HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

DEUXIÈME PARTIE. — L'ÉPOQUE DE PUISSANCE ET DE GLOIRE SOUS COLBERT ET LOUVOIS

 

CHAPITRE XIX. — Continuation des réformes jusqu'à la guerre de Hollande de 1672.

Deuxième partie : Administration civile : grande importance de Colbert. Développement travail, des arts, des lettres, du luxe. État des mœurs.

 

 

I. — Régularité dans les finances. - Agriculture, travaux publics : routes, rivières, canaux. - Industrie, commerce, colonies.

 

Un temps favorable aux travaux de législation régulière et usuelle ne l'est pas moins au développement de la prospérité publique. Quand on a le loisir de coordonner tous les intérêts sociaux et d'en déterminer les droits, c'est évidemment le signe d'une paix féconde dans le pays, d'une grande activité dans les sujets, d'une force dans le pouvoir capable de tout encourager et de tout protéger. Telle est aussi, dans le règne de Louis XIV, la période qui s'étend de la mort de Mazarin à la guerre de Hollande de 1672. La guerre même, comme celles d'Angleterre et de Flandre, s'accomplit sans efforts pénibles, sans dommages ni perturbation pour personne, et les œuvres de la paix se multiplient avec tout l'entrain des entreprises nouvelles et par l'encouragement légitime du succès.

Jamais, en particulier, les finances ne furent dans un état plus honorable. C'est l'époque où Colbert, en se mettant au travail, sourit d'avance aux satisfactions qu'il est certain d'y trouver ; ce front ne se rembrunit pas encore, comme plus tard, devant des embarras extérieurs que rien ne fait pressentir. Presque toujours la recette égale ou dépasse la dépense[1]. Les contributions sont rigoureusement réparties entre tous ceux qui doivent les supporter. En dépit de plusieurs arrêts antérieurs, de faux nobles s'évertuaient à s'affranchir du pavement de la taille. Un nouvel arrêt du Conseil (mars 1666) fait justice des lettres de noblesse usurpées, et prescrit la recherche des coupables. Un catalogue des noms, surnoms, armes et demeures des véritables gentilshommes, sera enregistré dans chaque bailliage pour ne laisser le droit d'exemption qu'à ceux qui le possèdent véritablement ; tous anoblissements postérieurs à 1613 sont révoqués, excepté ceux des militaires dont le ministre de la guerre attestera les titres. Par la force de la routine ou de la cupidité, des paroisses étaient soulagées, dans le répartement des tailles, ou parce qu'elles appartenaient à des personnes de qualité à Paris, ou parce que les élus y avaient du bien. Il n'y a rien, écrit Colbert, qui soit plus contraire aux intentions du roi. Les contribuables, dit-il encore, sont d'autant plus portés à payer leurs contributions qu'ils sont plus persuadés qu'on a tout fait pour prévenir les fraudes[2]. Pour cela, il ne permet aux intendants ni négligence ni retard ; il leur enjoint, sous peine du mécontentement du roi, de ne jamais rester dans le chef-lieu de leur généralité, mais d'être toujours dans toutes les élections qui la composent, pour découvrir et pénétrer les plus grands et les plus petits désordres qui se commettent dans l'imposition et la recette des tailles[3]. Les frais de contrainte étaient une surcharge pour le peuple, mais semblaient fort du goût des receveurs. Le ministre s'indigne du chiffre auquel monte cette exaction, odieuse par la charge double et triple qu'elle fait peser sur le peuple, inutile parce qu'on peut y suppléer par un peu d'application et d'industrie. Il entend qu'elle cesse sous peine de révocation pour les receveurs des tailles et les commis aux recettes[4]. En quelques lieux, il y avait des gentilshommes qui tâchaient encore de lever une seconde taille pour eux-mêmes : Le ministre les signale aux intendants. D'autres voulaient voir s'ils ne pourraient pas impunément maltraiter les agents des finances. Colbert est inflexible pour ces tyranneaux. Un marquis de Silly avait battu le receveur des tailles à Pont-l'Évêque ; le ministre écrit à l'intendant : Quand il s'agit d'un mauvais traitement fait par un homme de qualité à un receveur des tailles, j'estime que votre présence est tout à fait nécessaire, étant très-important que, dans des occasions pareilles, tout ce qu'il y a de gentilshommes dans la province soient persuadés que le roi ne peut souffrir des actions de cette nature à l'égard de qui que ce soit[5].

Quoi qu'en aient dit certains économistes, Colbert fut un protecteur intelligent de l'agriculture. La preuve en serait d'abord dans l'Édit sur les mariages (novembre 1666). Cette mesure, favorable surtout aux campagnes, avait pour but d'encourager la population et de fournir ainsi des bras au travail. Dans cet espoir, le contrôleur des finances, ordinairement si rigide, consentait à diminuer le nombre des contribuables. Tout garçon, dit qui se mariera avant vingt ans, ne payera pas de taille avant vingt-cinq ans accomplis ; au contraire, payera la taille tout garçon non marié dans l'âge de vingt ans. Tout père de famille qui aura dix enfants, nés en légitime mariage, ni prêtres, ni religieuses, sera exempt des charges de collecte, curatelle, guet et garde. Celui qui en aura douze sera exempt de la taille. Bientôt un autre édit sur les biens communs des paroisses, manifesta encore mieux cette sollicitude (avril 1667). Ces biens communs, prés, pâturages, bois ou terres, avaient, en beaucoup de lieux, été vendus, ou baillés à cens et à bail emphytéotique, et ravis par là aux habitants qui auraient dû en conserver inséparablement l'usage pour nourrir leurs bestiaux et fertiliser leurs terres par des engrais. Il en était résulté des émigrations par suite de la misère, des pertes de bestiaux faute de nourriture, des terres demeurées incultes faute de bras. L'amour paternel du roi pour tous ses sujets le portant à garantir les plus faibles de l'oppression des plus puissants, et à faire trouver aux plus nécessiteux du soulagement dans leur misère, l'édit ordonna que les paroisses rentreraient en dix ans, par rachat, en possession de leurs biens, que le roi abandonnerait tous les droits qu'il pouvait y prétendre, et que pendant quatre ans aucuns bestiaux ne pourraient être saisis pour dettes des communautés ou des particuliers. Quelques jours après, l'ordonnance civile réglait que les bestiaux utiles au labourage ne pourraient non plus être saisis même pour les deniers du roi.

L'élève du bétail offrait à Colbert deux avantages : de l'engrais pour les terres, des matières premières pour les manufactures. Continuez toujours, écrivait-il à l'intendant d'Orléans, à chercher tous les moyens possibles pour augmenter le nombre des bestiaux (1670). Il applaudit à la multiplication des bêtes à laine dans la généralité de Caen, parce que les manufactures s'y fortifieront par ce moyen (1670). Il fait venir, à partir de 1671, des béliers d'Angleterre de la plus fine laine, trente ou quarante par an. Il charge ensuite (1672) le consul de France à Cadix d'acheter pour essai des béliers de Ségovie. Mais il n'oublie pas les chevaux ; il craint qu'on ne les néglige ; il combat les tendances des éleveurs qui préfèrent les bœufs et les moutons parce que ces races rapportent davantage (1669). Il achète des barbes dans les académies et dans les écuries des grands seigneurs ; il compte avec plaisir (1670) que plus de cinq cents étalons ont été distribués par ses soins à des gentilshommes, des bourgeois et des paysans. Un intendant s'était permis de restreindre le droit d'envoyer les bestiaux dans la forêt d'Orléans. Colbert casse ce règlement parce qu'il a eu pour conséquence de faire diminuer les bestiaux. Le bailliage de Caen et le parlement de Rouen ayant prétendu régler, par le nombre des acres de terre, te nombre de moutons que chaque particulier pourrait nourrir, Colbert ne permet pas que des juges ordinaires se mêlent de faire de ces sortes de règlements, parce qu'ils n'y entendent évidemment rien, parce qu'ils n'ont pour but que de se faire de la pratique sous prétexte de contravention à leur règlement. Les peuples sont les meilleurs juges de ce qui leur est utile ; ils ne se chargent jamais de bestiaux pour y perdre, et lorsqu'ils en nourrissent un grand nombre, c'est une preuve certaine qu'ils y gagnent. Il joint assez bien l'ironie au raisonnement : Réduire les bestiaux, dit-il[6], sous prétexte qu'ils peuvent faire tort aux terres ensemencées, je sais bien qu'il n'y a qu'en Normandie où cela se soit jamais fait.

