HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

DEUXIÈME PARTIE. — L'ÉPOQUE DE PUISSANCE ET DE GLOIRE SOUS COLBERT ET LOUVOIS

 

CHAPITRE XX. — Continuation des réformes jusqu'à la guerre de Hollande de 1672.

Troisième partie. Administration militaire. Organisation de l'armée par Louvois. Établissement définitif de la marine par Colbert. Fortifications.

 

 

II. — Établissement définitif de la marine. - Création des grands ports : Toulon, Rochefort, Brest ; travaux du Havre, de Marseille, de Cette. - Construction de vaisseaux et de galères ; concours d'ouvriers étrangers ; préparation en France des matériaux nécessaires. - Écoles spéciales ; gardes-marine. - Surveillance et discipline. - État de la marine en 1672.

 

La marine, comme l'armée, loin d'être arrêtée dans ses développements par la guerre de 1666, en avait reçu une impulsion d'autant plus vive que l'assistance donnée aux Hollandais était surtout maritime, et que, pour tenir tête à l'Angleterre, il fallait égaler au plus tôt les forces navales de cette nation. Beaucoup d'institutions n'étaient encore qu'à l'état de plan en 1665 ; elles prirent tan essor actif et soutenu dès le commencement de 1666. Colbert avait au début trouvé la dotation nécessaire pour ce service, et porté en 1662 le budget de la marine à trois millions ; il l'augmentait d'année en année jusqu'à l'élever à treize millions en 1670, et à la maintenir en moyenne, pendant toute la durée de son gouvernement, à dix millions par an.

L'utilité de grands ports sur toutes les mers qui baignent la France avait déjà attiré son attention sur Rochefort, Toulon et Brest. Rochefort, à peu près au milieu de l'Océan français, avait l'avantage d'être abrité à l'intérieur des terres et de déboucher par la Charente dans la seule rade que présente cette longue étendue de côtes. Cette rade, formée par les îles de Ré, d'Oléron et d'Aix, a toujours, de mer basse, une profondeur de quinze brasses, et peut contenir quinze vaisseaux, des frégates et un nombre relatif de petits bâtiments[1]. Du Terron (Colbert), le cousin et un des plus habiles collaborateurs du ministre, nommé intendant de marine à Rochefort, prit possession du terrain aussitôt qu'il eut été acquis par le roi. Il y commença sans délai des travaux qui lui ont mérité une part honorable dans la gloire de la Fondation. Il dessécha les marais, et établit provisoirement l'hôpital à Tonnay-Charente dans une situation plus salubre (décembre 1667). Il construisit successivement la corderie, la fonderie (1668), la vieille forme, le magasin des vivres, le magasin général, l'hôpital définitif (1671). A la vue de ces créations, et par le sentiment des avantages que promettait la nouvelle ville, les habitants se multipliaient si vite, que, en 1669, des lettres patentes du roi érigèrent Rochefort en bourg fermé, et constituèrent la communauté avec le droit d'élire un syndic. Quatre ans plus tard, la population atteignait le chiffre de vingt mille, et l'établissement de foires et de marchés assurait sa prospérité. Colbert vint lui-même, en 1671, visiter les travaux maritimes, il en loua le bon état, et donna ses recommandations pour l'ordre et la propreté de l'arsenal dans toutes ses parties. Il fit espérer une visite du roi. Il avait à cœur que Louis XIV fût satisfait de l'emploi de son argent. Il voulait lui faire voir les magasins de chanvre, les goudrons, la filerie, la corderie, faire fabriquer une grosse ancre en sa présence, et miter un vaisseau ; il indiquait jusqu'à l'ordre dans lequel il fallait ranger les vaisseaux, pour leur donner la meilleure apparence : au milieu celui qui porterait le pavillon, ensuite les plus grands et ainsi de suite, en sorte que de quelque côté qu'il arrive, il commence à voir les plus petits, puis les plus grands jusqu'au pavillon[2]. Malheureusement le temps était encore éloigné où Louis XIV accorderait ses bonnes grâces à la marine ; il n'alla pas à Rochefort.

La situation de Toulon est la plus heureuse et la plus charmante qu'on puisse souhaiter, au pied d'une chaîne de montagnes qui la bôme et l'entoure de tous côtés... dans le fond d'un petit golfe qui forme son port à l'abri de tous les vents... Au delà de ce port s'étend une grande et belle rade dont le fond n'est que de la vase, et où plus de trois cents voiles peuvent mouiller l'ancre sans embarras, et sûre comme le port, environnée de même de montagnes et de collines (2)[3]. Colbert n'était pas homme à négliger tant d'avantages. Il entendit que l'arsenal de Toulon fût disposé pour recevoir au moins cinquante ou soixante vaisseaux, et prévoyant en outre des occasions de guerre où les forces maritimes de France auraient à se rassembler en masse dans la Méditerranée, il aurait voulu que Toulon fût en état de les recevoir toutes. En 1666 il approuvait les plans, dessins et devis concernant le parc, la construction de nouveaux magasins, d'une nouvelle corderie, d'un nouveau fourneau pour la fonte de l'artillerie. Les habitants, les consuls avaient peur de contribuer en quelque chose à des travaux dont le premier profit devait être pour eux. Il ne s'arrêta pas à ces calculs de mauvaise foi. Il fit réunir en conférences (1669) les autorités locales pour délibérer sur le curage du port, la reconstruction de l'arsenal et l'agrandissement de la ville. Vous ne devez compter à rien, écrivait-il à l'intendant Arnoul, toutes les petites brigues et cabales dont vous vous plaignez... Songez à cette raison que nous ne sommes pas en un règne de petites choses[4]. Il continua de pousser en avant, non sans être entravé quelquefois par ces inerties de la mauvaise volonté plus difficiles à vaincre que les résistances ouvertes ; mais il en devait triompher tout à fait dans les derniers temps de la guerre de Hollande.

Brest, disait Vauban, est le plus beau joyau maritime dont la duchesse Anne ait enrichi la couronne de France en apportant la Bretagne à son royal époux. Cependant si la chambre et la rade de Brest étaient des choses très-heureuses, le port et la ville même étaient à créer. A l'exception du vieux château bâti à la jonction de la rivière et de la rade, la place n'avait aucune fortification ; le bourg de Recouvrance, en face, était également ouvert à tout venant. Les seuls édifices maritimes étaient le magasin aux armes de François Ier, une corderie de 100 brasses de long, une maison dite magasin, à Recouvrance, une petite hue, deux magasins sans étage sous la corderie, et trois petits hangars de bois pour ateliers, le tout caduc. De population, nous l'avons dit plus haut, il n'en existait que l'apparence. On n'y trouvait ni marchands, ni tailleurs, ni cordonniers, ni pâtissiers, ni taverniers, ni aucune des douceurs capables d'y attirer des mariniers. Les charpentiers, les calfats, les forgerons, faisaient également défaut.

