HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

PREMIÈRE PARTIE. — LA FRANCE POLITIQUE, RELIGIEUSE, LITTÉRAIRE SOUS MAZARIN

 

CHAPITRE VI. — La guerre de Paris ou la vieille Fronde.

 

 

I. — Paul de Gondi, organisateur de la vieille Fronde. - Alliance des Importants et des magistrats. - Retraite de la cour à Saint-Germain. - Le Parlement déclare la guerre au roi. - Ses préparatifs de guerre. - Organisation d'un gouvernement nouveau. - Adhésion des parlements de Rouen et d'Aix. - Les pamphlets.

 

Les salves de mousqueterie de Munster et d'Osnabrück n'eurent pas de retentissement en France. En deçà du Rhin, surtout à Paris, la grande affaire du jour n'était pas l'accroissement du royaume, mais l'abaissement de l'autorité royale. On venait d'enlever un succès considérable, dans cette guerre civile, par la déclaration du 21 octobre. On se préparait à un triomphe plus complet avec le concours de nouveaux auxiliaires. Aux magistrats, aux bourgeois qui avaient commencé et soutenu la lutte, allaient se joindre les seigneurs et les princes. Les importants se ranimaient au bruit flatteur de la décadence du ministre ; ils recherchaient la compagnie des frondeurs, pour emporter par les armes ce que la cabale n'avait pas eu la force de leur conserver.

Le coadjuteur, Paul de Gondi, que nous avons vu figurer dans les barricades, fut le principal organisateur de cette alliance. Nul personnage ne convenait mieux à ce rôle. Mélange prodigieux de talents et d'ambition, d'hypocrisie et de luxure, il avait trompé toutes les intentions d'un père, homme de bien et de piété, toute la vigilance de Vincent de Paul, son précepteur. Déjà, sous Richelieu, libertin et duelliste, malgré sa soutane, conspirateur en compagnie des prisonniers de la Bastille, il avait fait, à dix-huit ans, l'éloge de la conjuration de Fiesque, et rêvé l'imitation de Catilina et de César. Retenu, malgré lui, dans l'état ecclésiastique par des convenances de famille, et haïssant sa profession, il avait réussi, comme il s'en vante, à garder les dehors honnêtes tout en vivant dans le désordre, à faire, selon son aveu, le mal devant Dieu, le bien devant les hommes[1]. Devenu coadjuteur de son oncle, il aspirait à la place occupée par Mazarin, comme au seul poste digne de sa supériorité, et, pour y parvenir, il aspirait au cardinalat comme à une garantie d'impunité dans un temps où, par une convention respectée, un cardinal n'était justiciable que du Saint-Siège. Tel est le secret de toute sa vie politique, de cette activité qui ne se repose nulle part, de ces évolutions fréquentes d'une coterie à une autre. Il n'est jamais l'instrument de personne ; quand il parait servir ses complices du moment, il ne les seconde gué pour se faire porter par eux sur leurs têtes. Écrivain supérieur, prédicateur et pamphlétaire, orateur dans la chaire et au Parlement, fier et hautain devant les puissances, intrépide dans les séditions, et cependant souple à l'intrigue, il sera l'âme de toutes les entreprises contre Mazarin, il en appellera de tous ses échecs, il ravivera sans relâche la guerre civile ; il ne s'arrêtera que dans la prison de Vincennes ; et encore sa captivité même ne fera cesser ni ses espérances ni les inquiétudes de son vainqueur. L'âge enfin, et la certitude de son impuissance ne le corrigeront pas. Ses mémoires, écrits dans la vieillesse, dans les infirmités, pour égayer la curiosité d'une femme, ont une liberté de langage, un cynisme d'aveux, un ton d'estime personnelle, qui expriment bien plutôt le regret d'avoir échoué que le repentir d'avoir fait le mal.

Après les barricades, il avait essayé de gagner le vainqueur de Lens, qu'il trouvait plein de mépris pour Mazarin, plein d'impatience de faire ses affaires. Mais la fidélité du héros à l'intérêt royal le déconcerta : Je m'appelle Louis de Bourbon, disait Condé, et je ne veux pas ébranler la couronne. Ce que le plus illustre prince du sang ne pouvait lui donner, il eut la pensée de le conquérir par un complot avec l'Espagne, que la vue des troubles présents encourageait à ne pas adhérer à la paix de Westphalie. Mais ce moyen, qui n'était pas moins que le crime d'État de Cinq-Mars, pouvait encore paraître prématuré ; il y renonça d'autant plus vite, qu'il crut en trouver un autre plus agréable et plus innocent. Il avait remarqué une scission dans la maison de Condé, et à la tète d'une de ces factions domestiques une femme déterminée à régner, exaltée par sa beauté et son importance, traînant après elle bien des volontés coupables, une armée toute prête dans ces rivaux d'adultère, depuis le prince de Marsillac jusqu'au grand Turenne lui-même. Il fonda donc son entreprise sur l'alliance de la duchesse de Longueville[2]. Pendant que la cour, à Saint-Germain (octobre 618), subissait les nouvelles exigences du Parlement, la duchesse de Longueville convoquait, à sa maison de campagne de Noisy, près Versailles, un petit nombre d'affidés discrets et résolus. Gondi et son frère, le duc de Retz, assistaient à ces conférences. On y parla du ministre en toute liberté, d'un parti à prendre contre lui, des moyens à employer pour l'abattre ; on en remit le soin au coadjuteur et au duc de Longueville. Immédiatement Gondi enrégimenta les débris dispersés des Importants, que la victoire des bourgeois de Paris animait d'émulation et d'espérance : Brissac, Fosseuse de Montmorency, Noirmoutier, Montrésor, Laigues, agent connu de la duchesse de Chevreuse, en attendant qu'il devînt son mari, Fontrailles, Saint-Ibal, Coaquin, Matha, Cugnac, tous gens de qualité et d'énergie. Il n'eut pas de peine à y joindre le prince de Marsillac, dont l'élévation était la cause même de madame de Longueville, le maréchal de la Mothe, qui aspirait à la vengeance de son emprisonnement, et le duc de Bouillon, frère aîné de Turenne, qui attendait toujours une indemnité pour sa principauté de Sedan. Il traita enfin avec les parlementaires les plus compromis, avec Broussel, Longueil et Viole, et fit de ces insulteurs un lien entre la noblesse et la magistrature, un expédient pour commencer la lutte sous la forme légale. Ce n'est pas que toutes ces alliances le satisfissent également : plusieurs de ces complices lui donnaient, non pas des scrupules, mais des craintes ; Fontrailles, par exemple, empoisonnait d'athéisme l'âme de ceux qui le pratiquaient familièrement[3]. Brissac, Matha, Vitry, ivrognes élégants, impies déclarés dans l'ivresse, n'épargnaient pas même le bon Dieu dans leurs chansons de table ; au sortir d'un bon dîner, ils chargeaient un convoi l'épée à la main, en criant au crucifix : Voilà l'ennemi ; leur société n'était pas un bénéfice sans charge[4]. Dans cette grande comédie, où le régisseur aurait voulu conserver au public l'illusion honnête, de pareils comparses pouvaient tout détruire en renversant eux-mêmes les décors. Mais il faut bien prendre ses auxiliaires où on les trouve, et pour le moment il avait une troupe.

