HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

PREMIÈRE PARTIE. — LA FRANCE POLITIQUE, RELIGIEUSE, LITTÉRAIRE SOUS MAZARIN (suite et fin)

 

CHAPITRE X. — Le jansénisme pendant les Frondes.

 

 

III. — Alliance des jansénistes avec le cardinal de Retz. - Question de la juridiction ecclésiastique. - Pièces rédigées à Port-Royal en faveur de Retz. - Le curé Chassebras. - L'évêque Vialart. - Subventions fournies à Retz par les jansénistes.

 

Contre le roi, les jansénistes affectèrent de défendre les droits et les immunités de l'Église, en quoi ils paraissaient défendre le pape lui-même ; ils commencèrent par la cause du cardinal de Retz ; plus tard ils reprendront cette tactique dans l'affaire de la Régale. Contre le pape, ils multiplièrent les contestations sur le sens de sa bulle, afin de tenir les esprits en échec et faire croire qu'ils n'étaient pas condamnés eux-mêmes ; ils déplacèrent la querelle en passant de la foi à la morale, pour mettre à leur tour leurs adversaires en accusation et les faire condamner par le sentiment public.

Le cardinal de Retz était-il donc janséniste ? Il n'était pas plus janséniste que chrétien, comme il n'était pas plus ami du droit ou de la liberté qu'honnête homme. Affamé de pouvoir, d'indépendance et de débauches, il courait après toutes les entreprises, après toutes les alliances qui lui paraissaient capables de le rassasier. Quand Innocent X pensa définitivement à le faire cardinal, il ordonna des perquisitions en France pour connaître la croyance du coadjuteur touchant les doctrines nouvelles. Une personne de considération répondit : Le coadjuteur a étudié, disputé, écrit et prêché la doctrine contraire à Jansénius ; mais pour la bourse des jansénistes, je ne voudrais pas répondre qu'il ne s'y attachât[1]. La bourse des jansénistes et leur esprit d'opposition, deux garanties de succès, voilà les motifs réels de sa connivence avec eux. De leur côté, les sectaires ne se fiaient pas à son adhésion, mais ils craignaient peu son zèle dans le sens contraire, et surtout ils trouvaient, à le soutenir, l'avantage d'inquiéter, peut-être de renverser Mazarin, le favori de la reine. Cela explique de leur part tant d'acharnement à réclamer sa délivrance ou son rappel.

La déclaration de cette alliance s'était faite aussitôt après l'arrestation de Retz. Le curé de Saint-Merry, Duhamel, avait hautement pris la défense du captif. Prions, disait-il au prône, prions pour notre cher pasteur le cardinal de Retz, afin qu'il ne soit pas esclave des deux puissances, la spirituelle et la temporelle, du monde et du prince des Enfers. Et puisque Dieu dit qu'il est avec ceux qui sont en tribulation, nous ne devons pas faire difficulté d'être avec lui[2]. Quelques mois plus tard, après la réception de la bulle l'Innocent X, la reine, apercevant à son cercle la princesse de Guéméné, lui avait dit : Enfin, Madame, nous avons une bulle, vous la recevrez sans doute, car on a promis à Port-Royal de se soumettre. — Oui, Madame, répondit la princesse, nous recevrons la bulle quand Votre Majesté aura reçu le bref que nous attendons pour l'élargissement du cardinal de Retz[3]. Le grief si vivement allégué, quoiqu'il n'eût aucune valeur dans la question dogmatique, avait, comme invocation du droit, un côté sérieux et légitime. Retz était détenu arbitrairement ; on ne lui donnait pas de juges. Cette situation était contraire, non-seulement aux principes de la liberté individuelle réclamés par le Parlement, mais encore aux immunités de l'Église qui assuraient des juges ecclésiastiques aux membres du clergé, des juges nommés par le pape à un cardinal. De là les réclamations d'Innocent X lui-même. Plus tard, après l'évasion de Nantes, Retz s'obstinant à demeurer archevêque, malgré sa démission donnée sous conditions, le pouvoir royal sembla vouloir déposer lui-même le fugitif, régler l'administration du diocèse de Paris, et confier au chapitre des pouvoirs spéciaux ; cette volonté entreprenait évidemment sur le droit de l'Église qui, possédant seule l'autorité spirituelle, peut seule la déléguer ou la retirer dans les formes qu'elle a établies. De là les observations de l'assemblée du clergé, de nouvelles remontrances de Rome, et le refus de déposséder un archevêque sans jugement. Telle fut la cause que les jansénistes embrassèrent avec ardeur ; ils y trouvaient l'avantage de défendre celui dont ils espéraient en retour la protection, sous l'honnête apparence de ne poursuivre que le triomphe du droit.

