HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

DEUXIÈME PARTIE. — L'ÉPOQUE DE PUISSANCE ET DE GLOIRE SOUS COLBERT ET LOUVOIS

 

CHAPITRE XVI. — Les cinq premières années du gouvernement royal et de la politique du roi avant les grandes guerres, 1661-1665.

 

 

V. — Rétablissement du commerce et de l'industrie. - Premiers travaux publics, routes, canaux. - Riquet et le canal du Languedoc. - Efforts pour affermir les colonies.

 

La puissance du roi est supérieure par terre à toutes celles de l'Europe ; par mer elle est inférieure ; il faut la rendre égale partout[1].

C'est par cet appel à la gloire du monarque que Colbert, dans la première séance du Conseil de commerce (3 août 1664), animait Louis XIV à relever et à développer en France l'industrie, le négoce et la navigation marchande. Il montrait deux nations hérétiques, les Hollandais et les Anglais, seules puissantes dans l'Inde. Les Hollandais surtout lui faisaient peur avec leur compagnie des Indes, riche de 800 millions, leur monopole dans la Baltique et dans le Nord, et leurs 16.000 vaisseaux marchands. Ils usurpaient au détriment de la France le commerce de port en port dans les pays étrangers, et tout le trafic des iles de l'Amérique habitées par des Français. Ils importaient dans le royaume les produits de leurs manufactures, et en remportaient un argent considérable qu'ils retenaient chez eux. Sans prétendre à ruiner une république fondée par les services et la protection des rois de France, n'était-il pas juste de faire une part aux sujets du roi dans la richesse universelle ?

Si la France devenait industrielle et commerçante, en vendant ses produits au dehors, elle attirerait l'argent chez elle. Par les manufactures, un million de peuples qui languissent dans la fainéantise gagneraient leur vie ; un autre million subsisterait de la navigation et sur les ports de mer ; la multiplication presque à l'infini des vaisseaux multiplierait de même la grandeur et la puissance de l'État.

Quels seraient les moyens de cette entreprise ? Annoncer partout les volontés du roi, et les faire recommander par ceux qui le servent ; employer tous les ans une somme considérable pour le rétablissement des manufactures et de la navigation, pour achat ou construction de vaisseaux ; acquitter les dettes des communautés pour assurer aux habitants l'emploi de leur fortune et la sécurité de leurs transactions, réparer les chemins publics, abolir les péages établis sur les rivières, rendre les rivières navigables, examiner soigneusement les moyens de faire communiquer les mers par la Guyenne et par la Bourgogne ; accueillir à la cour les marchands, et avoir un représentant des marchands auprès du roi ; enfin examiner et réformer tous les tarifs d'entrée et de sortie des marchandises.

Tant de desseins en un seul, qui pouvaient paraître bien téméraires, avaient déjà, depuis trois ans, reçu un commencement d'exécution. Le roi en avait fait, dès le premier jour, une matière ordinaire de ses conseils, sur quoi Colbert atteste que malgré un tempérament exquis il entendait sans impatience ces questions fâcheuses et sans satisfaction pour l'esprit d'un grand prince[2]. Il sentit et bientôt il se plut à proclamer qu'il y avait là les meilleurs éléments de la prospérité matérielle, et même morale de ses sujets. Par le rétablissement du commerce, il espérait mettre le travail à la disposition des deux sexes et de tous les âges, les préserver des occasions de mal faire inséparables de la fainéantise, et créer une abondance nouvelle pour tous au lieu du luxe du petit nombre et de cette profusion des financiers qu'il avait punie[3]. Il se flattait même de donner une direction plus saine et des occupations honnêtes à des aventuriers bien dangereux dans tous les temps, à cette classe d'hommes, qui, sous prétexte de divers titres sans fonctions, ou d'une médiocre attache aux bonnes lettres ou à la pratique, menaient une vie oisive et rampante, et infectaient par l'exercice de la chicane la plupart des provinces[4]. Ces pensées, exprimées dans plusieurs de ses édits, lui font honneur. Peut-être il se comptait trop à les étaler, et à se poser en bienfaiteur du peuple. Il revient trop souvent dans ses préambules sur les services déjà rendus, sur ses intentions encore meilleures pour l'avenir[5]. Mais ce péché d'ostentation ne fait de tort qu'à et n'affaiblit pas l'efficacité réelle d'établissements profitables à tout le monde.

L'annonce des intentions du roi ne s'était pas fait attendre. Colbert, les communiquant à son frère, l'évêque de Luçon, le chargeait de les transmettre par toute la côte (octobre 1662), afin qu'assurés de tout l'appui, de toute l'assistance désirable, les particuliers ne craignissent plus de s'appliquer au commerce avec les pays étrangers, et de construire de nouveaux bâtiments. Entre autres promesses aux villes maritimes, le roi s'engageait à faire escorter par des vaisseaux de guerre les vaisseaux marchands ; le rétablissement de la marine royale avait pour objet la répression des pirates, non plus seulement la guerre politique. A l'intérieur, les habitants des villes, solidaires des dettes des communautés, toujours en procès, quelquefois emprisonnés pour ce grief, n'avaient pas d'argent à mettre dans les affaires ; les péages et le mauvais état des rivières et des routes embarrassaient ou supprimaient la circulation. On travailla immédiatement à l'extinction des dettes des communautés. Des maîtres des requêtes furent chargés, dans les provinces, de vérifier ces dettes et d'indiquer les moyens de liquidation ; des commissions spéciales instituées tout exprès en Bourgogne et en Languedoc et recommandées à la vigilance des princes de Condé et de Conti ; tous les procès-verbaux envoyés au Conseil et examinés en présence du roi qui prononçait sur la suite à y donner. Une telle opération était compliquée de trop d'intérêts pour se terminer même en quelques années ; on la retrouvera fréquemment à toutes les époques du règne ; mais il y avait un grand effet moral à la poursuivre sans délai et sans relâche. On agit de même à l'égard des péages qui pesaient sur les rivières ; par arrêts successifs, en cinq ou six mois, la Garonne, la Dordogne, la Charente, la Loire, la Seine, la Somme, la Marne, l'Oise, la Saône, le Rhône, furent affranchis au moins des péages dont les titres étaient vicieux ; le transport libre des marchandises au dedans du royaume semblait rétabli[6].