Le chevalier de Clerville, qui rapportait ces détails à Colbert[5], n'en avait pas moins l'espérance de faire de Brest, par des fortifications, une des meilleures places d'armes du royaume, et de son port, par les travaux qu'il proposait, une retraite à des navires du plus grand ordre. Il croyait même facile d'y susciter un grand mouvement commercial et industriel, en y attirant des habitants par des privilèges, des travailleurs par la création de manufactures. Les États de Bretagne avaient intérêt à mettre toute pierre en œuvre pour augmenter et assurer Brest et Recouvrance. Le roi de son côté y gagnerait une citadelle qui tiendrait en respect les Bretons trop disposés à croire que les immunités considérables de leur province les dispensaient d'une partie de leurs devoirs de sujets. Clerville avait calculé tous ces résultats à Brest même en consultant Duquesne, chef d'escadre du Ponant, et de Seuil nouvellement institué intendant de marine avec la recommandation expresse de ne rien résoudre sans la participation de Duquesne.

Jusque-là, on ne s'était occupé de Brest que par morceaux. Colbert, dès qu'il eut examiné les plans de Clerville, commença les travaux d'ensemble. La dotation annuelle de Brest avait été portée, en 1666, au demi-million ; elle s'accrut, bien loin de diminuer, les années suivantes. De Seuil, l'intendant, fit de ce budget un emploi conforme aux grands desseins du ministre. Il a lui-même consigné dans un mémoire l'ordre et l'importance des œuvres exécutées sous sa conduite ; on y trouve pour les cinq premières années les faits suivants : allongement de 121 brasses à la corderie avec cinq pavillons, et deux corderies découvertes sur les côtés (1667-1668) ; six forges contenant vingt-quatre fourneaux pour la fabrication des ancres et les ouvrages de ferronnerie (1667-1668) ; quarante-six magasins, boutiques et hangars, sur u ne longueur totale de 373 toises, dont 25 construits en pierre à la place des constructions en bois du temps de Richelieu ; le plus grand pour servir de magasin général d'artillerie, trente dits magasins de retour pour recevoir le gréement des vaisseaux avenus de la mer, les 25 autres pour abriter les forges, et former divers ateliers au-dessus desquels logeaient les maitres ouvriers et divers officiers entretenus (1667-1672) ; un aqueduc, long de 188 toises, avec quatre regards (réservoirs) pour distribuer aux vaisseaux l'eau douce de la fontaine de la rive (1668) ; deux parcs à boulets, et un pavillon pour l'école de canonnage avec la butte à 120 pas de distance (1667-1668) ; trois chantiers de construction pour six vaisseaux (1670) ; enfin, excavation de la montagne à l'entrée du port, pour y construire, sur une étendue de 40 toises, la boulangerie (1670-1672), et commencement de quais en pierre sèche, sur les deux rives, hauts de dix-huit pieds et épais de dix[6]. Ce qui donne à ces travaux un caractère incomparable de grandeur, c'est encore moins leur nombre et la, rapidité de l'exécution que la ténacité des obstacles qu'opposait la nature. Le port, c'est-à-dire la rivière de Penfeld, avait son rivage étroitement borné par le penchant des hauteurs qui le couvrent. Il n'eût pas été possible d'y établir un chemin, encore moins d'y élever des bâtiments. Il fallait prendre sur ces pentes, par nivellements successifs, la profondeur de l'emplacement des édifices et des quais. Le sol encore y résistait, car il était de grison roux plutôt que de terre ; la mine seule pouvait en triompher. Ce fut en effet par la mine, et par une dépense relativement modique de 497.000 livres, qu'on donna aux quais une longueur de 800 toises, et aux édifices un développement de 1.028 toises de face[7].

La Manche ne devait pas rester sans port de guerre en face de l'Angleterre et dans le voisinage de la Hollande. Le Havre avait déjà été l'objet des soins de Colbert. Duquesne fut chargé (1666) de visiter les travaux commencés au Havre, la rade et le port de Honfleur et celui de Dieppe. Ces trois villes pouvant être une retraite contre les tempêtes ou contre l'ennemi, le roi avait de plus l'intention de tenir au Havre une escadre de dix ou douze vaisseaux, et d'y créer un atelier de construction. Mais comme il n'était pas facile à tous les vaisseaux de naviguer dans cette mer ou d'entrer dans ces ports, Duquesne devait choisir d'après leur gabarit, longueur et profondeur, les mieux appropriés à cette destination ou en faire bâtir expressément pour cet usage[8]. Les premiers résultats obtenus au Havre furent un bassin de radoub, et la confection d'un canal pour conduire dans le port la rivière de Harfleur, augmenter la puissance de l'écluse de chasse, et faciliter l'échange des marchandises entre la ville et le pays de Caux. Les développements ultérieurs furent la conséquence de la guerre de Hollande qui en démontrait la nécessité.

Marseille, si près de Toulon, n'était pas appelée à devenir un arsenal de marine militaire de premier ordre, ni à pratiquer en grand la construction navale, à l'exception des galères. Mais Marseille, dans la pensée de Colbert, était le centre, le rendez-vous prochain du commerce du Levant. Il voulait donc la préserver des attaques ennemies, lui assurer un port commode et profond et en faire un séjour agréable aux étrangers et digne de l'importance de la France. On a vu que la routine des habitants résistait aux progrès ; il ne craignit pas de leur imposer de haute autorité ces avantages, comme il leur imposait la franchise. Il presse d'abord la construction du fort Saint-Jean (1666), promet au nom du roi tous les fonds nécessaires à l'entreprise, et. ne permet pas que la spéculation aggrave le dépense ; toutes les maisons qu'il faut acheter pour déblayer le terrain seront payées sur le pied des acquisitions, non sur celui du revenu (1669). Il presse le curage du port, ouvrage, dit-il, aussi important que l'établissement de la franchise. On n'y peut apporter trop d'application, ni employer trop de pontons, ni faire trop de barrades pour recevoir la boue tirée par les machines ; avec la profondeur nécessaire, on rendra ce port un des meilleurs du royaume. Un arrêt du conseil oblige la ville à payer par avance et par quartier une somme de 6.250 livres pour la cure dudit port, et une ordonnance défend d'y enfoncer dorénavant aucun bateau ou barque (1669-1671). Avec le même dédain des difficultés, il poursuit l'agrandissement et l'embellissement de la ville. Puget, nommé commissaire pour régler les alignements, obligera les particuliers à ne faire aucun bâtiment sans sa participation. La fonction de commissaire, dit-il ailleurs à l'intendant, est de nommer des experts, d'entendre les échevins et toutes les parties intéressées ; puis, avec connaissance de cause, faire faire un plan, donner des alignements, faire exécuter le tout, et empêcher qu'il n'y soit contrevenu. Si quelqu'un résiste ou n'exécute pas les ordonnances des commissaires, c'est à eux de le condamner à des amendes et à se faire obéir. Si l'autorité leur manque, ils doivent avoir recours à celle du roi, qui réside dans la province en la personne du gouverneur, et si-cette autorité n'est pas suffisante, il faut recourir à l'autorité du roi même, qui saura bien maintenir le pouvoir de ceux qu'il établit pour commissaires en quelque affaire que ce soit.

