HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

PREMIÈRE PARTIE. — LA FRANCE POLITIQUE, RELIGIEUSE, LITTÉRAIRE SOUS MAZARIN (suite et fin)

 

CHAPITRE XI. — De l'administration, des finances et des mœurs, avant la paix des Pyrénées.

 

 

III. — La licence des mœurs. - Les premiers amours de Louis XIV : Olympe et Marie Mancini. - Persistance de la misère publique. - Premiers sermons de Bossuet : dernières fondations de Vincent de Paul ; l'hôpital général. - Besoin universel de la paix.

 

Le danger se révélait déjà dans la ruine de plusieurs de ces magnifiques. Les dettes, cette lèpre des grosses fortunes, qui devait être la misère constante du grand siècle, commençaient à flétrir les existences les plus brillantes. On racontait que le comte de Caravas, na ami de Condé, émigré avec lui, avait été arrêté par ses créanciers sur le pont de la Haye. Il resta détenu jusqu'à ce que Ripperda, son beau-père, l'eût cautionné. Au dedans, la mort du duc de Candale, fils du duc d'Épernon, produisit une vive impression par la découverte qu'il laissait sept cent mille livres de dettes[1]. Les La Rochefoucauld, fort mal dans leurs affaires, pour rétablir l'équilibre ou pourvoir aux dépenses les plus pressantes, se plaçaient dans la dépendance absolue de leur ancien domestique. Le père remettait Gourville le soin d'administrer ses terres, d'en percevoir les revenus, d'éteindre les dettes, se réduisant personnellement à une pension mensuelle de quarante pistoles pour ses habits et ses menus plaisirs. Le fils, prince de Marsillac, dénué d'argent et d'équipage pour aller à l'armée, empruntait à Gourville d'abord soixante mille livres, un peu plus tard cinquante mille, et dans un autre besoin vingt mille. La famille en fit une constitution au prêteur, et le duc de Liancourt, pour mieux assurer ces emprunts, les cautionna. La Rochefoucauld ayant voulu se défaire de son équipage de chasse, Gourville lui épargna ce sacrifice en prenant sur lui-même la moitié des frais d'entretien[2].

L'immoralité était une autre plaie plus profonde, et non moins vivace, comme l'a prouvé toute l'histoire du XVIIe siècle. Le luxe est si bien l'origine ou le foyer des mauvaises mœurs, que son nom latin, luxuria, est devenu dans le langage chrétien le nom de la passion la plus impure. Il pousse aux plaisirs et à la variété des satisfactions parce qu'il a de quoi suffire à toutes les convoitises : il pousse au vice par l'élégance qu'il lui prête ; il le réhabilite par une distinction qui anime l'orgueil des effrontés et rassure les volontés faibles contre la honte. Que l'intérêt matériel vienne s'y joindre, l'espoir de s'enrichir en cédant à des propositions coupables, dès lors la provocation ne trouve plus de résistance, et le vers de Boileau, au lieu d'une boutade de malignité morose, n'est que la simple expression d'un fait dont les preuves abondaient sous ses yeux :

Jamais surintendant ne trouva de cruelles.

Le beau monde de l'époque ne reculait pas devant cette théorie à la fois vile et lucrative. Vous vous amusez après la vertu, écrit Bussy à Sévigné, comme si c'était une chose solide, et vous méprisez le bien, comme si vous ne pouviez jamais en manquer ; ne savez-vous pas ce que disait le vieux Sénectaire, homme d'une grande expérience et du meilleur sens du monde : que les gens d'honneur n'avaient pas de chausses. Nous vous verrons un jour regretter le temps que vous avez perdu : nous vous verrons repentir d'avoir mal employé votre jeunesse, et d'avoir voulu avec tant de peine acquérir et conserver une réputation qu'un médisant peut vous ôter, et qui dépend plus de la fortune que de votre conduite[3].