A la liberté il importait de joindre la facilité des communications. Colbert annonça que l'amélioration des finances permettait enfin au roi de donner une bonne partie de ses soins au rétablissement des grands chemins, ponts et chaussées, et autres ouvrages publics : ce dont, ajoutait-il, il est bon que les négociants soient avertis, afin de les réveiller de la léthargie où ils sont tombés au fait du commerce[7]. Le budget des routes jusque-là (1662) ne dépassait pas vingt-deux mille livres ; il fut porté en 1664 à deux cent vingt-deux mille, et il s'accrut sensiblement les années suivantes. Sainte-Maxence, Creil, Meaux, Châlons, Fismes, la chaussée de Paris à Orléans, les ponts d'Orléans, Beaugency, Jargeau, Gien, Montargis, Auxerre, Joigny, Montereau, Sens, ressentirent immédiatement les effets de la vigilance et de l'activité de Colbert. Par des inspections régulières, il assura la bonne qualité des travaux. On lit dans ses instructions à un ingénieur chargé de les vérifier : Sur toutes ces choses, il observera tous les défauts pour les faire réformer par le sieur François qui est suc les lieux, et qui n'en bougera par mon ordre jusqu'à ce que les ouvrages soient entièrement achevés. Colbert voudrait bâtir, non-seulement pour le présent, mais pour la postérité la plus éloignée : Il faut, dit-il[8], pour ces ouvrages et pour tous les autres de toute nature, les faire si solides, qu'ils puissent durer, s'il se pouvait, éternellement.

Le même entrain anima les études, les travaux destinés à rendre les rivières navigables, à les unir entre elles par des canaux, à joindre les mers par les fleuves. En 1662, On trouve, dans un arrêt du conseil, la première pensée du canal de Bouc. Ordre est donné aux trésoriers de France d'examiner le projet d'un canal entre le Rhône, près de Tarascon, et les étangs de Berre et la mer des Martigues. Il s'agissait d'épargner aux marchands les longueurs du passage par Gibraltar, les écueils ou les pirates de la Méditerranée, les dangers de l'embouchure du Rhône[9]. En 1663, mission est donnée au chevalier de Clerville, le maitre de Vauban, de rechercher dans toutes les provinces les rivières qui peuvent devenir navigables, d'étudier la construction d'un canal entre la Seine et la Loire à partir de Pithiviers, d'un autre entre la Saône et la Loire par l'étang de Long-Pendu dans le Charolais — ce sera le canal du Centre —, d'un troisième entre Beaucaire et Aigues-Mortes, d'un quatrième entre l'Aude et le Tarn, d'un cinquième entre Royan et la rivière de Seudre pour rendre plus facile l'entrée des vaisseaux dans la Gironde ; enfin de visiter tous les ports, graux et côtes du Languedoc, pour y reconnaitre ce que réclame le bien de la navigation et du commerce[10]. En 1665, un autre ingénieur était chargé de vérifier un plan de communication de la Meuse à l'Aisne, projet important, puisqu'il avait pour but de rendre libre la navigation de l'Allemagne et de la Hollande sans passer par la mer[11]. On sent que l'avantage auquel Colbert aspirait avant tout-, c'était de joindre la Méditerranée à la mer du Nord, l'Océan à la Méditerranée. Mais déjà il avait trouvé satisfaction sur le point le plus important. Riquet avait deviné et vérifié les moyens d'exécution du canal de Languedoc.

En 1662, Riquet de Bonrepos, un homme de gabelles, comme il s'appelait lui-même, se mêlant de nivelage, avait exposé à Colbert comment il fallait s'y prendre pour accomplir la pensée de François In, et triompher d'obstacles qui avaient rebuté Henri IV et Richelieu. Tout consistait à faire descendre des eaux de la montagne Noire à Naurouse, au point culminant des bassins de l'Aude et de la Garonne, où l'on établirait la réserve qui devait alimenter le canal des deux côtés. Riquet avait découvert ces eaux ; il offrait de prendre à sa charge les travaux nécessaires à l'expérience. Les profits de l'œuvre n'étaient pas douteux : le détroit de Gibraltar cessant d'être un passage obligé, les revenus du roi de France s'augmentant de tout ce que perdraient ceux du roi d'Espagne à Cadix, les droits à prélever sur le canal s'élevant à des sommes immenses, et les sujets de Sa Majesté s'enrichissant par mille commerces nouveaux. Bien accueillie par le Conseil, la proposition fut soumise à l'examen de commissaires désignés par le roi et d'antres choisis par les états de Languedoc (1663). Ils y mirent quelque lenteur : on était si habitué à se méfier d'un projet avorté tant de fois ! Mais ce retard ne fut qu'un avantage de plus ; car il donna à Riquet le loisir de réformer son premier plan, et de rêver à Saint-Germain, à une ai grande distance, une manière nouvelle à laquelle personne n'avait pensé, pas même lui, et qui se trouva juste sur les lieux[12]. Autorisé, en mai 1665, à commencer une rigole pour essayer la pente et la descente des eaux, il avait complètement réussi en octobre. Dès lors le roi pressa vivement l'exécution comme intéressant le bien de ses peuples et sa propre gloire.