A quarante lieues de Marseille, Cette commençait à sortir de la mer. Les travaux adjugés à Biquet en 1668 avaient, au bout de deux ans, atteint les proportions sinon d'une ville, au moins d'un immense atelier ; le port apparaissait dans le môle opposé au mouvement des sables. Colbert, qui aimait à tout savoir par des témoins non suspects, y envoya son fils Seignelay (1670). Quoiqu'il n'eût encore aucune défiance de Biquet, il ne croyait pas superflu de le tenir en haleine par une surveillance locale. Il excitait l'intendant de Montpellier à presser l'avancement de l'œuvre (1671), sans toutefois nuire, par trop de hâte, à la solidité de la besogne. Il convient, disait-il, de n'employer au môle que de grandes et grosses pierres pour rendre l'ouvrage d'une éternelle durée. Il espérait offrir, dans ce nouveau port, un mouillage avantageux aux galères, aux vaisseaux du roi et des marchands, et afin d'assurer leurs aiguades, il recommandait à l'intendant de trouver une fontaine pour y fournir, ou, à défaut d'une fontaine, de faire amener des eaux en des réservoirs suffisants[9]. Cette, destinée primitivement à servir de débouché au canal du Languedoc, deviendrait une nouvelle station pour la marine dans la Méditerranée.

La construction des vaisseaux marchait de front avec l'installation des ports. C'était pour Colbert un point d'honneur dont il s'efforçait de piquer ses auxiliaires, un titre de gloire pour la France qu'il avait à cœur de faire reconnaître par les étrangers. Il est certain, écrivait-il à l'intendant de Toulon, que les Anglais et les Hollandais se moquent de nous, de ce qu'on apporte tant de lenteurs dans nos constructions. Ces deux nations bâtissent dix et douze vaisseaux en trois ou quatre mois ; il est impossible que nous mettions notre marine en quelque sorte de réputation si nous n'apportons promptement quelque remède à un défaut si considérable. Sa Majesté veut absolument augmenter ses forces maritimes ; il n'y a rien que vous ne deviez faire, jusqu'à l'impossible, pour augmenter le nombre des charpentiers de hache. Mais il se rencontrait parfois une difficulté d'autant plus grande qu'elle semblait le mettre en contradiction avec lui-même. Les ouvriers étaient rares dans les ateliers du roi, parce que les constructeurs particuliers en employaient beaucoup, et Colbert lui-même applaudissait à ce zèle des particuliers : C'est le but que j'ai toujours eu, disait-il, vu que, par ce moyen, le commerce se fortifie et l'abondance renaît dans le royaume. N'importe, il voulait des ouvriers pour les vaisseaux du roi, et il proposait deux moyens d'en avoir : non pas les prendre par la force, mais les gagner par les bons traitements et par le payement régulier de leurs salaires, augmenter le nombre des apprentis et porter les pères à instruire leurs enfants dans leur métier[10].

Une des conditions essentielles de la rapidité des travaux, c'était de tenir toujours les matériaux à la disposition des constructeurs. Colbert la remplissait fidèlement. Vous me ferez plaisir de me demander beaucoup de fonds pour faire de grands amas de marchandises dans les magasins, en sorte que nous ayons toujours en réserve, pour bâtir tous les ans quatre vaisseaux, deux bons et deux brûlots. Il disait cela à propos de Marseille, un port secondaire ; il le disait plus haut, et tenait plus solennellement sa parole dans les grands ports. Il avait prescrit à l'intendant de Toulon d'avoir toujours le bois nécessaire pour des constructions annuelles de 5, 6 ou 7 vaisseaux, plus une réserve qui permit de remédier promptement aux accidents de mer (1669). L'année suivante, il commande deux vaisseaux de plus, et il ajoute : dont les bois vont arriver (1670). Un exemple suffira à prouver quelle était la valeur des approvisionnements. De Seuil, l'intendant de Brest, avait construit six vaisseaux en 1670 ; l'ouvrage terminé il restait en magasin 1.322 mâts, 562 mâteraux, 8.500 épars, et les chanvres, fers, boulets, poudres et armes à proportion[11]. Aussi immédiatement Colbert commande quatre autres vaisseaux, des caiches de fer de six, huit ou douze pièces de canon pour faire la guerre aux petits corsaires de Salé, ou expulser les vaisseaux étrangers des fies de l'Amérique, et quelques flûtes à gros ventre pour le services des Indes Orientales[12].

On sait combien Colbert supportait péniblement la supériorité des étrangers ; elle était surtout sensible dans la marine ; il travaillait donc sans relâche à la leur ravir, avec l'espérance de la dépasser bientôt grâce à l'activité de l'esprit français. Dans ce dessein, il consentait à se servir d'abord des étrangers, à étudier leurs procédés, à les admettre comme ouvriers capables d'en former d'autres. Il chargea son frère, ambassadeur à Londres, de bien pénétrer la marine d'Angleterre, et d'en rédiger un mémoire, afin que nous puissions profiter de leur grande expérience en cette nature de guerre (1669). Il expédia le charpentier Hubac en Hollande avec la mission de comparer Anglais, Hollandais et Français, et voir laquelle des trois nations approchait le plus de la perfection (1669-1670). Il fit voyager le fils de l'intendant Arnoul en compagnie de personnes habiles en Italie, à Malte, en Sicile, à Naples, à Venise, pour lever le plan des ports, arsenaux et bagnes. Son fils Seignelay alla de même en Hollande (1671) examiner ce que faisaient les Hollandais pour la propreté et la conservation de leurs vaisseaux, puis en Angleterre (1672) pour connaître, entre autres choses, la police des arsenaux de marine, les fonctions des officiers généraux, des officiers particuliers de chaque vaisseau, et tout ce qui sert à la marine. Pendant que mon fils sera auprès de vous, écrivait-il à ce sujet à son frère l'ambassadeur, je vous prie de faire en sorte qu'il y ait toujours quatre ou cinq des principaux officiers de la marine d'Angleterre, qui mangent avec lui à dîner ou à souper, afin qu'il puisse les entretenir, et les faire toujours parler de leur métier et de ce qu'ils ont vu.

