HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

DEUXIÈME PARTIE. — L'ÉPOQUE DE PUISSANCE ET DE GLOIRE SOUS COLBERT ET LOUVOIS

 

CHAPITRE XX. — Continuation des réformes jusqu'à la guerre de Hollande de 1672.

Troisième partie. Administration militaire. Organisation de l'armée par Louvois. Établissement définitif de la marine par Colbert. Fortifications.

 

 

III. — Les fortifications : Vauban ; ses travaux sous la direction de Louvois et de Colbert. - Règlements relatifs aux fortifications.

 

Il y a au nom et aux œuvres de Colbert et de Louvois un appendice inséparable dans le nom et les travaux de Vauban, le grand organisateur de la science des sièges et de la défense des villes frontières et maritimes. Associé également aux entreprises de l'un et de l'autre ministre, l'histoire des institutions militaires de la France serait incomplète, s'il n'y occupait à côté d'eux la place qu'il a conquise par son génie, son activité infatigable et le nombre de ses monuments.

Orphelin dès l'enfance, sa meilleure ressource, quoiqu'il fût gentilhomme, avait été la bienveillance du prieur de Saint-Jean à Semur. Mais protégé plutôt que dirigé, et laissé maitre de lui-même au milieu des enfants de la campagne, ses habitudes un peu aventureuses et un instinct de famille le poussèrent de bonne heure vers la profession des armes. Les hasards de la guerre civile le jetèrent, à dix-sept ans (1650), dans l'armée semi-espagnole du prince de Condé. A peine il s'y était distingué, au premier siège de Sainte-Menehould, qu'il fut pris par les troupes royales et amené à Mazarin. Cette captivité, loin de lui nuire, commença sa fortune. Le cardinal se garda bien de punir un rebelle dont il sentait le mérite, et pour se l'attacher il lui donna une lieutenance dans le régiment de Bourgogne. Placé sous la direction du chevalier de Clerville, qui était alors considéré comme le maitre de la fortification, Vauban profita si bien que, à vingt-deux ans (1655), il obtint le brevet si désiré d'ingénieur, et que, jusqu'à la paix des Pyrénées, il fut employé à tous les sièges qui livrèrent à la France tin grand nombre de villes des Pays-Bas[1].

Les armes à feu avaient forcément modifié l'art d'attaquer et de défendre les places. Au lieu d'assiéger à front découvert, et à l'aide d'engins menaçants comme les catapultes et les tours roulantes du moyen âge, il convenait désormais de se soustraire à la vue de l'ennemi, et de n'approcher des remparts que par des travaux souterrains et couverts. De son côté la résistance n'était plus dans les tours, ni dans les hauts murs. Les tours, trop étroites pour le nombre de canons nécessaires, avaient en outre le défaut de dérober la vue de leurs saillants aux assiégés eux-mêmes ; on y avait substitué les bastions qui donnaient plus d'espace, et dont la figure ne laissait devant chacun d'eux aucun point qui ne fût vu des deux bastions collatéraux. Les anciens murs par leur élévation offraient un but trop certain aux coups de l'assiégeant, et doublaient par leur solidité même l'effet destructeur du boulet ennemi ; il était devenu nécessaire de cacher et de protéger le corps de place sous des revêtements abaissés, une contrescarpe plus haute, et des enveloppes en terre — glacis — où le boulet viendrait se perdre. Tel est le système que Vauban a trouvé déjà en pratique, et qu'il a perfectionné par tant d'industries savantes qu'il en passe pour l'inventeur dans beaucoup d'esprits. Mais sa capacité et ses titres de gloire ne se bornent pas à ce genre de services. Dans Cous ses voyages, par une curiosité utile, par un grand désir du bien-être public, et peut-être par le souvenir des émotions de son enfance au milieu des classes populaires, il s'informait avec soin de la valeur des terres, de leur rapport, des moyens de culture, des facultés et du nombre des paysans, du prix de la journée de travail ; il étudiait les améliorations à introduire, les travaux qu'elles réclamaient, les grands chemins, les ponts, la navigation intérieure. Un panégyriste a dit en résumant la vie militaire de Vauban : Il a fait travailler à 300 places anciennes, en a fait 33 neuves, a conduit 53 sièges, et s'est trouvé à 140 actions de vigueur[2]. Ses livres témoignent d'une autre activité non moins féconde. Ses Oisivetés, c'est-à-dire douze volumes in-folio d'observations manuscrites, et ses traités publiés de son vivant, nous montrent en lui la science économique et politique unie à la science militaire. Il ne traite pas seulement de l'attaque et de la défense des places, du tir à ricochet, ou de l'importance de Paris et des moyens de le fortifier ; il examine les projets des canaux de Bourgogne, du Nivernais, du Charolais, etc., etc., le système des impôts existants et de ceux qu'on y peut substituer, les rapports de la puissance ecclésiastique avec la temporelle. Ces aptitudes multiples, rehaussées encore par tin noble caractère, et une probité qui défiait les enquêtes les plus sévères, lui ont fait de son vivant une popularité à laquelle Saint-Simon lui-même n'a pas contredit[3], et que le cours du temps a consacrée. Une apparence d'opposition au grand roi n'y a pas nui peut-être, et pour plus d'un admirateur le principal titre de l'ingénieur est dans la Dime royale ou dans le mémoire pour le rétablissement de l'édit de Nantes.