Il ne manquait plus que l'occasion et le prétexte pour attaquer. Les magistrats l'offrirent les premiers. A peine le terme de la Saint-Martin était-il passé, que les tumultes judiciaires reprirent leur cours. D'un côté, la Cour des aides donnait un arrêt pour défendre .de mettre les tailles en parti, et interdire aux particuliers toute avance sur les impôts. De l'autre, le Parlement dénonçait les violations déjà nombreuses de la déclaration du 2& octobre. Le président Viole se distinguait par l'âcreté et la multiplicité de ses plaintes : présence de troupes allemandes dans les environs de Paris pour intimider la ville, destitution des capitaines des gardes, pénurie du roi èt sa cuisine presque toujours renversée ; nécessité de couper le mal dans sa racine, c'est-à-dire d'expulser Mazarin. Il tenait tête au duc d'Orléans, et se taisait à peine devant le ton menaçant de Condé. Le président de Novion proclamait sans façon les droits du Parlement, droit de se mêler des affaires de l'État, comme conséquence de l'habitude qu'avaient les rois de prêter serment entre les mains des magistrats, droit de donner des régents et régentes au royaume, droit de s'assembler pour examiner les édits du roi, et surtout la déclaration[5]. Tout cela se passait dans des assemblées que la reine n'avait pas eu la force de ne pas autoriser ; elle y avait mis pour condition la présence des princes, et cette présence même, comme on le voit, n'arrêtait rien.

L'opinion du dehors fortifiait cette confiance. Il parut alors une requête des trois États de l'Ile-de-France, adressée à Messieurs du Parlement contre le cardinal. Les requérants se faisaient forts du consentement des treize provinces et autres gouvernements du royaume. Ils parlaient du ministre en termes d'infamie et de la dernière diffamation ; ils l'accusaient d'avoir encouragé et amplifié la maudite engeance des partisans, ces grands auteurs de la misère publique. Que pouvait-on ajouter au chiffre de vingt-trois mille individus emprisonnés pour impuissance de payer les impôts, dont cinq mille étaient morts dans cette langueur, ainsi qu'il se vérifiait par les registres et écrous des geôliers[6]. On arrêta l'imprimeur de cette pièce ; le Châtelet le condamna à faire amende honorable et à être banni. Mais pareille répression ne pouvait atteindre les bruits qui circulaient de bouche en bouche, les projets de vengeance imputés à la reine, les placards diffamatoires qui surchargeaient les rues et les places publiques. Un poteau, au bout du Pont-Neuf, était impunément couvert, chaque matin, de vers satiriques et licencieux. La reine, la dame Anne, y était outrageusement dénoncée.

Le coadjuteur ne resta pas inactif dans ces combats d'avant-garde ; il y fit intervenir le clergé au nom de la morale. A bout de ressources, la reine venait de donner une déclaration pour organiser un emprunt à dix pour cent ; la Cour des aides l'avait vérifié ; le Parlement protestait contre cette vérification ; Gondi rendit la chose impraticable par la réprobation publique. Il suscita les curés de Paris qui vinrent, comme d'eux-mêmes, lui représenter qu'un pareil prêt était contraire à la loi de Dieu. Le consciencieux théologien les approuva de leur zèle, les anima à ne pas autoriser un si gros péché, et à tous les autres griefs contre Mazarin, ajouta celui de l'usure. Sans même prononcer son nom, dit-il[7], on le fit passer en huit jours pour le juif le plus convaincu qu'il y eût en Europe. A la vue des nouveaux embarras qui allaient s'ensuivre, la reine retira la déclaration (2 janvier 1649).

En quelques semaines, ces contradictions eurent l'effet espéré ; elles poussèrent à bout le gouvernement et ses amis. Condé, furieux des résistances de Viole, avait dit en jurant qu'il n'y avait plus moyen de souffrir l'insolence et l'impertinence de ces bourgeois qui en voulaient à l'autorité royale. Il parlait de les réduire par la force. Gondi lui représentant que Paris était un morceau de rude digestion, il répondit : On ne le prendra pas, comme Dunkerque, par des mines et des attaques, mais si le pain de Gonesse leur manquait huit jours....[8] Avec ce dédain de ses adversaires, il offrit ses services à la reine, lui promit le succès pourvu qu'elle se servit des bons soldats de ses armées, lui montra avant peu le Parlement et les Parisiens humiliés à ses genoux. La reine se sentit ranimée par cette assurance d'un héros tant de fois triomphant, et consolée de ses affronts par l'espoir de les effacer. Le cardinal saisit ce moyen de ne phis rester exposé aux bizarreries des frondeurs et aux violences du peuple[9]. On prit sans délai la résolution d'enlever le roi de Paris et de réduire la ville en la bloquant, sans avoir plus à craindre une guerre de barricades. Si cette tactique paraissait favorable au rétablissement de l'autorité du roi, elle ne l'était pas moins aux complots de ses ennemis ; elle leur donnait un prétexte de plus et leur laissait le champ libre. Ils vont en user vivement ; la guerre de Paris ou de la vieille Fronde commence.

