HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

PREMIÈRE PARTIE. — LA FRANCE POLITIQUE, RELIGIEUSE, LITTÉRAIRE SOUS MAZARIN (suite et fin)

 

CHAPITRE XI. — De l'administration, des finances et des mœurs, avant la paix des Pyrénées.

 

 

II. — Le luxe des financiers et de la noblesse : Bretonvilliers, Servien, Fouquet, Mazarin. - Les grandes fêtes ; le jeu. - Pauvreté du roi.

 

Le luxe, c'est-à-dire la déclaration publique de richesse, est presque toujours le mobile et le but des concussions de tout genre. On ne court si fort après l'enrichissement que pour en jouir plus vite et plus longtemps, et une de ses premières jouissances est assurément le pouvoir d'afficher une importance nouvelle, de narguer autrui, de se faire reconnaître pour l'égal d'anciens supérieurs ou pour le supérieur d'anciens égaux, Tel était aussi le grief de Louis XIV contre les financiers du temps de sa jeunesse. On le sent à la définition qu'il en donne : Gens d'affaires, dit-il, qui d'un côté couvraient leurs malversations par toutes sortes d'artifices, et les découvraient de l'autre par un luxe insolent et audacieux, comme s'ils eussent craint de me les laisser ignorer[1].

A toutes les époques, le désir de paraitre a possédé bien des cœurs et les a poussés dans cet effort jusqu'à la ruine. Notre siècle n'est pas le premier qui ait montré le luxe dans le peuple lui-même, et les femmes de marchands ou d'ouvriers faisant concurrence aux grandes dames. Si le peuple était pauvre, s'écriait en 1650 un pamphlétaire de la Fronde[2], verrait-on des mouchoirs de cou de vingt ou trente écus sur des simples femmes de rôtisseurs ? Verrait-on des laquais habillés de couleur portant le carreau à la suite de certaines femmes de simples marchands ? Verrait-on des habits de trois ou quatre cents francs sur des lingères et des filles de bouchers ? Verrait-on les passements d'or honteusement abaissés jusqu'à étoffer les cotes des blanchisseuses. Combien donc devait être ardente la fureur des maltôtiers, nouvellement et rapidement enrichis, à triompher de leur ancienne condition par l'étalage de leur élévation présente. Ils sont entrés pauvres, dit une relation contemporaine, dans le maniement des fermes et finances de Sa Majesté, et dix ou douze ans d'emploi, et même beaucoup moins, les ont comblés de richesses si immenses, qu'elles surpassent celles des diverses familles qui sont depuis plusieurs siècles dans les dignités de l'épée et de la robe. Tel qui d'abord avait été laquais voyait après lui une longue suite de laquais. Tel avait au doigt des bagues qui excédaient le prix de son ancien patrimoine. Le rebut de leurs meubles valait plus que la succession entière de leurs ancêtres. Ces héritiers de misérables chaumières habitaient des hôtels capables de loger des princes[3]. Ils avaient même leurs quartiers de prédilection, où ils se serraient les uns contre les autres comme une population à part, des rues dont plusieurs indiquent encore aujourd'hui, par la forme des constructions, qu'elles n'étaient pas destinées à de petits marchands. C'étaient les rues de Savoie, Chapon, Béthisy, la Verrerie, Sainte-Croix de la Bretonnerie, que la maltôte affectionnait.