Hubac embaucha des ouvriers hollandais, dont vingt familles s'établirent à Brest[13], et d'autres à Rochefort. Ces ouvriers étaient plus habiles, plus économes, entendaient mieux le débit du bois que les Français. C'est un avantage, disait Colbert ; ils vous serviront plus utilement, et ils instruiront les autres, ce qui est, à mon sens, le principal avantage qu'on en puisse retirer.... Mêlez les Français avec eux, afin que vous puissiez introduire doucement dans leur esprit l'économie et l'application que les Hollandais ont et que les Français n'ont pas.... Vous devez mettre auprès d'eux le plus d'apprentis et de jeunes ouvriers que vous pourrez ; le défaut naturel de notre nation sera toujours la dissipation et le peu de ménage et d'économie dans le travail, et nous ne pouvons surmonter cette mauvaise disposition de la nature qu'avec beaucoup de soin et d'étude. Mais il ne désespérait pas de la surmonter, car il ajoutait[14] : J'espère que toutes les compagnies que nous formons augmenteront assez considérablement le nombre des charpentiers pour pouvoir nous passer un jour des étrangers.

Hubac envoyait à Colbert le dessin de machines inconnues en France, une grue à monter les vaisseaux, ou un bateau pout servir à décharger les vaisseaux de guerre ou marchands. Continuez, répondait Colbert, à bien travailler ; instruisez-vous de toutes les machines et engins à remuer des fardeaux, de tout ce qui peut être nécessaire à votre art, de tout ce qui peut donner quelques facilités pour les constructions et les radoubs des vaisseaux ; et en même temps il expédiait à ses intendants ces modèles d'usages étrangers, en leur prescrivant d'en faire sans délai l'expérience et de s'en servir en cas de succès. L'intendant de Toulon préférait pour les vaisseaux les chevilles de bois vert aux chevilles de fer ; il alléguait l'exemple des Anglais. Immédiatement Colbert ordonna de vérifier le fait sur les vaisseaux anglais lui entreraient à Marseille, et chargea son frère de prendre à Londres même les informations les plus précises ; si les Anglais avaient réellement adopté a cheville de bois vert, on en ferait d'abord ré-Preuve sur quelques-uns des bâtiments légers employés à la chasse aux corsaires. L'intendant de Rochefort vantait la supériorité de la forme à l'anglaise. Si la forme à l'anglaise, répondit Colbert, nous apporte les avantages que vous dites, il ne faudra pas se contenter d'une, mais il en faudra faire, l'une après l'autre, le nombre nécessaire et proportionné à la quantité de vaisseaux que le roi aura, et s'appliquer à faire en sorte que l'industrie française, qui renchérit toujours sur les inventions d'autrui, trouve encore plus de facilité dans ces formes Que les Anglais eux-mêmes.

Cet hommage à l'expérience et aux leçons des étrangers s'était étendu, dans les commencements, jusqu'aux matériaux nécessaires aux travaux de la marine. Dans la première nécessité d'avoir promptement une flotte, et même au début de la guerre de 1666, on avait acquis au dehors ou les matières premières, ou encore des vaisseaux tout faits. Mais cette dépendance, qui contrariait les doctrines commerciales et politiques de Colbert, ne pouvait durer au delà du temps dont il avait besoin pour reconnaître, rassembler et féconder les ressources intérieures du royaume. Il disait dès 1666, à propos de la marine : Il faut toujours acheter en France préférablement aux pays étrangers, quand même les marchandises seraient moins bonnes, et un peu plus chères, parce que l'argent ne sortant pas du royaume, c'est tin double avantage pour l'État, en ce que, demeurant, il n'appauvrit pas, et les sujet ; de Sa Majesté gagnent leur vie et exercent l'industrie. A ce moment même (février 1666), il introduisait en Provence l'industrie du goudron par les soins d'Elias, maître-brûleur suédois, désormais acquis à la France. Louis XIV recommanda directement Elias au parlement d'Aix, comme un libérateur qui affranchissait ses vaisseaux et ceux de ses sujets marchands de toute dépendance vis-à-vis de la Suède et de la Norvège ; et en retour de ce service il réclamait en sa faveur les assistances utiles à l'établissement de ladite manufacture. La fabrication du goudron pratiquée dès lors dans la Provence, le Médoc et les Landes, a prospéré surtout dans ces deux derniers pays.

Il ne rejeta pas absolument le bois étranger ; il acceptait même volontiers tin cadeau de mâts offert par la couronne de Suède, et formant la charge de un ou de deux vaisseaux ; mais il prescrivait toute la diligence possible pour avoir des mâts des Pyrénées. II mit en coupe réglée la forêt du Faou en Bretagne et les forêts d'Auvergne. Nous avons vu, dans l'Ordonnance des eaux et forêts, combien il était attentif aux intérêts de la marine. C'était pour avoir des bois utiles aux voyages de long cours que le roi entendait régler cette partie de ses domaines (préambule) ; pour se procurer le bois nécessaire aux bâtiments de mer, il était permis de faire dans les forêts royales des coupes extraordinaires (titre XXVI). Sa pensée est nettement formulée dans sa correspondance avec les intendants : Toutes les munitions pour les radoubs et armements, il faut les prendre en France, étant impossible qu'on n'en trouve pas toute la quantité nécessaire, pourvu que l'on y pourvoie de bonne heure.

Il traita de même le fer. Il regrettait un jour (1666) d'avoir commandé en Biscaye trois mille canons de mousquets, étant certain que le fer de quelques-unes de nos provinces est aussi bon que celui de Biscaye..... et il est ridicule que nous allions chercher chez les étrangers ce que nous avons chez nous avec abondance. On pouvait se passer de l'Allemagne pour le fer-blanc, puisque la manufacture en était établie en Nivernais ; on avait déjà des manufactures de fer en Nivernais et en Forez. Il fallait au plus tôt en établir de nouvelles en Angoumois, en Poitou, en Bretagne, surtout dans les provinces qui payaient la taille, selon le bon plaisir du roi, préférablement aux pays d'États qui contribuaient moins aux charges publiques. Singulière préoccupation, petite rancune de contrôleur général, au milieu de tant de vastes pensées, de tant de fondations patriotiques ! Elle n'empêcha pas cependant la Bretagne, pays d'États, d'avoir une manufacture de boulets, parce que la situation de cette province, en dépit de ses privilèges financiers, la recommandait, plus que beaucoup d'autres, au créateur de la marine. Il y eut bientôt des fonderies de canons en Nivernais et à Saintes : des fonderies de boulets en Nivernais, en Bretagne et Angoumois ; des manufactures d'armes en Forez, capables de fournir la quantité nécessaire tant à Brest qu'à La Rochelle, d'autres en Nivernais et en Angoumois donnant l'espoir au royaume de se suffire à lui-même. Colbert avait dit en 1666 qu'il importait de fabriquer en France toutes sortes de ferrures nécessaires au bâtiment des vaisseaux. Il annonça en 1669, que le roi était résolu à ne plus se servir pour la marine d'aucunes marchandises manufacturées en pays étranger[15].