Dans la nuit du 5 au 6 janvier 4 649, pendant que la cour et les princes ne semblaient occupés qu'à célébrer la fête des Rois, la régente, avec ses deux fils, le cardinal et les personnes les plus considérables de leur suite, allèrent au Cours-la-Reine attendre le duc d'Orléans et le prince de Condé, qui vint accompagné de sa mère, de sa femme, même de son frère, le prince de Conti. Tous étant ainsi rassemblés, on partit pour Saint-Germain, où l'on arriva avant le jour. Ce départ précipité ne différait guère d'une fuite. La cour se trouva sans linge, sans meubles, sans officiers ; il y avait à peine des lits pour la reine et ses deux enfants. Les autres réfugiés couchèrent sur la paille, ce qui fit, en peu d'heures, si fort renchérir la paille à Saint-Germain, qu'on n'en pouvait plus avoir pour de l'argent[10]. Ce fut le commencement de ces pérégrinations dans l'inquiétude et dans la gêne, dont Louis XIV a gardé toute sa vie un ressentiment aussi vif que des entreprises des magistrats sur son autorité.

A cette brusque nouvelle, Paris s'étonna et commença par craindre. La reine avait laissé derrière elle une lettre d'adieux au corps municipal, où elle promettait aux bourgeois un traitement favorable s'ils demeuraient fidèles. Le lendemain, elle expédia au Parlement l'ordre de se transporter à Montargis, et assigna également d'autres résidences à chacune des cours souveraines. En présence de ces déclarations, le corps de ville et les magistrats parurent hésiter devant les conséquences d'une lutte ouverte ; ils députèrent respectueusement à Saint-Germain. Mais la reine se montra ferme ; elle répondit au premier échevin qu'elle n'avait à faire qu'au Parlement, que, le Parlement sortant par une porte, elle rentrerait par l'autre. Elle refusa de recevoir les députés des magistrats ; elle se contenta de leur envoyer dire que, tant qu'ils ne seraient pas à Montargis, elle n'avait rien à entendre[11]. En même temps, défense fut faite à tous les villages circonvoisins de Paris de porter dans la ville aucune denrée ; on se mit à arrêter le pain, le bétail, à exécuter le plan dédaigneux de Condé. Ces rigueurs ranimèrent l'esprit de résistance. Le roi voulait décidément la guerre ; le Parlement, les frondeurs coururent aux armes.

Comme nous l'avons dit, la Fronde, la guerre de Paris même, a un côté parfaitement ridicule ; et cet immense charivari de dérision mutuelle qui s'élève de tant de quolibets, de placards, de nouvelles à la main, était bien dû à la jactance et à l'incapacité des chefs, à l'égoïsme flagrant de leurs ambitions à travers leur amour du bien public, à la suffisance du bourgeois-soldat et à ses déroutes burlesques, à cette mobilité des esprits tournant si vite de l'enthousiasme à l'épigramme. Mais, sous ces dehors plaisants, il y avait des faits graves, plus importants qu'une dernière réclamation de la féodalité déchue, qu'une suite de la guerre de Trente Ans dans l'alliance offerte par l'Espagne épuisée à la révolte. C'est un pouvoir rival, s'élevant, au nom du salut public, contre le pouvoir du roi, les provinces appelées à soutenir l'opposition parisienne, un essai de fédéralisme par les parlements, le peuple révolté, jusque dans les campagnes, contre les usages les plus oppressifs de l'ancien régime ; enfin, l'opinion, par la voie des pamphlets, faisant la leçon aux rois, leur traçant leurs devoirs, et proclamant les droits des peuples. Ces attaques ne réussissent pas encore, parce qu'elles manquent d'ensemble et d'unanimité, mais elles préparent l'œuvre des réformateurs du siècle suivant. Voilà le côté sérieux qu'il convient de mettre en lumière, et qui fait de la Fronde autre chose que le jeu d'enfants dont elle porte le nom.

Du premier coup, le Parlement tranche du souverain. Il s'arroge le gouvernement, le pouvoir militaire, la levée des impôts. Par arrêt du 8 janvier, il destitue Mazarin, le juge sans l'entendre, le proscrit, et en appelle aux passions populaires en termes si violents, qu'un jour la fureur révolutionnaire n'y pourra ajouter que l'odieux d'une exécution plus prompte et impitoyable[12]. Par le même arrêt, il ordonne la levée de gens de guerre en nombre suffisant, et délivre à cette fin des commissions, pour la sûreté de la ville tant au dedans qu'au dehors, et pour escorter ceux qui amèneront des vivres. Le lendemain, il prescrit la levée de nouvelles taxes pour les besoins de cette guerre. Il s'impose lui-même, mais il impose, sans vérification ni contrôle, les habitants de la ville. Les magistrats donneront un million, et, sur cette somme, vingt conseillers de création récente, mal vus des anciens, donneront 300.000 livres, 15.000 par tête, pour se réhabiliter : tous les Parisiens sont taxés au jugé ; ils payeront par maison, chaque porte cochère livrera 25 ou 50 écus. Ces charges, intolérables la veille, quand il ne s'agissait que de l'intérêt général, de la guerre étrangère, deviennent possibles et légitimes pour soutenir un parti, pour satisfaire une passion politique[13]. On espère bien encore ne pas s'arrêter là : l'opinion semble offrir d'elle-même tous les pouvoirs au Parlement. On lit, dans un pamphlet qui parut aussitôt après l'arrêt du 8 janvier, ces propositions inattendues : Le Parlement présentera les personnes qui devront avoir part au gouvernement du royaume et à l'éducation du roi ; il pourra les destituer pour déportements ou incapacités ; il recevra le serment des ministres et des conseillers d'État, il nommera les candidats à l'administration des finances, et exercera la charge de contrôleur général par deux de ses membres en commission ; il aura la nomination à perpétuité des gouverneurs des places à dix lieues à la ronde autour de Paris[14].