Mais dans cette engeance, comme partout, en dépit de toutes les rages d'égalité, il y avait des différences, des rangs, des dominateurs suprêmes. L'étranger qui visitait Paris allait voir, comme un monument, la maison de Bretonvilliers. Cette maison, qui existe encore en partie, à l'extrémité Est de l'île Saint-Louis, à la séparation des doux bras de la Seine, et alors devant une vaste et verdoyante campagne, était, disait-on, la mieux située du monde après le sérail de Constantinople ; on lui a donné place dans une collection de gravures du temps représentant les curiosités de Paris. On y admirait un grand degré (escalier) fort beau et fort large, une belle salle avec cheminée relevée en bosse et fort dorée, tapissée d'une haute lisse à pots de fleurs très-bien représentés. Le grand appartement, supérieur à la magnificence de beaucoup de rois, offrait une antichambre tendue d'une tapisserie fine, décorée d'ornements et de peintures parfaites, des chambres à beaux miroirs, à meubles de la Savonnerie en velours cramoisi semé de fleurs d'or, un cabinet également peint et doré. Au nord du jardin, une longue galerie à deux étages, dont les ruines permettent encore de deviner l'architecture intérieure, se rattachait en retour d'équerre au bâtiment principal, et servait de théâtre aux fêtes, ou de musée aux objets rares et précieux par où ces envahisseurs de la richesse témoignaient volontiers qu'ils aimaient autre chose que l'argent. Deux balcons, l'un au bout de la galerie, l'autre sur le bras gauche du fleuve, ouvrait au maitre du logis une large vue sur la campagne et sur la ville qu'il semblait dominer de son oisiveté et de son opulence, comme il s'était engraissé de leurs dépouilles. C'est là que trônait l'ancien receveur, et qu'il dépensait les six cent mille livres de rente que lui attribue Tallemant des Réaux[4].

Un autre homme, d'une nature différente, illustre d'abord par des négociations qui n'étaient pas des traités de finances, était passé de la diplomatie à la maltôte, et entre la paix de Westphalie et la diète de Francfort, avait su s'égaler aux financiers les plus heureux. Abel Servien, surintendant de moitié avec Fouquet (1653), était, dès sa seconde année d'exercice, en mesure de supplanter les plus puissantes familles. Il achetait des Guise (1654) la terre de Meudon, et comme les grandeurs qui avaient suffi à la maison de Lorraine n'étaient pas assez pour un surintendant, il en changeait toute l'ordonnance, faisant du rond le carré, du haut le bas, et de l'élevé l'aplani. De nombreux ouvriers consolidaient cette terrasse dont la haute et longue muraille au-dessus du village semble une forteresse dominant un précipice. Au bois entouré de murs, il ajoutait environ une demi-lieue de pays pour s'y faire un parc à longues et larges allées. Il tirait un ornement nouveau des inégalités du terrain, en échelonnant parterres sur parterres. En passant d'un coteau à l'autre par de nouvelles acquisitions, il se créait deux étangs dans la vallée intermédiaire. Il mettait bas les orangeries pour les relever plus loin à une meilleure exposition, et dans une forme plus solide. A l'intérieur de la maison, il faisait exécuter un vrai chef-d'œuvre, un escalier se soutenant en l'air sans noyau[5]. Meudon devint la grande passion de Servien. Pour le visiter souvent, sans perdre un temps trop considérable, il imagina d'y aller par eau, et pour cela il se fit construire, en Hollande, un yacht divisé en plusieurs chambres, qui permettait, pendant le trajet, à ses amis de se divertir, et à lui-même de travailler sans distraction. L'histoire de ce yacht est une suite de petites révélations très-curieuses. Chanut, ambassadeur de France en Hollande, est chargé de cette affaire (1654). Servien le presse ou d'envoyer un yacht tout fait, ou d'en faire exécuter un le plus tôt possible : car pour ne vous rien déguiser, dit-il, j'ai grande impatience d'en avoir un bientôt. Il n'est pas que vous n'ayez éprouvé la chaleur qu'on a dans les nouvelles acquisitions. Pardonnez à mon effronterie et à la passion d'un homme qui est dans les premiers empressements d'une acquisition qu'il vient de faire à la campagne. Il envoie ensuite le blason de ses armes à sculpter sur le bateau, mais il y renonce sur la représentation de l'ambassadeur, qu'il vaut mieux laisser vide la place du blason, pour ne pas éveiller l'attention de l'ennemi dans la traversée de Hollande à l'embouchure de la Seine. Au moins, il règle lui-même la dimension des chambres, l'ornementation intérieure et extérieure. Il veut des sculptures à la poupe et à tous les fenêtrages des chambres, une ceinture de feuillages tout le long du bord, une poulaine à la proue comme en ont les navires, et un cheval marin sur le bout. Quoique Chanut exprime la crainte que l'embarcation, étant trop belle, ne fasse envie à ceux qui la rencontreront en mer, Servien n'hésite pas devant une dépense de quatorze cents livres demandés par un ouvrier habile pour les grisailles et la dorure. Il ne tient pas, d'ailleurs, à ce que son yacht aille à la voile, mon dessein étant de le faire toujours tirer par un bateau où seront les rameurs, ou, s'il est nécessaire, par des chevaux en remontant[6]. Que d'aveux dans cette puérilité : l'impatience de jouir dans un nouvel enrichi, le luxe descendant aux plus humbles usages et perdu dans l'emploi le moins apparent, l'hypocrisie dans le contraste de ces loisirs occupés et de ces promenades triomphales !