Il ne tint pas à Colbert que le sol de la France ne s'agrandit par des conquêtes sur les stérilités ou les résistances de la nature. Il prit en grande considération un projet de desséchement des landes de Bordeaux. Un conseiller d'Etat, délégué à Bayonne, proposait (1666) de travailler à l'écoulement des marais et au moyen de les changer en gras pâturages ; il demandait en retour des lettres de noblesse. Loin d'apprécier l'entreprise par la vanité ridicule de l'homme, Colbert en vit surtout l'utilité, et répondit : S'il pouvait réussir à dessécher la meilleure partie des landes et à y établir la race des moutons d'Espagne, ce service mériterait non-seulement la grâce qu'il demande, mais même beaucoup d'autres. Il adjugea d'abord (1667) les travaux de la petite rivière de Leyre[7] à un particulier, avec la promesse de jouir seul de la navigation pendant vingt ans ; un peu plus tard (1670), il envoya à l'intendant Daguesseau une somme de trois mille livres pour faire l'épreuve du desséchement des landes. Il donna la même attention au dessèchement des marais d'Aigues-Mortes (1669). Le chevalier de Clerville, dont la compétence était bien connue, fut chargé de s'entendre avec les entrepreneurs, et de les disposer à prendre sur eux, en partie, la dépense pour établir la communication de l'étang de Thau au Rhème. L'affaire languit. Deux ans après (1671) Colbert excitait en sa faveur le zèle de Bezons, intendant à Toulouse, par le tableau des avantages qu'on en pouvait attendre ; il pressait la formation d'une compagnie dont le succès lui paraissait infaillible ; mais, quelque fondées que fussent les espérances, on ne put réunir vingt personnes. C'était le malheur de ce genre d'entreprises de n'inspirer pas encore assez de confiance aux populations. Le grand nombre s'en abstenait par réserve ; quelques individus, moins prévoyants que portés de l'amour du gain, s'y ruinaient par défaut de ressources. L'État, qui les aurait seul menées à bonne fin, ne pouvait leur faire, dans l'ensemble des dépenses publiques, une part satisfaisante : néanmoins Colbert ne renonça jamais à cette grande œuvre de l'assainissement et du desséchement. Jusqu'aux derniers jours de son administration il y revient avec une ténacité intrépide ; il en exalte les bénéfices évidents : l'accroissement des cultures et des prairies, une garantie de la santé publique, la création de canaux navigables ; et il presse les intendants de dissiper à cet égard l'ignorance ou l'incrédulité des particuliers, et cette jalousie qu'inspirent le beau et l'avantage d'autrui[8].

La seule faute de Colbert, démontrée par le cours des années, est dans le système trop timide qu'il appliqua à l'exportation des blés. Le souvenir de la famine de 1662 le poursuivait toujours ; il s'y joignit bientôt le besoin de rendre plus facile la subsistance des troupes pendant le quartier d'hiver. Il crut donc, et il a eu des disciples nombreux, que l'intérêt du pays réclamait avant tout le droit de réserver ses productions à ses habitants. A partir de 1669, il subordonna l'exportation des céréales à des permissions qui dépendaient elles-mêmes de l'état constaté des récoltes. En outre, ces permissions n'étaient accordées que pour trois mois ou six au plus. Dans une période de quatorze ans, de 1669.à 1683, l'exportation des blés fut ainsi prohibée pendant cinquante-six mois. Il résulta de cette incertitude que le commerce parut trop peu rémunérateur pour mériter une application soutenue ; et le commerce baissant, la culture se découragea ; on abandonna les terres médiocres pour ne plus exploiter que les fonds de première qualité. La France, qui avait quelquefois, depuis Henri IV, nourri l'Europe, eut peine, par moments, à se nourrir elle-même. N'oublions pas cependant que la circulation des grains resta toujours libre à l'intérieur, en dépit de l'égoïsme local et des habitudes diverses des provinces. Le commerce des blés, écrivait Colbert[9], n'a jamais été interdit de province à province, au dedans du royaume, et il faisait restituer des blés indûment confisqués par les intendants. Il y avait en cela un progrès estimable sur la routine, qui pouvait en préparer un autre plus étendu en le justifiant d'avance. Il v avait aussi pour les produits de la terre comme pour ceux des manufactures un encouragement fécond dans l'amélioration universelle des chemins et de la navigation intérieure.

De bonne heure, Colbert s'était fait reconnaître pour le grand voyer de. France. Il aimait à rappeler que, en 1660, alors qu'il n'était qu'un agent subalterne, il avait trouvé les chemins du Maine fort étroits, profonds et incommodes, et qu'il les avait élargis à la satisfaction générale, bien qu'il fût nécessaire, pour cette opération, de prendre de la terre aux particuliers et les gros arbres fort abondants, en cette province, sur le bord des terres. Il n'était donc pas homme, une fois devenu le maitre, à subordonner les travaux d'utilité publique aux petites chicanes ou convenances des intérêts privés. Avant lui, les trésoriers de France avaient dans leurs attributions l'inspection de tous les chemins, chaussées, ponts, pavés, ports et passages du royaume. Leur zèle ne le satisfaisant pas plus que leur docilité, il leur enleva la partie administrative et technique pour la confier aux intendants ; mais ceux-ci, à leur tour, dédaignant les opérations de détail, il leur fit imposer, par les arrêts du Conseil d'État (1669), des assistants sous le nom de commissaires pour les ponts et chaussées. En outre, il exigea d'eux un état de tous les ouvrages qui restaient à faire dans leurs généralités[10]. Il voulait, et il entendait leur communiquer cette volonté, faciliter le commerce par les grandes routes, et par la communication entre les grandes villes où se tenaient des marchés et foires considérables. Certains particuliers s'étaient permis, sous prétexte de travaux exécutés par eux, d'établir des droits sur les transports de marchandises, par terre et par eau. Une déclaration du roi révisa ces droits (1669), les intendants eurent ordre de les rechercher et de les supprimer[11]. Les chemins royaux de Normandie étaient ruinés, ou parce que les riverains ne les entretenaient pas, ou parce que les propriétaires avaient trouvé commode de les enfermer dans leurs terres et de les remplacer par d'autres moins directs, ou parce qu'on les avait bordés de haies et d'arbres fruitiers qui embarrassaient la voie par leurs branches, ou entre : tenaient l'humidité des pluies par leur ombrage. Un arrêt du Conseil (1670) régla que tous les chemins auraient 24 pieds de large, sans haies, arbres ni fossés dans cette largeur, et qu'il serait procédé contre tous ceux qui auraient fermé ou détourné les chemins ; les chemins de traverse seraient entretenus par les propriétaires. Ainsi chacun devait contribuer aux travaux dont il profitait. La part du roi dans ces charges croissait chaque année ; elle montait en 1671 à 623.000 livres. Quelle différence avec les vingt-deux mille de 1662 ! Les pays d'états furent avertis (1670) qu'ils devaient, par leurs propres forces, pourvoir aux dépenses de leurs routes[12]. Ces pays, réglant eux-mêmes leurs contributions, donnaient au roi moins que les autres ou avec moins de docilité ; il n'était pas juste que le roi ménageât encore leurs intérêts au détriment de ceux qui lui donnaient davantage. Nous retrouverons Colbert toujours fidèle à ces principes, à cette vigilance, à cette fermeté, particulièrement après la paix de Nimègue.

Il poursuivait avec la même opiniâtreté les travaux nécessaires pour rendre les rivières navigables ; il ne prétendait céder aux difficultés qu'après s'être assuré qu'elles étaient invincibles. Un intendant lui ayant donné un avis défavorable à la navigabilité de l'Aube (1666), il consentait à l'en croire sans doute, parce qu'il aimait à penser que l'intendant avait fait de sérieuses réflexions avant de parler. Mais comme ces ouvrages sont extraordinaires et forcent en quelque sorte la nature, il ne désespérait pas que quelque habile homme ne trouvât un expédient par où ce qui paraissait impossible auparavant devint possible. Aussi il ne cessait d'encourager ou de stimuler quiconque lui paraissait capable de deviner quelque expédient de ce genre. Il accorda (1668) un privilège aux inventeurs d'une machine nouvelle pour nettoyer et rendre plus profondes les rivières navigables. Il envoya en Hollande (1670) un ingénieur, Lafeuille, pour examiner les travaux hydrauliques de ce pays, canaux, constructions d'écluses, ponts, jetées, digues, moulins à élever les eaux, machines à nettoyer les canaux et les ports. Il ne put vaincre les résistances de l'Aube ; en dépit de ses efforts, cette rivière n'a jamais été autre chose que flottable au-dessus d'Arcis. II échoua également contre la Voulzie, qu'il aurait voulu livrer à la navigation entre Provins et la Seine (1668) : trois cent mille livres y furent dépensées en pure perte. Il n'en fit pas moins prendre un arrêt du Conseil (1668) en faveur des levées de la Loire et autres rivières, ordonnant la destruction des îles nuisibles aux levées, une réparation régulière deux fois chaque année par les habitants des paroisses, et un mode de pavement des contributions mieux réparti pour prévenir tout retard dans les travaux ; trois ans après il faisait surveiller la Loire près de Nevers pour l'empêcher de changer son cours. En 1669, ce fut le tour de l'Allier, puis du Tarn, du Lot et de l'Agout. Pendant trois ans, on le voit occupé de cet objet, s'efforçant de faire contribuer les évêques à la dépense, et employant l'archevêque d'Albi i examiner ce qu'il était le plus raisonnable d'entreprendre. Sur la demande de Louvois (1669), il pressa les états de Lille de rétablir le canal de la Haute-Deule entre cette ville et Douai, pour affranchir des impôts espagnols les marchandises venant du Hainaut. Instruit du bon état du canal de Saint-Valery à Amiens, par Abbeville, il en faisait pour l'intendant une raison de plus de veiller à l'entretien de cet utile ouvrage, de le visiter souvent pendant l'hiver, afin de ne laisser languir aucune réparation (1670). Mais sa grande satisfaction était en Languedoc, où les débuts de Riquet justifiaient et dépassaient toutes les espérances.