De leur côté, les Importants se rassemblent et forment corps en quelques jours. Dès le 9 janvier, le duc d'Elbeuf s'était enfui de Saint-Germain. Ce prince lorrain[15], pauvre et ruiné, comptait sur la guerre civile pour relever ses affaires ; il offrit, le premier, ses services au Parlement. Mais, quelque diligence qu'il eût faite, il avait à peine gagné un jour sur la duchesse de Longueville et sur le coadjuteur, qui guettaient dans Paris le moment favorable. La duchesse avait refusé de suivre sa mère à Saint-Germain, s'excusant sur son état de grossesse. Dès qu'elle vit la rupture déclarée, elle ne craignit plus le mouvement ni l'action. Elle rappela vite de Saint-Germain son mari et son frère le prince de Conti, qui accoururent pour se venger de Condé. Le héros, en effet, avait offensé sa sœur et son frère, en parlant pour eux sans les avoir consultés, en répondant de leur fidélité à la reine. Dans leur compagnie rentrait le prince de Marsillac, trop ambitieux pour ne pas profiter du rôle qu'un amour coupable lui proposait. Gondi les attendait avec ses autres amis, la Mothe, Bouillon, la Boulaye, prétendant malheureux à la charge de capitaine des gardes de la reine ; Vitry, frustré du titre de duc, qu'avait porté son père ; Chevreuse, qui ne pouvait quitter son bon ami Paris, comme il disait, et qui redemandait sa femme exilée ; le duc de Luynes, qui croyait le triomphe de la religion attaché à la chute de Mazarin. Mais, de tous ces auxiliaires, le plus agréable aux chefs de la conspiration fut le duc de Beaufort. Depuis son évasion de Vincennes, il errait sur les bords du Loir, sans oser reparaître à Paris ; il y accourut dès qu'il fut sûr de n'y plus trouver celui qu'il avait voulu assassiner. Le peuple l'accueillit avec transport, parce qu'il avait des cheveux blonds, parce que ce petit-fils de Henri IV parlait comme on parle aux halles ; quand on le montra dans les rues Saint-Denis et Saint-Martin, les hommes l'acclamèrent avec enthousiasmé, les femmes l'embrassèrent. Gondi s'en réjouissait comme d'une heureuse trouvaille. Également incapable et populaire, Beaufort pouvait servir et couvrir à la fois les desseins de ses meneurs. Le coadjuteur avait besoin d'un fantôme qu'il pût placer devant lui, dans les occasions où la convenance ne lui permettait pas de se laisser voir, et par bonheur pour moi, dit-il, il se trouva que ce fantôme était petit-fils de Henri le Grand[16].

Ces empressés ne pouvaient réussir qu'en dissimulant leurs intentions féodales et personnelles ; pour obtenir le concours du peuple, il leur fallait l'alliance des magistrats amis du peuple. Aussi s'inclinèrent-ils devant le Parlement. D'Elbeuf, le premier, s'était offert en qualité de général ; Longueville ressentait un dépit mortel d'avoir été prévenu d'un jour par le Lorrain. Il se hâta de loger sa femme à l'Hôtel-de-Ville, la remettant comme un otage entre les mains des Parisiens, flatterie grossière qui valut à cette princesse le nom de palladium de la ville de Paris[17]. Le duc de Bouillon fit apporter ses quatre enfants dans la grand'chambre du Parlement, pour garantir sa fidélité aux magistrats[18]. Le marquis de la Boulaye accourut prendre une commission du Parlement pour lever des troupes. Le maréchal de la Mothe sollicita le titre de conseiller ad honores. Gondi, malgré les résistances du premier président, voulut être admis à siéger, comme conseiller d'honneur, à la place de son oncle, toutes les fois que le prélat ne pourrait pas venir à la cour, c'est-à-dire toutes les fois que son neveu l'empêcherait de s'y rendre. Le duc de Chevreuse invoqua l'appui des défenseurs de la justice, pour obtenir le retour de sa femme. Beaufort enfin, après s'être fait purger des soupçons d'assassinat qui pesaient si justement sur lui, fut admis au rang de pair, par l'autorité du Parlement, sans lettres du roi[19]. Sous toutes les formes, les passions, les espérances surexcitées viennent en aide aux magistrats. Le peuple donne au soulèvement cette sanction violente qui précipite également le succès et la ruine de toutes les causes embrassées par lui. Il poursuit à coups de pierres dans les rues, et jusque dans les églises, tous les Mazarins suspects, même les femmes[20]. Il monte la garde aux portes de la ville, surtout à. celle de la Conférence, pour empêcher de sortir les amis du roi ; il pille les équipages des ministres (Guénégaud), et par un caprice digne de la Fronde, il laisse passer les hardes de Mademoiselle de Montpensier[21]. Les colonels et capitaines de la garde bourgeoise jurent l'union entre eux pour la défense commune ; et le duc de Montbazon, gouverneur de Paris, se déclare le serviteur du Parlement. Avec moins de brutalité, mais plus d'astuce, le jansénisme applaudit à un mouvement qui le délivre de tout frein : On commence à publier dans la ville que la vérité ne sera plus désormais retenue et étouffée dans l'injustice, qu'il sera permis de parler sans crainte et de dire ses sentiments, que la rigueur des lois ne sera plus un obstacle à la prédication du nouvel Évangile. Les adeptes s'empressent autour du prince de Conti, lui offrent leurs bourses et les suffrages de leurs amis ; alliés commodes, ainsi qu'il les qualifiera plus tard lui-même, et toujours prêts à fronder la cour en toutes choses[22]. Enfin l'Université ne reste pas en arrière ; le recteur et ses suppôts viennent au Parlement offrir dix mille livres pour le service public, suppliant la cour de les vouloir conserver dans leurs privilèges, à quoi le premier président répond que la cour accepte leurs offres et les conservera en tout ce qui dépendra d'elle[23]. Devant de tels enthousiasmes, combien devait paraître naïve la loyauté du bon Vincent de Paul donnant avis au premier président qu'il allait porter à la reine, à Saint-Germain, des conseils de paix[24] !