Le premier surintendant, Fouquet, avait dans le luxe des allures encore plus magnifiques, on pourrait dire plus distinguées. Il sera à propos ailleurs de parler en détail de ces richesses qui l'ont trahi, de les énumérer, de les évaluer, comme autant d'arguments à l'appui du réquisitoire formidable lancé contre lui : la belle maison de son prédécesseur d'Émery qu'il avait achetée comme pour réunir l'héritage de plusieurs générations, cette terre de Vaux avec ses jardins, ses eaux, ses décorations olympiennes, cette seigneurie de Belle-Isle, véritable citadelle armée en guerre et toute prête à la lutte contre le roi. Ces splendeurs plus encore que le mariage de sa fille avec Charost, et celui de son frère avec mademoiselle d'Aumont, faisaient dire à Le Tellier et surtout à Colbert, qu'il fallait qu'il se fût fort oublié[7]. Mais en tout cela, il ne surpassait les autres que par l'ampleur de la possession, par des aveux plus frappants d'infidélité. Son caractère spécial était la munificence. Il se donnait le grand air de ne pas tout garder, tout consommer pour lui seul ; il affectait de partager en grand prince. Il répandait les largesses autour de lui pour se faire des amis intéressés à sa conservation, des défenseurs en cas de danger, des vengeurs dans la postérité. Il gagnait la reine-mère en lui envoyant de l'argent pour ses pauvres[8]. Il prêtait aux gens de la Cour, et la plupart, sacrifiant au veau d'or, s'attachaient si étroitement à sa fortune, qu'il n'eût pas été sûr de charger quelqu'un d'entre eux de son arrestation. Il salariait les poètes, les écrivains, grands ou petits, pourvu qu'ils fussent capables de contribuer à sa renommée, Corneille et Gombauld, Scarron et la Fontaine. Il sentait qu'il n'y a guère d'obscurs ou de flétris que ceux qui n'ont pas à leur service une voix sonore ou harmonieuse pour les exalter ou les justifier : Carent quia vate sacro. Corneille l'appelle sans façon surintendant des belles-lettres, non moins que des finances[9]. Il s'élevait sur tous ces appuis avec la prétention de s'élever toujours — quo non ascendant ? —, et il affichait, dans les peintures de sa maison de Vaux, l'assurance de faire monter l'écureuil, son emblème, jusque par dessus la tète de l'aigle.