Le chevalier de Clerville, si vanté par Turenne, estimé du prince de Condé, avait reçu, en 1662, la charge de commissaire-général des fortifications. Vauban, son élève, se plaignait de n'être que son diacre. Sentant sans doute sa supériorité, il aspirait au moins à l'indépendance. On voit, par ses lettres[4], qu'il trouvait plaisir à lutter contre son ancien maitre, et à constater ses avantages personnels. Petite faiblesse d'homme jeune encore, que nous relevons par équité, sans prétendre faire un tort sensible à ses qualités morales. Il ne tarda pas d'être satisfait. Sur sa réputation déjà établie par tant de sièges heureux, Colbert et Louvois le recherchèrent pour l'exécution de leurs travaux. Ils avaient en effet l'un et l'autre des fortifications à élever ou à entretenir. D'après l'usage qui partageait entre les quatre secrétaires d'État l'administration des provinces, chacun avait la charge des places comprises dans sa circonscription. Louvois et Le Tellier n'avaient primitivement que l'Artois, le Roussillon et le Dauphiné jusqu'à ce que la guerre de 1667 leur eût donné la Flandre. Colbert était chargé des anciennes frontières de Picardie et de Champagne, de la Bourgogne, du Languedoc, des Trois-Évêchés et de l'Alsace ; il avait de plus, comme administrateur spécial de la marine, la direction de tous les travaux à la mer dans les ports créés ou agrandis par lui. L'appel des deux ministres offrait donc à Vauban la charge et l'honneur de couvrir la France de citadelles depuis Dunkerque jusqu'à Brest, depuis Lille jusqu'à Toulon. Il a grandement répondu à cette confiance, dévoué à Louvois jusqu'à l'intimité, et fidèle à Colbert par sentiment du devoir. Il aimait Louvois, le prenait pour confident, l'acceptait pour bienfaiteur, et pour rémunérateur de ses mérites. Il en voulait un peu à Colbert pour une enquête ordonnée contre sa gestion à Brisach (1665). Quoique cette enquête, rendue nécessaire par un rapport de  l'intendant, eût tourné à la justification complète de l'inculpé, et que le ministre eût à la fin disgracié l'accusateur, Vauban avait reçu une blessure qu'il ne voulut jamais laisser guérir. Sollicité par Colbert, il mit à son service tout son art, toute sa science, tout son génie, mais il ne sortit jamais avec lui du personnage officiel ; avances, insinuations, flatteries, tout ce qui venait de Colbert le laissait froid et respectueusement dédaigneux. Ainsi parle l'historien de Louvois qui doit nous donner encore une histoire nouvelle de Vauban. Ajoutons, pour instruire complètement le procès, que, malgré cette froideur, Colbert ne se lassa pas d'estimer et d'honorer Vauban, de le proclamer supérieur aux ingénieurs de tous les siècles, de le défendre tout haut et en particulier, contre les critiques des rivaux ou des jaloux, et de rabrouer sans pitié ceux qui croyaient lui plaire en lui dénonçant, dans Vauban, un ami partial de Louvois. Dans cette lutte sans lin d'une rancune obstinée et d'une estime non moins patiente et inébranlable, il faut bien reconnaître que le beau côté est à Colbert[5].