Fort de ces adhésions, le Parlement se croit investi de tous les pouvoirs. Comme tous les gouvernements révolutionnaires, en s'arrogeant l'autorité, il n'entend pas souffrir que personne la lui conteste, et pour détruire l'absolutisme, il s'érige en maître infaillible et absolu. Quelle activité, quelle rudesse dans l'organisation du service militaire, pour désarmer, s'il peut, son ennemi, pour régler ses moyens d'attaque et de résistance. Par arrêt du 10 janvier, défense à tous gouverneurs des villes frontières ou autres places, de laisser sortir aucuns canons, armes ou munitions de guerre, et ordre à tous capitaines, soldats et gens de guerre, qui sont proche de Paris, de s'en éloigner de vingt lieues, à faute de quoi permission aux habitants des villes, bourgs et villages, de s'armer et leur courir sus. Par arrêt du 11, proscription des gens de guerre qui ont quitté les frontières, c'est-à-dire qui ont obéi au roi, pour empêcher les vivres d'entrer dans Paris, avec injonction aux communes de leur courir sus. Par arrêt du 12, ordre de travailler aux retranchements pour couvrir Paris et ses faubourgs, avec le droit de prendre les héritages (propriétés) à charge d'indemnité. Choix d'un généralissime : Conti proclamé à titre de prince du sang, malgré les efforts contraires du duc d'Elbeuf, et sous lui, comme seconds, D'Elbeuf, la Mothe, Bouillon, Marsillac, un peu plus tard Beaufort. Prise de la Bastille (12 janvier) par ordre du généralissime, avec le concours de la garde bourgeoise et des magistrats les plus belliqueux. Le péril, il est vrai, n'était pas grand, car les femmes portaient leurs chaises dans le jardin de l'Arsenal, comme au sermon, pour assister à ce spectacle, et la forteresse se rendit après quatre ou cinq coups de canon[25]. Les vainqueurs n'en furent pas moins fiers. Portail, conseiller au Parlement, disputait à Lefebvre, autre conseiller, l'honneur d'entrer le premier dans la conquête à la tête de sa compagnie. D'Elbeuf les concilia en les faisant entrer ensemble avec lui[26]. Le Parlement triomphait, et pour donner à la victoire son véritable sens, le, fils de Broussel était nommé gouverneur de la place. Levée de nouvelles recrues, commissions délivrées aux plus zélés pour cet objet : le coadjuteur allait équiper un régiment à ses frais, et rien n'est plus célèbre dans cette guerre que le régiment du coadjuteur ou de Corinthe. Le duc de Luynes en formait un autre, composé de jansénistes, illuminés et arnaudistes, comme disent quelques pamphlets. Enfin code militaire promulgué dès le 14 janvier, pour discipliner ces instruments de désordre ; règlement impitoyable qui peut se résumer en trois mots : Passé par les armes et les arquebuses, pendu et étranglé ; il y avait en outre, pour les crimes de blasphème, exposition au carcan et amende honorable pendant trois jours[27]. Presque en même temps paraissait un livre composé tout exprès pour apprendre aux Parisiens l'exercice du mousquet et de la pique, et les rendre parfaits dans l'art militaire. En vérité, il était difficile d'être servi plus à point[28]. Notre siècle n'a donc pas le mérite d'avoir inventé .ces livres qui se trouvent tout faits au moment même où l'on s'aperçoit qu'il serait utile de les faire.

Avec une assurance égale, le Parlement met la main sur toutes les parties de l'administration. Par arrêts, il prescrit que tous les deniers publics, dus par les comptables et fermiers de la ville et du ressort, seront saisis et mis aux coffres de l'Hôtel de ville, que les deniers provenant des recettes générales d'Auvergne et de Reims y seront apportés également. Sous prétexte du salut public, il fixe le prix des mousquets avec bandoulières, des piques, des paires d'armes avec le pot, des pistolets avec fourreaux, poudre, plomb et mèche ; véritable maximum qui réduisit les quinqualiers (sic), armuriers et autres à cacher leur marchandise pour ne pas la livrer à perte. Il laisse les échevins de Paris interdire aux particuliers l'achat du blé, et rassembler les blés et farines au Louvre pour être vendus aux seuls boulangers. C'est déjà une petite terreur dont l'exemple ne sera pas perdu. Et cependant il prescrit par arrêts la confiance et la sécurité, enjoignant à tous les marchands et artisans de tenir leurs boutiques ouvertes et de continuer Peur trafic. Comme il craint l'émigration, il défend, sous peine de la vie, à toutes personnes de changer leurs noms, de se travestir et déguiser pour sortir de ladite ville ; ceux qui auront obtenu des passeports ne pourront sortir que par les portes Saint-Jacques et Saint-Denis. Comme il n'aime pas la contradiction, pendant qu'il fait publier, pour sa cause, des pamphlets de toute sorte, il interdit aux imprimeurs et colporteurs d'imprimer et d'exposer en vente aucuns ouvrages ou écrits concernant les affaires publiques, sans permission registrée au greffe de ladite cour[29]. Afin de suffire à tant de soins, il en partage le fardeau entre ses membres ; il se divise en chambres qui ressemblent fort à des départements ministériels. Il y a une chambre des finances qui se tient chez le premier président pour ordonner les choses nécessaires à la levée et subsistance des troupes. Il y a la chambre des passeports, composée de douze conseillers, pour ne laisser sortir de Paris que ceux dont le départ n'a rien de dangereux. Il y a la chambre de l'argent caché pour examiner les avis des dénonciateurs et ordonner les perquisitions chez les détenteurs du bien de l'État. Il y a enfin la chambre des dépêches pour examiner les lettres et paquets interceptés, savoir quels sont ceux qu'on peut envoyer à leur adresse et ceux qui méritent une réponse[30].