Il est bien vrai que ces libertés, ces immunités ecclésiastiques perdaient une partie de leur considération par l'indignité de celui qui s'en prévalait. Si le bon sens et la gratitude des peuples modernes les avaient reconnus à l'Église, c'était pour la protéger elle-même contre la violence barbare, pour assurer son action bienfaisante à une époque où l'Église seule savait proclamer et faire triompher la justice ; ce n'avait jamais été pour donner une garantie d'impunité au vice, à l'hypocrisie, à la sédition incarnée. Tout privilège oblige, et qui veut en conserver les avantages doit en remplir les conditions. Rome et l'assemblée du clergé de France l'entendaient bien ainsi. Innocent X insista moins en faveur du captif, lorsque la reine elle-même eut répondu à son nonce que, si les cardinaux étaient inviolables, ils devaient l'être tous également, et que, si un acte de rigueur n'était pas permis contre Retz, les condamnations prononcées contre Mazarin auraient dû émouvoir le sacré collège qui s'y était montré insensible[4]. Il manifesta clairement sa désapprobation des fraudes qui entravaient, à Vincennes même, la conclusion d'un arrangement, des sommes fournies au séditieux après sa fuite par la faction, et de son penchant, sinon pour la doctrine, au moins pour le succès des jansénistes[5]. Alexandre VII, à son tour, n'abandonna jamais la question de principe, mais, à mesure qu'il connut mieux la personne du cardinal de Retz, il refusa d'encourager ses complots ; il se prêta même, en dépit des plaintes de l'intéressé, aux arrangements capables de concilier les droits ecclésiastiques et l'autorité légitime du roi. L'assemblée du clergé de France s'efforça de faire régler, selon les formes, la question du spirituel et du temporel de l'archevêché de Paris, mais elle témoigna, à une majorité respectable, l'intention de ne pas soustraire à la justice un accusé fort suspect. Les jansénistes ne furent pas aussi scrupuleux ; l'esprit de parti a moins de conscience et de pudeur ; il ne juge trop souvent ses moyens que par leurs chances de succès. Ils ne se lassèrent jamais de provoquer, de seconder les agitations de l'homme qu'ils regardaient comme leur allié. Ils tinrent sans cesse leurs plumes et leur bourse à son service ; les religieuses de Port-Royal elles-mêmes stipendièrent sa vie errante et désordonnée.