Il chargea le prince de Conti d'obtenir des états de Languedoc une participation convenable à une dépense si avantageuse à la province. Le prince, docile à la consigne de faire valoir le roi par les services qu'il rendait à ses sujets, s'efforça de persuader les députés qu'il ne s'agissait que de la prospérité du Languedoc désormais consacrée par une grande voie de communication et par un port sur la Méditerranée. L'on cherchait autrefois, dit-il, des hommes intelligents dans la conduite des eaux, pour couper des montagnes et embellir des palais que l'on bâtissait du sang de peuple ; présentement on détourne le cours des rivières, on rassemble des eaux de toutes parts, on les conduit avec soin, artifice et dépense ; mais ce n'est ni pour embellir le jardin de Lucullus, ni pour satisfaire au luxe de Séjan. Tout se rapporte au bien public, à la grandeur de l'État et à l'avantage des peuples. De toutes les dépenses qui se font pour le Languedoc, le roi veut en laisser l'utilité, il ne s'en réserve que la gloire[13]. Cette éloquence échoua cependant ; par une contradiction qui n'est pas rare dans les assemblées délibérantes, l'entreprise, tant de fois réclamée par les états eux-mêmes, n'obtint d'eux aucune allocation au moment où elle devenait possible et vraisemblable. Le roi en manifesta un étonnement qui sentait la mauvaise humeur. Sa bonté méconnue, ses sacrifices personnels quand il n'avait pas trop de toutes ses ressources pour les antres dépenses de son État, les grands bénéfices assurés au Languedoc par le canal, le port de Cette, et le commerce du Levant, étaient à ses yeux d'assez bonnes raisons pour persuader les moins zélés et les plus durs pour le bien de leur patrie, et les convaincre qu'ils devaient tout faire pour commencer et, s'il était possible, achever de leur temps un travail si utile et si glorieux[14]. Il pressait Conti de ne pas se relâcher sur les sommes qu'il désirait que la province affectât à ces différents ouvrages. Mais en attendant la soumission des récalcitrants, il se décida à ordonner la construction du canal. Un édit (1666) en confia la direction à Riquet, et lui conféra comme fief le canal, ses rigoles et chaussées depuis la Garonne jusqu'à ses dégorgements dans la Méditerranée, et comme revenus les droits à percevoir sur les marchandises transportées, droits de chasse et de pêche, et divers monopoles. Il n'était pas ›possible que Louis XIV laissàt échapper une si belle occasion de se louer un peu au détriment de ses prédécesseurs, et de jouir par avance de la gloire que le temps a en effet attachée à cette fondation. Le préambule de l'édit respire, avec la satisfaction d'être utile à ses sujets, la confiance de laisser après lui un monument impérissable de grandeur. Bien que la proposition qui nous a été faite pour joindre la mer Océane à la Méditerranée, et d'ouvrir un nouveau port sur les côtes de notre province de Languedoc, ait paru si extraordinaire aux siècles passés, que les princes les plus courageux et les nations qui ont laissé à la postérité les plus belles marques d'un infatigable travail, aient été étonnés de la grandeur de l'entreprise et n'en aient pu concevoir la possibilité, néanmoins comme les desseins les plus élevés sont les plus dignes des courages magnanimes, et qu'étant considérés avec prudence ils sont ordinairement exécutés avec succès, aussi la réputation de l'entreprise et les avantages infinis qu'on nous a représenté pouvoir réussir au commerce par la jonction des deux mers, nous ont persuadé que c'était un grand ouvrage de paix, bien digne de notre application et de nos soins, capable de perpétuer aux siècles futurs la mémoire de son auteur, et d'y bien marquer la grandeur, l'abondance et la félicité de notre règne.

En tête de ces travaux de paix, et des éléments d'abondance et de félicité, Colbert plaçait le développement de la production intérieure. Produire pour soi et pour les autres nations, ne plus envoyer son argent hors du royaume et y attirer l'argent de l'étranger, telle était la passion qu'il trichait de faire partager autour de lui. Il consentait bien, en commençant, a acquérir de l'étranger la matière et les maîtres du travail ; mais, comme les Romains, il n'empruntait des armes aux autres que pour les vaincre par leur propre secret, En 1663, les Intendants furent avertis que le roi voulait rétablir les haras afin de monter sa cavalerie, et aussi afin de s'épargner désormais des achats de chevaux considérables au dehors. On alla chercher des étalons en Frise, Oldenbourg, et autres pays d'Allemagne, en Danemark, en Hollande, bientôt en Barbarie. On les distribua sur les côtes et dans les provinces les plus favorables à leur emploi, et, pour donner aux particuliers le goût de seconder les desseins du roi, on accorda aux gardiens l'exemption d'une partie des charges publiques, aux cavales et aux poulains le privilège d'être insaisissables pour impôts[15]. Une longue instruction de Colbert, expédiée à la même époque pour expliquer les soins, les égards même dus à ces animaux, fait connaître à la fois à quel degré d'ignorance les éleveurs étaient tombés et à quelle minutie de détails l'attention et l'intelligence de cet administrateur infatigable ne craignaient pas de s'arrêter[16].