Tous ces hommes en effet recherchaient, comme un complément de leur élévation, les succès en matière d'amour, la conquête des objets les plus enviés. Madame de Sévigné compte au premier rang parmi celles qui furent le plus poursuivies, et elle le mérite surtout par la fermeté de sa résistance indomptée. Veuve à vingt-quatre ans, et dispensée de tout regret pour un mariage qui ne lui rappelait aucun souvenir heureux, étincelante d'esprit, de talent et de beauté, on la voit, courtisée par le prince de Conti après la paix de Bordeaux, résister aux cousins de Sa Majesté, malgré le défi de Bussy. Lesdiguières lui en voulait, dit un témoignage contemporain, et cette fête que nous avons décrite plus haut était à l'intention de la gagner ou de la compromettre. Nous ne parlons pas des obsessions permanentes de ce fat de Bussy, qui n'aboutirent qu'à le mettre un jour en fureur et à le jeter par vengeance dans la calomnie. Fouquet se distingua par des avances dont on parlait partout, dont Bussy encore suivait avec malice les progrès ou les échecs. Le surintendant fut obligé de se réduire à la simple amitié ; rien n'a pu établir un soupçon sérieux contre la vertu de la femme qu'il désignait ainsi à tous les regards, pas même les lettres signées d'elle qu'on retrouva plus tard chez lui et qu'on lut avec avidité. Cependant il manque à cette ferme résistance la tenue grave que voudraient y trouver ceux qui prennent au sérieux la pureté des mœurs. Elle riait du danger et elle le faisait durer. Elle parle de ses précautions et de ses craintes, et cela ne l'empêche pas de fréquenter le tentateur. Elle espère par sa conduite l'empêcher de recommencer toujours inutilement la même chose ; mais si elle ne l'a vu que deux fois en six semaines, c'est parce qu'elle fait un voyage[4]. Jouer avec le feu, parce qu'elle est bien déterminée à ne pas s'y brûler les doigts, n'est certes pas un exemple à proposer. Et que, une fois victorieuse de ces poursuites, elle soit restée la correspondante intime, puis l'avocate passionnée de l'homme qui, après tout, ne se proposait que de la flétrir, c'est dire que la vertu, même dans le jansénisme, ne sentait pas assez vivement l'outrage caché sous des empressements coupables, ni la nécessité de cette rancune extérieure qui est la vengeance de sa dignité.

De toutes les preuves que nous pourrions invoquer, aucune ne démontre mieux l'action meurtrière de l'argent sur les mœurs que les faits, aujourd'hui connus, de la vie privée de Fouquet. La politique, les laissant en dehors du crime d'État, n'en a pas demandé compte ; mais l'histoire, qui juge tout, a le droit de les réclamer et de les produire pour l'instruction de la conscience humaine. Ils dénoncent l'audace d'un côté, la servilité de l'autre, la violence des convoitises de tous. L'ambition de Fouquet, si haute qu'elle paraisse, ne surpassait pas son emportement pour la volupté. Il la cherchait à tout prix, sous toutes les formes, dans tous les rangs de la société. Mais s'il provoquait lui-même, il était souvent provoqué à son tour ; pendant qu'il s'efforçait de subjuguer les volontés capables de refuser ou de marchander leur consentement, il en voyait d'autres, attirées par l'appât du gain, venir s'offrir d'elles-mêmes. Les lettres, saisies à la fin dans sa cassette, permettent de surprendre sur le fait, à l'état latent mais actif, les hypocrisies, les calculs, les services honteux entre lesquels il avait à choisir. On y voit que telle femme ou fille qui avait bonne renommée, parce qu'elle se conservait une bonne apparence, n'était ni sage ni honnête. On en trouve qui promettent avec l'intention de ne pas tenir, le trompent par de beaux semblants, et espèrent recevoir ses libéralités sans lui en rendre le prix : chose toujours mauvaise devant Dieu, dit une âme honnête, et honteuse devant les hommes[5]. Plus loin on reconnait que c'est à sa bourse seule, non à sa personne, que s'adressent les séductions, et qu'il n'est pas nécessaire d'être le plus aimable, le plus jeune ou le plus galant, pour avoir les meilleures fortunes : ce n'est pas en vain, dit Motteville, que les poètes ont feint la fable de Danaé et de la pluie d'or. Une de ces lettres est ainsi conçue : de ne vous aime pas, je hais le péché, mais je crains encore plus la nécessité ; c'est pourquoi venez tantôt me voir[6]. Mais dans quelle catégorie ranger une autre lettre dont la signature et l'objet semblent être la réunion de toutes les turpitudes. L'auteur est une grande dame ; elle annonce au surintendant qu'elle a trouvé une nouvelle complice pour sa lubricité, un plaisir à trente pistoles qui lui sera aussi doux que ceux qui lui coûtent tant d'argent[7]. Cette dame était la maîtresse de Fouquet ; à ce titre elle recevait, avec quelques membres de sa famille, une énorme pension sur les gabelles. Descendue à la seconde phase de ses complaisances, elle continuait à gagner son argent en pourvoyant le luxurieux au rabais.