Les ingénieurs — autrefois engignours ou hommes des engins — n'avaient eu jusqu'alors qu'une position inférieure. Outre qu'ils ne formaient pas un corps, et qu'ils ne pouvaient guère s'entendre pour le perfectionnement de leur art, ils étaient réduits aux grades secondaires, et pas un d'eux n'avait encore été élevé plus haut qu'à la dignité de capitaine. Il sera donné à Vauban, en démontrant l'importance de leur service, de leur gagner un rang honorable pour eux, et une organisation profitable au pays. Vauban se fera conférer d'abord le grade de brigadier, d'où il montera par les autres degrés jusqu'au titre de maréchal. Il fera constituer, pendant la guerre de Hollande, le corps des ingénieurs en deux classes, les uns ordinaires, les autres extraordinaires, selon leur capacité. Enfin ses représentations, réitérées et longtemps ajournées, aboutiront à la formation d'une troupe spéciale, commencement des troupes du génie.

Les premiers grands travaux de Vauban furent exécutés dans le Nord, c'est-à-dire dans les conquêtes les plus récentes de Louis XIV. La nature de cette contrée offrait à son génie une matière nouvelle et de nouvelles ressources pour l'art de la fortification. A partir de Calais et dans la direction du nord, on ne trouve plus le long de la mer les falaises qui bordent les côtes de Picardie et d'Artois. Les hauteurs s'écartent, s'abaissent, se perdent loin du rivage, et laissent entre elles et la mer une vaste plage formée par les dépôts des eaux fluviales. Le niveau de cette plage est partout inférieur aux grandes marées ; mais les dunes ou des digues artificielles la garantissent des débordements de l'Océan. Les dunes sont le produit des sables amoncelés et durcis par les vents ; les digues sont l'œuvre de l'homme qui, après avoir occupé les atterrissements pour les cultiver, a voulu les défendre contre les grandes marées. Au moyen d'écluses, on évacue à marée basse les eaux des campagnes, on introduit à marée haute les eaux de la mer dans le pays[6]. De là tous ces canaux, ces routes d'eau qui lient les places de l'Artois et de la Flandre maritime ; de là pour Vauban l'espoir d'employer l'eau à la défense des places par de nouvelles manœuvres, et de développer le système des inondations.