Il avait encore plus à cœur de hâter le rétablissement des manufactures françaises. Afin de gagner les esprits à cette cause, il avait supputé en 1662 toutes les sortes de marchandises qui entraient chaque année en France : linge de table, toiles, acier, fer-blanc et noir, fil de laiton, d'archal et de fer, cuirs et peaux, goudron, huile de colza, coutils et mou-cades de Flandre, bas d'étame et soieries, et en regard les centaines de mille ou les millions de livres que la France payait en retour à la Flandre, à la Hollande, à l'Italie, à l'Allemagne, et même aux îles de Jersey et de Guernesey ; par exemple 192.000 livres pour l'acier, 220.000 pour le fil de laiton et de fer, un million pour le charbon, le plomb et le cuivre, et dix millions pour la soie. Armé de ces chiffres, il propose (1662) d'attirer ou de développer  la plupart de ces industries, à Arras, à Beauvais, i Rouen, à Coutances, dans le pays de Caux, de déboucher à tout prix des ouvriers de Nuremberg pour l'acier, d'exploiter les mines du royaume, de chercher de la soie à Madagascar et en Afrique, de faire travailler les gueux de l'hôpital général aux savonneries et aux bas d'étame. Les huiles de baleine et de colza étant utiles aux manufactures, il n'hésitait pas à demander que, pour le bien public, le roi sacrifiât une partie de ses revenus sur cette denrée. Des avances d'argent, des gratifications, des commandes pour la Cour, stimuleraient la confiance des fabricants. Il entendait surtout favoriser la manufacture des draps. Il parlait d'introduire en France des moutons d'Espagne et d'Angleterre, et d'en faire des cadeaux à Sedan, à Rouen, à Dieppe, en Berry ; mais en prenant ainsi la laine aux étrangers, on exclurait les draps fabriqués par eux. On demanderait aux drapiers de France de belles étoffes pour habiller le roi ; Sa Majesté s'en habillerait effectivement ; on interdirait aux bourgeois des villes, par des règlements de police, de porter d'autres étoffes que celles manufacturées au dedans[17].

Ce discours portait ses fruits dès l'année suivante. Colbert atteste que, en 1664, le roi s'habillait d'étoffes fabriquées en France, et en donnait à toutes les personnes de la cour[18]. On travaillait à une infinité de nouveaux genres d'orfèvrerie, de broderies et de toutes sortes de meubles ; deux des maisons de campagne du roi étaient ainsi meublées plus superbement que le Louvre ne l'avait jamais été[19]. La maison des Gobelins, quoique non organisée définitivement[20], devenait la manufacture royale des meubles de la Couronne, sous la direction de Lebrun, premier peintre du roi, et assurément le premier peintre de l'Europe. Une autre manufacture de tapis était créée à la Savonnerie, à Chaillot (31 mars 1664) ; une troisième à Beauvais (août 1664) sous le nom de manufacture royale de tapisserie. Pour cette dernière, le roi contribuait à l'achat des terrains, maisons et héritages nécessaires à l'établissement, prêtait sans intérêt 30.000 livres pour achat de laines, drogues et teintures, dispensait de la taille et du logement des gens de guerre le directeur, ses ouvriers et ses associés, et avec eux les peintres, teinturiers, brasseurs de bière, boulangers, qu'ils pourraient réunir au même lieu pour faire subsister leurs ouvriers. Ici encore le roi proclamait bien haut sa volonté de mettre le royaume en état de se passer des étrangers pour les choses nécessaires à l'usage et à la commodité de ses sujets. Il y aurait sans doute des ouvriers étrangers dans l'établissement, le roi même payait 20 livres de frais de voyage pour chacun d'eux ; mais les ouvriers français y seraient en nombre égal, et toujours cinquante apprentis français aux dépens du roi (30 livres par an pour chacun) ; après huit ans de séjour, les étrangers, s'ils continuaient à résider en France, seraient réputés régnicoles et naturels français[21]. En 1665, commença la manufacture du point de France. Les dentelles communes fabriquées jusqu'alors à Paris, à Lyon, en Normandie, en Auvergne, ne suffisant pas au goût du public, celles de Bruxelles et de Venise étaient plus recherchées. Colbert accueillit avec empressement une dame Gilbert, d'Alençon, qui savait le point de Venise ; il la chargea de monter une manufacture à Alençon même, d'où cette entreprise devait se répandre assez vite à Auxerre, à Argentan, au bois de Boulogne, non pourtant sans résistance ; car de toutes les innovations de Colbert, celle-ci fut la plus combattue, par la routine des femmes, la fainéantise et les émeutes populaires. La même année (1665), la concurrence s'annonçait contre une autre Industrie vénitienne, contre les glaces dont le nom seul semblait en réserver le monopole à Venise. On débutait, comme partout, avec le concours d'ouvriers italiens pour apprendre d'eux à les rendre inutiles.

Sans le commerce et en particulier le commerce de mer, les bénéfices de l'industrie étaient trop restreints pour placer jamais la France à la tête des nations riches, Or, par trois cents lieues de côtes sur l'Océan, et cent lieues sur la Méditerranée, la France n'avait que 200 vaisseaux marchands contre 16.000 hollandais ; et 6.000 matelots français servaient à l'étranger faute d'emploi chez eux[22]. Ce contraste, insupportable à Colbert, vrai cauchemar d'une partie de sa vie, exigeait qu'on suscitât l'esprit commercial dans toutes les classes du royaume. Le roi fit le premier pas, En 1662, deux de ses vaisseaux partirent pour la Suède ; ils allaient offrir aux Suédois du sel de France à la place du sel d'Espagne et de Portugal, et un pot-de-vin aux ministres les plus accrédités pour déterminer leur préférence ; en retour ils devaient rapporter des mâts, des planches, du cuivre, des boulets et autres matériaux de marine[23]. Le roi, disait formellement Colbert, a envoyé ses vaisseaux pour établir l'échange entre les deux nations, et afin de donner l'exemple à ses sujets[24]. L'impulsion se continua par des traités de commerce avec la Suède, le Danemark et les Provinces-Unies (1662-1663), qui offraient des garanties aux particuliers, des espérances à l'amour du gain. Les contractants s'assuraient mutuellement nue entrée facile dans les ports les uns des autres, et de grandes commodités d'échange. Toutefois un profit certain était réservé aux Français par un droit de fret, cinquante sous par tonneau, que le roi imposait à tout navire étranger sortant el entrant, et dont il dispensa ses sujets. Colbert maintint ferme ce principe contre les réclamations des Hollandais. Sa Majesté, disait-il ironiquement, ne prétend pas ôter aux ministres étrangers la liberté de faire toutes sortes d'instances de la part de leurs maitres, mais je puis vous assurer que ces sollicitations n'auront pas grand effet Il ne faut pas estimer que Sa Majesté révoque cette disposition jusqu'à ce que, le commerce commençant à se bien rétablir dans son royaume, il v ait une assurance presque certaine qu'il n'en soit plus diverti par les étrangers[25]. Les Hollandais obtinrent seulement la faveur de ne payer le droit de fret qu'une fois par voyage, à la sortie. Le même esprit domine la révision des tarifs (1664). Des droits multiples, embrouillés, et variant en outre de province à province, pesaient sur les marchandises indigènes et nuisaient à leur circulation surtout à la sortie du royaume. Le roi, voulant exciter ses sujets des provinces maritimes à entreprendre des voyages de long cours, et ceux des autres provinces à y prendre intérêt, résolut de réduire toutes ces taies à un seul droit d'entrée et un seul de sortie, facile à reconnaître et à percevoir ; mais en même temps par un système protecteur de l'industrie française qui devait malheureusement s'aggraver plus tard, il frappa les marchandises étrangères d'une augmentation de droits déjà sensible, quoique modérée si on la compare à celles qui l'ont suivie. La pièce de demi-drap d'Angleterre dut payer 4 livres 10 sols, le molleton 8 livres, les tapisseries d'Anvers et de Bruxelles 120, les 25 aunes de drap de Hollande et d'Angleterre 40 livres[26].