Pendant qu'un reste de mystère couvrait en partie ces désordres qui n'en minaient pas moins la société par la base, la cour offrait un spectacle peu capable de rassurer pour l'avenir les hommes de bien et de probité morale. Les amours de Louis XIV commençaient. Le petit-fils de Henri IV avait, dans son héritage de famille, des instincts de volupté qu'aucune éducation forte n'avait amortis, et il trouvait autour de lui des excitations que le sentiment des convenances était impuissant à contrebalancer. Les rappels à l'ordre, que sa mère lui adressait de temps en temps, étaient contredits par les manières belles et galantes auxquelles se complaisait Anne d'Autriche[8] ; la connivence intéressée qu'on peut imputer à Mazarin, livrant à sa merci les objets de ses désirs, lâchait la bride à sa fougue naissante. C'est par les nièces de Mazarin qu'il débuta dans cette voie coupable. Après la dispersion de la Fronde, à seize ans, il commença à distingue Olympe Mancini dont .l'ainée avait épousé le duc de Mercœur. Il lui accorda devant toute la cour une préférence dont la princesse d'Angleterre était jalouse. Il la menait toujours danser ; les divertissements, les bals, semblaient n'être que pour elle. En 1656, dans cette même année où il promulguait des lois somptuaires contre les dépenses inutiles et les parures excessives, il ne craignit pas, pour amuser et honorer Olympe Mancini, de faire une course de bagues à l'imitation et avec l'éclat de l'ancienne chevalerie. On se demandait si cet amour n'irait pas jusqu'au mariage : la reine seule soutenait qu'il n'en serait rien. L'année suivante en effet (février 1657), Olympe Mancini épousa le comte de Soissons, prince de Savoie et de Bourbon tout ensemble, dont le père, de la branche de Carignan, s'était greffé par mariage sur une branche de la maison de Condé[9]. Olympe devint ainsi cette comtesse de Soissons ou simplement madame la Comtesse, destinée à tant d'importance dans les intrigues de la cour, et plus tard à l'odieux renom d'empoisonneuse[10]. Mais la tendresse du roi, au lieu de se rebuter par ce mariage, ne fit que s'affirmer avec plus d'obstination, et donner plus d'autorité à la médisance. Il visitait sans cesse la comtesse de Soissons ; il ne paraissait satisfait que dans sa compagnie. Il se hâtait de quitter la fête de Lesdiguières, afin d'aller montrer ses habits portugais à la comtesse de Soissons ; au bal du chancelier Séguier, il fut toujours à côté d'elle, ce qui prouve, dit un témoin, que, depuis qu'elle est relevée de couches et plus grasse que jamais, elle retient et possède toutes ses affections[11]. Les uns trouvaient singulières toutes ces allures ; d'autres, comme Mademoiselle, s'étonnaient qu'on s'étonnât que le galant déclaré d'une femme se montrât empressé de la voir et de la suivre[12]. Ces assiduités durèrent longtemps, même en concurrence avec d'autres liaisons. Le dernier effet s'en fera sentir dans la liberté de la fuite laissée, de l'aveu de Louis XIV, à la comtesse soupçonnée de crimes[13], et peut-être aussi dans la haine la plus opiniâtre contre laquelle Louis XIV ait eu à se défendre à la fin de son règne. Olympe Mancini est la mère du-prince Eugène, le dernier des adversaires personnels du grand roi. Qui sait si cette antipathie inexorable n'avait pas pour principe le soupçon et le dépit d'une filiation adultérine ?