C'était un homme de haute valeur que Riquet : actif, ingénieux, indomptable aux difficultés, point fanfaron, et désintéressé jusqu'à prendre à sa charge les travaux imprévus qu'il estimait utiles à la consolidation de son œuvre. Mon entreprise, écrivait-il à Colbert, est le plus cher de mes enfants ; j'y regarde la gloire, votre satisfaction, et non pas le profit. Je souhaite de laisser de l'honneur à mes enfants, et je n'affecte pas de leur laisser de grands biens. Ce qu'il disait au commencement, il l'a soutenu jusqu'à la fin par l'audace de ses luttes contre la nature et par le sacrifice persévérant de sa fortune. Les états du Languedoc s'étant enfin décidés à voter deux millions quatre cent mille livres, et la libéralité du roi étant assurée, Riquet se fit adjuger sans délai la première partie du canal entre Toulouse et Trèbes sur l'Aude, à gauche et à droite de Naurouze, le point culminant. Il commença en même temps le bassin de Saint-Ferréol, qui devait rassembler les eaux de la Montagne noire pour les verser dans celui de Naurouze, et l'écluse de Toulouse par où le canal devait déboucher dans la Garonne. Au mois de février 1667, il comptait déjà deux mille ouvriers ; ses admirateurs le qualifiaient de Moïse du Languedoc ; lui-même, il ne demandait que la fin de l'année pour convaincre les plus incrédules, qu'il aurait deux fois la quantité d'eau nécessaire. A la fin de l'année, en effet (novembre 1667), une grande cérémonie apprit à la province de quelle nouvelle richesse la dotait l'énergie de ce travailleur. On fit à Toulouse l'inauguration solennelle de l'écluse de la Garonne, en présence des capitouls, du parlement, de l'archevêque, de plusieurs évêques, de six mille ouvriers et d'une population immense. Une médaille, des inscriptions exaltèrent la puissance du roi sur les eaux comme sur la terre, la nouvelle importance de Toulouse, et la très-illustre invention de Riquet[13]. Mais ce qui valait bien mieux, six mois après, l'archevêque et l'intendant remontaient en bateau par le canal déjà ouvert depuis l'écluse jusqu'aux pierres de Naurouze (mai 1668) ; la navigabilité sur ce point était désormais incontestable. Immédiatement Riquet se fit adjuger la seconde partie du canal, depuis Thèbes jusqu'à Cette, la plus difficile sans contredit par les rocs à creuser, les montagnes à fendre, les torrents à franchir, et par les caprices et les ensablements de la mer. Il établit à Cette de vastes ateliers, qui prirent en peu de temps l'apparence d'une ville. Seignelay, fils de Colbert, la visitant en 1670, y trouva 140 toises de môle achevées, une église, un puits, des magasins de vivres et de poudre, des logements pour Riquet et ses ouvriers et des écuries pour ses chevaux[14]. Cependant ce nouveau travail ne faisait pas oublier le premier. Pour mieux réfuter les oppositions, Riquet devait tenir à montrer en peu de temps, une partie de l'œuvre achevée. Il mettait donc la dernière main à la section entre la Garonne et Naurouze. Au mois de janvier 1672, cette section entièrement terminée fut remplie, en six jours, dans toute sa longueur, par l'eau de la rigole. Quatre des plus grandes barques de la Garonne remontèrent jusqu'à Naurouze, et revinrent chargées de denrées et de marchandises. Les marchands de Gaillac, qui n'avaient pas trouvé à vendre leurs vins de Bordeaux, profitèrent de cette voie pour les débiter dans le Languedoc ; il s'établit même une barque de service pour faire ce trajet trois fois par semaine. On ne douta plus de l'utilité qu'on pouvait attendre de la communication des deux mers. Ce grand ouvrage était une affaire de réputation dans les pays étrangers ; les personnes les plus qualifiées qui voyageaient en France, comme le prince de Danemark, prenaient le soin de le visiter[15]. Colbert applaudissait au succès et à la noblesse des intentions de Riquet. Il ne lui reprochait, mais encore bien doucement, que de ne pas faire avec assez de ponctualité ses payements de fermier des gabelles, petite rancune de financier, qui, grossie par le temps, éclatera un jour en un gros orage.

Dans un de ces mémoires que Colbert aimait à rédiger de temps en temps pour se rendre compte à lui-même ou aux autres des résultats obtenus, ou lit que, antérieurement à 1673, le roi avait établi de nombreuses manufactures en France, pour retenir chez lui l'argent de sou royaume, se procurer la richesse et jeter la nécessité dans les États voisins : les draps fins à Sedan, Abbeville, Dieppe, Caen et Carcassonne ; les draps pour les Indes et pour le Levant en Dauphiné, Lyonnais, Languedoc et Berry ; les serges, faon de Londres, à Gournay, Gisors, Chaumont, Magny, Chevreuse, Auxerre, Autun ; les bas de laine dans toutes les provinces du royaume, les points de France à Paris, Alençon, Sens, Bourges, Aurillac et autres villes, et une infinité d'autres industries de toutes sortes, même celles qui étaient nécessaires pour l'équipement et l'armement de ses vaisseaux de guerre[16]. D'autres documents nous montrent encore à la même époque une vive impulsion donnée au fer-blanc à Beaumont, en Nivernais[17] ; aux basins en Picardie[18] ; aux toiles et aux laines à Arras ; aux bouracans à la Ferté-sous-Jouarre[19] ; aux cuirs dans le Lyonnais et le pays de Gex[20]. Le ministre avait voulu y joindre l'exploitation des mines dans le Languedoc où il espérait trouver du cuivre, du plomb et de l'argent, du cuivre pour la fonderie de Toulon, du plomb pour couvrir le Louvre. Comme les Suédois passaient alors pour les mineurs les plus habiles, il en fit venir en 1666, et pour les mieux garder il offrit de payer aux frais du roi le voyage de leurs femmes. Il se forma pour cette exploitation une compagnie où Riquet figure parmi les associés. Mais, soit désaccord des associés, soit répugnance des Suédois à livrer le secret de leur industrie à des étrangers, l'affaire s'engagea mal, languit et périt tout à fait en 1671. Il faut au moins reconnaître que ce ne fut pas par l'indolence de Colbert. Car, déterminé u à contribuer à l'augmentation de nos mines, n il prodiguait les promesses de munificences royales, et, chose bien rare assurément, lui si défiant et si sévère, il consentait à fermer les veux sur la gestion irrégulière du directeur des travaux, pourvu qu'il réussit dans la découverte de ses mines[21]. Mais cette tolérance, qui n'était au fond qu'un encouragement au mal, ne méritait pas d'aboutir à de bons effets.

L'industrie de luxe recevait à la même époque un grand encouragement et un grand exemple par l'organisation définitive de l'établissement des Gobelins. Un édit de 1667 le déclara officiellement manufacture royale des meubles de la couronne ; Lebrun en fut l'administrateur sous l'autorité de Colbert. Il devait être rempli de bons peintres, maitres-tapissiers, sculpteurs, orfèvres, fondeurs, graveurs, lapidaires, menuisiers et teinturiers, et de soixante apprentis payés. Tous ces artistes et ouvriers étaient logés dans la maison. Un autre édit de 1871 renouvela les privilèges accordés aux ouvriers demeurant dans la galerie du Louvre. Il ne finit pas prendre à la lettre, et dans le sens moderne, ce nom d'ouvriers, puisqu'on trouve sur la liste le géographe Sanson, le sculpteur Girardon, le mathématicien Cassini. Cependant le plus grand nombre appartiennent en effet aux professions industrielles : tapissiers de haute lisse, orfèvres, menuisiers faisait des cabinets et des tableaux en marqueterie &bois, fourbisseurs et damasquineurs. Henri IV avait honoré ceux qui excellaient dans les beaux-arts en les logeant au-dessous de sa galerie du Louvre ; il avait donné l'exemple, suivi par Louis XIII et Mazarin, de les exempter de plusieurs charges publiques, comme de la garde des portes de la ville et des taus pour les pauvres, les lanternes, le pavé et les boues. Le roi leur confirme ces grâces avec plaisir. Après avoir-donné la paix à l'Europe, il n'a pas de plus agréable divertissement que d'orner et d'embellir ses maisons royales et les édifices publics de tout ce que les beaux-arts peuvent produire de plus excellent. Il a un singulier plaisir à donner des marques de son estime et de sa bienveillance à ceux qui se distinguent dans leur profession, et à bannir, par un si noble et utile moyen, la fainéantise de son royaume.