La création d'un conseil de commerce (août 1664) fut un appel plus vif encore et plus puissant sur les volontés indécises. Ce conseil devait, tous les quinze jours, sous la présidence du roi, traiter des intérêts du commerce et des manufactures, et des meilleurs moyens de les rétablir. A la première séance (3 août), pour en faire valoir la pensée et le mérite, Colbert loua le roi de sacrifier à une matière assez désagréable en soi le temps qu'il pourrait donner à ses divertissements ; c'étaient là des marques infinies de son amour pour ses peuples, des titres à leur vénération et à l'admiration des étrangers[27]. La lettre qui annonça la nouvelle institution aux échevins et habitants de Marseille, et aux magistrats des principales villes, valait encore mieux que ces compliments ; par les faits qu'elle rappelait, par des promesses trop solennelles pour n'être pas obligatoires, elle devait convaincre les plus hésitants que le roi prenait au sérieux les intérêts de tous, et qu'une bonne part au moins des revenus royaux serait employée désormais pour l'utilité commune. Jusque-là, le roi avait dépensé plus d'un million à la réparation des chemins publics ; il travaillait infatigablement à abolir les péages sur les rivières. Maintenant, il destinait un million par an au rétablissement des manufactures et à l'accroissement de la navigation. Il assisterait de ses deniers tous les marchands et négociants par mer qui achèteraient ou construiraient des vaisseaux, et tous ceux qui entreprendraient des voyages de long cours. Il recevrait dans son palais et logerait à sa suite, tout le temps nécessaire, tons les marchands qui auraient à traiter d'affaires avec lui ; le grand maréchal des logis de la maison royale avait l'ordre de marquer un logis pour cet effet qui s'appellerait la maison du commerce. Il s'engageait enfin à entretenir auprès de sa personne un ambassadeur des marchands ou à leur donner un représentant spécial à ses frais : Que si lesdits marchands veulent députer quelqu'un d'entre eux à notre Cour et suite pour avoir soin de leurs ladres, nous le ferons loger dans ladite maison et lui donnerons audience en toute occasion..... Que s'ils ont peine à trouver quelqu'un qui puisse ou veuille quitter sa famille pour cet emploi, nous commettrons une personne intelligente et capable à laquelle nous donnerons des appointements, pour demeurer dans ladite maison, y recevoir tous les marchands qui auront les affaires à notre Cour et suite, et leur envoyer otites les expéditions dont ils pourront avoir besoin, le tout sans aucuns frais et dépens[28].

Il importait de combattre le vieux préjugé qui éloignait les hautes classes des affaires et du commerce comme d'une occupation indigne des grands noms. Richelieu, par une ordonnance de 1629, n'avait pu guérir les orgueilleux de cette erreur funeste à la prospérité publique. Colbert reprit ici, comme en beaucoup d'autres choses, la pensée de Richelieu. Un arrêt du conseil du commerce (5 décembre 1664) rappela que tous les gentilshommes pouvaient, sans déroger, se livrer au commerce de mer. Louis XIV confirma cette doctrine pressant toutes les personnes de qualité de prendre un intérêt dans les grandes compagnies de commerce qu'il reconstituait ou créait à cette époque.

Aes Hollandais avaient une compagnie des Indes Orientales plus puissante que les Provinces-Unies dont elle relevait ; car elle mettait sur pied des armées de terre de 10 à 12.000 hommes, des armées de mer de 40 à 50 vaisseaux ; elle faisait victorieusement la guerre aux rois les plus puissants du pays ; elle réduisait à des débris pitoyables les domaines des Portugais. Maîtres de toutes les îles d'Orient, de tous les pays fertiles en épiceries, ils en rapportaient d'énormes quantités de marchandises à vendre dans tous les royaumes d'Europe ; ils tenaient de plus le monopole du commerce dans les îles de l'Amérique. Les Anglais avaient de leur côté une compagnie des Indes qui essayait de lutter contre celle de Hollande, quoique bien inférieure et souvent battue. Pourquoi la France resterait-elle en arrière ? Plein de confiance dans le résultat des voyages de long cours, et certain par l'expérience de ses voisins que le profit surpasse infiniment la peine et le travail[29], le roi commença par reconstituer la compagnie française des Indes Occidentales (mai 1664), et lui attribua le commerce exclusif de l'Atlantique entre les côtes d'Afrique et d'Amérique, jusqu'au cap de Bonne-Espérance d'une part, jusqu'à la Floride et au Canada de l'autre. Trois mois après (août 1664), il créa la compagnie des Indes Orientales et lui assigna, exclusivement à toute autre pendant cinquante ans, le commerce dans les mers Orientales depuis le cap de Bonne-Espérance jusqu'à l'Inde et dans les mers du Sud. Les plus beaux privilèges lui étaient concédés, comme garantie d'enrichissement et appât à la cupidité : propriété, justice et seigneurie de toutes les places conquises sur les ennemis ou les indigènes, droit absolu sur les mines d'or, d'argent, de cuivre et de plomb, droits d'esclavage et autres impliquant souveraineté. L'État lui fournissait le sel à prix coûtant, et lui payait une forte prime par tonneau pour toutes les marchandises emportées de France, une prime plus forte pour les marchandises rapportées de l'Inde. Les charges se réduisaient à reconnaitre l'autorité du roi, à rendre la justice en son nom, à bâtir des églises à Madagascar et dans tous les lieux occupés. Il v avait là de quoi multiplier les adhérents, si on parvenait à changer les Français, et à leur faire oublier, par les profits des voyages et des établissements lointains, les habitudes et les avantages de la patrie.