Dunkerque, cédée à la France par l'Angleterre, rompait la communication par eau entre les villes espagnoles, entre autres celles de Bergues et de Saint-Omer, avec les places maritimes de la Belgique. Pour y remédier, le gouvernement des Pays-Bas avait fait construire un canal entre Bergues et Furnes. Aussitôt les habitants de Dunkerque et de Bourbourg réclamèrent l'établissement d'un canal entre Dunkerque et Calais, à travers l'Aa, qui les rendit indépendants de l'Espagne. D'autre part, les Espagnols possédant encore Bergues et Saint-Omer, la France n'avait entre la mer et les places espagnoles que la langue de terre où s'alignent Boulogne, Calais, Gravelines, et dont le saillant n'était défendu que par Dunkerque, c'est-à-dire par une place en terre et de peu de résistance. Ces considérations attirèrent l'attention de Vauban sur Dunkerque et sur le canal demandé. Voici comment un homme compétent rend compte de ses calculs : Le canal, si la France possédait un jour Saint-Orner, complèterait les routes d'eau de la contrée ; et, à Dunkerque même, ajouté à ceux qui déjà aboutissaient à ce port, il achèverait de rendre la circonvallation difficile à l'ennemi, de couvrir les secours et les communications de cette forteresse. Dans les eaux que ces canaux recueillent, Vauban trouve un moyen de former des inondations et des chasses défensives qui se combinent avec celles de la mer, et dispensent, en certains cas, de les employer ; mais il découvre surtout, dans ces réservoirs de toutes les eaux du pays, l'élément d'un torrent artificiel propre à curer le port et à l'ouvrir aux vaisseaux de cinquante canons. De nouvelles écluses soutiendront les eaux, des manœuvres simultanées entraîneront les sables, des jetées borderont le chenal, serviront au halage et dirigeront les chasses ; un bassin tiendra par toute marée les vaisseaux à flot ; des quais, un arsenal, les magasins, les établissements et les machines nécessaires à la marine et au commerce, environneront le bassin et le havre ; une fortification simple, mais forte et pliée au terrain, renfermera les établissements civils et militaires ; des forts à la mer protégeront la rade et le chenal, et prendront des revers sur les attaques de l'ennemi[7]. On comprend sans peine que de tels travaux ne s'exécutent pas en un jour. Dunkerque sera en effet l'ouvrage de toute la vie de Vauban ; on l'y verra encore occupé à construire en 1706. Pour commencer, il s'attacha à perfectionner la citadelle ébauchée par les Anglais, à rectifier l'enceinte en terre de la place, à y appliquer les premiers revêtements.

La guerre de dévolution (1667) plaça Vauban sous les yeux mêmes du roi, et lui ouvrit sa vaste carrière. Après l'occupation de Charleroi, il fut chargé de fortifier cette place. Les travaux une fois tracés et mis en train, il rejoignit l'armée pour le siège de Douai ; là il reçut cette blessure dont Lebrun et Coysevox ont reproduit la cicatrice dans son portrait et dans son buste. A peine remis de ce mal, il participait au siège de Lille ; le roi, témoin de ses mérites, le récompensa par une lieutenance dans les gardes et par une pension. La guerre finie, ce fut à lui de rendre imprenables les villes qu'il avait plus que personne contribué à prendre. Ses plans, comparés à ceux du chevalier de Clerville, furent honorés de la préférence royale, d'abord pour Lille, ensuite pour Arras et pour Dunkerque, et dès lors pour toute la Flandre (1667, 1668, 1669). Nommé gouverneur de la citadelle de Lille par un titre exprès et nouveau, il soutint cette distinction par des œuvres qui dépassèrent tout ce qui s'était vu avant lui. Des inventions fécondes multiplièrent les sûretés de la défense et les ressources des assiégés. Partout il s'appliqua à perfectionner les manœuvres d'eau ; il saisissait les moyens de tendre des inondations, de remplir ou de vider les fossés à volonté, d'établir des chasses ou torrents artificiels. C'est par Lille qu'il commença à ménager entre la citadelle, l'inondation et la place, de larges espaces éloignés des attaques, inaccessibles à l'ennemi. La garnison pourrait camper dans ces refuges, y faire paître les chevaux et les bestiaux, cultiver des légumes, et se conserver, au moins pour les malades et les blessés, une nourriture fraiche et abondante[8]. Du côté de Dunkerque, pendant que les habitants, selon leur propre vœu, construisaient le canal de Dm-bourg et ses écluses, les troupes exécutaient pour la place des terrassements honorés de l'admiration et de la jalousie des Anglais. Louis XIV visita deux fois Dunkerque (1670-1671). Il y vit travailler trente mille hommes, divisés en trois corps, qui se relevaient de quatre en quatre heures, et passaient, sans le moindre désordre, des travaux au camp et du camp aux travaux ; campagne des brouettes, comme les soldats appelèrent celle de 1671, mais émulation des Romains où le roi leur disputait la gloire des grands travaux, comme il leur avait toujours disputé la gloire des grandes actions, où les soldats, sous les yeux du roi, trouvaient de nouvelles forces, et, en faisant des forteresses, s'animaient à les défendre[9]. Tant d'activité n'allait pas sans quelques exigences, quelques rigueurs que nous trouverions intolérables aujourd'hui. Vauban raconte lui-même que, afin de prévenir ou réprimer la défection des maçons, il tenait des gardes toujours prêts à monter à cheval, pour courir, le nerf de bœuf à la main, après les fugitifs, et les ramener par l'oreille sur l'ouvrage[10]. Mais cela ne heurtait pas encore les mœurs ; et le zèle du métier, qui se permet tous les moyens d'exécution, s'atténuait par la nécessité ou par la popularité du chef des travaux.