Pendant quelques jours, le Parlement put croire qu'il aurait avec lui la nation tout entière. Le feu allumé à Paris gagnait rapidement au dehors toutes les têtes exaltées. Le 18 janvier, les princes et généraux juraient entre les mains du coadjuteur un acte d'union pour soutenir le Parlement, s'engageant à être réputés gens sans foi ni honneur, s'ils acceptaient aucun accommodement avant l'expulsion de Mazarin[31]. Le même jour les magistrats rédigeaient une lettre circulaire aux Parlements du royaume, et une autre aux bonnes villes, pour expliquer l'état de la capitale, justifier leur conduite, et demander une adhésion efficace[32]. Mais déjà la chose était faite à une des extrémités du territoire. Aix avait eu sa révolution. Le comte d'Alais, gouverneur de Provence, était odieux à ses administrés pour ses empiétements despotiques sur leurs privilèges. Il ne tenait aucun compte, pour le choix des consuls, du droit de suffrage populaire ; avec des lettres de cachet, il nommait des consuls à son gré. Le parlement d'Aix ne pouvait se résigner au semestre qui lui avait été imposé ; il avait déjà murmuré au temps des barricades de Paris ; et par une de ces bizarreries dont les familles ne sont pas exemptes, l'archevêque, le cardinal de Sainte-Cécile, encourageait les rumeurs contre Mazarin, disant que son frère Jules était un poltron, et qu'il suffisait de lui faire peur pour tout obtenir de sa timidité[33]. Au moment où le blocus de Paris commença, le comte d'Alais, cousin-germain, par sa mère, du rand Condé, voulut agir comme son illustre parent. Il fit avancer deux mille hommes pour s'assurer d'Aix. Aussitôt le peuple soulevé dressa des barricades, le premier président d'Oppède parut à la tête du mouvement. Mais, sa femme, sa fille, le duc de Richelieu, l'intendant, plus de 150 gentilshommes, restèrent aux mains des révoltés. La multitude armée veillait à la sûreté des magistrats : une jeune fille de seize ans, dit la relation officielle, montait la garde à la porte du premier président, une épée nue dans chaque main. Le Parlement cassa le semestre, et donna arrêt contre Mazarin[34]. Tel était le récit que venaient faire au parlement de Paris les députés d'Aix en demandant l'union. On ne pouvait repousser une si bonne fortune ; elle fut comme l'augure d'une autre qui arriva presque au même moment de Normandie.

En effet, le duc de Longueville, qui avait des intelligences dans cette province, était parti pour s'assurer du parlement de Rouen. Là aussi la question du semestre, c'est-à-dire un intérêt personnel, inspirait va grand patriotisme aux magistrats. Dans la prévision de cette attaque, la reine avait nommé un nouveau commandant à cette ville, et investi le comte d'Harcourt du gouvernement de la Normandie. Longueville fut le plus actif et le mieux servi. Les magistrats normands étaient divisés ; le premier président tenait pour le roi ; trompé lui-même par les opposants, il invita d'Harcourt à rester en dehors de la ville, jusqu'à ce que la compagnie eût délibéré sur sa commission. Pendant que l'homme du roi, d'ailleurs sans argent et sans troupes, attendait le résultat de ce singulier examen, Longueville entra par une fausse porte ; ses amis excitèrent le peuple à Le pas laisser pénétrer cher eux le lieutenant de Mazarin ; les conseillers mirent à se rassembler une lenteur qui donna à la fermentation le temps de se propager. Il n'y eut pas de barricades à Rouen comme à Aix ; la chicane normande ne procédait pas aussi vivement que l'emportement méridional ; mais le résultat fut le même ; le Parlement, sûr de l'appui du peuple, se prononça comme les confrères de Provence. En présence du duc de Longueville, il refusa d'Harcourt, cassa le semestre, donna arrêt d'union avec le Parlement de Paris, et délivra des commissions pour lever des troupes. On chassa le premier président et le procureur général, on renvoya le commandant du vieux palais. Le duc de Longueville, harangué par les députés du clergé et de la noblesse, se posait en généralissime ; ses compagnons, Saint-Ibal, Fiesque, Flavacourt, en rivaux des généraux de Paris ; on se mettait déjà en mesure de soumettre les villes voisines[35]. Le 21 janvier, le Parlement de Normandie expliquait, par une lettre au roi, son refus de recevoir le comte d'Harcourt. Puis il s'adressait au Parlement de Paris pour obtenir la jonction qui fut prononcée quelques jours après, en même temps que celle du Parlement de Provence[36]. Ainsi tout succédait aux magistrats, et semblait faire disparaître le roi sous leur importance.

Enfin, comme il fallait à cette guerre civile le tambour et la trompette, les frondeurs avaient organisé un système d'agitation de l'opinion publique qui ne laissait aucun répit aux imaginations, et à l'ardeur belliqueuse pour la cause du Parlement. On éblouissait, on entraînait, on soutenait les volontés populaires par des publications de toute nature, en vers, en prose, en français, en latin même ; chaque jour, à chaque heure, on donnait un nouvel aliment à la haine contre Mazarin, au mépris pour Anne d'Autriche. Ce moyen, déjà employé pendant la Ligue, reçut de la Fronde son perfectionnement. Tantôt c'était un simple refrain qui faisait tout le mérite de quelques mauvais couplets : Nargue pour vous, Jules Mazarin, ou Trousse bagage et quitte la partie. Tantôt c'était sa généalogie avec les banqueroutes de son père, ou de sales soupçons contre les mœurs de ses nièces. Tantôt c'était lui-même faisant le commerce de tables d'ébène, de cabinets d'Allemagne, de guéridons de Rome, vendant à la reine des tapisseries, des pierreries, de la vaisselle, ou composant des pommades, inventant des liqueurs, donnant son nom à des pâtés et à des ragoûts. Un jour on publiait les apparitions épouvantables du maréchal d'Ancre venu en ambassade à Jules Mazarin, puis tournant de la fantasmagorie à la réalité, on demandait sa mort au nom de la justice, et on répandait l'oraison composée par lui pour la réciter quand il serait sur l'échafaud. On traitait la reine comme une infâme, on riait du maréchal de Grammont à qui le ministre laissait par testament son meilleur cheval ; la plaisanterie essayait de monter jusqu'à Vincent de Paul lui-même pour récompense d'avoir tant favorisé le Mazarin[37]. Un journal surtout obtint, dès le premier jour, un grand succès, c'était le Courrier français publié par le fils de Renaudot.