La protection est le service le plus célèbre que Colbert ait rendu à l'industrie. Les faits qui suivent démontreront peut-être que ce système, tant controversé aujourd'hui, n'était pas aussi défectueux au XVIIe siècle que le prétendent certains économistes. Le premier moyen de protection fut l'argent, les avances faites à ceux qui voulaient bien tenter la fortune dans le travail des manufactures. Le roi donnait tant de mille livres pour établir tant de métiers, ou contribuait à l'achat des terrains ou à la construction des bâtiments nécessaires[22]. L'époque où nous sommes fut certainement la plus féconde en libéralités de ce genre. On trouve les chiffres suivants dans les tableaux de Colbert : en 1667 deux cent quarante-huit mille livres, en 1668 cent soixante-dix-neuf mille, en 1669 cinq cent trente-cinq mille, en 1670 cent trente et un mille, en 1671 cent deux mille, en 1672 quatre-vingt-dix-neuf mille. Ces sommes données à des manufactures privées égalent presque toujours et quelquefois dépassent celles qui sont consacrées à la maison des Gobelins. Il ne semble pas que cette assistance, surtout au début d'une grande organisation, puisse encourir aucun reproche.

A l'argent se joignirent les privilèges, ou droit d'exploiter seul l'industrie protégée pendant un temps ou dans un rayon déterminé. Louis XIV a lui-même expliqué le privilège accordé aux points de France. Il voulait introduire en France la fabrication des dentelles et faire oublier celles de Venise. Il donna aux marchands le temps convenable pour étendre ce qu'ils avaient de cette marchandise étrangère ; il confia à des entrepreneurs le soin de créer la nouvelle, et, à l'expiration du terme fixé, les marchands et les particuliers durent se fournir chez lei entrepreneurs. Sa lettre au gouverneur de Sedan est très-explicite[23] : Je désire que vous teniez la main à ce que ladite manufacture s'introduise dans ma ville de Sedan et dans les villages circonvoisins, et que vous empêchiez que les ouvrages de la manufacture ordinaire de Sedan soient vendus à d'autres qu'aux entrepreneurs des points de France, afin que les marchands, se voyant exclus de toutes sortes de commerce pour les ouvrages de cette nature, perdent l'espérance de les contrefaire et se joignent ensuite de bonne foi avec lesdits entrepreneurs. Vous jugerez assez par cette lettre écrite de ma main combien j'en souhaite l'exécution. A quelques années de là il se félicitait d'avoir réussi. Cet exemple, dit-il dans ses Mémoires[24], fit établir en peu de temps dans mon État beaucoup d'autres manufactures, comme de draps, de verres, de glaces, de bas de soie et de semblables marchandises. Dans la même pensée, Colbert concédait un privilège à une manufacture de basins à Saint-Quentin (1671). Cette fabrication n'ayant jamais été établie en France, il avait fallu recourir à des ouvriers étrangers pour construire les métiers et mettre le travail en train ; mais un grand nombre de personnes de France, auparavant inutiles, y trouvaient de l'emploi : il importait d'exciter l'émulation autour d'elles pour naturaliser ces nouveaux tissus. Le privilège de fabriquer seul les basins et autres ouvrages de lin et de coton fut accordé pour dix ans à la manufacture de Saint-Quentin. Il résulte assez clairement de ces exemples que la raison des privilèges était le besoin de créer les industries, d'indemniser les entrepreneurs qui risquaient leur fortune pour l'utilité commune, et de donner aux populations le goût du travail par la certitude de la rémunération. Au contraire, il résulte d'autres exemples que, si l'innovation n'était que partielle, ou que l'industrie protégée fût assez bien établie pour se suffire par elle-même, le privilège était restreint, ou refusé, ou non renouvelé. Deux Zélandais important une nouvelle manière d'apprêter le tabac (1672) obtinrent un privilège, fort analogue aux brevets d'aujourd'hui, pour le procédé spécial qu'ils proposaient, et les Français qui avaient déjà l'habitude d'apprêter le tabac à leur manière purent continuer. On refusait, dès 1673, un privilège pour la fabrication des glaces, désormais bien connues et bien exécutées en France, excepté aux entrepreneurs qui promettaient d'en faire d'une dimension à laquelle le travail n'avait pas encore atteint. Colbert a lui-même formulé à cet égard une théorie qui répondait d'avance aux critiques : Je fais examiner l'état auquel est cette industrie (les crêpes), je suis presque persuadé qu'elle se maintiendra en laissant la liberté au public d'y faire travailler. Toutes les fois que je trouve un plus grand avantage ou un avantage égal, je n'hésite pas à retrancher tous les privilèges. Vous pouvez compter qu'on aura toujours beaucoup de difficultés à obtenir des privilèges d'exclusion pour toutes les manu factures qui sont établies dans le royaume, et qu'on n'en obtiendra que pour celles dont on n'a point de connaissance[25].

Le succès du travail dépendant du nombre des bras et de la constance de la volonté, Colbert ne craignit pas d'employer la contrainte pour fournir des ouvriers aux manufactures et pour les y faire demeurer. Il entend punir de l'amende les parents qui n'envoient pas leurs enfants aux ateliers, les ouvriers qui restent dans l'oisiveté, et au contraire exempter des tailles, dans certaines proportions, les pères de famille qui remplissent leurs devoirs à cet égard. Comme la misère procède de l'oisiveté, il prescrit d'enfermer les pauvres valides, et de leur donner de l'occupation pour gagner leur vie[26]. Averti qu'une manufacture languit par suite du peu d'application des ouvriers et de leurs débauches, il charge le bailli de prendre les mesures nécessaires pour que les cabaretiers ne donnent à manger et à boire aux ouvriers qu'aux heures des repas, sous peine de dix livres d'amende[27]. Voilà bien le travail obligatoire et une restriction à la liberté absolue, c'est-à-dire à la liberté de mal faire. Mais qui aurait le droit de s'en plaindre parmi tant de défenseurs de la liberté qui imposent si effrontément aux autres l'exécution de leurs théories et quelquefois de leurs crimes ? Son patriotisme si ardent ne voulait pas souffrir que l'ouvrier français quittât la France et portât au dehors son industrie. Il demandait à son frère, ambassadeur à Londres, si l'Angleterre n'avait pas quelque loi de ce genre, et au besoin il en faisait une à propos d'un ouvrier lyonnais qui avait formé le projet de passer en Italie, et d'y porter une invention pour le lustrage et le gaufrage des étoffes (1670). Il faut, écrivait-il, le punir sévèrement pour servir d'exemple à ceux qui pourraient avoir un pareil dessein. Vous pouvez le mettre entre les mains des juges-conservateurs — les juges-consuls de Lyon — ; et, en cas qu'ils aient besoin de quelque arrêt du conseil, je vous l'enverrai.