Aussitôt que Retz fut devenu archevêque par la mort de son oncle, les principaux jansénistes du clergé de Paris lui conseillèrent, pour hâter sa délivrance, de jeter l'interdit sur le diocèse, ce qui leur paraissait le moyen plus sûr de soulever en sa faveur le zèle religieux du peuple[6]. Il n'osa pas s'y décider, et tout au contraire avec une précipitation qui étonna tout le monde, il fit cet arrangement en vertu duquel il donnait sa démission, et devait être transféré à Nantes jusqu'à ce que cette démission eût été agréée par le Saint-Siège. Les grands-vicaires institués par lui exercèrent sans réclamations pendant six mois l'autorité 'dont il les avait investis. Mais quand il se fut sauvé de Nantes, déclarant ouvertement la guerre au roi par ses lettres au clergé de Paris[7], par son alliance avec le prince de Condé, Mazarin chassa les grands vicaires, confisqua le temporel de l'archevêque, proclama le siège vacant, et fit prendre par le chapitre l'administration spirituelle du diocèse. Le chapitre ne fit qu'une restriction à cet ordre de l'autorité temporelle : il nomma des grands-vicaires pendant l'absence de l'archevêque, et non pour vacance du siège. Evidemment il y avait ici violation des règles canoniques ; les jansénistes s'emparèrent de la question de légalité, et commencèrent cette guerre d'écrits dont l'origine n'a jamais été douteuse pour Mazarin. Le cardinal de Retz n'était pas arrivé à Rome, qu'il reçut un projet de lettre adressé en sa faveur à tous les archevêques et évêques de France. Cette lettre était très-bien écrite, et Messieurs de Port-Royal en étaient les véritables auteurs. Le sieur de Verjus, qui depuis fut son secrétaire, la lui avait apportée à l'Ambrosiano — maison de plaisance du duc de Toscane — avec d'autres dépêches du père Gondi[8]. C'était un long plaidoyer où le mensonge effronté se mêlait à l'invocation du droit. On y affirmait que le cardinal n'avait aucune relation avec Condé ni avec les autres ennemis du roi ; or, dans ses propres mémoires, Retz se vante et se félicite de cette connivence comme d'un moyen de réussite. On y comparait le fugitif à saint Athanase, à saint Chrysostome, à Thomas Becket ; on appelait les évêques à soutenir l'inviolabilité de leur puissance, à faire rendre au persécuté son spirituel et son temporel. Le cardinal résolut de se l'approprier ; le pape pourtant ne se prêtait pas à ce dessein ; Innocent X ne voulut pas permettre que cette pièce fût imprimée à Rome, dans la crainte de compromettre le Saint-Siège par une apparence d'autorisation qui serait un défi au roi de France. Mais derrière lui, Retz expédia la lettre à Paris, sous la date du 24 décembre I 651 ; elle fut immédiatement répandue, affichée, comme un manifeste, et aussi bientôt déférée au Châtelet, qui la condamna comme libelle séditieux, perturbateur du repos public, à être brûlée en place de Grève par l'exécuteur de la haute justice[9]. Cette première tentative ayant manqué son effet, Retz et ses amis recommencèrent quelques mois plus tard.

Le nouveau pape, Alexandre VII, avant son avènement, s'était montré peu favorable au cardinal de Retz. Après son élection, soit souvenir de la part que ce Français y avait prise, soit convenance de ne juger qu'après un mûr examen, il traita mieux le fugitif et lui donna même le pallium pour l'archevêché de Paris : cérémonie peu importante en temps ordinaire, mais qui, dans la circonstance présente, semblait trancher la question de droit en faveur de l'ennemi de Mazarin. Retz en profita sans délai. Par une lettre du 22 mai 1655, et par un mandement du 28 juin, en adressant à ses diocésains la bulle pour le jubilé, il retirait au chapitre l'administration du diocèse, rétablissait ses anciens grands-vicaires, et leur adjoignait les curés de la Madeleine et de Saint-Séverin. La lettre du 22 mai, qu'il insère tout entière dans la dernière partie de ses mémoires, avait-elle été, comme la précédente, composée par Messieurs de Port-Royal ? C'est ce que supposent les éditeurs. Mais de quelque main que sortit cette nouvelle provocation, les jansénistes acceptèrent la complicité par l'appui qu'ils donnèrent au principal agitateur. Un homme se distingua bien vite entre les défenseurs de Retz. Les anciens grands-vicaires, empêchés par le roi, ne pouvaient reprendre leurs fonctions ; le curé de Saint-Séverin, intimidé par les menaces de la cour, s'engageait à ne rien faire sans la consulter. Seul le curé de la Madeleine, Chassebras, conduisit la guerre avec une opiniâtreté invincible. Toujours invisible, et toujours présent par ses actes, caché tantôt dans les tours de Saint-Jean en Grève, tantôt dans le cloître Notre-Dame, tantôt à Port-Royal, il fulminait incessamment des monitions contre le gouvernement temporel. Il annonçait au peuple les pouvoirs qu'il avait reçus de Retz, ou il publiait des actes signés de Retz lui-même contre ceux qui avaient usurpé sa juridiction. Il défendait à l'évêque de Meaux de convoquer l'assemblée ecclésiastique de la province de Paris, et interdisait aux Augustins de recevoir chez eux les députés à l'assemblée du clergé. Il dénonçait les violences du pouvoir contre l'Église ; il invitait à faire pénitence tous ceux qui persécutaient injustement le chef de l'Église de Paris ; il les menaçait d'excommunication. Condamné, comme séditieux, par le Châtelet, au bannissement et à la confiscation de ses biens, il ripostait du même ton, agitant déjà sur la tète de ses adversaires les foudres ecclésiastiques et l'annonce d'un interdit.