Théophraste Renaudot, fondateur de la Gazette de France, avait émigré à Saint-Germain, emportant son journal pour le service de la cour. Mais la curiosité parisienne ne pouvait rester sans nouvelles : les Parisiens, dit un pamphlet[38], auraient cru vivre comme des bêtes s'ils n'avaient su ce qui se passait. Aussi Renaudot laissa-t-il ses fils à Paris, avec la commission d'écrire pour le Parlement. La spéculation fut excellente. Le Courrier français des fils s'éleva à la place et en ennemi de la Gazette du père. Leur journal se composait de deux feuillets et coûtait un sou. Le pain ne se vendait pas mieux que ces papiers ; on y courait comme au feu ; on s'assommait pour en avoir, et les colporteurs donnaient des arrhes dès la veille, afin qu'ils en eussent des premiers. On n'entendait, le vendredi, crier autre chose que le Courrier français, et cela rompait le cou à toutes les autres productions de l'esprit[39]. Il va sans dire que les rédacteurs connaissaient leur public et leur intérêt, aussi bien que leurs descendants de nos jours, qu'il s'agissait moins pour eux de dire la vérité que de flatter l'opinion et de remplir leur feuille. Ils excellaient à adoucir et couler les mauvaises nouvelles, exagérer les avantageuses, assurer les douteuses délicatement, si bien que l'on pût s'en dédire sans contradiction, et lorsque les nouvelles n'étaient pas abondantes, ils trouvaient le moyen, comme étant de pratique, de tirer et d'allonger la matière pour achever le cahier. Le Courrier français avait paru dès le 5 janvier ; il dura jusqu'à la paix de Ruel.

Mais si sa vogue était permanente, elle ne diminuait pas le nombre des écrivains et des œuvres de passage. Une de ces pièces, d'un tour piquant et neuf, donne agréablement le tableau de cette intarissable fécondité ; c'est un Remercîment des imprimeurs à Mazarin, pour le grand développement qu'il a donné à leur industrie : Il ne se passe pas de jours, lui disent-ils, que nos presses ne roulent sur plus d'un volume de toute sorte d'ouvrages, tant de vers que de prose, de latin que de français, tant en caractères romains qu'italiques, comme gros canon, petit-canon, parangon, gros-romain, saint-augustin, cicéro, etc. Une moitié de Paris imprime ou vend des imprimés ; l'autre moitié en compose. Le Parlement, les prélats, les docteurs, les prêtres, les moines, les ermites, les religieuses, les chevaliers, les avocats, les procureurs, leurs élèves, les secrétaires de Saint-Innocent, les filles du Marais, enfin le cheval de bronze et la Samaritaine, écrivent et parlent de vous. Les morts même ressuscitent pour venir dire leurs sentiments de la conduite de Votre Excellence. Les colporteurs courbent sous le poids de leurs imprimés au sortir de nos portes ; ils ne font pas cent pas qu'ils ne soient soulagés du plus pesant de leur fardeau, et ils reviennent à la charge avec une ardeur plus que martiale.

Le coadjuteur réclame une place, on pourrait dire la première, dans cette guerre de libelles. Il se vante lui-même de sa coopération : Nous égayons les esprits, disait-il ma jour, par nos satires, par nos vers et nos chansons, tandis que le bruit des trompettes, des tambours et des timbales réjouit les boutiques. Il établissait, au petit archevêché, une sorte de comité de rédaction d'où sont sortis, pendant plusieurs années, des publications contre tous ceux qu'il a successivement poursuivis de sa rivalité. Mazarin lui attribuait déjà une part dans la rédaction du Contrat de mariage du Parlement avec la ville de Paris. Mais le malheureux se rendait plus coupable encore ; non content de mêler certains curés de Paris à la licence de ces luttes politiques, il mettait les fonctions les plus saintes au service de la conspiration, il parodiait la parole de Dieu en cri de guerre, et faisait de la prédication un pamphlet. Le jour de la Conversion de saint Paul, il prêcha, dans l'église de ce nom, devant un auditoire considérable appelé par le curé janséniste Mazure. Le sermon traitait de la pénitence et était divisé en trois points. Comme saint Paul était prosterné — prostratus erat —, ainsi le chrétien doit-il être prosterné de cœur devant Dieu. Comme saint Paul disait : Domine, quid me persequeris, ainsi le chrétien doit être appelé de Dieu et le regarder dans l'affliction ; enfin, comme saint Paul demandait : Domine, quid vis me facere, ainsi doit-on recevoir la pénitence de la main de Dieu dans un temps où les peuples sont obligés de prendre les armes contre un 'étranger usurpateur de l'autorité royale. De là, par une transition facile, il fortifiait le prince de Conti dans sa résolution contre la cour[40] ; et, par des citations de l'Écriture, des apostrophes ardentes et pathétiques, il animait ses auditeurs à ne pas se laisser décourager par les difficultés de l'entreprise. Les femmes fondaient en larmes, dit un contemporain, et les hommes, pour se donner du cœur, vomissaient des injures contre le cardinal[41]. Au nom de la résignation chrétienne, l'égoïste instigateur des discordes civiles prétendait rattacher indissolublement ses complices aux intérêts de son ambition.

 

 

 



[1] Mémoires de Retz : Mes occupations ecclésiastiques étaient diversifiées et égalées par d'autres, qui étaient un peu plus agréables, mais elles n'en étaient pas assurément déparées. La bienséance était observée en tout, et le peu qui y manquait était suppléé par mon bonheur, qui fut tel que tous les ecclésiastiques du diocèse me souhaitaient pour successeur de mon oncle  Les dévots même disaient, après M. Vincent, qui m'avait appliqué ce mot de l'Évangile, que je n'avais pas assez de piété, mais que je n'étais pas trop éloigné du royaume de Dieu.

[2] Il est bien entendu que nous ne prêtons rien à Retz, ni intentions, ni actes. Toute cette page n'est que l'analyse de ses aveux.

[3] Motteville.

[4] Mémoires de Retz.

[5] Séances des 15 et 16 décembre : Motteville, Omer Talon.

[6] Texte de la requête. — Mémoires d'Omer Talon.

[7] Mémoires de Retz.

[8] Retz.

[9] Motteville, René Rapin.

[10] Motteville. — Mademoiselle de Montpensier.

[11] Discours prononcé par le sieur Fournier, premier échevin de la Ville de Paris, en présence de Leurs Majestés, à Saint-Germain, le 8 janvier 1649.