Par l'établissement dei classes, il avait été pourvu au recrutement des marins ; le recrutement des officiers fut assuré par les mêmes mesures que dans l'armée de terre. Dès 1666 Colbert avait convié les gentilshommes de Bretagne à entrer dans la marine du roi ; nulle invitation ne pouvait être plus conforme aux instincts, aux habitudes de la province. Il pressait du Terron d'élever des jeunes gens de bonne famille dans les emplois de marine, afin de leur donner de bonne heure et d'avance l'instruction dont le service du roi attrait besoin dans des guerres faciles à prévoir[16]. Cet appel fut bien accueilli. Il se forma à Rochefort (1668) une compagnie d'élèves de la marine, qui prit bientôt le nom de Vermandois, sans doute en l'honneur de ce fils de La Vallière institué amiral à l'âge de deux ans[17]. Les gentilshommes Bretons ayant demandé l'autorisation dû roi pour établir un gymnase où les jeunes gens feraient apprentissage d'officiers (1669), on organisa à Brest une compagnie de deux cents gardes de la marine, dont cent cinquante étaient gentilshommes, et cinquante soldats de fortune[18]. Toulon enfin eut une institution semblable. Ces aspirants se formaient : par la pratique constante du service, soit à bord, soit à terre, et par l'enseignement des écoles d'hydrographie.

Colbert mit un zèle particulier à développer et à multiplier ces écoles. Guillaume Denis, un prêtre de l'église Saint-Jacques, à Dieppe, en avait fondé une dans cette ville (1663) ; il enseignait avec succès le pilotage aux jeunes gens. Dès que Colbert eut connaissance de cette œuvre, il ne cessa de l'encourager par ses félicitations. Je suis bien aise d'apprendre, écrivait-il, que le nombre de vos écoliers augmente tous les jours. Nous n'avons rien de plus important pour la navigation que d'augmenter et perfectionner les pilotes. Envoyez-moi une liste des meilleurs qui soient à Dieppe et qui aient la connaissance des côtes de la Manche pour la faire voir au roi. Il y eut bientôt, par ses soins, des écoles d'hydrographie à Rochefort, à Brest, à Marseille, à Saint-Malo, à Toulon. Celle de Saint-Malo fut honorée d'une lettre d'éloges écrite par Louis XIV au maire et aux échevins. Celle de Toulon fut étendue jusqu'à comprendre l'instruction des enfants. Il était urgent de remédier à l'ignorance des pilotes du Levant qui ne savaient leur métier que par routine, et quelquefois ne connaissaient pas même l'arithmétique et la lecture. Colbert prescrivit de leur enseigner à eux-mêmes, dans l'école d'hydrographie, ce qui leur manquait, et de réunir, dans une autre école gratuite, les enfants des pilotes et des matelots, pour leur apprendre à lire, à écrire et à compter, et les disposer mieux. que leurs pères à la science de l'hydrographie et du pilotage.

A ces études théoriques auxquelles les gardes de la marine et même les lieutenants et enseignes prenaient part, il joignait les exercices pratiques, entre autres celui du canon. Il disait au commencement (1666) : Travaillez à donner chaleur à l'école des canonniers ; ayez toujours une cinquantaine de personnes qui s'appliquent à cet exercice. Plus tard (1670), il forma des compagnies de canonniers de cent hommes. Ces compagnies devaient, sous un commissaire d'artillerie ou quelque autre officier, se livrer continuellement à la manœuvre et au tir. Afin d'exciter l'habileté, il destina des prix à ceux qui tiraient le plus juste à la butte. Les marins, n'étant au service que temporairement, ne pouvaient pas acquérir assez d'expérience ; pour y suppléer, Colbert créa deux régiments d'infanterie de marine, dont la permanence permettait de perfectionner l'aptitude militaire. Mais, par un malheur, Le Tellier et Louvois craignirent dans cette nouveauté un empiétement sur leurs attributions ; ils réclamèrent pour eux le droit de gouverner ces régiments et de commissionner les officiers. Colbert, par un bien grand désir de paix, eut la faiblesse de condescendre à cette chicane (1669). Il parait que le service de la marine n'eut pas toujours à s'en louer. Ces officiers, procédant du ministre de la guerre, étaient cependant subordonnés aux officiers supérieurs de marine qui procédaient d'ailleurs. Ils en supportaient mal l'autorité, n'obéissaient qu'à moitié, ou prenaient leur état en dégoût. De là des tiraillements et des atteintes à la discipline, qui aboutirent à la suppression de cette infanterie.

La discipline, la règle maintenue ou rétablie, c'est tout Colbert. L'esprit d'insubordination ou d'infatuation personnelle, la négligence ou l'infidélité, étaient mal venus à disputer contre lui. Les plus hauts personnages sentirent, dès le premier jour, qu'ils n'étaient pas, à ce titre, dispensés de l'obéissance. Beaufort, en dépit des prescriptions royales, prétendait agir de son chef sans consulter les officiers ; il ne pouvait surtout souffrir le contrôle des intendants de marine ; il entrait dans les fonctions d'autrui, et, avec sa vieille importance, donnait au gré du moment les ordres les plus contradictoires[19]. Un premier avertissement, transmis par du Terron, n'ayant pas corrigé ces façons de frondeur, Louis XIV lui envoya de sa main une verte semonce, bien précise, qui n'épargnait ni ses défauts de caractère, ni son peu de capacité (20 oct. 1666). Tous ses caprices et leurs sottes conséquences étaient mis en vue ; son antipathie pour les intendants rabrouée par l'ordre formel non-seulement de les souffrir au port principal ou sur les vaisseaux en mer, mais encore de les appuyer et de les soutenir en toute occasion. Au lieu d'usurper les fonctions des autres, il était invité à se bien instruire de la sienne, si importante et si difficile, dans un métier où, de l'aveu des plus habiles, il y avait toujours à apprendre. J'ai été bien aise, ajoutait le royal censeur, de m'étendre sur ces particularités pour faire voir qu'il est inutile de se cacher de moi.... Je ne doute pas que vous ne profitiez de l'avis que je vous donne, et que vous ne reconnaissiez que vous m'êtes d'autant plus obligé qu'il v a peu de rois qui en aient usé de la sorte[20].