Tout contribuait à le rendre redoutable. Le mystère qui le dérobait aux poursuites n'apportait aucune entrave à la promptitude ou à l'à-propos de ses actes. Les pièces, émanées de lui, se trouvaient toujours à point nommé sur l'autel de l'église de la Madeleine, sans qu'on pût saisir les intermédiaires, ou elles étaient affichées dans les églises, dans les rues, pendant la nuit, par des affidés qui les portaient sur le dos tout imprégnées de colle, et n'avaient qu'à se tourner et à s'appuyer contre les murs pour les y laisser attachées. L'éloignement du cardinal de Retz n'empêchait pas son grand-vicaire de le faire parler lui-même dès qu'il en était besoin. Un habile faussaire y pourvoyait. Lehoux, principal des Grassins, imitait à s'y méprendre la signature de l'exilé ; il apposait cette contrefaçon au bas des semblants d'ordonnances épiscopales par où l'on espérait remuer ceux qui avaient abandonné le cardinal aux premiers jours de sa disgrâce, et que l'esprit de contradiction ramenait à lui[10]. Enfin le langage de ces libelles avait une force, une dignité, qui frappaient l'attention et recommandaient le proscrit en confondant sa défense avec celle des droits de l'Église. Ces monitions étaient fort bien écrites, ayant été concertées par Messieurs de Port-Royal, et on ne doute pas qu'elles n'eussent produit un grand effet, si on avait poussé la chose jusqu'à l'interdit (Guy Joly). Mazarin, au même moment, dans ses lettres diplomatiques, portait dans les mêmes termes, la même accusation contre les jansénistes ; il ne savait pas que ses plaintes seraient confirmées longtemps après par les aveux d'un complice[11].

Ce jeu coupable, qui risquait la sédition publique pour le triomphe d'une cause- prétendue sainte, ne tourna pas aussi bien que les soutenants se le pro-. mettaient. Mazarin ne se laissait pas faire. Instruit de tout, il agissait à Rome avec la même vigilance qu'à Munster, mêlant quelquefois la menace aux réclamations légitimes. Quand il eut appris que le pallium avait été accordé à Retz, il signifia qu'il ferait exclure le pape du prochain congrès pour la paix générale ; forme d'intimidation dont Alexandre VII se plaignit comme d'une entrave à sa liberté[12]. Mais une manière plus convenable d'agir sur l'esprit du pontife, ce fut de lui dévoiler catégoriquement ce que valait l'accusé. L'ambassadeur français, Lyonne, mit sous les yeux d'Alexandre VII une accusation en règle contre le cardinal de Retz, comprenant les duels de sa jeunesse, le dévergondage de ses mœurs, toute sa complicité dans la guerre civile ; il prouvait en même temps que le fugitif, à Rome même, négociait sans relâche avec les agents du prince de Condé condamné à mort comme traître ; il concluait à demander que l'inculpé fût mis en jugement[13]. Le pape commença à démêler l'intrigue ; il menaça Retz de l'enfermer au château Saint-Ange[14] ; il nomma une congrégation de cardinaux pour lui faire son procès, tout en veillant à ce qu'exigeait la dignité du personnage[15]. En dernier lieu, la chambre des vacations du Parlement de Paris ayant, comme le Châtelet, condamné le curé de la Madeleine, Alexandre Vil déclara à Retz qu'il ne pouvait plus le défendre, et le pressa de s'accommoder au plus tôt avec la cour de France. Pour commencer, il était raisonnable de mettre provisoirement à la tête du diocèse de Paris quelqu'un qui ne déplût pas au roi. Le cardinal fut bien obligé de reconnaître qu'il ne pouvait s'opposer à cet arrangement. Le pape proposa d'abord de nommer un suffragant ; mais cet expédient rencontrant des difficultés auprès de l'assemblée du clergé, du Parlement, et même du roi, il fallut au moins choisir un nouveau grand-vicaire entre six personnes désignées par l'autorité royale. Retz s'y résigna ; l'official de Paris, délégué par lui-même, ôta tout pouvoir au curé de la Madeleine, tout prétexte aux clameurs, aux mouvements du parti (2 janvier 1656).

