HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

PREMIÈRE PARTIE. — LA FRANCE POLITIQUE, RELIGIEUSE, LITTÉRAIRE SOUS MAZARIN

 

CHAPITRE II. — Les dernières années de la guerre de Trente ans. - Les victoires, la littérature, les mœurs pendant cette époque.

 

 

I. — Débuts du grand Condé : Rocroi, Fribourg, Nordlingen ; prise de Dunkerque. - Expédition de Toscane. - Traité Masaniello et le duc de Guise à Naples.

 

Le ministère de Mazarin est un composé de grandeur et de petitesse, d'éclat au dehors et de misère au dedans, où le mal réel domine le bien, mais où la vanité française, toujours éprise de la gloire des batailles, est encore prête à déclarer que la prospérité l'emporte sur les douleurs. Les ornements du cadre font négliger le tableau. Entre le début et la fin, entre les victoires de Condé et celles de Turenne, entre le traité de Westphalie et celui des Pyrénées, le milieu de cette histoire, c'est-à-dire la guerre civile avec ses causes et ses conséquences prolongées, les fautes du ministre et de ses adversaires, la ruine de l'État et les souffrances des populations, ne sont qu'un épisode importun qui fatigue l'impatience et qu'on traverse à la bâte, parce qu'on sent qu'il attristerait le regard. Il importe cependant de tout dire, de remettre à leur place les choses et les hommes, de les présenter non pas tels qu'on les désire, mais tels qu'ils ont été, de faire à chacun sa part légitime, même à la gloire, d'en pénétrer les secrets, d'en dénoncer lei moyens quand ils sont coupables, aussi bien que d'en célébrer les succès quand ils sont constants. C'est ce que nous nous proposons de faire dans les pages qui vont suivre. Mais ce respect de la vérité nous oblige à commencer par la gloire : la chronologie le veut ainsi. Les premières années, les premiers jours même de Louis XIV furent brillants ; de grands avantages remportés au dehors consacrèrent la prépondérance de la France ; et le retentissement de ces triomphes couvre pour quelque temps dans l'histoire, comme aux yeux des contemporains, les embarras domestiques qui devaient en affaiblir et en compromettre l'effet.

Richelieu avait laissé partout la victoire, mais aussi la guerre inachevée. La France avait encore à combattre l'Espagne et l'Autriche sur tous les points où elle rencontrait l'influence ou les provinces de ces deux gouvernements ; aux Pays-Bas, en Italie et en Allemagne, au delà des Pyrénées. La guerre de Catalogne continuait la conquête du Roussillon ; la guerre des Pays-Bas confirmait l'acquisition de l'Artois et déterminait l'indépendance de la Hollande ; la lutte en Italie entretenait la bonne volonté des ducs de Savoie et des petits princes voisins contre les maîtres du Milanais et des ports de Toscane ; en Allemagne enfin, dans le bassin du Rhin, l'ancienne armée de Bernard de Weimar, devenue Française, continuait de disputer à l'Autriche l'alliance et les ressources de la Bavière, tandis que les Suédois, avant-garde infatigable sous le commandement de Torstenson, tenaient en échec la Saxe et les provinces héréditaires des princes de Habsbourg.

Les Espagnols, déterminés à réparer leurs pertes, calculèrent, dit-on, les conséquences probables de la mort de Louis XIII ; ils essayèrent de renouveler l'invasion qui avait failli leur réussir par la prise de Corbie ; ils entrèrent en Champagne et assiégèrent Rocroi (mai 1643). L'armée de Flandre eut ordre de leur tenir tête. Le duc d'Enghien, Louis de Bourbon, fils ainé du prince de Condé, la commandait. C'était un jeune homme de vingt-deux ans, plus connu jusqu'alors à l'hôtel de Rambouillet et dans les intrigues de galanterie que sur les champs de bataille. Il allait devenir le héros du siècle et le grand Condé. Le duc d'Enghien avait l'assurance et l'emportement naturel à son âge, toujours bien placé dans un général français. Il n'était pas beau, mais ses yeux étaient bleus et vifs, et son regard fier. Sa bouche trop large et ses dents trop saillantes lui donnaient un aspect disgracieux, mais il y avait dans toute sa physionomie quelque chose de grand, tirant à la ressemblance de l'aigle[1]. Il était l'intrépidité incarnée ; c'eût été un blasphème, disait plus tard un de ses rivaux politiques, que de prétendre qu'il y eût au monde un homme plus brave que le grand Gustave ou Monsieur le Prince[2]. Par là il enlevait toute une armée ; pour les jeunes officiers il n'était pas de spectacle plus désiré et plus entraînant que de voir le grand Condé l'épée à la main[3]. Par là, comme a dit Bossuet, il jeta d'abord une si vive lumière que l'envie n'osait l'attaquer, que personne même n'osait examiner la valeur réelle de ses talents, que la cour trouva un peu violent le parallèle établi entre lui et Turenne[4], et qu'il fallut un esprit libertin pour se risquer à demander s'il n'était pas encore plus soldat que capitaine[5].