L'amour du jeune roi pour la comtesse de Soissons n'était pas exclusif de tout partage. Ici il en contait dans un bal à mademoiselle de Marivaux ; là il faisait des avances à mademoiselle de Lamotte-d'Argencourt[14]. Mazarin, pour le mieux accaparer, lui offrit une tentation qu'il pourrait trouver à toute heure, dans sa maison. Voyant Olympe mariée, dit madame de Motteville, il tira du couvent sa nièce, Marie Mancini, pour donner une société au roi. Un tel mot d'une personne si discrète est un aveu décisif dont la réputation de l'oncle ne peut se relever ; il affermissait donc sa faveur sur la corruption des siens. Le piége était bien tendu. Quoique Marie Mancini ne fût pas belle, elle plut au jeune homme par d'autres attraits. L'amour se déclara bientôt des deux côtés, avec une vivacité qui dépassa les succès d'Olympe. Le bruit en retentit en France et jusqu'à Rome. Le pape Alexandre Vil voulut savoir du chargé d'affaires de France ce qu'il fallait en penser. On lui répondit qu'il n'y avait dans tout cela qu'une grande sympathie d'esprits, qu'un amour de deux caractères conformes l'un à l'autre, amor socialis, dont la chasteté n'avait rien à craindre[15]. Mais en France on put craindre par deux fois que cet amour ne compromit les affaires publiques, et que, pour faire reine la nièce du cardinal, le roi ne trahit les intérêts de sa couronne. Dans le voyage de Lyon, pour le mariage de Savoie (1658), celle qu'il aimait obtint sans peine qu'il se montrât froid pour la princesse qu'on lui proposait. Après la rupture, Marie Mancini triomphante se mit au-dessus de toutes les bienséances et de tous les respects. On la vit partout dans la compagnie du roi, le suivant en tout lieu, le retenant pour elle seule, lui parlant à l'oreille devant la reine-mère ; on eût dit que la mère du roi avait déjà l'obligation de s'effacer devant les convenances d'une nouvelle souveraine. Le prince souffrant tant de hardiesse, Mazarin enhardi par cette connivence espéra un moment pour sa nièce un mariage royal. Il voulut pressentir Anne d'Autriche à ce sujet ; mais la fierté de la race se redressa contre les complaisances de la femme ; la fille des Césars confondit les prétentions de son favori par la menace d'une révolte de toute la France dont elle donnerait le signal. Enfin arriva la question du mariage espagnol ; il s'agissait, en mariant Louis XIV à la fille de Philippe IV, de consacrer les victoires du passé, de préparer de plus grandes prospérités pour l'avenir. Marie Mancini eut la confiance d'être plus forte que cette politique de deux règnes. Le roi, ému de ses larmes, se déclara prêt à l'épouser plutôt que de la voir malheureuse. Par bonheur, Mazarin s'obstina à ne pas céder à ces caprices. Soit déférence aux volontés de la reine, soit plutôt respect de sa diplomatie patiente et des grands résultats qu'il avait à cœur de laisser après lui, il trancha la question contre sa famille en faveur de la France. Il réclama l'autorité paternelle sur une nièce que sa mère lui avait confiée en mourant ; à ce titre il la tira de la cour et la relégua au Brouage. La séparation montra une fois de plus à quel degré d'exaltation l'amour des deux jeunes gens était monté. Le roi conduisit Marie Mancini à la voiture qui devait la lui ravir ; il avait les yeux pleins de larmes : Nous pleurez, lui dit la tentatrice, et vous êtes le maitre. Il tint bon contre cet appel désespéré à un coup d'éclat ; mais, en laissant voir à tous sa douleur, il témoigna peu de souci du jugement public[16].

Ces galanteries précoces étaient les premières pages d'une histoire qui allait, en peu d'années, se grossir de bien d'autres attentats à la loyauté des mœurs. Mais, on l'a déjà reconnu, la faute n'en était pas au jeune roi tout seul, elle était surtout à la société qui l'entourait, à cette atmosphère viciée dont il était bien difficile de ne pas respirer les émanations malsaines. On raconte que Christine de Suède, qui visitait la France à cette époque (1656-1657), voulut voir, comme une des curiosités dignes d'elle, Ninon de l'Enclos. Après l'entrevue, elle écrivait au cardinal qu'il ne manquait au roi que la conversation de cette rare fille pour le rendre parfait[17]. C'étaient les éloges, l'admiration, du maréchal d'Albret et de beaucoup d'autres[18], qui avaient attiré l'attention de l'étrangère sur cette femme éhontée, et devancé son jugement. Telle était la tolérance du siècle. Le vice, en se multipliant, s'était arrogé son rang dans la haute société, et pourvu qu'il fût assaisonné d'esprit et paré de distinction, il n'inspirait plus de dégoût. Il fallait être une Motteville pour qualifier nettement Ninon de courtisane, et la définir une demoiselle célèbre par son vice, son libertinage et la beauté de son esprit. Mais les Motteville restaient obscures, et malgré un talent supérieur n'étaient pas même reconnues pour écrivains pendant leur vie.

Cependant la nécessité devenait de plus en plus urgente, que les chefs et les grands de l'État eussent d'autres préoccupations que celle des plaisirs et des désordres. Car, pour finir par la conséquence naturelle de ces excès, les souffrances des populations étaient considérables ; la misère qui ne diminuait pas était le plus grand embarras de la politique. Les maux dont nous avons donné l'état, à la fin de la Fronde, n'avaient pas eu le répit nécessaire pour arriver à une guérison durable ; ils se ravivaient sans cesse, moins encore par les surcharges d'impôts que par la continuation de la guerre, et par les fléaux naturels qui venaient s'y joindre.