De bonne heure, Mazarin avait été signalé par ses adversaires comme coupable de réunir dans son palais les merveilles du monde. Un inventaire publié pendant le séquestre de ses meubles, et livré à la haine populaire, énumérait, entassait les objets précieux que le ministre n'avait pu acquérir qu'aux dépens de l'État ; un lit d'ivoire, des cabinets d'ébène ou d'écaille de tortue, avec des tableaux enchâssés, supportés sur quatre lions en cuivre doré et surmontés de licornes, des statues d'Alexandre et de César en porphyre, des tables de marbre sculptées, une chaise mécanique, où, une fois assis, on montait et descendait à volonté par des ressorts inconnus[10]. La guerre civile ne parait pas avoir tout dispersé ; car le palais n'était pas moins bien garni après le retour du maitre, il avait même conservé un bon nombre de ces objets précieux. Ce palais, bâtiments et jardins, était circonscrit entre nos rues Vivienne, Neuve-des-Petits-Champs, Richelieu et Colbert ; c'est tout l'espace occupé de nos jours par la Bibliothèque. Mazarin y habitait le corps de logis, où la brique domine, à l'angle des rues Vivienne et Neuve-des-Petits-Champs, bâti primitivement pour le président Tubœuf ; il y ajouta une riche galerie à deux étages pour y installer les tableaux de maîtres, les statues antiques, bustes et vases, dont il avait le goût éminemment italien. Une chapelle et d'autres constructions se groupèrent successivement sur les côtés de la vaste cour, par laquelle on accède aujourd'hui dans la Bibliothèque, si bien que, à la mort du cardinal, il y eut de quoi faire deux palais, l'hôtel Mazarin sur la rue Vivienne, l'hôtel de Nevers sur la rue de Richelieu. Des témoins oculaires nous donnent de la demeure de Mazarin une description qui rappelle d'abord celle de la maison de Bretonvilliers (1657) ; ils y admirent, dans le bas appartement, des statues si bien choisies et si excellentes, qu'il ne leur manque que la parole, entre autres celle de la Clémence ; dans l'appartement d'en haut, les tentures de brocards d'or et de tapisseries les plus fines et les plus belles, deux tapis de pied d'une longueur incommensurable ; une table de marbre incrustée d'or et de pierreries qui avait appartenu à Henri IV, une autre taillée en fleurs avec leurs couleurs véritables[11], une troisième taillée en figures d'oiseaux, des galeries, enfin, où sont étalées toutes les raretés des Indes ; c'est bien là, comme chez les autres, l'ostentation du faste, et l'orgueil rayonnant du parvenu.

Mais, chez Mazarin, le luxe se conciliait avec des instincts de grandeur utile, et, des retours singuliers d'économie, qui lui attiraient successivement l'approbation et les quolibets. De ses appartements on passait à la bibliothèque, cette collection proscrite comme lui par les vandales du Parlement, et reconstituée par ses soins depuis son retour. C'était une galerie de cent cinquante pas de long. Cent mille ouvrages y étaient rassemblés sur des tablettes en forme d'armoires, soutenues par des piliers de charpenterie cannelés et taillés élégamment. A droite les imprimés, à gauche les manuscrits grecs, hébreux, chaldéens, syriaques, latins, etc. Un livre tout seul, de l'épaisseur de deux doigts, était estimé à mille pistoles ; c'était un recueil de planches sur parchemin où étaient peints en miniature les plus rares poissons de rivière et de mes', et une bonne quantité de coquilles. Ici le goût des sciences et des arts demandait grâce pour la dépense ; si elle était considérable, on sentait au moins que le profit n'en était pas réservé aux caprices d'un seul homme. Puis, en descendant de la bibliothèque à l'écurie située au-dessous, l'impression changeait aussi bien que la scène ; la malignité reprenait ses droits. Cette écurie avait trois cents pas de long ; elle était voûtée dans toute son étendue, d'une propreté et d'un entretien parfait ; mais elle était peu garnie de chevaux. Pourquoi cet appareil grandiose et cette nudité ridicule ? On voit bien, dit un des visiteurs, que celui à qui elle est ne se pique pas de cavalcades, de tournois, ni de combats[12].