Duquesne, comme beaucoup d'hommes justement illustres au dehors et dans la postérité, était insupportable de près et dans les relations quotidiennes du service. L'intendant de Toulon avait dit de lui : C'est un janséniste dans la marine à force d'être habile. Il blâmait beaucoup, obéissait à ses heures, consultait ses convenances et se croyait indépendant parce qu'il était utile. Colbert fut vis-à-vis de lui d'une exactitude rigoureuse à louer sa capacité, à la faire reconnaître et respecter de ses inférieurs ou des moins expérimentés, mais aussi à le rappeler lui-même au devoir, et à ne lui permettre aucun écart ; soit en paroles, soit en actions ; D'un côté, il écrivait à Duquesne (6 mars 1666) : J'ai mandé à M. de Seuil de vous consulter généralement en toutes les occasions qui pourront s'offrir et de ne rien résoudre que par votre participation. De l'autre, il répondait à des plaintes fondées : La difficulté du sieur Duquesne est une grande chicane ; je ne sais à la fin si nous pourrons nous servir de cet homme. Duquesne ayant laissé faire sur les vaisseaux de son escadre de nombreuses cloisons pour mieux loger les officiers et leurs vivres, Colbert lui envoya l'ordre de supprimer ces arrangements personnels qui nuisaient au grand nombre pour le bien-être de quelques-uns (1670). Jusqu'à la fin de sa vie, il persévéra à' tenir ainsi la balance égale entre l'estime et la sévérité. Quand Duquesne lui-même, le seul rival que craignît Ruyter, n'échappait pas à la règle, ce n'était pas à Martel, à Château-Renault, à des officiers encore moins connus, d'espérer l'impunité ; la perte du grade, l'arrestation, un procès en règle, un séjour arbitraire à la Bastille, furent, selon les cas, la peine de l'insubordination.

Un méchant esprit d'intrigue et de cabale animait les uns contre les autres les officiers de tout grade, et nuisait souvent, par la division des chefs, au succès des entreprises. Colbert s'appliqua à détruire ce mal invétéré, et à y substituer l'union, la parfaite correspondance des principaux chefs avec les subalternes. Ses lettres au capitaine Paul, au marquis de Martel, à l'intendant Arnoul, sont remplies de cette recommandation (1666). Il félicite Arnoul en particulier d'avoir rétabli la bonne intelligence entre Beaufort et Vivonne, et l'invite à profiter de la confiance que les officiers ont en lui pour les entretenir en union. Si la persuasion échouait, et que le désaccord eût évidemment entraîné de mauvais effets, le châtiment vengeait aussitôt le conseil dédaigné. Des capitaines de galères ayant protesté contre les résolutions de leur chef, et empêché l'exécution de ses desseins, ils furent tous interdits (août 1671). Un commissaire général de marine refusait de rendre visite au chef de l'escadre dont le contrôle lui était confié. Colbert ne peut lui permettre des chimères de cette nature. Il veut que le commissaire concilie ses devoirs et sa liberté avec les égards dus à la dignité supérieure du chef d'escadre. Il faut être ferme, lui dit-il, quand il s'agit du service du roi, et fort civil quand il s'agit de ce qui vous regarde. Une vigilance non moins ferme fut déployée contre les duels, ce produit lamentable des susceptibilités et jalousies entre hommes d'épée. Si l'emportement de la passion essayait çà et là de braver les ordonnances royales, l'exactitude de la répression sauvait au moins l'honneur de la loi. Un officier supérieur ayant été blessé par son enseigne, on tentait d'étouffer l'affaire par une explication vague. Cela ne répond en aucune façon, dit Colbert, à l'exacte discipline que le roi fait aujourd'hui observer dans ses troupes ; et il ordonna une information par le prévôt de la marine (juin 1671).

Il n'existait jusque-là, pour la police des ports, havres et arsenaux, que quelques ordonnances nécessairement incomplètes, parce qu'elles sentaient la faiblesse de notre marine. Aucun code ne réglait la justice des amirautés, sauf les jugements d'Oléron, recueil de vieilles coutumes du temps de saint Louis, et les ordonnances de Wisby, compilation suédoise de lois maritimes. Il importait de composer un règlement général sur le fait de la marine ; le roi l'avait résolu. Colbert pressait les intendants d'en rassembler les matériaux ; il nommait un maître des requêtes pour visiter tous les ports, depuis Dunkerque jusqu'à Antibes, reconnaître les abus, consulter les officiers, recevoir leurs avis, et transmettre ses renseignements à une compagnie de trois avocats présidée par le ministre. De cette application persévérante devait sortir un jour l'Ordonnance de la marine ; mais ce couronnement d'une grande œuvre ne pouvait sûrement atteindre son objet que par une laborieuse lenteur et de patientes méditations. En attendant, Colbert y préludait par des règlements partiels, essais vigoureux d'une administration attentive aux intérêts de l'État et à ceux de ses serviteurs.

La régularité du service à la mer fut garantie par la création de commissaires généraux ou ordinaires de marine (1669), inspecteurs pour accompagner en expédition les escadres ou les vaisseaux isolés. An départ, le commissaire s'assurait de la présence des hommes de l'équipage, et de la qualité des vivres, il écartait du chargement toute chose inutile pour le voyage ou pour le combat. En mer, il passait des revues fréquentes, autant que le permettaient les vents et la commodité ; il tenait la main aux exercices de maniement d'armes et d'évolutions, observait les manœuvres des matelots et des canonniers ; il visitait les habits des soldats, veillait au soin des malades, faisait jeter à la mer les vivres gâtés, vérifiait chaque mois l'inventaire du vaisseau et le registre des consommations. Il représentait au capitaine ce qu'il jugeait convenable, et consignait ses observations sur des rôles qu'il devait rapporter à l'autorité supérieure. En cas de relâche nécessaire pour radouber, espalmer ou faire des vivres, c'était à lui de pourvoir aux approvisionnements de toute sorte, et d'inviter le capitaine, sous peine d'un rapport au roi, à reprendre la mer aussitôt que le navire était en état. A son tour, il était contrôlé même pendant le voyage.et à la fin. Si l'on abordait en un lieu qui fût la résidence d'un intendant ou d'un commissaire général de marine, il invitait cet officier à venir passer la revue en sa présence, et à en rédiger le rapport. En rendant le bord, avant de débarquer, il appelait également l'intendant ou le commissaire du port à faire la dernière revue[21].