L'échec était complet. La cour de France ne tint aucun compte à Retz d'un choix qu'il aurait voulu faire prendre pour une preuve de sa fidélité inviolable le roi, la reine, refusèrent de lire les lettres qu'il leur adressait. Maintenant que le gouvernement provisoire de l'Église de Paris était régulièrement organisé par une transaction entre l'autorité spirituelle 'et l'autorité royale, il n'était plus permis de crier à la violation des lois ecclésiastiques, et les esprits se calmaient à Paris et à Rome. Une contrariété plus vive encore, c'est que le nouveau grand-vicaire s'inquiétait peu des intérêts personnels du cardinal, qu'il ne se pressait pas de lui faire restituer la possession de son temporel, et qu'il s'entendait même avec ses ennemis en permettant à certains évêques de faire dans Paris des fonctions épiscopales que le curé de la Madeleine leur avait interdites. Retz ne put y tenir plus de cinq mois. Pressé du besoin d'argent, n'espérant plus rien du pape, n'obtenant rien du roi, il se résolut à faire un coup d'éclat. Des bains de Saint-Cassien, en Toscane, où il s'était transporté pour soigner son épaule, il lança un acte (mai 1656) par lequel il révoquait l'official de ses fonctions de grand-vicaire, et rappelait au gouvernement de l'Église de Paris ses anciens agents et les curés de la Madeleine et de Saint-Séverin. Le pape protesta inutilement contre cette nouvelle déclaration de guerre. Retz lui écrivit moins pour expliquer sa conduite que pour s'excuser de quitter l'Italie. Il alléguait la peste dont la contrée était infestée, le manque d'argent qui le rendait à charge à ses amis, l'obligation de se rapprocher de son diocèse pour mieux pourvoir au gouvernement. Il prit immédiatement la route de Florence, traversa le Milanais à quelque distance d'une armée française qui assiégeait Valence, et, par la Suisse, atteignit la Franche-Comté. Cependant la révocation de l'official avait été portée en France, signifiée aux intéressés, et placardée au coin des rues pour que personne ne pût prétexter cause d'ignorance[16]. Le moment paraissait bien choisi : Turenne venait d'être battu devant Valenciennes.