[12] Texte de l'arrêt : Attendu que le cardinal Mazarin est notoirement l'auteur de tous les désordres de l'État et du mal présent, l'a déclaré perturbateur du repos public, ennemi du roi et de son État, lui enjoint de se retirer de la cour dans ce jour, et dans huitaine du royaume ; ordonne à tous les sujets du roi de lui courir sus, fait défense à toutes personnes de le recevoir.

[13] Mémoires d'Omer Talon.

[14] Le Contrat de mariage du Parlement avec la ville de Paris.

[15] Le duc d'Elbeuf descendait d'un frère du grand Guise. — Cette branche de la maison de Lorraine avait acquis, par mariage, les biens d'Harcourt.

[16] Mémoires de Retz.

[17] Le Palladium ou Dépôt tutélaire de Paris, pamphlet à la duchesse de Longueville.

[18] Omer Talon.

[19] Mémoires de René Rapin.

[20] Motteville. — Voir les dangers qu'elle courut, à Saint-Roch, avant l'arrivée du prince de Conti.

[21] Mémoires de Montpensier : Le roi et la reine manquaient de tout, et moi j'avais tout ce qu'il me plaisait et ne manquais de rien. Pour tout ce que j'envoyais querir à Paris on donnait des passeports ; on l'escortait ; rien n'était égal aux civilités qu'on me faisait.

[22] Mémoires de René Rapin : J'ai ouï dire au prince de Conty, au même temps qu'il fut fait généralissime des troupes de Paris, qu'il avait grande obligation aux jansénistes, lesquels, pour soutenir le parti opposé à la cour et au roi, venaient, tous les jours, lui offrir leurs suffrages et les bourses de leurs amis pour entretenir la guerre, et lui demandaient quel avis il voulait qu'on ouvrit ou qu'on soutint au Parlement, plus favorable aux affaires de la Fronde. Le prince de Conty était homme d'habitude, selon le caractère de sa maison, car tous les Bourbons sont princes d'accoutumance ; il allait au collège de Clermont plus souvent que toutes les semaines, depuis qu'il en était sorti après y avoir fait ses études ; et étant devenu le chef des Frondeurs, il ne laissa pas d'aller voir les Jésuites, ses bons amis : partie pour apprendre ce qui se disait dans Paris, sur l'état des affaires présentes, partie aussi parce qu'il s'était accoutumé à cette visite, qui n'était qu'un amusement ; et il leur disait souvent combien il trouvait les jansénistes des gens commodes...

[23] Registre de l'Hôtel-de-Ville, samedi 16 janvier.

[24] Abelly, liv. Ier, ch. XXXIX.

[25] Retz.

[26] Lettres de deux amis sur la prise de la Bastille, datées du 17 janvier.

[27] Ordre et règlement que doivent tenir les soldats et gens de guerre à pied. Extrait des registres de la connétablie et maréchaussée de France, au siège général de la table de marbre au palais. Lu, publié et affiché le 16 janvier.

[28] On trouve encore d'autres règlements militaires de cette époque qui donnent une idée trop curieuse des mœurs pour que nous ne les citions pas, malgré la grossièreté des expressions :

Tout bourgeois ou soldat doit révérer le corps de garde et le tenir comme un lieu saint, où il ne se doit pas proférer de paroles dissolues ni profanes ; au contraire, se tenir dans la discrétion, comme en la chambre et en présence du roi.

Quiconque donne un démenti à son camarade dans le corps de garde, jure ou blasphème le saint nom de Dieu, doit recevoir de sondit camarade un autre soufflet devant le capitaine, et pour les blasphèmes il doit être condamné à une amende telle que de raison.

Tout bourgeois ou soldat qui se trouvera indiscret jusqu'au point de roter, péter ou pisser dans le corps de garde, qui s'y déchaussera sans le congé de son caporal, doit payer l'amende quoiqu'il n'ait déchaussé qu'un de ses souliers.

[29] Voir la suite, si considérable, des arrêts de ce mois de janvier, dont la nomenclature toute seule est déjà an tableau très-significatif.

[30] Mémoires d'Omer Talon.

[31] Retz. — Omer Talon : L'original est entre les mains du coadjuteur.

[32] Omer Talon.

[33] Mémoires de Montglat.

[34] Mémoires de Montglat. — Voir Relation véritable de ce qui s'est fait et passé, dans la ville d'Aix en Provence, depuis l'enlèvement du roi Louis XIV fait à Paris, le 6 janvier, envoyée par Messieurs du Parlement de Provence.

[35] Voir, comme contre-partie de ces importances, la satire en prose composée par Saint-Evremond contre Longueville, Fiesque, etc. Cette satire plaisait beaucoup à Mazarin ; il se la faisait relire encore dans sa dernière maladie, aux moments où il ne pouvait pas dormir.

[36] Il parut plusieurs justifications de la conduite du Parlement de Rouen. Dans une d'elles (Motifs et raisons principales du Parlement de Rouen pour sa jonction avec celui de Paris, 1649), on trouve, parmi les griefs contre Mazarin, le reproche d'avoir introduit des farceurs, dont les postures indécentes ouvrent l'imagination à des voluptés scandaleuses.

[37] Dæmon Julii Mazarini in Gallos :

Intolerabilius nihil est quam fœmina regnans

Lege carens omni, dum furit imperio.

Tres tibi sunt neptes, damnat quas fama puellas,

Non credo, ast verum dicere posse velim.

Discours de la justice et de la clémence au Parlement, pour et contre Jules Mazarin. — L'idole renversée, le ministre d'État flambé, Testament solennel du cardinal Mazarin.

Lettre d'un religieux au prince de Condé, touchant la vie de Mazarin. Le véritable auteur est Brousse, curé de Saint-Roch, agent du coadjuteur et chaud janséniste.

[38] Le Commerce des nouvelles rétabli.

[39] Le Commerce des nouvelles rétabli.

[40] Mémoires d'Omer Talon, le seul des contemporains qui nous ait conservé la division de ce sermon.

[41] Mémoires de René Rapin. Il est remarquable que Retz ne parle pas de ce sermon dans ses Mémoires. Mais le témoignage d'Omer Talon tout seul suffit à en établir l'authenticité.