qui change continuellement de forme, et dont les seuls caprices pourraient épuiser en peu de temps le trésor de Saint-Marc ; et l'on disait en 1620 de Charles-Emmanuel que son cœur était couvert de montagnes comme son pays. Victor-Amédée ne semble pas avoir dégénéré de ses ancêtres.

[5] Macaulay, le panégyriste moderne de Guillaume, se plaît à décrire ces fêtes et celte allégresse nationale. Nous renvoyons à son récit, tome II, pages 223 et suivantes.

[6] Dangeau, Journal, janvier 1690.

[7] Mémoires de Feuquières, ch. LXV.

[8] Nous ne citons ce fait secondaire que pour avoir occasion de faire un peu connaître Feuquières. Il voulait se donner le mérite de prendre Veillane ; Catinat ne lui permit d'agir que de concert avec lui-même. Feuquières vexé, et voulant toujours la gloire pour lui seul, partit trop tôt, et arriva avant que Catinat eût eu le temps de se trouver au rendez-vous. Il n'avait pas les forces nécessaires pour réussir par lui-même ; il fut battu, obligé de reculer et fort heureux de rencontrer en chemin Catinat, qui couvrit sa retraite. Condamné par la voix publique, il n'essaya pas de s'en prendre à son général ; il se rejeta sur des contre-temps dont il était injuste de rendre un officier responsable, et il protesta de sa reconnaissance pour les bontés et les égards de Catinat ; mais, dans ses Mémoires, il donne un autre tour à l'affaire. Ce n'est pas lui qui est coupable d'être parti trop tôt ; c'est Catinat qui a eu le tort de perdre son temps. M. de Catinat, dit-il, s'étant amusé en chemin à faire relever une pièce de canon, n'arriva pas à temps pour attaquer de son côté. La garnison eut le temps de prendre les armes, et le duc de Savoie d'arriver, voilà ce qui fit perdre une ville déjà prise. Le mensonge si flagrant est d'autant plus misérable, que Catinat n'était plus là pour le réfuter.

[9] Voir dans Rousset les préparatifs du siège de Mons. C'est un dernier hommage à cet auteur qui va bientôt nous manquer.

[10] L'abbé Gobelin à Mme de Maintenon, 18 mars 1691.

[11] Lettre du duc du Maine à Mme de Maintenon, 26 mars 1891. Lettre du dauphin à la même. Voir aussi la correspondance de Racine et de Boileau. Racine, en qualité d'historiographe, était présent.

[12] Sous les yeux et malgré l'opposition de toute l'Europe.

[13] Macaulay, Guillaume III, tome II, ch. III.

[14] Macaulay, Guillaume III, tome III, ch. III.

[15] Mémoires de Noailles.

[16] Rousset. L'historien, en révélant cette combinaison du génie de Louvois, et la discussion militaire dont elle fut l'objet, donne à ces détails un grand relief, et fait suffisamment entendre que c'était Louvois qui avait raison.

[17] Feuquières, dans ses Mémoires, veut expliquer les choses à son avantage en supprimant les vrais détails. Il reproche à Bulonde de s'être laissé conduire par ho ingénieur hasardeux, Lapara. Cet ingénieur, dit-il, voulut, sur la droite de l'attaque, pousser un boyau qui se croisait à une toise de l'angle saillant de la contrescarpe, en dehors du front attaqué. Dès que l'ennemi eut reconnu cet ouvrage insoutenable, il sortit sur sa tête et le fit abandonner. C'était contre mon sentiment que cet ouvrage s'était fait. Aussi ne voulus-je pas qu'il fût soutenu pendant le jour. J'empêchai seulement que l'ennemi ne le détruisît ; mais je le fis abandonner parce que sa conservation et sa protection pendant le jour auraient coûté trop d'hommes. Ch. XCII.

[18] Mémoires de Lafare.

[19] Maintenon, Lettres.

[20] Sévigné, 26 juillet 1691.