Mais, en dépit de la victoire de Condé, la position n'était plus aussi propice aux intrigues que par le passé. Le héros de la querelle s'était lui-même retranché son arme la plus puissante. Il avait réussi pendant quelque temps à opposer l'Église au roi ; cette fois, ayant rompu lui-même un accord concerté entre les deux puissances, il les avait l'une et l'autre contre lui. Le pape blâmait ce que le roi dénonçait ; l'assemblée du clergé de France ne pouvait pas approuver davantage. La révocation de l'official, disait Mazarin, est une action violente et injuste, universellement condamnée, et qui doit l'être aussi solennellement par le clergé. Sans accorder tout ce que le ministre demandait, l'assemblée fit comprendre au cardinal de Retz qu'elle ne le soutiendrait pas dans une nouvelle entreprise de révolte. Elle lui rappela, par une lettre officielle, ce qu'elle avait fait pour assurer sa juridiction spirituelle ; elle promettait d'agir encore pour lui faire rendre son temporel ; mais elle exigeait qu'il nommât des grands-vicaires agréables au roi, et qu'il tint une conduite pleine de modération et de respect pour Sa Majesté. Par une autre délibération, elle supplia le roi de faire terminer l'affaire en six mois par des juges ecclésiastiques. En présence de cette attitude qu'il considérait comme un abandon, Retz pouvait se perdre par quelque violence ; un refus de condescendance aux conseils de l'assemblée du clergé lui aurait ravi le dernier espoir qui lui restait, lorsque le parti, qui le servait avec tant d'opiniâtreté, le sauva malgré lui. L'évêque de Châlons, Vialart, ardent janséniste, lui imposa l'exécution des volontés de l'assemblée. Sans le consulter de nouveau, Vialart fit rédiger et signer par le faussaire Lehoux une nomination du doyen de Notre-Dame aux fonctions de grand-vicaire, avec une lettre du cardinal de Retz, de la même fabrique, à l'assemblée du clergé, par laquelle il les priait d'intercéder auprès de Sa Majesté pour la restitution de son temporel. La lettre était datée du Plessis, deux jours seulement avant sa réception, ce qui fit juger au cardinal Mazarin que le cardinal de Retz était fort proche[17]. Retz apprit que la chose était faite quand elle était irréparable ; il ne pouvait réclamer sans dénoncer ses amis, sans se perdre définitivement avec eux en levant le voile qui avait couvert tant de menées infâmes. Le doyen de Notre-Dame resta grand-vicaire, du consentement du roi, avec toutes les apparences d'une délégation exactement canonique ; ceux que Retz avait voulu rétablir dans ces fonctions n'avaient plus de titre officiel ; ils furent d'ailleurs dispersés ou arrêtés par le gouvernement. Lui-même il se tint hors de France, fort inquiet du procès dont il était menacé.

Il est vrai qu'il ne fut pas tout à fait délaissé. L'évêque Vialart lui écrivit et lui fit écrire de belles lettres par Messieurs de Port-Royal, dans lesquelles ils lui proposaient l'exemple des saints évêques qui s'étaient cachés dans les déserts et dans les cavernes au temps de la persécution[18]. Le parti tenait à ne pas laisser tomber son ardeur et à la réserver pour une bonne occasion. En outre, on arriva à lui fournir l'argent qui lui manquait. De toutes ses nécessités, c'était bien la plus sensible, et de sa dignité d'archevêque il ne regrettait rien tant que la jouissance de son temporel. Il repoussa fièrement la proposition de placer des troncs dans les églises avec cet écriteau : Pour la subsistance de monseigneur l'archevêque ; cette gueuserie lui parut indigne de lui, quoiqu'elle eût un air de provocation à la guerre civile, que ses amis ne dédaignaient pas. Il fut moins délicat pour les dons particuliers. On se cotisa de divers côtés ; les religieuses de Port-Royal apportèrent leur part avec une aisance qu'il ne tient qu'à nous de prendre pour un acte pur et simple de dévouement filial. On veut bien avouer, dit Racine[19], que lorsqu'il fut archevêque après la mort de son oncle, les religieuses de Port-Royal le reconnurent pour leur légitime pasteur.... On ne nie même pas qu'ayant su l'extrême nécessité où il était après qu'il eut disparu de Rome, elles et leurs amis ne lui aient prêté quelque argent pour subsister, ne s'imaginant pas qu'il fût défendu, ni à des ecclésiastiques, ni à des religieuses, d'empêcher leur archevêque de mourir de faim.

Le principal agent des collectes fut Vialart. Il était fils de la présidente Deherse, dévote connue à Jansénius et à Retz, qui avait ouvertement quêté pour ce dernier après son évasion de Nantes. Le fils, digne de la mère, soit par lui-même, soit par le concours de plusieurs, assura à l'exilé une rente annuelle de huit mille écus. La somme était encore assez modique pour un homme qui aimait à vivre largement sans compter, mais elle pouvait suffire, surtout à une époque où la nécessité de se cacher supprimait bien des occasions de dépenses fastueuses. L'évêque de Châlons expédiait régulièrement hors de France ces subventions et les communications politiques qui intéressaient le parti. Joly, secrétaire et caissier, chargé de tout ce commerce, recevait les lettres d'affaires et les lettres de change, et faisait parvenir l'argent au cardinal dans les diverses retraites où il jugeait utile de s'abriter successivement. Cette vie d'aventures dura plusieurs années.