Cette vie était entrecoupée d'intermèdes non moins actifs ni moins utiles. Vauban n'était pas toujours en Flandre ou au milieu des terrassiers ; mais partout, et sous toutes les formes, il était l'homme de son art et de la France. En 1669, Louvois l'emmena en Roussillon pour en visiter les places, et de là en Piémont où il passa six semaines à étudier, non-seulement Pignerol qui appartenait à la France, mais Verrue, Verceil et Turin. Pendant que le ministre travaillait à gagner le duc de Savoie à la politique de Louis XIV, l'ingénieur aidait à l'adhésion de ce prince, en lui faisant comprendre quelle utilité il pouvait attendre de pareils alliés. Au retour, il commença à exécuter ses plans en relief des villes fortes, dont la collection, réunie aujourd'hui en musée à l'Hôtel des Invalides, est l'école la plus claire et la plus pratique, quoique muette, de la science des fortifications. Le plan de Lille fut le premier livré au roi, et placé dans la galerie du Louvre, où les autres vinrent successivement le rejoindre. Bientôt à la demande de Louvois, il rédigea son mémoire pour servir d'instruction dans la conduite des sièges. Cet ouvrage, que d'abord il ne voulait communiquer qu'à Louvois seul, n'en est pas moins le point de départ de progrès considérables. Après avoir relevé les fautes trop fréquentes dans les sièges, il propose, pour les prévenir désormais, des expédients dont il a fait prévaloir l'usage : le développement des tranchées, les feux croisés, l'emploi du canon pour commencer les brèches, et celui des boulets creux pour disperser les terres. Il discute les cas où l'on peut brusquer l'attaque d'une place. Il demande enfin la formation d'une troupe spéciale aux ordres des ingénieurs, formée aux travaux de la tranchée, et de la mine, et fait naître ainsi chez Louvois l'idée d'une institution qui réussira à prendre place parmi les corps de l'armée (1672).