La probité dans la confection des produits, dans la mesure et dans la qualité, fait le crédit des manufactures. Les défauts contraires les déprécient à l'avantage des marchandises rivales de qualité supérieure. Préoccupé de ces conséquences qu'il croyait déjà constater sur divers points, Colbert n'oublie rien pour préserver l'industrie française de ces tentations fatales à son honneur et à ses intérêts. De là un système de réglementation quelquefois exagérée, mais œuvre d'une vigilance à laquelle rien n'échappe. Il publia (1669 et 1671) des statuts pour fixer la largeur des pièces de drap, et de toutes sortes d'étoffes, afin de rendre pareilles toutes celles de même forme, nom et qualité, en quelque lieu qu'elles fussent fabriquées. II se proposait par là d'augmenter le débit dedans et dehors le royaume, et d'empêcher le public d'être trompé. Les inspecteurs eurent ordre de vérifier partout l'exécution de ces statuts, et nous avons vu que l'Ordonnance du commerce enjoint à quiconque aspire à la maîtrise de prouver qu'il en connaît les dispositions. Il publia (1671) un travail aussi considérable sur la teinture, qui ne contient pas moins de douze parties et 317 articles. Il se plaît si fort à cette question, que son style, pour la mieux traiter, semble aspirer à la poésie. Si les manufactures de soie, laine et fil, sont celles qui servent le plus à entretenir et faire valoir le commerce, la teinture, qui leur donne cette belle variété de couleurs, qui les fait aimer et imiter ce qu'il y a de plus beau dans la nature, est l'Ame sans laquelle ce corps n'aurait que bien peu de vie... Il ne faut pas seulement que les couleurs soient belles, il faut encore qu'elles soient bonnes, afin que leur durée égale celle des marchandises où elles s'appliquent. La nature nous doit servir d'exemple. ; car si elle ne donne qu'une faible couleur aux fleurs qui passent en peu de temps, elle n'en use pas de même à l'égard des herbes, des métaux et des pierres précieuses, où elle donne la teinture la plus forte et la couleur proportionnée à leur durée. Un pareil zèle menaçait de s'emporter bien loin dans cette carrière ; il se serait peut-être laissé aller jusqu'à mettre au pilori les marchandises défectueuses, et avec elles le marchand et l'ouvrier, comme on lui en fit la proposition. Il se réduisit à ne pas recevoir et à exclure de la circulation toutes les pièces défectueuses dans la fabrique, longueur, largeur, teinture et apprêt.

Au moins une surveillance incessante prévenait les abus par la crainte de la répression, et suscitait le progrès par la certitude de la coopération du souverain. Des inspecteurs généraux des manufactures, munis d'instructions minutieuses, venaient fréquemment vérifier l'exécution des traités passés avec le roi, le nombre des métiers, le nombre des ouvriers Hommes et, femmes, la qualité des métiers et des produits, l'étendue du débit, conférer avec les fabricants et les marchands des moyens d'augmenter le travail, d'exclure par l'abondance intérieure les produits étrangers, et étudier les voies de communication les plus avantageuses à établir ou à réparer par terre et par eau. Une de ces instructions[28] insiste particulièrement sur ce qu'il faut faire et dire dans les pays nouvellement conquis, Lille, Tournay, Courtray, pour les rattacher à la France par la communauté des intérêts, et les porter à ne plus prendre la route de Hollande ou de Flandre pour porter leurs marchandises dans les pays étrangers. Le roi lui-même faisait parfois l'office d'inspecteur. On lit dans une lettre de Louis XIV à Colbert (22 mars 1670) : J'irai aux manufactures d'Abbeville et de Beauvais, et parlerai comme je croirai devoir le faire et comme vous me le mandez. J'ai fort exhorté ceux d'Oudenarde à travailler ; ils m'ont donné un Mémoire que nous verrons à mon retour ensemble. Sans doute il était possible que cette présence de l'autorité fût quelquefois gênante, et que tant d'ardeur provoquât des fautes ; mais il était difficile qu'une tutelle aussi bienveillante n'inspirât pas aux populations une confiance favorable à l'activité.

Le trait le plus connu, et le plus décrié aujourd'hui, de la protection de Colbert, c'est le régime des prohibitions. Ce qu'il avait commencé en 1664, il le fortifia ou l'aggrava en 1667. Avant même la conclusion de la paix de Bréda, un nouveau tarif des droits d'entrée en France porta la pièce de demi-drap d'Angleterre de 4 livres 10 sous à 10 livres, le molleton d'Angleterre de 8 livres à 20, les tapisseries d'Anvers et de Bruxelles de 120 à 200 ; les 25 aunes de drap de Hollande et d'Angleterre de 40 livres à 80. La France signifiait ainsi à ses voisins qu'elle ne voulait plus de leur industrie, et prenait l'engagement d'y suppléer par son propre travail. La pensée de Colbert était évidemment de donner une plus vigoureuse impulsion à l'industrie française ; mais ce n'était pas là sa seule pensée. Il méditait la ruine du commerce des Hollandais. Ceux-ci le comprirent immédiatement, et songèrent à des représailles. Van Beuningen disait : Puisque les Français repoussent toutes les manufactures des Provinces-Unies, il faut bien trouver un moyen de les empêcher de remplir la Hollande des leurs, et de lui tirer par là le plus clair de son argent. A quoi Jean de Witt répondait (15 mars 1667) : Il ne reste plus que la voie de rétorsion à opposer aux nouveaux droits mis sur nos manufactures ou plutôt à la défense indirecte qu'on en a faite. Colbert comprit qu'il leur avait porté un coup sensible, et s'anima d'autant plus à persévérer dans son système. Le commerce des Hollandais l'empêchait de dormir, c'était sa rancune contre eux, comme la Triple-Alliance était celle de Louis XIV. Presque tout ce qu'il entreprend, à cette époque, pour développer le commerce français et les colonies, est inspiré par la même pensée que le tarif. La guerre de 1672 sortira de l'idée fixe de l'économiste autant que de l'orgueil offensé du roi.

Lorsque Colbert fut enfin nommé ministre officiellement (1669), il prouva une fois de plus que le commerce ne lui était pas moins cher que l'industrie. Il inaugura son nouveau titre par une circulaire à tous les consuls français, et par une autre aux maires et aux échevins de toutes les villes du royaume. Il invitait les consuls à lui faire connaître, par une correspondance exacte, tout ce qui, dans l'étendue de leurs consulats, concernait le bien, la conservation et l'augmentation du commerce des sujets du roi. On ne devait rien lui laisser ignorer des denrées, marchandises et manufactures propres à chaque pays, des produits étrangers qui y entraient, des nations qui introduisaient ces produits, de l'importance et de la supériorité réciproque de ces étrangers, du nombre et de la nationalité des vaisseaux qui venaient faire le commerce. Il fallait encore lui expliquer la forme de gouvernement de chaque ville, les institutions militaires, l'état des forces de terre et de merde chaque prince. Le même jour, il demandait aux maires et échevins leurs avis sur tous les moyens d'augmenter et de conserver le commerce, et la communication précise de tous les troubles apportés, dedans et dehors le royaume, tant au commerce général qu'à celui des particuliers. Mais il y avait un peuple qu'il connaissait parfaitement, et qu'il n'aspirait qu'à abaisser ; il en faisait la confidence au marquis de Pomponne, alors ambassadeur en hollande : Le commerce de tout le monde se fait avec 20.000 vaisseaux ou environ. Dans l'ordre naturel, chaque nation en devrait avoir sa part à proportion de sa puissance, du nombre de ses peuples, et de ses côtes de mer. Les Hollandais en ont de ce nombre 15 ou 16.000, et les Français peut-être 5 à 600. Le roi emploie toutes les sortes de moyens qu'il croit utiles pour s'approcher un peu plus du nombre naturel que ses sujets en devraient avoir. (21 mars 1669.)

Il trouvait donc juste, et comme de droit naturel, de faire une vive concurrence aux Hollandais. En 1668, il proposa à Louis XIV de ruiner Amsterdam en relevant Anvers. L'Escaut était bien fermé aux Espagnols depuis 1648, mais non pas aux autres nations ; les Français par conséquent pouvaient y porter toutes sortes de marchandises et les répandre nu loin dans l'intérieur. Comme la position d'Anvers était beaucoup plus commode que celle d'Amsterdam, le commerce passerait alors des mains des Hollandais dans celles des Français et des Flamands, ou les Hollandais seraient forcés de s'accommoder avec le roi à des conditions avantageuses à ses sujets[29]. Dans la même intention, il créa la Compagnie du Nord (1669) pour faire concurrence aux Hollandais dans les régions septentrionales, et porter directement les vins, eaux-de-vie et autres marchandises françaises dont la Hollande avait jusque-là fait la commission. Il la dota de beaux privilèges : une prime de trois livres par barrique d'eau-de-vie, de quatre livres par tonneau d'autres marchandises, sans compter la prime de construction ou d'achat de vaisseaux. Il lui recommanda de ne pas avoir d'entrepôt en Hollande, et d'établir ses magasins à Hambourg ou à Lubeck. Elle devait donner les produits du crû de France à si bas prix, que ceux qui les avaient jusque-là transportés en fussent rebutés par la perte[30]. Les hollandais se plaignirent des faveurs accordées à leurs rivaux, comme d'une violation des traités. Colbert demanda dédaigneusement quel était donc le traité qui interdisait aux rois de faire des gratifications à leurs sujets.