Ce n'est pas que Mazarin ne sût être prodigue au besoin, quand il y allait de son importance et de sa renommée. Ayant invité un soir (1658) à souper le roi, la reine mère, la reine d'Angleterre et Mademoiselle, il les mena dans une galerie où il étala à leurs yeux la valeur de quatre à cinq cent mille livres en hardes et nippes, pierreries, bijoux, meubles et étoffes. On y voyait tout ce qui vient de joli de la Chine, des chandeliers de cristal et des miroirs, des tables et des cabinets, des senteurs, gants, rubans et éventails. Que signifiait cette exhibition bien faite assurément pour exciter beaucoup de désirs, on ne le sut que deux jours après. C'était un don qu'il voulait faire aux dames et messieurs de la cour. La compagnie étant assemblée, et la reine arrivée dans le cabinet du ministre, on tira la loterie, mais il n'y avait pas de billets blancs ; chacun eut son fait, sans autre distinction que la valeur diverse des objets assignés par le sort. Mademoiselle gagna un diamant de quatre mille livres. Le gros lot, un diamant de quatre mille écus, échut à un sous-lieutenant des gendarmes du roi. Je pense, ajoute Mademoiselle, qu'on n'avait jamais vu en France une telle magnificence. Aussi fit-elle grand bruit à la cour, et par tout le royaume et dans les pays étrangers[13].

Or ce bruit aimé des prodigues, envié de quiconque aspirait à la distinction, était, dans les autres classes comme chez les financiers, le stimulant le plus vif du luxe. La noblesse, la robe même, ne prétendaient pas se laisser effacer par les nouveaux-venus. On le voyait bien, à l'étalage qu'ils affectaient même à la guerre, à leurs fêtes dont ni les tiraillements intérieurs, ni les hostilités étrangères, ne diminuaient ni le nombre ni l'éclat. Turenne avait une argenterie considérable dans ses campagnes, et l'usage si magnanime qu'il en fit au siège de Saint-Venant permet encore de constater, sans diminuer le mérite d'un dévouement extraordinaire, quelles étaient en tout lieu les habitudes des grands seigneurs. Le grand Condé, qui se rattache à ce monde par ses appétits et ses allures, le grand Condé, hors de France, vivant sur l'argent de l'étranger, au milieu des soucis d'une dernière campagne, avait le temps de penser à l'éclat de sa demeure, de compter les aunes d'étoffe nécessaires à son ameublement, de vanter les beaux tableaux dont sa chambre était parée[14]. L'équipage d'un jeune gentilhomme, à son début, coulait bien au delà de ce qu'on pouvait raisonnablement imaginer. Un sieur d'Hauterive parlant de son fils, parti en qualité de cornette du maréchal de La Ferté, s'en plaignait en ces termes : Il lui avait donné vingt chevaux, un maitre d'hôtel, plusieurs gentilshommes, pages et laquais, et tout ce qui lui était nécessaire pour un pareil train. Mais à peine arrivé au quartier, le jeune homme avait acheté cinq bidets pour aller au fourrage et à la provision ; autrement il eût fait souvent mauvaise chère[15].

La concurrence en fêtes, bals, festins, qui n'avait pas, comme la guerre, pour excuse apparente les nécessités d'un service public, n'inspirait pas plus de scrupule à la noblesse, et ne lui laissait aucun repos. On dansait beaucoup tous les hivers chez le roi, mais plus souvent chez les particuliers, ou la visite du roi justifiait la profusion. Le duc de Guise, pour donner un ballet qui plaisait au roi, dépensa en un jour plus de dix mille écus, quoiqu'il ne fût pas bien dans ses affaires, et qu'il eût grand besoin d'être ménager. A une soirée chez le maréchal de Lhôpital, il y eut certains plats qui revenaient à quatre cents écus ; la dépense totale du souper monta à douze mille écus. On cite un bal du chancelier Séguier, particulièrement remarquable par la quantité des lustres qui semblaient vouloir effacer la lumière du soleil. Tout y était extrêmement paré, et principalement les daines de la cour qui avaient à cœur de ne pas se laisser confondre avec les femmes de la ville et de la robe. En janvier 1658, quand les affaires publiques paraissaient désespérées à Turenne, le duc de Lesdiguières donna le même soir grand régal, grand bal et belle comédie. Le repas était à l'honneur de six belles dames, dont la jeune veuve marquise de Sévigné. Trente-six lustres de cristal, à douze bougies chacun, éclairaient la salle. Le roi arriva à l'heure du bal, avec son frère et quelques gentilshommes de la cour ; ils étaient masqués à la portugaise, et faisaient montre de leurs habits qu'on trouva en effet admirables. L'amphitryon offrit à cette belle bande une collation superbe. A peine le roi, impatient de se montrer ailleurs, eut-il disparu, que les autres invités commencèrent à jouer des mains et à piller tout. L'assaut des buffets n'est donc pas une invention de notre siècle, ni une preuve, à notre charge, de la perte des belles manières.