Cependant, sur d'autres points, la fortification se poursuivait avec une égale prévoyance, sinon avec autant d'éclat. Colbert veillait sur la Picardie, la Bourgogne, l'Alsace, comme Louvois sur la Flandre. Dans l'attente même d'une guerre au Nord, il n'était pas indifférent de protéger les frontières de l'Est, d'autant plus que rien ne garantissait la neutralité de Strasbourg et des villes impériales. Or Philipsbourg et Brisach, seuls points d'appui des armées françaises sur le Rhin, étaient en mauvais état. A Philipsbourg, depuis la destruction du fort par les Français eux-mêmes, en 1644, la place n'avait plus de lien avec le fleuve, ni de communication avec la rive gauche. A Brisach, la tête du pont de la rive droite était séparée de la place par une île et deux bras du fleuve. Colbert recourut à Vauban et à Clerville (1670). Vauban, sur cette demande, quitta pendant quelque temps la Flandre pour la Picardie, visita Saint-Quentin, signala les améliorations à faire, et régla jusqu'au prix des matériaux et du remuement des terres[11]. Clerville fut envoyé en Alsace. De ce côté tout était suspect à Colbert, la solidité des travaux, la probité de l'entrepreneur, et la bonne foi de l'intendant qui était pourtant son cousin, le même qui avait compromis Vauban par un rapport trompeur. Clerville, chemin faisant, détermina les travaux nécessaires aux places de Bourgogne, et aux petits forts d'Alsace. A Philipsbourg et à Brisach, il réforma l'administration et les ouvrages. Certain de l'appui-du ministre, il poursuivit sans pitié l'infidélité et l'ignorance ; l'entrepreneur fut arrêté, l'intendant changé, l'ordre rétabli dans les comptes. Le terrain ainsi déblayé, Clerville dressa le plan de nouvelles fortifications : à Brisach, un fort dans l'île du Rhin, à Philipsbourg deux grands ouvrages entre la place et le fleuve, tenant à la forteresse, protégés par elle, et la reliant avec la France. Il ne manquait plus que la sanction de l'autorité souveraine. Le Conseil du roi examina ce projet. Clerville était présent, Colbert, rapporteur ; entre les juges, sous la présidence de Louis XIV, siégeaient Turenne et Condé qui connaissaient bien les bords du Rhin, théâtre de leurs premiers exploits. Clerville, approuvé avec grands éloges, fut nommé, pour sa récompense gouverneur d'Oléron (7 août 1671). Mais ce titre n'était qu'un honneur et un droit à une pension. Sa présence étant nécessaire en Alsace, on se hâta de l'y renvoyer pour compléter son œuvre en l'exécutant lui-même[12].

Les deux ministres concouraient encore à la perfection des travaux par des règlements dignes de leur fermeté de principes et de leur vigueur de volonté. Comme en tout temps il n'est que trop commun aux particuliers de dégrader ou de s'approprier le bien public, les soldats et les habitants des villes se laissaient aller sans gène à gâter les fortifications. Une ordonnance, rendue sur la proposition de Louvois (3 octobre 1668), imposa aux soldats la dépense des dégradations commises par eux ; cette dépense était retenue sur leur solde ou sur celle des majors, aides et sergents-majors des places qui négligeaient de constater le désordre et d'en poursuivre la réparation. En certains lieux, on convertissait les fortifications en jardins, en cultures ou en pâturages, sans souci du bouleversement qui en résultait dans la forme des terrassements. Louvois prohiba toutes ces usurpations et régla les époques de la coupe et de l'enlèvement de l'herbe. D'autres bâtissaient dans le voisinage des places ; des faubourgs s'élevaient sous les remparts ; toutes ces constructions offraient des abris à l'ennemi contre le feu des assiégés. Une ordonnance (juillet 1670) interdit, sous peine de démolition, de bâtir dans ces conditions préjudiciables à la défense.

La fraude inventait toutes les ruses possibles pour se glisser dans la concession des entreprises ou dans le payement des travaux. Colbert régla nettement le rôle des ingénieurs et des intendants, le choix des entrepreneurs, la forme des marchés. L'ingénieur fera les devis et les toisés, signera les états de dépense, recevra les ouvrages, donnera aux entrepreneurs les certificats de travail fait. L'intendant passera les marchés sur les devis de l'ingénieur, et sur ses certificats délivrera les ordonnances de payement. L'ingénieur établira et discutera les prix, examinera et admettra les entrepreneurs, n'acceptant que ceux qu'il connaîtra pour véritablement capables, et repoussant ceux que l'intendant serait tenté de favoriser, par connivence, au détriment de l'État. Les sous-traités sont interdits. Un même entrepreneur ne peut être chargé de plusieurs places. Une même place ne sera confiée qu'à un seul entrepreneur, quelle que soit la diversité des travaux à exécuter. L'unité peut seule assurer l'ensemble dans la conduite des ouvrages et la clarté dans les dépenses. Ceux qui proposent ces marchés différents, écrivait Colbert, ont beaucoup de confusion dans l'esprit, ou ne veulent pas être gens de bien.