Rien n'était plus opposé aux exigences rigoureuses de la marine que cette mobilité impatiente, ce laisser-aller insouciant du caractère français, dont nous sommes même quelquefois tentés de nous prévaloir comme d'un mérite. Colbert était pourtant bien résolu à établir dans ces esprits les véritables maximes de la guerre. Un vaisseau du roi avait péri parce que le capitaine, dans cette nuit malheureuse, n'était pas couché à son bord. Un capitaine, dit Colbert, à cette nouvelle, doit-être à l'égard de son vaisseau ce qu'un gouverneur est à l'égard d'une citadelle ; en conséquence, il défendit en principe à tout capitaine rentrant de la mer de quitter son bord avant que le désarmement du vaisseau fût complètement achevé. Dans la même année, un autre avait pris sur lui d'abandonner des vaisseaux marchands qu'il était chargé d'escorter. Colbert dénonça ce caprice comme une des plus grosses fautes qu'on pût commettre, et au nom des lois de la discipline, il établit que le premier capitaine qui y manquerait devait être arrêté sans difficulté et mis en jugement[22]. Il entreprit même de supprimer l'oisiveté pendant le séjour à terre. Faites-moi savoir, écrivait-il à l'intendant de Toulon, quelle est l'occupation des officiers de votre département, et celle qu'on peut leur prescrire pendant leur séjour dans les ports. Il est fort important qu'ils ne demeurent pas inutiles[23]. L'intendant était invité à leur donner quelque fonction, soit pour l'enrôlement des matelots, soit pour toute autre chose, et à en faire un article spécial dans son projet de règlement pour la police des ports.

Cette police, avant de se coordonner par chapitres et articles, s'organisait en pratique, à chaque besoin qui se faisait sentir, par les recommandations les plus minutieuses. Pour établir l'exactitude dans les travaux, prescription aux contrôleur, capitaine du port, commissaires, maitres-charpentiers et maitres d'équipage, de s'assembler au bureau chaque jour, à l'heure où les ouvriers quittaient les ateliers, afin de constater ce quia été fait dans la journée, et régler ce qui doit se faire le lendemain. Pour assurer la garde et le bon emploi des matériaux, prescription de ranger en bon ordre chaque espèce de marchandises et de munitions, de donner une place fixe à chacune des choses qui sont dispersées en divers endroits du port : canons, ancres, boulets, affûts, madriers, planches de Sap et de Prusse, bois propres aux sculptures, aux poulies, aux pompes et affûts. On y gagnera du temps, à retrouver sans recherche ni retard tout objet nécessaire au travail. On forcera l'estime des étrangers pour les arsenaux français. Il faut que les étrangers, en voyant nos arsenaux, soient persuadés que les Français sont capables d'autant d'ordre qu'eux, et qu'à l'avenir, s'il est possible, ils viennent en France pour apprendre de nous ce que nous avons appris d'eux jusqu'à présent[24].

De toutes les ardeurs de Colbert, la plus ancienne et la plus vive était la haine des voleurs. Il les poursuit dans toutes leurs ruses, il démêle toutes leurs combinaisons. Quelquefois les officiers directeurs des travaux détournaient à leur avantage particulier le temps et l'habileté des sculpteurs, peintres, doreurs, menuisiers, charpentiers, maçons, vitriers. Ils les employaient dans leurs propres maisons à confectionner des meubles ou autres travaux pour leur usage, et ils les comptaient toujours comme présents au port. Les intendants sont avertis de surveiller ces exploitations coupables, et de ne payer, le dimanche, que les ouvriers qui ont effectivement travaillé pour le roi. De leur côté, les commissaires, maitres-charpentiers, cap-maistres, présentaient à la paye, comme bons ouvriers, les médiocres et les plus faibles, et sur le salaire indûment perçu ils tiraient pour eux-mêmes une contribution secrète ; c'était une perte pour le roi, une cause de dégoût pour les ouvriers véritablement habiles. Ordre est donné aux intendants de réprimer ces abus et de les bannir entièrement de tous les ateliers. En tout temps, les marchés avec les entrepreneurs ont été, pour les agents du gouvernement, ou la grande tentation d'infidélité, ou le grand objet de la défiance publique. Le ministre, qui doit s'y connaitre, ne trouve d'assurance que dans les marchands qui feront les conditions les plus avantageuses au roi. Il faut craindre et refuser les marchés proposés par les officiers et par les notaires qui bien souvent ont un intérêt secret à ces sortes de propositions.

La friponnerie lui était encore plus odieuse quand elle atteignait l'existence des matelots, en leur refusant l'humble prix de leurs fatigues et de leurs dangers. Les capitaines, dans les commencements, leur faisaient perdre la moitié de leur solde sous prétexte de méchantes denrées et marchandises qu'ils leur fournissaient dans leurs nécessités. Ils les retenaient eux-mêmes au delà du temps marqué pour leur service, les privant du droit légitime de retrouver ailleurs un emploi moins assujettissant et plus profitable. Cette injustice envers les personnes entrainait un dommage considérable pour l'État. La mauvaise réputation des capitaines détournait les gens de mer de s'engager sur les vaisseaux du roi ; quand on procédait aux levées, ils se cachaient, et aimaient mieux courir toutes sortes de risques que de se laisser découvrir. Il est impossible, écrivait Louis XIV à Beaufort, que je pense à faire de grands armements, si je ne trouve moyen de changer cette aversion presque insurmontable. On n'en trouva pas de plus efficace que de garantir un bon traitement aux matelots.

D'abord les capitaines furent nettement avertis que, pour obtenir l'estime et la considération du roi, ils devaient si bien traiter les hommes de leur équipage que ceux-ci prissent plaisir à s'engager avec eux[25]. Ensuite Louis XIV et Colbert donnèrent l'exemple. Au retour de l'expédition avortée de Candie (1669), dans tous les lieux de Provence où les marins pouvaient aborder, ils eurent à leur disposition, par ordre du roi et par les soins de l'intendant, tous les vivres et tous les rafraîchissements nécessaires ; les malades, recueillis dans l'hôpital de Saint-Mandrier, y furent assistés jusqu'à entière guérison. Colbert demanda un rôle de ceux qui étaient morts, et le compte exact de ce qui restait dû à chacun, afin de faire donner aux veuves ce que les maris n'avaient pas eu le temps de recevoir. Il espérait un bon- effet de cette générosité sur l'opinion ; il laisse même trop percer le calcul dans l'expression de sa bienveillance : Vous observerez, écrit-il à l'intendant, en distribuant cette grâce de Sa Majesté, de bien faire connaître son extrême bonté. Ce doit être un puissant moyen pour convier tous les matelots et gens de mer à se faire enrôler et à servir de bon gré sur les vaisseaux de guerre, puisqu'ils voient que l'exactitude du payement de la solde va jusqu'à la donner à leurs veuves[26].