Le jeu est encore un des grands airs de la supériorité ; car se risquer à perdre, et perdre en effet sans émotion les plus grosses sommes, c'est affirmer la richesse par la sécurité et l'indifférence. Aussi tous ces rivaux d'importance étaient de grands joueurs. Personne, hommes ou femmes, n'échappait à cette passion, pas même la reine-mère ; et l'honnête Motteville, au lieu de blâmer ce faible, se montre une fois fort en colère contre Mazarin, parce qu'il ne fournissait pas assez d'argent à cette princesse pour son jeu. On jouait à l'armée, dans les voyages en bateau, aussi bien que dans les salons. Dans la campagne de 1757, entre le siège de Montmédy et celui de Saint-Venant, au milieu de la pénurie des troupes, Bussy-Rabutin écrivait à sa cousine : J'ai gagné huit cents louis d'or depuis quatre ou cinq jours ; si je ne gagne pas davantage, c'est qu'on appréhende ma fortune[16]. On jouait à Paris chez le roi, chez le cardinal, chez le surintendant, chez madame Fouquet, où se réunissaient surtout les dames. Les financiers se présentaient au combat avec les anciens riches ; plus habiles et moins téméraires, ils trouvaient dans ce passe-temps un nouveau moyen de s'enrichir. L'enjeu n'était pas seulement l'argent, mais des bijoux de conséquence, des points de Venise de grand prix, des rabats de soixante ou quatre-vingt-dix pistoles. Il n'était pas non plus nécessaire d'avoir l'argent sur table ; il suffisait de l'engager en paroles. A la fin de la séance on apportait une écritoire, le perdant écrivait sur une carte ce qu'il devait au gagnant pour payer le lendemain à la présentation de cette carte, ou faisait une constitution de la dette pour l'acquitter plus tard[17].

La rapidité et l'élévation des pertes était énorme. Herwaert, banquier de Mazarin, perdit en une séance cent mille écus. Le comte d'Avaux, dans une soirée chez la surintendante, où les hommes se mêlaient quelquefois aux joueuses, perdit contre Gourville dix-huit mille livres. Gourville raconte qu'une autre fois il gagna cinq mille pistoles sur les familiers de la maison. Ailleurs, jouant contre le duc de Richelieu, il gagna sur lui, en un quart d'heure, cinquante mille livres ; pour le payer, Richelieu vendit une terre qu'il avait en Saintonge. Gourville avoue sans hésitation qu'une grande partie de sa fortune venait de bénéfices de ce genre. Ceux qui comptaient, écrit-il, ce que je gagnais au jeu, disaient que mon gain allait à plus d'un million.