On obtint au moins, par une sorte de violence morale, une adhésion factice. Le roi souscrivait pour un million à la compagnie des Indes Orientales, les deux reines et le dauphin chacun pour soixante mille livres, les princes de Condé et de Conti chacun pour trente mille. On prêcha comme un devoir l'imitation de ces beaux exemples. Charpentier de l'Académie, le gros Charpentier de Boileau, publia le discours d'un fidèle sujet touchant l'établissement d'une compagnie des Indes Orientales. Colbert pesa de toute son autorité sur les hauts fonctionnaires pour les attirer eux-mêmes dans la spéculation, et gagner par eux leurs inférieurs ou administrés. Une circulaire aux premiers présidents des cours souveraines et aux trésoriers de France, louant d'abord la conduite des princes du sang et de toutes les personnes de qualité, énumérait pour motifs de conviction la connaissance infaillible des grands avantages attachés à l'entreprise, l'obligation de bien mériter envers Dieu puisque le principal dessein d'un si grand établissement était de porter l'Évangile en ces pays éloignés, envers le roi qui prenait à sa charge les pertes possibles dans les commencements, envers le public qui y rencontrerait ses commodités. Il y eut des félicitations solennelles pour les magistrats empressés à enregistrer l'édit et à souscrire, pour les officiers municipaux actifs et heureux à encourager leurs concitoyens. Il y eut au contraire des signes de mécontentement, et menace de mauvaise note, contre ceux qui hésitaient ou dont la souscription parut trop faible[30]. Si un élan ainsi commandé pouvait se ralentir bientôt, il avait toujours l'avantage d'attirer l'attention publique sur un grand intérêt, de mettre le commerce en honneur et de lui assurer plus d'un adepte capable de persévérance.

L'année 1664, si féconde en faveurs pour le commerce, vit encore naître les entrepôts. L'édit qui réformait les droits d'entrée et de sortie prescrivit aux fermiers d'établir aux villes de La Rochelle, Ingrande, Rouen, le Havre de Grâce, Dieppe, Calais, Abbeville, Amiens, Guise, Troyes et Saint-Jean de Losne, des magasins où seraient entreposées les marchandises destinées aux pays étrangers ; elles y seraient exemptées de tout droit d'entrée et de sortie. Le négoce au loin trouvait dans cette circulation franche son meilleur encouragement. Mais en même temps Colbert méditait tune autre sorte d'entrepôts au dehors pour les compagnies des Indes. Il s'occupait de multiplier les colonies. Grâce aux colonies, disait-il sans scrupule, en présence de Louis XIV, on pourrait, par droit on par fraude, porter nos toiles dans la terre ferme d'Amérique[31]. Par droit ou par fraude ! Serait-il donc vrai que l'homme ne pût s'appliquer au commerce, à la recherche du lucre, sans perdre bien vite quelque chose de la notion du juste ? Nous verrons en effet de singuliers accommodements de Colbert avec la délicatesse.

La France n'avait encore que des ébauches de colonies. Le Canada était la plus ancienne et la moins incertaine. On y voyait trois habitations principales le long du Saint-Laurent : Québec, les Trois-Rivières, Montréal, et environ 3.000 habitants français dont 1.200 hommes en état de porter les armes. A côté, sur la frontière, les sauvages Iroquois imposaient l'obligation d'une défensive perpétuelle, et disputaient leur terrain pied à pied. La compagnie, formée sous Richelieu (1628), trop faible pour protéger le pays, avait remis aux habitants son traité de la pelleterie (1641) et son droit de seigneurie en retour d'un millier de castors par an. En 1662, affaiblie encore par la diminution du nombre de ses membres, elle abandonna au roi ce reste de ses droits.

Aux Antilles, entre les grandes possessions espagnoles et les récentes conquêtes des Anglais et des Hollandais, quelques Français s'étaient établis dans les petites îles : les sieurs Nouel à la Guadeloupe, la famille du Porquet à la Martinique, la famille de Faudoas à la Grenade. D'autres Français, à Saint-Domingue, aidaient aux entreprises des boucaniers et des flibustiers contre l'Espagne, préparant, pour un temps éloigné, à la France la domination d'une partie de cette île.