La complicité des jansénistes avec le cardinal de Retz se ralentit, au moins pour l'effet extérieur, à partir de cette époque. Après avoir montré quelle part ils prirent dans la question de la juridiction ecclésiastique, il est temps de revenir en arrière pour étudier leur lutte dogmatique contre l'autorité pontificale, la Sorbonne et les jésuites.

 

 

 



[1] Lettre de Lyonne à Brienne, 18 octobre 1655, dans le Complément des Mémoires du cardinal de Retz.

[2] Mémoires de René Rapin.

[3] Mémoires de René Rapin.

[4] Mémoires de Brienne et de Rapin.

[5] Les dépêches du baillif de Valençay, ambassadeur de France à Rome, en date du 25 août 1653, attestent ces nouvelles dispositions du pape. Voir les Mémoires de Rapin, t. II, liv. IX.

[6] Guy Joly et René Rapin s'accordent parfaitement sur ce point.

[7] Ces lettres sont rapportées dans le Mémoire de Claude Joly, chanoine de Paris, concernant le cardinal de Retz.

[8] C'est le texte même de Guy Joly, secrétaire et confident de tous les actes de Retz.

[9] Il est remarquable que Retz, dans ses Mémoires, ne souffle pas mot de cette lettre, comme du reste il évite toujours de prononcer même le nom des jansénistes. Mais ce silence ne peut infirmer l'authenticité de la pièce. Guy Joly, cité plus haut, donne l'histoire de la rédaction et du retard de la publication. Claude Joly, chanoine de Paris, dans son Mémoire concernant le cardinal de Retz, analyse longuement la lettre du 21 décembre. La sentence de condamnation par le Châtelet, en date du 29 janvier 1655, est rapportée textuellement par les éditeurs des Mémoires de Retz. Enfin, ces mêmes éditeurs ont retrouvé, dans les manuscrits de la Bibliothèque impériale, un exemplaire de ce factum, et l'ont imprimé in extenso dans leur Complément de la vie du cardinal de Retz.

[10] Tous ces détails sont tirés de Guy Joly ou du Mémoire de Claude Joly.

[11] Mazarin écrivait à Brienne, août 1655 : Ce curé de la Madeleine est un janséniste déclaré, l'instrument des attentats du cardinal de Retz, celui au nom de qui se publient tous ces placards, après les avoir concertés avec les plus savants et les plus opiniâtres de cette secte-là... Tout cela tend indirectement à relever le jansénisme, qui n'a plus d'antre ressource que dans la confusion et le désordre.

[12] Mémoires de Retz, 3e partie.

[13] L'envoi des pièces par la cour de France est de juillet 1655.

[14] Une lettre de Lyonne, du 22 juillet, annonce que le pape a fait dire au cardinal de Retz que una stanza in Castelo era ben presto preparata. Guy Joly atteste également la peur que Retz avait d'être arrêté.

[15] Lettre de Lyonne du 9 août 1655. Guy Joly parle également de cette congrégation dont Retz s'efforça d'entraver les opérations en se portant à sou tour accusateur contre le cardinal Mazarin.

[16] Guy Joly : Mémoires de Retz, complément ; lettres de divers, rassemblées par les éditeurs.

[17] Guy Joly. Pour croire à un pareil forfait d'un évêque, nous avons besoin de trouver cette dénonciation dans le livre d'un confident ; et, pour qu'on ne nous accuse pas d'y rien changer, nous lui avons laissé le soin de la raconter textuellement.

[18] Guy Joly.

[19] Racine : Histoire de Port-Royal, 1re partie.