A Paris, la multitude des pauvres était énorme ; on les voyait partout demander l'aumône, dans les rues et dans les églises. De cette vie errante découlaient toutes sortes de vices et de libertinages. Vincent de Paul comptait un enfant trouvé, par chaque jour de l'année, recueilli dans la maison qu'il avait ouverte à cette infortune[19]. Les provinces frontières, exposées aux coureurs ou au passage des troupes, ne cessaient de recourir aux soulagements que l'activité du grand bienfaiteur trouvait encore moyen de leur expédie. En 1654, le lieutenant général de Saint-Quentin écrivait : Nous avons eu, la semaine dernière, plus de 1.400 pauvres réfugiés en cette ville durant le passage des troupes. La misère est si grande qu'il ne reste plus d'habitants dans les villages qui aient seulement de la paille pour se coucher, et les plus qualifiés du pays n'ont pas de quoi subsister. Tels qui possèdent plus de vingt mille écus de biens ont été deux jours sans manger. La ville de Réthel, surchargée de pauvres et de paysans malades, en faisait passer jusqu'à, sept cents à l'hôpital de Reims. Le blé manquait pour -la semence ; il fallait en faire distribuer par les missionnaires. En 1657, il y avait encore, sur les frontières de Picardie et de Champagne, plus de quatre-vingts églises qu'on n'avait pu rebâtir[20]. A peu près dans le même temps, un prédicateur disait à la ville de Metz : Nous sommes dans une ville où nous avons sujet de nous montrer les témoins et les martyrs de la Providence. Il y a près de vingt ans qu'elle porte presque tout le fardeau de la guerre. Sa situation trop importante semble ne lui avoir servi que pour l'exposer en proie à tous ceux qui l'avoisinent, et comme si ce n'était pas assez de tant de misères, Dieu, cette année, ayant trompé l'espérance de nos moissons, a frappé la terre de stérilité, car il ne faut pas douter que tous ces maux ne soient arrivés par son ordre. Il punit par la guerre celle que nous lui faisons tous les jours.... La paix qu'il nous prépare semble être prête à descendre sur nous ; on dirait qu'il dispose toutes choses à son établissement ; arrachons-la-lui par la ferveur de nos prières, et surtout si nous voulons qu'il nous fasse miséricorde, ayons compassion de nos pauvres frères, que la misère du temps réduira peut-être à d'étranges extrémités[21]. Ce prédicateur était Bossuet, prêtre depuis deux ou trois ans, qui inaugurait par la défense des pauvres son apostolat de la justice de Dieu.

Grâces à Dieu, dans l'Église, les voix éloquentes et lies dévouements efficaces ne font jamais défaut à la charité. Vincent de Paul le proclamait un jour avec attendrissement, sans penser qu'il était lui-même, en son temps, l'instrument le plus admirable de cette providence fidèle. Il exposait aux dames de la Charité que, depuis Charlemagne et l'abandon de l'institution des diaconesses, les femmes n'avaient pas eu d'emploi dans l'Église ; mais que tout à coup la Providence s'étant adressée à quelques-unes d'entre elles pour suppléer aux insuffisances de l'Hôtel-Dieu, et les premières appelées ayant répondu sans hésitation, d'autres bientôt s'étaient associées à celles-là, et en augmentant le nombre des ouvrières, avaient créé de nouvelles œuvres et trouvé les ressources pour y pourvoir. Voilà, disait-il en se résumant, la collation et l'instruction des pauvres de l'Hôtel-Dieu, la nourriture et l'éducation des enfants trouvés, le soin de pourvoir aux nécessités spirituelles et corporelles des criminels condamnés aux galères, l'assistance des frontières et provinces ruinées, la contribution aux missions d'Orient, du Septentrion et du Midi. Ce sont là, Mesdames, les emplois de votre compagnie. Quoi ! des dames faire tout cela ! Oui, voilà ce que, depuis vingt ans, Dieu vous a fait la grâce d'entreprendre et de soutenir[22]. Quel tableau, et comme il repose la vue du spectacle des aventurières de la Fronde et des libertines des salons financiers ! On reconnaît ici ce sel de la terre, qui, en dépit des influences pernicieuses, garde au sol sa force vitale et sa fécondité. On sent que, si la société ne périt pas, c'est parce que le bien fait équilibre au mal, et sauve les coupables eux-mêmes quoi qu'ils fassent pour se perdre : Vos estis sal terræ.