Dans les mers de l'Inde, la grande ile de Madagascar ou Madécasse, appelée Saint-Laurent par les Portugais[32], avait été abordée par des Français qui la nommèrent Dauphine, et y essayèrent une première fondation, le fort Dauphin à l'extrémité sud-est[33]. Une compagnie d'Orient, organisée par Richelieu (1642), l'avait explorée et guerroyée sans parvenir à y faire aucune conquête durable, et avait reconnu dans le voisinage une des îles Mascareignes qui fut décorée du nom de Bourbon. Le directeur de cette compagnie, Flacourt, revenu en France en 1657, exposait à Fouquet, dans une longue relation, les avantages de la possession de Madagascar, et les moyens de les obtenir. Il demandait huit établissements dont les principaux au fort Dauphin, à la baie d'Antongil dans la partie septentrionale, à la baie de Saint-Augustin sur la côte occidentale, et à l'île Bourbon. Il assurait que le pays fournissait de lui-même le riz, les bois de senteur et de couleur, la cire, et les gommes, les pierres d'agate, de cornaline, de jade, de jaspe, et l'ambre gris négligé par les habitants sur le bord de la mer ; qu'avec le travail industrieux des Français, il donnerait largement le coton, le tabac, l'indigo, la soie, le miel, et les pierres précieuses que les sauvages dédaignaient de rechercher. H insistait sur la nécessité de convertir la population indigène à la religion chrétienne et catholique avant l'invasion des mahométans des côtes d'Arabie ou des hérétiques d'Europe[34].

Colbert était trop avide de la prospérité du commerce pour ne pas pousser énergiquement au développement des colonies. Le roi venait de recouvrer l'autorité directe sur le Canada, il la reprit également sur les lies des Antilles. Pour 500.000 livres on acheta des chevaliers de Malte la moitié de Saint-Christophe ; on désintéressa pour 320.000 livres les familles qui tenaient la Guadeloupe, la Martinique, la Grenade, et quelques autres qui en dépendaient. On voit, par une statistique de Colbert, que la moitié de Saint-Christophe, la Guadeloupe, la Martinique, la Grenade et les Grenadines, Sainte-Croix, Sainte-Lucie, Saint-Barthélemy appartenaient dès lors aux Français[35]. On peut y joindre Vile de la Tortue à qui la France nommait un gouverneur en 1665. En 1663, une compagnie particulière, conduite par de Labarre, entreprit de coloniser la Guyane ; Colbert la favorisant, deux vaisseaux débarquèrent. sur cette terre nouvelle un premier détachement de colons (1664), et bientôt une description de la France équinoxiale ci-devant appelée Guyane annonça le premier succès et les espérances des fondateurs. Pour mieux assurer l'exploitation sur tous ces points, la Guyane, les Antilles, le Canada furent assignés à la compagnie des Indes Occidentales. Le roi, en ôtant le gouvernement des îles aux seigneurs pour le remettre à la compagnie, se proposait de garantir ses sujets de toutes les vexations exercées par les seigneurs et propriétaires. On n'oublia pas Madagascar qui s'offrait d'elle-même comme l'entrée de l'Orient, et le point de départ de tous les établissements à tenter dans l'Inde. On l'assigna à la compagnie des Indes Orientales. Un premier convoi de colons et de marchands se rassembla à Brest (1684), pour cette destination. On le grossit de gueux et de misérables rassemblés de toutes parts, ce qui faisait dire à un médisant, grognon et esprit fort : Cela débarrassera la France des gens oiseux qui  abondent, mais il me semble qu'il serait bon d'y envoyer aussi des moines, car nous en avons beaucoup trop ici et ailleurs[36]. Cette activité fut assez sensible pour que le roi se vantât, dans un préambule d'édit, d'avoir fortifié les colonies du Canada et des îles d'Amérique. La petite Académie de l'histoire métallique célébra de son côté l'expédition de Madagascar par une médaille représentant un bœuf avec une bosse sur le dos, appuyé à un ébénier[37].

La louange se justifia sans délai au Canada. En 1665, une armée partie des Antilles françaises vint assurer les colons contre les Iroquois. Le régiment de Carignan battit et effraya les sauvages qui partirent faire leur soumission au roi de France. Trois forts furent construits le long de la rivière Richelieu, frontière des vaincus, pour les tenir perpétuellement en échec ; et, ce qui valait mieux que des murs, les officiers, qui avaient combattu, se fixèrent au Canada dans des concessions de territoire voisines des forts, donnant ainsi des défenseurs permanents à la contrée, et aux Français d'Europe l'exemple d'adopter et de peupler cette nouvelle patrie. Colbert, qui avait prévu cette victoire, avait d'avance indiqué à l'intendant les meilleures mesures pour en compléter les avantages. Établir une bonne police, réformer les concessions de territoire dont la trop grande étendue, isolant les colons, les empêchait de se protéger entre eux, y substituer des défrichements de proche en proche et resserrer les habitants en paroisses ou bourgs comme en France, telles étaient ses premières instructions. Il recommandait ensuite l'établissement de manufactures, la fabrication dans le pays des habits et des chaussures que jusqu'alors on faisait venir d'Europe, l'entretien et l'élève du bétail si favorisé naturellement par la salubrité des eaux et l'immensité des prairies, la conservation des bois de la plus belle venue pour la marine et la construction de vaisseaux. Quoiqu'il eût contre l'influence spirituelle des jésuites dans ces contrées la triste jalousie qui rapetisse trop souvent les pensées et les actes de la puissance temporelle, il voulait qu'on donnât au peuple de la colonie une grande vénération des choses de la religion. Il réclamait également beaucoup d'amour et de respect pour la personne royale de Sa Majesté ; mais il entendait que ces sentiments fussent l'effet de la reconnaissance, le prix de la douceur de l'administration et de la félicité des sujets[38].

On aime à s'arrêter sur ces premiers essais de colonisation, sur ce début laborieux d'une œuvre gigantesque entreprise pour l'honneur du pays, et qui ne restera incomplète que parce qu'elle aura contre elle les inclinations contraires du caractère français, les embarras de grandes guerres à la fois européennes et maritimes, et la difficulté de soutenir à de si grandes distances des établissements encore incapables de résister par eux-mêmes. On se console ainsi de la modicité des résultats par la certitude qu'aucune des qualités nécessaires au succès n'a manqué à l'intelligent organisateur.