On tenait à gloire d'être beau joueur, de dédaigner également le gain et la perte. Mazarin lui-même en proclamait la convenance, quoique tout bas il pensât et agit autrement. On jouait gros jeu chez lui. Le chevalier de Rohan, ayant perdu contre le roi une forte somme, se trouva quelque peu embarrassé pour payer comptant. On ne devait payer qu'en louis d'or. Après en avoir compté sept ou huit cents, Rohan présenta, pour parfaire la somme, deux cents pistoles d'Espagne. Mais le roi ne voulut pas les recevoir, il prétendait n'accepter que des louis selon la coutume. Puisque Votre Majesté ne les veut pas, dit Rohan, elles ne sont bonnes à rien, et il jeta les deux cents pistoles par la fenêtre. Le roi trouva le procédé insolent, et s'en plaignit au cardinal : Sire, répondit Mazarin, le chevalier de Rohan a joué en roi, et vous en chevalier de Rohan. Le bruit que fit cette petite affaire donna beaucoup de relief à son héros dans le public[18]. Cependant les financiers ne se piquaient pas toujours de si beaux sentiments. Gourville déclare qu'il s'était fait une loi de ne jamais risquer plus de mille livres de son argent. Mazarin calculait aussi les chances du jeu avec la vilenie d'un usurier. Il pesait les pistoles qu'il avait gagnées, réservant pour lui les plus lourdes, et ne risquant au jeu du lendemain que les plus légères[19].

L'indignation du jeune roi contre la fatuité du chevalier de Rohan n'était pas simplement le dépit d'une gloriole blessée. Elle devait tenir au contraste manifeste, qu'il ne pouvait pas ne pas remarquer, entre l'existence qui lui était faite et celle de ses ministres et de ses courtisans. A côté de tous ces déploiements de magnificences, il y avait, au su de tout le inonde, la gêne, la pauvreté ou la parcimonie apparente du roi. Il avait manqué du strict nécessaire, de vêtements, de robes de chambre à sa taille, pendant les pérégrinations de la Fronde[20]. Ce mal qui pouvait s'expliquer alors par la suppression momentanée de tout gouvernement régulier, se continuait, depuis le retour, par les irrégularités de l'administration. Quelques embellissements ajoutés à l'appartement de la reine au Louvre, et vantés par un contemporain[21], n'étaient qu'une contradiction plus flagrante à l'état ordinaire d'embarras de la maison royale. Le roi n'avait réellement que ce qu'il plaisait à ses ministres de lui laisser. Mazarin lui faisait de temps en temps des cadeaux ; ce mot que le duc d'Anjou trouvait joli, et dont il riait comme d'une insolence inconcevable[22], résume nettement la situation. Les officiers du duc d'Anjou n'étaient pas payés ; un jour qu'ils s'en plaignaient, leur maitre répondit qu'il les recommanderait au roi et à M. le cardinal. Le roi, en campagne, n'avait ni de quoi se nourrir lui-même, ni de quoi soutenir utilement sa dignité. Pendant le siée de Dunkerque, il fut réduit à vivre comme un particulier ; sans service ni argent, sans officiers, il n'avait pas de table à lui ; il dinait chez Mazarin ou chez Turenne ; c'est toujours l'histoire du Béarnais, son grand-père, au siège d'Amiens. Dans les visites qu'il faisait aux troupes, toute générosité lui était interdite. Il rencontrait de pauvres soldats qu'il eût bien voulu soulager ; il ne leur donnait rien parce qu'il n'avait rien. L'effet extérieur en était fort regrettable ; car les soldats, surtout en ce temps de services mercenaires, deviennent plus avares de leur vie quand on leur est avare de quelques pistoles. Mais le ministre ne s'inquiétait pas de ces représailles. Madame de Motteville, qui s'aigrit de plus en plus contre Mazarin, à mesure qu'elle approche du terme de son récit, prétend qu'il travaillait à ôter au roi tout sentiment de libéralité, afin de pouvoir sans réclamation lui en ôter le moyen.