Un historien spécial[13] a exactement apprécié les qualités des deux ministres, les ressemblances et les contrastes de leurs caractères et de leurs procédés. Les règles sur les fonctions des ingénieurs, sur les entreprises et autres détails de l'administration, dit-il, étaient les mêmes sous Louvois que sous Colbert : tous deux éclairés, pénétrants, supérieurs aux difficultés, fermes et pleins d'ardeur pour le bien ; mais Louvois plus prompt, plus dur, et conduisant moins qu'il n'entraînait ; Colbert plus habile à exciter et à soutenir le zèle, à prévenir le choc des intérêts et des passions, sans pitié pour le vice et l'infidélité, mais composant avec les défauts qu'il supportait, qu'il excusait même dans ceux qui les rachetaient par des services utiles à l'État.

Avec de tels auxiliaires, que ne pouvait pas se promettre l'ardeur de Louis XIV, soit dans la pais, soit dans la guerre ? La guerre était prête pour l'attaque et pour la défense. Il reste à étudier par quelles négociations et quels succès la diplomatie croyait avoir mis du côté de la France les plus belles chances de victoire.

 

N. B. — L'abondance des matières nous force à reporter au volume suivant le chapitre XXI, qui, par la chronologie et par le fond du sujet, appartient à la même période de temps, et à la même suite d'idées que les chapitres XVIII, XIX et XX.

 

FIN DU TROISIÈME VOLUME

 

 

 



[1] Allent, Histoire du corps du génie.

[2] Fontenelle, Éloge de Vauban.

[3] Mémoires de Saint-Simon, passim : Incapable de se prêter à rien de faux et de mauvais, il est inconcevable qu'il ait pu gagner, au point qu'il fit, l'amitié et la confiance de Louvois et du roi..... avare ménager de la vie des hommes, avec une valeur qui prenait tout sur soi et donnait tout aux autres..... Porté dans tous les cœurs français, célébré par l'Europe entière et honoré même par les ennemis.... peut-être le plus honnête homme et le plus vertueux de son siècle, avec la réputation du plus savant homme dans l'art des sièges et de la fortification.

[4] Voir dans Rousset, Histoire de Louvois, tome I, ch. IV, les lettres de Vauban au sujet des fortifications de Flandre.

[5] Colbert écrit à Vauban, 1671 : J'ai été très-aise d'apprendre que vous ayez éclairé le sieur Chertemps sur les ouvrages à faire à Saint-Quentin. Quoique vous y ayez été très-peu de temps, je ne laisse pas de croire que vous avez connu ce qui se peut faire de mieux pour avoir à meilleur marché les matériaux et le remuement des terres.

Il écrit à un intendant, 1675 : L'excuse, que vous prétendez être bonne, que M. de Vauban ne trouve de bien fait que ce qui passe par un autre canal (Louvois), n'est d'aucune valeur auprès de moi, et je ne vous conseille pas Mme de vous en servir jamais.

[6] Allent, Histoire du corps du génie.

[7] Allent, Histoire du corps du génie.

[8] Allent, Histoire du corps du génie.

[9] Bossuet, Discours de réception à l'Académie française, 8 juin 1671.

[10] Lettre de Vauban à Louvois, 28 juin 1669, citée par Rousset.

[11] Lettre de Colbert à Vauban, janvier 1671.

[12] Correspondance de Clerville avec Colbert, 1670, 1671. — Histoire du génie.

[13] Allent, Histoire du génie.