 

 

 



[1] Voir ce discours, que nous analysons d'ailleurs ici, dans la Collection Clément, tome des finances, industrie et commerce.

[2] Colbert, Mémoire pour servir à l'histoire, 1663.

[3] Préambule de l'édit de fondation de la Compagnie des Indes Orientales, août 1664.

[4] Préambule de l'édit pour la révision des tarifs, 1664, 18 septembre.

[5] Dans le préambule de l'édit du 18 septembre 1664, le roi énumère longuement tout ce qu'il a fait jusque-là : Il a voulu prendre lui-même le maniement de ses finances, et a aboli les péages sur les rivières, rétabli les ponts-et-chaussées, ranimé la navigation, exempté ses sujets du droit de cinquante sous par tonneau imposé à tout vaisseau étranger, donné la classe aux corsaires, et fortifié les colonies du Canada et des îles d'Amérique ; il va maintenant ajouter à ces bienfaits la révision des tarifs.

[6] Colbert, Mémoire pour servir à l'histoire, 1663.

[7] Lettre à l'intendant de Lyon.

[8] Instructions à Leveau, ingénieur, et à Chamois, 1665, Collection Clément.

[9] Texte de l'arrêt. — Collection Clément.

[10] Mission donnée à Clerville. — Collection Clément, volume des routes, canaux, etc.

[11] Mission donnée à Charmois. — Collection Clément.

[12] Pour ceci et pour ce qui est dit plus haut, Lettres de Riquet à Colbert en 1662 et 1668.

[13] Histoire du canal de Languedoc, par les héritiers de Riquet.

[14] Lettre du roi à Conti, 25 décembre 1665.

[15] Colbert, Lettre aux Intendants, 1663.

Arrêt du conseil d'État, 17 octobre 1665 : Ceux qui seront chargés de la garde des étalons seront à l'avenir dispensée de tutelle, de curatelle, logement des gens de guerre, guet et garde des villes, même de la collecte des tailles, et de 30 livres de taille sur le pied du taux de la présente année. Les cavales qui serviront auxdits haras, et les poulains qui en proviendront, ne pourront être saisis ni pour les tailles, ni autres deniers de Sa Majesté, ni pour dettes des communautés.

[16] Cette instruction explique comment l'étalon doit être pansé et nettoyé à la main, couvert de couvertures selon l'hiver et l'été, nourri de paille fraîchement battue et d'avoine. On ne doit pas lui couper la queue ni les crins... et que personne, de quelque qualité que ce soit, ne s'en serve de monture, à peine d'encourir la disgrâce de Sa Majesté, qui en sera avertie par les personnes commises pour lui en donner avis dans chaque province.

[17] Colbert, Discours sur les manufactures du royaume, 1663. Il ne faut pas le confondre avec le discours de 1664, cité plus haut.

[18] On lit cette phrase, à la date de 1664, dans des notes données par Colbert pour les mémoires destinés au dauphin.

[19] Colbert, Mémoire pour servir à l'histoire.

[20] Elle n'a été tout à fait organisée que par l'édit de 1867. Voir plus bas, etc.

[21] Texte des lettres patentes. Collection Clément.

[22] Colbert, Mémoire pour servir à l'histoire.

[23] Lettre de Colbert à Courtin, résident en Suède, août 1662.

[24] Colbert, Lettre à Courtin, 18 août 1682. — Lettre à d'Estrades, en Hollande, 24 août 1663.

[25] Colbert, Lettre à d'Estrades, 1663.

[26] Texte de l'édit du 18 septembre 1664, sur les tarifs.

[27] Colbert, Discours, 3 août 1664, déjà cité au commencement de ce paragraphe.

[28] Texte de la lettre aux échevins de Marseille, etc. Collection Clément.

[29] Texte de l'édit de création de la Compagnie des Indes Orientales.

[30] Colbert, Circulaire aux présidents et trésoriers de Franco ; Lettre au président Brulart de Dijon (1664), aux maire et jurats de Bayonne (1666).

[31] Discours de 1664, à l'ouverture du Conseil du commerce.

[32] Du nom de Lorenzo d'Almoïda qui la découvrit en 1506.

[33] Dans l'établissement d'une colonie, dit Swift, les Français commencent par bâtir un fort, les Espagnols une église, et les Anglais une taverne.

[34] Histoire de la grande île de Madagascar, composée par le sieur de Flacourt, directeur général de la Compagnie française de l'Orient, et commandant pour Sa Majesté dans ladite île et les îles adjacentes. In-4°, à Paris, chez Pierre Bienfait, au palais, dans la grand'salle, au quatrième pilier, à l'image Saint-Pierre, MDCLXI.

[35] Cette statistique répartit de la manière suivante la possession des autres Antilles :

Aux Caraïbes, la Dominique.

Aux Espagnols, Cuba, Saint-Domingue, Porto-Rico.

Aux Anglais, la Jamaïque, Barbade, Nevis, Monserrat, moitié de Saint-Christophe.

Aux Hollandais, Tabago et Saint-Eustache.

[36] Guy Patin.

[37] Voir Flacourt. Le bois d'ébène avait été jusque-là le grand objet du commerce français à Madagascar. Le bœuf à bosse était la curiosité la plus remarquée. Flacourt parle de trois sortes de bœufs à Madagascar : les bœufs qui ont des cornes, le bœuf boury à tête ronde et sans cornes, le bœuf à cornes pendantes attachées à la peau de la tête : Tous ont de grosses loupes de graisse sur le chinon du cou, de laquelle loupe on fond la graisse pour la manger au lieu de beurre, d'autant qu'elle est aussi agréable que le beurre.

[38] Colbert, Lettre à Talon, intendant au Canada, 1665.