Aussi le roi protestait volontiers contre un faste dont il sentait bien qu'il était la victime. Une ordonnance, du 13 novembre 1656, avait proscrit les passements d'or et d'argent, les dorures des carrosses et calèches, et la parure des habits et des vêtements. Il tint la main, au moins pendant quelque temps, à l'exécution rigoureuse de cette loi somptuaire. Un des trésoriers de l'épargne, La Basinière, ayant paru devant lui avec un habit dont la petite oie était de deux cent cinquante aunes de ruban[23], il l'en réprimanda vertement, le renvoya à l'édit qu'il bravait, et le força d'arracher immédiatement le gros galant qui ornait ses chausses. On dut poursuivre dans les rues ceux qui s'y montraient dans un appareil contraire à ses ordres, sans faire grâce même aux étrangers ; deux d'entre eux racontent que pendant plusieurs jours ils n'osaient sortir, parce qu'ils n'avaient que des habits à l'ancienne mode. Lui-même il voulut se poser en modèle de simplicité. Cinq mois après la promulgation de l'édit, il se montrait à une revue avec un justaucorps de velours noir à boutons de soie, et, par-dessus, un baudrier de maroquin noir sans frange[24]. Était-ce déjà le premier essai de cette vengeance qui fit explosion, cinq ans plus tard, par le procès des financiers ? Était-ce, dans un cœur encore jeune et généreux, le sentiment du mal qui appelait une prompte réforme ? Heureux s'il eût compris tout ce que ta fortune publique et privée, et surtout les mœurs, avaient à craindre de cette splendeur extravagante dont il n'a pas su lui-même, aux jours de sa gloire, repousser la tentation !

 

 

 



[1] Louis XIV, Mémoires.

[2] Dubosc-Montandré : Tombeau du sens commun.

[3] Relation anonyme de la cour de France.

[4] Journal de deux Hollandais. — Tallemant des Réaux.

[5] Journal de deux Hollandais, septembre 1657.

[6] Lettres de Servien et de Chanut, publiées par Faugère dans les notes du Journal de deux Hollandais.

[7] Mémoires de Gourville.

[8] Motteville, dernière partie.

[9] Corneille, préface d'Œdipe.

[10] Inventaire des merveilles du monde trouvées dans le palais Mazarin, 1649.

[11] Ces deux objets figurent dans l'inventaire de 1649, comme dans la description des deux Hollandais.

[12] Journal de deux Hollandais.

[13] Mémoires de mademoiselle de Montpensier, 1658.

[14] Parmi les pièces dont le recueil forme ce que les éditeurs appellent les Mémoires inédits de Lenet, on trouve cette lettre du prince, sous la date du 15 février 1658 :

J'ai oublié de vous prier, avant votre départ, de m'acheter de l'étoffe pour mes deux cabinets et mon lit de repos ; je vous prie de m'acheter la plus jolie que vous trouverez à votre fantaisie, selon le mémoire que je vous envoie, et faites-moi-la apporter avec vous ; je vous rendrai ce qu'elle aura coûté. Vous jugez bien que je ne partirai pas d'ici sans voir les curieux et les amateurs ; ma chambre est déjà toute pleine de tableaux dont il n'y a pas un que vous ne voulussiez acheter.

Une note ajoutée d'une autre main complétait la commande : Il faut, pour les deux cabinets et le lit de repos de Son Altesse sérénissime, 156 aunes d'étoffe, moitié d'une façon, moitié d'une autre, qui font 78 aunes de chaque sorte.

[15] Journal de deux Hollandais.

[16] Bussy-Rabutin à Sévigné, 4 août 1657, du camp de Blécy.

[17] Mémoires de Gourville.

[18] Mémoires de La Fare.

[19] Mémoires de Motteville.

[20] Mémoires de Laporte.

[21] Les deux Hollandais, sous la date d'octobre 1657, décrivent le nouvel appartement d'été de la reine, avec ses lambris dorés et ses beaux tableaux. Mais ils n'en rapportent pas moins bien d'autres faits, que nous leur empruntons, et qui prouvent la gêne permanente du roi.

[22] Deux Hollandais, mai 1657.

[23] Petite oie est proprement un abatis, c'est-à-dire ce qu'on retranche d'une oie quand on la prépare pour la faire rôtir, comme les pieds, les bouts d'aile, le cou, le foie, le gésier. — Par une métaphore facile à comprendre, petite oie a désigné les accessoires de la toilette, plumes, rubans, dentelles, dont à cette époque le costume masculin était fort chargé (Génin). Un galant était un nœud de rubans.

[24] Voyage de deux Hollandais, 2 avril 1657.