Le commerce du Levant avait en grande partie échappé à la France. Des nations, qui autrefois ne pouvaient naviguer dans les mers d'Orient que sous la bannière française et la juridiction des consulats français, les Vénitiens, les Anglais, les Hollandais, avaient obtenu successivement du grand-seigneur la liberté du commerce et un abaissement à trois pour cent des droits de douane que les Français continuaient à payer cinq pour cent en vertu des anciennes capitulations non renouvelées. L'indolence et la cupidité réunies avaient augmenté le mal en changeant la nature du commerce. On ne portait plus en Orient de marchandises françaises, mais seulement une petite monnaie d'argent, pièces de cinq sous, très-recherchée des Turcs dans les commencements, et à laquelle ils accordaient volontiers une moins-value sur le prix des marchandises qu'ils livraient en retour[31] ; il en était résulté deux dommages : et l'argent sortait du royaume, et les faux monnayeurs s'en mêlant, la pièce de cinq sous était tombée en discrédit chez les Turcs eux-mêmes. Ajoutons que les droits d'entrée ou de sortie étant moins élevés dans les autres ports de la Méditerranée que dans ceux de France, les marchands d'Orient aimaient bien mieux fréquenter Livourne que Marseille.

Colbert, pour changer cette condition fâcheuse, commença par déclarer Marseille port franc (édit de 1669). Tous marchands et négociants, français et étrangers, et personnes de qualité, purent désormais y entrer avec leurs vaisseaux et marchandises, les charger et décharger, séjourner, entreposer, et sortir par mer librement, sans avoir à payer aucun droit d'entrée ou de sortie par mer. Les étrangers, affranchis du droit d'aubaine et du droit de représailles en cas de guerre, assurés, en cas de décès, de transmettre leur héritage à leurs enfants, pouvaient en outre, après mariage avec une fille de la ville, et un commerce assidu de douze ans, être réputés bourgeois. Les Marseillais n'accueillirent pas favorablement une nouveauté d'où est pourtant sortie leur richesse. Ils aimaient bien mieux leur négoce de pièces de cinq sous, et leurs habitudes de fraude qui les déconsidéraient au dehors. Telle était même leur routine que, quand ils mettaient en mer, ils ne prétendaient pas attendre les escortes militaires destinées à les protéger, et se livraient ainsi à la violence des Barbaresques. Les petits marchands de Marseille, disait Colbert, ne croyant pas qu'il y ait d'autre commerce que celui qui se passe dans leurs boutiques, renverseraient volontiers tout le commerce général, dans l'espérance du petit profit présent et particulier qui les ruinerait dans la suite. Il ne composa pas avec leur résistance ; il les força bien à respecter ces étrangers qui leur apportaient la prospérité : C'est un grand avantage, écrivait-il au premier président du parlement d'Aix (1671), que les marchands abandonnent Livourne, et que les Arméniens apportent leurs soies à Marseille ; je vous prie de leur donner toute la protection que l'autorité de votre charge vous permettra et de les garantir de toutes les chicanes des habitants de ladite ville. Il les nargua plus sensiblement encore en les forçant de contribuer de leurs écus à la création d'une école des languies orientales. Les marchands de Marseille durent entretenir annuellement, chez les pères capucins de Constantinople et de Smyrne, six jeunes gens destinés à apprendre les langues du Levant pour servir d'interprètes au commerce (1670).

Il poursuivit en créant (1669) la compagnie du Levant pour faire le commerce avec les Turcs. Il entama (1670) des négociations à Constantinople pour réviser les anciennes capitulations. Que ne pouvait-il remettre les choses au point où elles étaient sous Soliman et François Ier, rendre à la France le monopole du commerce en Orient, et en exclure les concurrents qui s'y étaient introduits depuis 1580 ? L'ambassadeur eut ordre de le tenter ; mais, si l'effort était inutile, il devait au moins faire réduire à trois pour cent ces droits de douane dont l'élévation infligeait aux Français une infériorité flagrante vis-à-vis des Vénitiens, Anglais, Hollandais et Génois. A cette proposition s'en joignait une autre, capable de séduire le grand-seigneur par la perspective d'un beau bénéfice pour lui-même, et d'enrichir la France au détriment des autres nations. C'était de rétablir ce que les Portugais avaient détruit, le commerce de l'Inde par la mer Rouge et l'Égypte ; la France s'en chargerait avec les vaisseaux de sa Compagnie des Indes et la protection du roi. Une affluence nouvelle, venant animer les États du sultan, lui assurerait de grandes ressources ; la France, à la condition d'un droit de trois pour cent sur toutes les marchandises transportées, aurait le monopole de ce commerce, à l'exclusion de tous les autres peuples[32]. L'affaire ne marcha pas d'abord au gré de Colbert. Les Turcs gardaient rancune de la bataille de Saint-Gotthard, et du secours tout récent de Candie ; ils ne voulaient accorder que le renouvellement pur et simple des anciennes capitulations. La France, obligée de subir de longs débats, déclara à la fin qu'elle rappelait son ambassadeur. Alors le sultan eut peur à son tour d'une rupture ; il invita l'ambassadeur à rester. Un nouveau traité (1673) donna une satisfaction raisonnable : les droits de douane furent abaissés à trois pour cent, les marchands français autorisés à exporter du Levant toutes sortes de marchandises, y compris les prohibées, et exemptés de toute autre juridiction que celles de leurs ambassadeur et consuls. Conformément aux prétentions du grand roi, son ambassadeur à Constantinople et ses consuls dans les diverses provinces de l'empire ottoman devaient avoir la préséance sur tous les autres ambassadeurs et consuls[33].

Avant même la conclusion de ce traité, la création d'une chambre d'assurances à Marseille avait démontré la justesse des calculs de Colbert. Il s'était établi à Paris, en 1668, une chambre d'assurances et grosses aventures contre les périls de la mer. La grosse aventure est un contrat par lequel celui qui charge un vaisseau emprunte de l'argent, à la condition que cet argent sera remboursé et accru d'un bénéfice déterminé si l'armement réussit, et perdu pour le préteur si le vaisseau périt ou est capturé. L'institution était toute nouvelle, puisque la Chambre de Paris, qui a servi de modèle aux autres, ne reçut de règlements fixes qu'en 1671. Colbert, si favorable aux voyages de long cours, ne pouvait qu'encourager une prévoyance qui attestait et fortifiait le zèle pour le commerce. En 1670, les intéressés au commerce du Levant demandèrent qu'une chambre d'assurances fût établie à Marseille. Il y avait donc de ce côté des esprits disposés à entrer dans la voie indiquée par le ministre, et à encourager les entreprises maritimes par la pensée du profit ou par la sécurité. Le ministre s'empressa de déférer à un désir si conforme à ses intentions. L'année suivante (1671), Bordeaux eut à son tour sa chambre d'assurances.

Nous avons dit (voir ch. XVI) que les colonies apparaissaient à Colbert comme un genre d'entrepôts très-favorable au commerce français dans les pays lointains. Il ne tarda pas à s'en faire une arme de guerre contre les hollandais, un- moyen d'amoindrir, sinon de ruiner entièrement, le commerce de ces rivaux odieux. Il est clair que cet espoir donna une nouvelle impulsion à son zèle pour le développement des colonies. Il aspirait en particulier à créer de grands établissements en Orient. L'expédition préparée en 1665 pour Madagascar ne réussit pas. On prit, faute d'expérience, la route du Brésil, ce qui fit perdre une année. Un long séjour sur les vaisseaux, sans exercice, engendra des maladies. Seize ou dix-sept cents hommes débarqués ensemble, et retenus pendant longtemps dans un lieu où il n'y avait jamais eu qu'une cinquantaine de Français, consommèrent sans profit tout l'argent comptant et les marchandises destinées aux Indes[34]. Cet échec donnai penser qu'un établissement à Madagascar serait trop difficile, mais n'ôta pas à Colbert la volonté d'introduire aux Indes la puissance française. Le Hollandais Caron, qui avait dirigé dans ce pays les affaires de ses compatriotes, avait offert ses services à la France. Il plut à Colbert par son expérience, et peut-être plus encore par cette défection qui l'engageait à soutenir les intérêts français contre sa patrie. Il fut fait directeur de la Compagnie française des Indes, chevalier de Saint-Michel, et envoyé à Surate pour examiner ce qu'il était possible d'entreprendre ; pendant son absence, sa femme recevait une pension du roi ; sa fille, dotée par le roi de 20.000 livres, épousait un gentilhomme riche lui-même de 12.000 livres de rente en fonds de terre. Louis XIV donnait ordre au gouverneur de l'île Dauphine de ne pas contrarier son action dans l'Inde, et Colbert l'autorisait à dénoncer toutes tes oppositions malveillantes, toutes les jalousies des officiers[35]. Un grand armement fut destiné à le seconder, en montrant aux princes de l'Asie un petit échantillon de la puissance du roi : six vaisseaux de guerre les plus beaux et les plus dignes de la grandeur de la France, deux flottes, un magasin ou hôpital, trois grands vaisseaux de la Compagnie, des vivres pour deux ans, et dix-huit mois de solde. Colbert y joignit d'habiles négociations pour faire servir le Portugal au succès de ses desseins. Ces premiers conquérants des Indes avaient souffert de grands affronts de la part des Hollandais. Le ministre français les rappela aux Portugais, les énuméra année par année, évalua le préjudice qu'ils avaient reçu de chaque triomphe de leurs ennemis ; il croyait les effrayer par la perspective d'être bientôt dépouillés complètement[36]. Il espérait les amener ainsi à former quelque union de commerce avec la France, et surtout à fui céder quelques-unes de leurs places.