Le maréchal de Lhopital, qui lui avait été donné pour conseil, et véritable chef de l'armée dans la pensée du gouvernement, avait reçu des ordres de prudence qui convenaient à sa vieillesse, et d'ailleurs conformes aux difficultés que présentait l'arillée ennemie plus nombreuse et composée de ces vieilles bandes qu'on n'avait pu vaincre jusqu'alors. Mais l'ardeur du duc d'Enghien passait par-dessus le danger. Il attendait la victoire de l'audace même de l'entreprise, de l'étonnement de l'ennemi jeté subitement hors des règles de sa tactique. Il se trouvait d'ailleurs, à côté de lui, un autre brave à qui la circonspection n'allait pas. Gassion, fils d'un président au parlement de Pau, soldat de fortune, était un de ces téméraires bouillants, qui depuis furent tant à la mode, élevé par ce mérite au grade de maréchal de camp, et destiné à mourir en soldat en arrachant un pieu d'une palissade. Ce fut à lui que le duc d'Enghien confia son projet ; selon d'autres témoignages, ce fut Gassion qui l'inspira au duc d'Enghien ; au moins il n'a pas craint de s'en faire honneur plus tard, et d'en reprocher l'oubli au vainqueur de Rocroi[6]. Quoi qu'il en soit de cette querelle, Enghien et Gassion déterminèrent Lhopital à reconnaître qu'il fallait combattre, et le 19 mai 1643, cinq jours après la mort de Louis XIII, la victoire les justifia. Ni le nombre des ennemis, ni l'habileté de Francisco de Melba, ni la froide énergie du comte de Fuentes qu'on voyait porté dans sa chaise, ni la solidité de cette redoutable infanterie de l'armée d'Espagne, ni les secours de Beck arrivant avec sa cavalerie toute fraiche, ne purent tenir contre la fougue du chef français et de ses soldats emportés par son exemple et par la pensée du besoin pressant de l'État. Il fallut que l'Espagne cédât. Huit mille hommes de ses vieux bataillons étaient couchés par terre, et parmi eux le comte de Fuentes ; sept mille étaient pris ; drapeaux, étendards, canons et bagages, tout restait aux mains du vainqueur. Rarement une victoire avait été aussi complète. Les conséquences en furent rapides, et semblèrent se faire sentir sur tous les points où la guerre s'agitait. Rocroi délivré, le duc d'Enghien se précipita à travers le pays ennemi, et reportant l'invasion chez l'agresseur, malgré la vigilance de Beck, il investit Thionville dont il était maître le 8 août. Bientôt son beau-frère, le duc de Brézé, battait les Espagnols sur mer (5 septembre), et à quelques semaines de là, le général de l'armée d'Allemagne avait son tour d'héroïsme. Le duc de Guébriant payait de sa vie une conquête longtemps disputée. Il emportait Rotweill, et cinq jours après il mourait de ses blessures (19, 25 novembre). L'acclamation fut unanime aux armées et dans toute la France. Là on célébra Rocroi délivré, les menaces d'un redoutable ennemi tournées à sa honte, la régence affermie, la France en repos, et un règne, qui devait être si beau, commencé par un si heureux présage[7]. Le duc d'Enghien, encore modeste, eut le bon esprit de ne pas garder pour lui seul cette admiration. Il fit donner à Gassion le bâton de maréchal de France, reconnaissant par là l'heureux conseil ou l'énergique concours qu'il en avait reçu.