Il est incontestable que ces bonnes œuvres contre balançaient sensiblement les souffrances du peuple. Vincent de Paul se plaint quelquefois que la recette diminue, que la dépense excède les revenus de l'année[23]. Mais la vue du déficit, et l'éloge du bien menacé d'interruption, ranime le zèle de ses disciples, et, selon le mot de l'Apôtre, fait abonder les richesses de la charité. On ne cessa pas, jusqu'à la conclusion de la paix, de secourir les provinces frontières par des envois qui portent à 348.000 livres les sommes ainsi distribuées de juillet 1650 à juillet 1656. Dans une année de disette, on leur expédia pour 22.000 livres de semence. Le frère chargé de cette distribution disait à Vincent de Paul : Voilà les blés qu'on a envoyés aux frontières, qui ont donné la vie à un grand nombre de pauvres familles : elles n'en avaient pas un grain pour semer, personne ne voulait leur en prêter, les terres demeuraient en friche, et ces contrées-là s'en allaient désertes par la mort et le retrait des habitants. On les servit mieux encore en y faisant naître la charité sur place, en y fondant des confréries semblables à celles de Paris. Les missionnaires en établirent à Reims, à Rethel, à Château-Porcien, à la Fère, à Ham, à Saint-Quentin, à Rouen, à Mézières, à Charleville, à Donchery. Dans toutes ces localités, les bourgeoises les plus charitables et les mieux accommodées[24], étendant l'action du sacrifice volontaire, se rangeaient parmi les servantes des malades, des orphelins et des autres délaissés, et offraient à leurs voisins des secours plus prompts et plus opportuns.

A Paris, de grandes fondations sortirent d'un zèle pareil, et de l'impulsion du même homme. En Me, un bourgeois déposa entre les mains de Vincent de Paul une somme considérable, pour être employée par lui au soulagement des pauvres dans la forme qu'il jugerait convenable. Vincent de Paul s'arrêta au projet de créer un hôpital pour les pauvres artisans réduits par l'âge ou la maladie à l'inaction et à la mendicité. C'était une pensée bien digne de lui, que de substituer l'assistance complète et durable aux secours partiels et temporaires, au profit de ceux qui avaient un besoin permanent et absolu de secours. Il acheta un terrain assez vaste dans le faubourg Saint-Laurent, avec deux maisons qu'il garnit du mobilier nécessaire, et, du reste de la somme, il constitua une rente annuelle à l'établissement. Ainsi s'éleva l'hôpital du Nom de Jésus. Quarante pensionnaires, vingt hommes et vingt femmes, en deux corps de logis séparés, purent y être admis et y rester jusqu'à la mort. Sous la direction spirituelle d'un prêtre de Saint-Lazare, et par les soins des filles de la Charité, ce nouvel asile de la misère devint un modèle de communauté. Les deux sexes vivaient l'un près de l'autre, mais sans communication dangereuse. Les bâtiments étaient si habilement disposés, que tous pouvaient assister à la même messe, et entendre une même lecture de table, sans se voir ni se parler. De chaque côté les pensionnaires vivaient entre eux en bonne intelligence, dociles aux règlements, occupés, chacun selon ses forces, à divers petits ouvrages, car le fondateur les avait pourvus de métiers et d'outils appropriés à leur état, et mêlant au travail, dans une proportion discrète, les exercices religieux. On ne pouvait voir sans édification un si beau spectacle ; quelle différence avec la vie que menaient au dehors tant de pauvres sans domicile fixe, sans vêtements, sans emplois réguliers, toujours aigris par le besoin, et dégradés par la fainéantise et par tous les vices !

La vue d'un si bel ordre toucha d'émulation les dames de la Charité : elles se demandèrent si M. Vincent, avec les prêtres de sa congrégation et les sœurs de la Charité, et aussi avec cette bénédiction que Dieu donnait à toutes ses entreprises, ne pourrait pas faire pour tous les pauvres ce qu'il venait d'accomplir pour un petit nombre. Elles conçurent le projet d'un hôpital général, capable de tout accueillir et de tout faire vivre. Il fallait, à un pareil dessein, de vastes espaces, une ville nouvelle, comme on a dit plus tard, à côté de l'ancienne ; il fallait des sommes énormes pour le premier établissement et pour l'entretien perpétuel. Rien ne parut impossible à leur ardeur. Elles avaient si grande hâte de commencer, et déjà de finir, qu'elles disputaient à leur directeur le temps de la réflexion. Lui, toujours humble et défiant de ses forces, n'approuvait pas une précipitation qui lui attribuait tant de puissance. Il y avait de plus, dans le plan de ces dames, un détail qui répugnait à son cœur : c'était le dessein de contraindre les pauvres à entrer dans cette maison. A son sens, des commencements modestes et assurés valaient mieux qu'une mise à exécution complète, parce qu'ils donneraient à l'argent le temps de venir pour les développements ultérieurs ; ils seraient même un encouragement plus persuasif aux libéralités, les donateurs devant avoir plus de foi à des résultats déjà obtenus qu'à des promesses et des espérances vagues et sans effet sensible. Plus tendre que personne pour les pauvres, et plus intelligent du respect qui leur est dû, il aurait aimé qu'ils ne fussent conduits à l'hôpital que par l'attrait des bons traitements, et que la conscience de leur liberté ne leur laissât sentir, dans l'intention de leurs bienfaiteurs, que le désintéressement et l'amour du prochain[25]. Il a toujours conservé quelque chose de ces sentiments, et regretté l'imperfection du projet. Mais comme après tout ce projet était une amélioration considérable sur l'état présent des pauvres, il ne se refusa pas à en écouter les auteurs, ni à les assister de ses conseils et de sa considération auprès des âmes pieuses et de l'autorité royale.