Des institutions durables consacrèrent ce système protecteur. Par un arrêt au Conseil (Chambord, 1669), le roi dégagea les officiers de la marine du soin de fournir les vivres, et par une ordonnance (Saint-Germain, 1670), le confia en son nom à un munitionnaire général. A la suite de ce changement, du Terron fit construire à Rochefort le magasin des vivres (1671), en même temps qu'à Brest on conquérait sur la montagne et sur le roc l'emplacement de la boulangerie, à laquelle devaient s'adjoindre plus tard les magasins de salaisons et de biscuits. Après cette assurance donnée aux nécessités quotidiennes de la vie, la maladie et l'infirmité reçurent leur part au commencement de la guerre de Hollande. La caisse des invalides de la marine fut créée en 1673. Un prélèvement de sic deniers pour livre fut imposé à l'avenir sur les appointements de tous les officiers généraux de la marine, de tous les officiers particuliers des vaisseaux, et sur la solde des équipages ; il avait pour objet la construction et l'entretien de deux hôpitaux généraux de la marine, l'un à Toulon pour le Levant, l'autre à Rochefort pour le Ponant. Les officiers et matelots blessés dans les armées navales seraient mis dans ces hôpitaux jusqu'à guérison ; ils recevraient en sortant un mois entier de leurs gages. S'ils étaient incurables, ils y resteraient toute leur vie, à moins qu'il ne leur convint mieux d'aller ailleurs : dans ce dernier cas, ils recevraient trois années entières de leur solde[27].

Voilà notre marine établie, répétait Colbert depuis quelque temps ; il faut travailler à présent à la conduire avec économie et à la polir. Le résultat était assez beau pour le satisfaire. Il comptait en 1672 cent quatre-vingt-quatorze bâtiments de guerre, dont cent seize vaisseaux, armés de plus de six mille canons, et montés par six mille officiers, vingt et un mille matelots et treize mille soldats ; en dehors de ce nombre, vingt galères armées, et, au milieu d'elles, cette magnifique réale, dont la construction tardive avait été comme l'inauguration de la puissance française dans la Méditerranée. Quelle supériorité sur 1661, où le chiffre des bâtiments, tout compris, ne dépassait pas trente ! Les étrangers s'inquiétaient de ce progrès, quoiqu'ils eussent encore l'avantage du nombre. Les Hollandais avaient peur maintenant de laisser visiter leurs chantiers par des Français. Seignelay, en mission à Rotterdam (1671), racontait à son père qu'un interprète, qui s'était chargé de le conduire vers les vaisseaux, avait été menacé d'une dénonciation à l'amirauté, et réduit à se cacher pour éviter le châtiment. Les Anglais s'étonnaient qu'il eût suffi au roi d'un temps si court pour avoir tant de vaisseaux ; les uns en doutaient, les autres en étaient jaloux ; car quiconque semble vouloir disputer l'empire de la mer aux Anglais les touche dans leur partie la plus sensible. Ils se répétaient, pour se rassurer, que les vaisseaux français étaient trop élevés au-dessus de l'eau, plus difficiles à conduire ; les mariniers moins habiles, les officiers moins entendus pour les manœuvres que ceux d'Angleterre. Cependant ils nous croyaient très-braves, et ne regardaient pas comme impossible que la marine pût devenir aussi bonne en France qu'ailleurs, si on continuait à la développer. Ainsi, dit encore Seignelay, ils nous louent assez... C'est beaucoup faire pour eux que de ne pas nous blâmer en cela et de nous traiter avec honneur ; car, lorsqu'ils parlent des Hollandais, ils les traitent avec un mépris et une haine implacables[28].

Colbert n'avait qu'un regret, c'était que sa marine n'eût encore accompli aucune action d'éclat. Il stimulait incessamment le zèle des officiers généraux par le sentiment de l'honneur national, par le désir de plaire au roi ; et comme les Barbaresques étaient encore le seul peuple maritime avec qui on fût en guerre, il les pressait de chercher au moins de ce côté quelque réputation pour les armes françaises[29]. Il touchait à l'accomplissement de ses vœux. La guerre allait commencer contre la Hollande, et lui offrir, avec de plus sérieux adversaires, de plus glorieuses occasions de lutte et de succès.

 

 

 



[1] Thomas, ancien commissaire de la marine, Mémoires pour servir à l'histoire de la ville et du port de Rochefort.

[2] Lettre de Colbert à du Terron, 1671. — Collection Clément.

[3] Mémoires de Trévoux, 1723.

[4] Lettres de Colbert à l'intendant de Toulon, janvier et mars 1666, 1669. — Collection Clément.

[5] Rapport du chevalier de Clerville à Colbert, 14 janvier 1667.

[6] De Seuil, Mémoire à Colbert, 1676.

[7] Voir Levot, Histoire de la ville et du port de Brest, où nous avons trouvé de précieuses indications.

[8] Colbert à Duquesne, 1666.

[9] Lettres de Colbert à Riquet, 1670, à l'intendant de Montpellier, 1671.

[10] Lettres de Colbert à Arnoul, à Matharel, à Colbert du Terron, 1889, 1870.

[11] Levot, Histoire de la ville et du port de Brest.

[12] Colbert à de Seuil, juillet 1870.

[13] Levot, Histoire de la ville et du port de Brest.

[14] Colbert à du Tenon, 10 mai, 6 juin 1669.

[15] Mémoire de Colbert, juillet 1666. — Lettres à du Terron. 1666, 1669.

[16] Colbert à du Terron, juillet 1669.

[17] Thomas, Mémoires pour servir à l'histoire de la ville et du port de Rochefort.

[18] Levot, Histoire de Brest.

[19] Colbert à du Terron, juin 1666.

[20] Œuvres de Louis XIV, tome V.

[21] Colbert, Instructions aux commissaires de marine. Collection Clément, tome III.

[22] Colbert à du Terron, décembre 1670.

[23] Colbert à Matharel, octobre 1670.

[24] Instruction à Matharel, 1670.

[25] Colbert à du Terron, novembre 1666.

[26] Colbert à d'Infreville, 27 février 1670.

[27] Texte de l'édit.

[28] Relation du voyage de Seignelay en Hollande et en Angleterre, 1671. — Collection Clément.

[29] Lettres de Colbert et de Louis XIV au marquis de Martel et à d'Estrées, 1870, 1871.