Quoique le Portugal refusât de se prêter à ce projet, Colbert n'en agit pas moins avec ses seules forces. L'armement annoncé partit avec des instructions fort étendues : rechercher un entrepôt sur la route de l'Inde, à Sainte-Hélène, où étaient déjà les Anglais, ou au cap de Bonne-Espérance, où étaient les Hollandais ; tenter un établissement à Ceylan, dont le roi, maltraité par les Hollandais, accepterait volontiers la protection d'une autre puissance ; faire de même à l'île de Banca, qui pourrait devenir plus considérable que Batavia, et livrer à la Compagnie toutes les épiceries de toutes les îles, les marchandises de la Chine et du Japon. Le commandant de l'expédition se prononça contre Madagascar, sauf la baie d'Antongil, et désigna comme de bons entrepôts l'île Sainte-Marie et surtout la Mascareigne ou ile Bourbon (1671). Arrivé aux Indes, il négocia avec le roi de Ceylan, lui envoya des présents, et se fit céder Trinquemale et le pays de Coutiare. Déjà il en avait pris possession (22 mars 1672) lorsqu'éclata la guerre de Hollande. Le nouvel établissement, attaqué par des forces supérieures, fut bouleversé, et dut se reporter sur le continent à Saint-Thomas ou Méliapour (sept. 1672). Cette guerre allait être le plus grand obstacle aux entreprises de Colbert sur l'Inde.

Il était plus heureux ailleurs. Le Canada avait prospéré depuis plusieurs années par les soins apportés à l'accroissement de la population, aux progrès du travail et du commerce, aux moyens de défense. La paix de Bréda ajouta au Canada l'Acadie et un port à Terre-Neuve où fut bâti un fort. A l'exemple de ces régiments qui s'y étaient fixés en 1665, Colbert y envoya d'un seul coup, pour y rester toujours, six compagnies de cinquante hommes, avec trente officiers et gentilshommes, et deux cents autres personnes choisies tout exprès comme très- propres au travail (1669). L'édit sur les mariages fut étendu au Canada. Là, comme en France, quiconque aurait dix enfants légitimes, non prêtres ni religieux ou religieuses, recevrait une pension annuelle de 300 livres, la pension serait de 400 livres pour douze enfants. Un présent du roi de 20 livres était promis pour le jour de leurs noces aux garçons qui se marieraient à l'âge de vingt ans ou au-dessous, aux filles à l'âge de seize ans. L'honneur de prendre part à l'administration des bourgades était réservé aux pères qui avaient le plus grand nombre d'enfants (1669). Pour ne pas laisser languir le travail, un arrêt avertit les concessionnaires qu'au bout de dix années, ils perdraient la moitié des terres concédées, si elles n'étaient pas toutes défrichées. Les manufactures, le commerce par mer, reçurent de sages encouragements. Des pêcheries sédentaires furent établies dans le Saint-Laurent et les mers voisines ; le poisson devait être envoyé en France ; les marchandises nécessaires à la construction des vaisseaux, les bois de toute sorte, le fer, le charbon de terre, les viandes salées, aux îles françaises de l'Amérique[37]. La division générale par paroisses fut régularisée pour rapprocher les habitants ; Colbert insistait en outre pour qu'on rapprochât les indigènes des Français, et qu'en faisant des deus races un seul peuple, on fortifiât la colonie. Le gouverneur eut ordre de maintenir tous les habitants dans l'exercice des armes et dans la discipline militaire. Le roi l'invita à se montrer au moins tous les deux ans dans le pays des Iroquois pour établir dans l'esprit de ces nations une grande opinion de la nôtre.

Aux îles de l'Amérique, une attention pareille avait produit des résultats peut-être encore plus complets. Les instructions au gouverneur, ou aux chefs d'escadre envoyés de France[38], recommandaient d'assurer le repos et la tranquillité des habitants, de bâtir un fort dans chaque île, de rendre à chacun une justice prochaine, d'encourager la population par les mariages, de pousser au défrichement, et au commerce par mer avec le Canada et la Guyane. Une lettre du roi entre autres prescrit de ne pas traiter les colons même peu réguliers avec trop de rigueur, par une raison qui nous explique aussi pourquoi, malgré tant d'efforts, les colonies françaises n'ont jamais pris un large développement : Vous pouvez bien penser, dit-il au gouverneur[39], que des gens bien établis dans mon royaume ne prendront jamais la résolution de s'en aller habiter dans les îles, en sorte qu'il ne faut pas attendre d'eux la même conduite et le même règlement de mœurs que dans mon royaume. Néanmoins le luxe et les dépenses superflues furent sévèrement réprimées ; si un habitant contractait des dettes, son créancier pouvait toujours saisir son bien adjugé par la justice compétente. Mais ce qui fit surtout la fortune des îles à cette époque, c'est l'intraitable résolution de Colbert d'en exclure les étrangers, et l'établissement de la liberté du commerce pour tous les Français.

Au commencement (1667), les instructions recommandaient deux points essentiels : exclure du commerce des îles tous les étrangers, et en assurer la possession à la Compagnie des Indes Occidentales en obligeant tous les habitants à se soumettre volontairement aux règlements et ordonnances de cette Compagnie. Le premier point fut inflexiblement observé, surtout à l'égard des Hollandais de Saint-Eustache ; tout vaisseau étranger, qui essayait de charger ou de décharger dans une des îles françaises, dut partir dans un délai de vingt-quatre heures ou être coulé à fond. On en vint bientôt à prétendre troubler leur commerce chez eux, et les chasser, s'il était possible, de leurs îles ou de leurs possessions sur le continent. On reconnut le golfe du Mexique pour bien suivre les entrées et les sorties des flottes espagnoles ; on fit de la Grenade un poste d'observation sur les places des Espagnols en terre ferme pour être toujours prêts aux occasions de les attaquer avec avantage. Colbert professe à cet égard une morale si large, qu'elle ne diffère guère de la fraude et de la trahison. Le service qu'il demande comme le plus agréable au roi, c'est de nuire aux étrangers sans contrevenir directement aux traités que le roi a avec eux. Par exemple, si les Caraïbes font la guerre aux Hollandais, il faut donner sous main quelque assistance aux Caraïbes ; s'ils ne pensent pas à faire la guerre, il faut leur en suggérer la pensée, et, s'ils v sont disposés, leur fournir des armes et des munitions ; il est bon toutefois de prendre quelques précautions pour empêcher que les Hollandais ne puissent s'en plaindre avec preuve[40].

Quant au monopole de la Compagnie, il en eut bientôt reconnu les inconvénients, et il n'hésita pas à le supprimer. Cette liberté d'esprit, qui change ses moyens quand l'expérience en a dénoncé l'imperfection, pourrait démontrer aux censeurs de Colbert qu'il n'avait pas des idées si étroites. On avait d'abord essayé d'établir un tarif sur les marchandises qui venaient de France aux îles, on l'abolit après une épreuve qui le condamnait[41]. On éprouva de même que, si la Compagnie concentrait entre ses mains tout le commerce, elle serait maîtresse des prix soit en France, soit aux îles. Il se présentait d'ailleurs beaucoup de particuliers que l'appât du bénéfice poussait. à entreprendre le commerce avec les îles, mais qui ne voulaient pas s'annexer à la Compagnie. Le roi commença (1669) par leur donner des permissions spéciales, et enjoignit aux gouverneurs de leur accorder la même protection qu'aux vaisseaux de la Compagnie. La Compagnie réclama ; mais le nombre des armements particuliers augmentant par suite des bons traitements dont ils étaient l'objet, la navigation et le commerce prirent un accroissement sensible. Le nombre des raffineries, écrivait Colbert, augmente tous les jours dans le royaume. Les étrangers ne nous apportent plus de sucre pour notre consommation, et nous commençons depuis six semaines ou deux mois de leur en envoyer (12 octobre 1670). Il laissa donc dire la Compagnie mécontente, et opposa à ses plaintes des principes que notre siècle ne désavouerait pas : Le commerce étant un effet de la pure volonté des hommes, il faut absolument le laisser libre... Les directeurs (de la Compagnie) désirent conserver le commerce tout entier dans leurs mains, parce qu'ils ne pensent qu'à leur intérêt particulier, et non au bien général de l'État et des îles. Mais, pour vous et pour moi, qui devons nous élever au-dessus de cet intérêt pour aller au bien général, nous devons toujours appuyer la liberté entière du commerce[42]. La Compagnie céda en 1672. Le roi aida à sa liquidation, rentra en possession de tous les droits de souveraineté sur les îles, et devint propriétaire de tous les établissements fondés. Elle fut restreinte au seul commerce des nègres et des bestiaux sur la côte de Guinée. Cette part semblait encore très-suffisante : La Compagnie pouvait, dit froidement Colbert, fournir deux mille nègres pour nos iles, et deux mille autres aux Espagnols de terre ferme, qui ne refusent jamais cette marchandise. Il y trouvait de plus la satisfaction de faire tort aux Hollandais de Curaçao qui jusque-là avaient seuls vendu des nègres aux Espagnols et à un prix très-élevé.