Les fondatrices prouvaient par des actes sensibles que leur zèle n'était pas un enthousiasme passager. Dès la première réunion où la question fut abordée, une d'elles s'engagea à contribuer pour cinquante mille livres ; une autre à servir une rente annuelle de trois mille livres. A la seconde réunion, elles vinrent toutes avec de telles promesses en leur nom et au nom de leurs amies, qu'on put affirmer sans témérité que l'argent ne manquerait pas. L'autorité royale ne fit pas non plus attendre son concours ; c'était un des mérites bien reconnus d'Anne d'Autriche d'aimer les pauvres et d'avoir foi en M. Vincent. Les dames de la Charité, pour trancher la question si importante du local, avaient proposé de demander au roi l'enclos et les bâtiments de la Salpêtrière, en face de l'Arsenal, vaste domaine qui n'ayant presque pas d'emploi, ne pouvait recevoir de meilleure destination que de servir au logement des misérables. Cette demande, portée par Vincent de Paul, fut immédiatement accueillie, et le don de la Salpêtrière promulgué solennellement (avril 1656). Un particulier ayant fait opposition pour un intérêt qu'il prétendait avoir sur ce terrain, une des darnes lui promit, pour le dédommager, une rente de huit cents livres. Les formalités inévitables au Parlement, et le désir que le gouvernement manifesta de retenir la direction d'une œuvre si vaste, retardèrent un peu l'exécution. Mais dès 1657 on voit par une lettre de Vincent de Paul que ce grand dessein est fort avancé ; beaucoup de personnes y donnent abondamment, et d'autres s'y emploient volontiers. On a déjà dix mille chemises et du reste à proportion. Quelque temps après, Vincent de Paul, n'ayant pas cru devoir accepter pour les prêtres de sa Compagnie le gouvernement spirituel de l'hôpital, désignait à leur place un prêtre formé à leur imitation dans les conférences de Saint-Lazare. Rien ne manquant plus aux nécessités du service, l'hôpital général ouvrait ses portes pour être bientôt proposé comme la bonne œuvre modèle[26], et célébré entre les plus éclatants bienfaits du gouvernement de Louis XIV par lui-même.

Cependant l'effet de cette institution, outre qu'il ne devait jamais s'étendre que dans un rayon étroit, ne pouvait pas être immédiat. Il ne mettait pas un terme aux souffrances-générales, et n'amortissait pas le désir de la paix. La paix était le remède souverain invoqué par tous, et réclamé du roi sous toutes les formes. Les prospérités, c'est-à-dire les victoires, n'approchaient pas des avantages que la paix seule faisait espérer. Écoutons encore Bossuet, prêchant devant Anne d'Autriche après la bataille des Dunes et la brillante campagne de Turenne. Le jeune orateur arrivait à Paris (octobre 1658) ; la reine-mère avait vivement désiré de le connaître et de l'entendre ; elle reçut de lui, dès le premier jour, une de ces hautes leçons que nul n'a su donner aux princes avec tant de fermeté et de respect. Disciple de Vincent de Paul par le cœur, par l'admiration, par l'amitié, il plaidait hautement la cause des besoins publics contre l'enivrement de la grandeur. Parmi tant de prospérités, disait-il, nous ne croyons pas être criminels, si nous vous souhaitons aussi des douleurs. J'entends, Madame, ces douleurs saintes qui saisissent les cœurs chrétiens à la vue des afflictions, et leur font sentir les misères des pauvres membres du Fils de Dieu. Votre Majesté les ressent ; toute la France a vu des marques de cette bonté qui lui est si naturelle. Mais, Madame, ce n'est pas assez ; tâchez d'augmenter, tous les jours, ces pieuses inquiétudes qui travaillent Votre Majesté en faveur des misérables. Dans ce secret, dans cette retraite où les heures vous semblent si douces, parce que vous les passez avec Dieu, affligez-vous devant lui des longues souffrances de la chrétienté désolée, et surtout des peuples qui vous sont soumis ; et pendant que vous formez de saintes résolutions d'y apporter le soulagement que les affaires pourront permettre, pendant que notre victorieux monarque avance tous les jours l'ouvrage de la paix par ses victoires, attirez-la du ciel par vos vœux, et pour récompense de ces douleurs que la charité vous inspirera, puissiez-vous jamais n'en ressentir d'autres ![27]

La même pensée, tant elle était vivace, se prolongeait encore après la conclusion de cette paix si désirée, comme si on eût craint qu'elle ne fût pas durable. Elle inspirait Corneille lorsqu'il mettait sous les yeux du jeune roi, au milieu des fêtes de son mariage, le spectacle des maux de la guerre, et faisait retentir à ses oreilles les plaintes de la nation accablée de victoires. C'était dans le prologue de la Toison d'Or. Le théâtre représentait un pays ruiné par les guerres, et terminé dans le fond par une ville qui n'était pas mieux traitée, ce qui fait voir, ajoute le poète, le pitoyable état où la France était réduite. La France, prenant la parole, remerciait la Victoire de ses services, et poussait vers la Paix ses plus ardents soupirs. En vain la Victoire se croyant méconnue, voulait rappeler ses titres à la reconnaissance, et protester contre la rupture d'une amitié ancienne et fidèle ; la France la réduisait à se taire par ce reproche sans réplique :

A vaincre tant de fois, mes forces s'affaiblissent.

L'État est florissant, mais les peuples gémissent :

Leurs membres décharnés courbent sous mes hauts faits.

Et la gloire du trône accable les sujets.

Plût à Dieu que la gloire eût été la seule coupable ! Mais on a vu que la paix était nécessaire pour guérir encore bien d'autres plaies que celles des armes.

 

 

 



[1] Journal de deux Hollandais, 1er février 1658.

[2] Mémoires de Gourville.

[3] Bussy à Sévigné, 16 juin 1654.

[4] Sévigné à Bussy, 19 juillet 1655.

[5] Mémoires de Motteville.

[6] Mémoires de Conrart, 29 septembre 1664.

[7] Mémoires de Conrart.

[8] Revoir au ch. II, ce que dit madame de Motteville à ce sujet.

[9] Les comtes de Soissons étaient une branche de la maison de Condé, par un fils de Louis de Condé tué à Jarnac. Le comté de Soissons tomba en quenouille en 1641. Marie de Bourbon, seule héritière, avait épousé François-Thomas de Savoie-Carignan qui commença une nouvelle série de comtes de Soissons et servit la France en Italie dans les derniers temps de la guerre de Trente Ans. C'est le fils de ce prince Thomas qui épousa Olympe, et fut le père du fameux prince Eugène.

[10] Motteville.

[11] Journal de deux Hollandais, 1657 et 1658.

[12] Mémoires de Mademoiselle.

[13] Sévigné, Lettres, 24 janvier 1680.

[14] Journal de deux Hollandais. Mémoires de Mademoiselle.

[15] Complément des Mémoires du cardinal de Retz.

[16] Il est même permis de croire que la tendresse du jeune roi pour Marie Mancini ne fut amortie, ni par cette séparation, ni par son mariage espagnol, et qu'on en pouvait appréhender des conséquences très-regrettables. En 1660, lorsque Louis XIV revenait vers Paris avec la jeune reine Marie-Thérèse, Colbert fit demander à Mazarin s'il fallait préparer au Louvre le logement de ses nièces, Marie Mancini comprise.

Le cardinal répondit : a Pour le logement, je voudrais bien qu'elles le prissent chez moi, car il y aura peine d'en trouver un dans le Louvre : outre que je vous dirai confidentiellement qu'il ne serait pas bien que le roi y trouvât ma nièce, en retournant à Paris avec la reine. Et je ne dis pas cela sans beaucoup de raisons.

[17] Journal de deux Hollandais.

[18] Mémoires de Motteville.

[19] Discours de Vincent de Paul aux dames de la Charité le 16 juillet 1657.

[20] Abelly, Vie de saint Vincent de Paul.

[21] Bossuet, panégyrique de saint Gorgon. Ce sermon n'est pas daté ; mais il a été prêché devant le maréchal de Schomberg, qui mourut en 1656, et pendant le séjour que Bossuet fit à Metz de 1652 à 1658.

[22] Assemblée des dames de Charité, 14 juillet 1657.

[23] La recette des enfants trouvés monte pour l'année à 16.248 livres et la dépense à 17.221 livres. — La recette pour l'Hôtel-Dieu à 3.500 livres, et la dépense à 5.000. — 15 juillet 1657.

[24] Abelly, Vie de saint Vincent de Paul.

[25] V. dans Abelly, liv. Ier, ch. XLV, les pensées de saint Vincent de Paul sur ce sujet.

[26] Bossuet, Sermon prêché à l'hôpital général.

[27] Bossuet, Panégyrique de sainte Thérèse, prêché devant la reine-mère, 1658.