En retirant les Antilles à la Compagnie des Indes Occidentales, le roi se proposait d'inviter d'autant plus tous les marchands français à porter aux iles toutes les marchandises dont ils pourraient avoir un débit assuré. Le profit fut réciproque entre la colonie et la métropole, et le bon effet de ces relations se fit sentir dans la guerre de Hollande, où les Français d'Amérique soutinrent avec honneur leur part de la lutte engagée dans les mers d'Europe.

 

 

 



[1] En 1668, la dépense n'excéda la recette que de sept francs ; en 1670, il y eut un excédant de dépenses de quatre millions sept cent mille francs ; mais il fut compensé en 1671 par un excédant de recettes de quatre millions. Voir un tableau présenté au roi par Colbert en 1680, Collection Clément.

[2] Circulaire aux intendants, 1670.

[3] Lettres aux intendants d'Alençon et de Caen, 1672.

[4] Lettres aux intendants de Rouen, de Caen, de Tours, 1670 : Une somme de 12.000 livres de frais de recouvrement pour huit élections ; c'est à quoi il faut que vous preniez bien garde, parce que assurément les frais que vous voyez monter à 12.000 livres en produisent une et deux fois autant à la charge des peuples.....

[5] On trouve plusieurs autres preuves de cette juste sévérité : En 1672, lettre à l'intendant de Limoges : Vous aviez bien fait de faire arrêter le sieur de Gimel, mais il est nécessaire que, par les informations que vous ferez, il se puisse trouver coupable de tous les crimes qu'on lui a imputés, parce qu'il n'y aurait tien qui contint davantage les gentilshommes qu'une punition exemplaire de celui-ci. En 1674, lettre à l'intendant de Poitiers : Vous avez bien fait de faire arrêter le sieur de Soleigne, n'y ayant rien de si important que de purger les provinces de ces petits tyranneaux qui ruinent les peuples.

[6] Lettres à l'intendant d'Orléans, 23 juin 1673 ; lettres à Chamillart, intendant à Caen, 11 février et 28 juillet 1673.

[7] Qui tombe dans le bassin d'Arcachon.

[8] Lettres de Colbert en 1679..... entre autres, l'intendant de Caen, pour le dessèchement des marais et rivières de Douve et de Merderet.

[9] A l'intendant de Grenoble, 18 décembre 1680.

[10] Circulaire aux intendants, 1671.

[11] Colbert à l'intendant de Riom, 1670.

[12] Colbert à l'Intendant de Lille, 1670.

[13] Médaille de bronze représentant Louis XIV avec cette devise :

Undarum terræque potens, atque arbiter orbis.

Sur le revers, la Ville de Toulouse, et le Canal tombant dans la Garonne.

Expectata diu populis commercia pandit.

Tolosa utriusque maris emporium.

Inscription en l'honneur de Riquet : Viro clarissimo, Petro de Riquet, tanti operis inventore.

[14] Histoire du canal de Languedoc, par les héritiers de Riquet. Lettres de Colbert à Riquet.

[15] Lettre de l'intendant de Toulouse à Colbert.

[16] Mémoire de Colbert en 1673.

[17] Lettres de Colbert à l'entrepreneur de fer-blanc, 1669.

[18] Privilège accordé à Guichard, 1670.

[19] Instructions à Bellinzani, inspecteur, 1670.

[20] Lettre à l'archevêque de Lyon, 1671.

[21] Besche, un des directeurs, était fort exigeant et peu scrupuleux. Il voulait qu'on lui payât les gages de deux commis dont l'utilité était loin d'être démontrée ; Colbert consentait à les lui payer, afin de l'encourager par toutes sortes de bons traitements. On l'accusait de ne pas payer les ouvriers ; Colbert veut bien passer par-dessus ce grief : L'abus que vous avez découvert..... n'est pas considérable s'il réussit dans la découverte de ses mines, joint que, si les ouvriers s'en plaignent, on pourra avec douceur leur faire rendre justice. Colbert à Clerville, juin et juillet 1669.

[22] Voir plus haut, chapitre XVI, paragraphe V, les sommes données ou prêtées à la tapisserie de Beauvais — Lettres de Colbert au fabricant de fer-blanc de Beaumont : Le roi vous a donné de l'argent pour acheter la terre de Beaumont. Instructions à Bellinzani 1670 : Le roi a donné au sieur Lallemant 40.000 livres, à condition de mettre sur pied 120 métiers.

[23] Œuvres de Louis XIV, tome V. Lettre au comte de La Bourlie (1666).

[24] Mémoires de Louis XIV, pour 1666, rédigés en 1671. C'est pour la dernière fois que nous citons les Mémoires de Louis XIV, puisqu'ils s'arrêtent à 1667 pour les affaires intérieures et à 1668 pour les affaires politiques. En quittant ce livre auquel nous avons fait tant d'emprunts curieux, nous éprouvons le besoin de remercier notre collègue. Dreyss, qui a donné des Mémoires du grand roi l'édition la plus intelligente et la plus méthodique, en distinguant avec une précision lumineuse les notes, les journaux, les essais de rédaction, et la rédaction définitive.

[25] Lettres de Colbert, 1679. L'année suivante, il dit nettement que les privilèges des manufactures établies contraignent toujours lu commerce et la liberté publique.

[26] Colbert, Lettres aux maire et échevins d'Auxerre, 1670, 1673.

[27] Colbert, Lettre à propos de la manufacture de rubans à Chevreuse, 1669.

[28] Instruction à Bellinzani, octobre 1670.

[29] Proposition et avis utile touchant le commerce de Hollande, 1668.

[30] Lettres de Colbert à Colbert du Terron, intendant de la marine à Rochefort, juin et juillet 1669,

[31] Mémoire sur le commerce, présenté à Fouquet par Colbert en 1657.

[32] Instructions données à Nointel, ambassadeur à Constantinople, 1670.

[33] Cette préséance est ainsi justifiée dans le traité, article 19 : Et parce que ledit empereur de France est, entre tous les rois et princes chrétiens, le plus noble de la haute famille, et le plus parfait ami que nos agents aient acquis entre lesdits rois et princes de la croyance de Jésus en celte considération nous voulons et commandons que son ambassadeur qui réside à notre heureuse Porte, ait la préséance sur tous les ambassadeurs des autres rois et princes, soit à notre divan public ou autres lieux où ils pourront se trouver. Dumont, Corps diplomatique, tome VII.

Un des articles accessoires, le me, emprunte aux superstitions mahométanes un intérêt particulier : Nous ordonnons que les couda français et les religieux qui leur sont sujets, les marchands et les drogmans, puissent faire du vin dans leurs maisons, et en puissent apporter du dehors sans que personne les moleste ni les empêche.

[34] C'est Louis XIV qui donne ces détails dans une lettre à Mondeverque, gouverneur de l'île Dauphine.

[35] Lettres de Colbert à Caron, et de Louis XIV à Mondeverque.

[36] Lettre de Colbert à l'ambassadeur français à Lisbonne (1669) : Les Portugais ont presque tout perdu depuis l'arrivée des Hollandais, et sont réduits aux seules places de Goa, Diu, et quelques autres moins considérables sur la côte de Coromandel..... Ils ont chassé les Portugais de Ceylan (1655) et de toutes les autres îles ; ils ont pris, contre la foi des traités, Cochin (1665) et Cananor. Tout ce qu'ils ont fait dans le pays, depuis qu'ils y ont porté leur avarice et leur tyrannie, sont des preuves concluantes que les Portugais ne peuvent attendre d'eux que leur entière destruction.

[37] Instructions à l'intendant, 1668.

[38] En 1667, à Treillebois, chef d'escadre ; en 1668, à Baas, gouverneur.

[39] Lettre du roi à Baas, 1668.

[40] Lettre de Colbert à Baas, juillet 1670.

[41] Ordonnance du roi, 9 juin 1670.

[42] Lettre de Colbert à Baas, 1670.