A ces exploits français correspondaient les ravages de Torstenson en Bohème et en Moravie, suite naturelle de sa victoire de Leipsick, cette marche rapide, et en apparence indécise, à travers toute l'Allemagne, et cette invasion subite en Holstein et en Jutland pour arrêter les effets de la réconciliation de l'empereur avec le roi de Danemark[8]. Mais les impériaux ne manquaient pas non plus d'audace et de talents, et leurs ressources n'étaient pas épuisées. Le vigilant Mercy, Jean de Werth, le hardi partisan dont les Parisiens avait eu si grand'peur, le duc de Lorraine qui servait l'empereur pour rentrer dans ses États, crurent réparer en quelques heures les pertes de toute une année. Ils attaquèrent l'armée française d'Allemagne, dans une bonne conjoncture, le lendemain de la mort de Guébriant (25 novembre 1643), lorsque le nouveau général, Rantzau, soit négligence, soit faute de temps, n'avait rien préparé pour la résistance. Ils eurent à Deutlingen une sorte de revanche de Rocroi. Rantzau fut pris avec ses lieutenants, six mille soldats, ses canons et ses bagages ; l'armée weimarienne, réduite à cinq mille hommes, repassa le Rhin en désordre. Il importait d'amortir l'effet de ce désastre, et de ne pas laisser s'affermir l'assurance de l'ennemi. Turenne, rappelé d'Italie, fut chargé de reconstituer l'armée d'Allemagne, et l'on commença, dès le printemps, la campagne de 1644. Les princes y parurent au premier rang, même le frère de Louis XIII. Gaston d'Orléans, le héros bouffon de Castelnaudary, devait, comme les autres, apporter sa part à l'illustration de la minorité de son neveu. Il commandait l'armée de Flandre, il assiégea Gravelines. L'entreprise avait toujours paru difficile à Richelieu. Ce grand ministre d'État, un des plus hardis hommes du monde dans ses desseins, n'avait jamais osé former celui d'attaquer cette place[9]. Ainsi parle la fille de Gaston qui n'avait pas l'habitude de flatter son père. Il y fallut quarante-huit jours de siège, quatre assauts meurtriers, une grande perte d'hommes, mais la ville se rendit le 28 juillet, et Gaston d'Orléans reçut l'éloge d'avoir effacé Gaston de Foix[10]. Après cette flatterie, quel enthousiasme le duc d'Enghien ne devait-il pas soulever ? Nommé cette année au commandement de l'armée d'Allemagne, le vainqueur de Rocroi réparait magnifiquement le désastre de Deutlingen. Avec les troupes rassemblées par Turenne et l'assistance de ce général, il passa le Rhin, et courut à la poursuite de Mercy. Le Bavarois venait de reprendre Fribourg ; il s'y était fortifié avec tout l'art d'un capitaine consommé et tout l'avantage que donnait la disposition des lieux. Ce n'est pas seulement des hommes à combattre, c'est des montagnes inaccessibles, c'est des ravines et des précipices d'un côté, et de l'autre un bois impénétrable dont le fond est un marais ; et, derrière des ruisseaux, de prodigieux retranchements ; ce sont partout des forts élevés et des forêts abattues qui traversent des chemins affreux, et au dedans c'est Mercy avec ses braves Bavarois. A la vue de ces formidables obstacles, Turenne est d'avis d'éviter une attaque inutile, Turenne qui aime le soldat, qui respecte son sang, qui ne veut le sacrifier au moins que pour une gloire profitable. Le duc d'Enghien a d'autres calculs sur la vie humaine, il voit de plus grands dommages dans la lenteur, il compte sur la rapidité pour renverser les remparts les plus solides. Il attaque aussitôt ; en huit jours il livre quatre batailles. En vain ses troupes se rebutent, et sont près de l'abandonner. Il sait le secret de leur rendre du cœur. Il s'avance à pied vers les retranchements, il y jette son bâton de commandement, et s'élance pour le reprendre. Son ardeur entraîne tout avec elle. Mercy voit sa perte assurée, ses meilleurs régiments sont défaits ; la nuit sauve les restes de son armée (5 août 1644). Ni les pluies, ni les refuges trouvés dans les montagnes ne déroberont au héros français les débris des forces ennemies. Tout s'ébranle, Philipsbourg est aux abois en dix jours (9 septembre), Vorms, Spire, Mayence (17 septembre), Landau, vingt autres places de nom ouvrent leurs portes. Mercy ne peut les défendre et ne parait plus devant son vainqueur[11].

Les impériaux avaient reçu la même leçon que les Espagnols, et du même maitre. Leur cause n'était pas plus heureuse dans le nord. En Danemark, Torstenson éludait tous les efforts de Gallas ; le roi Christian IV, blessé dans une première bataille navale contre les Suédois, perdait toute sa flotte dans la seconde. La France triomphait par elle-même et par ses alliés. Tant de succès donnaient à la cour une grande disposition pour les plaisirs, à tous une grande espérance de la paix, et aussi permettait à l'esprit dominateur des Condé de se produire à la faveur de l'applaudissement universel. Si ce n'était encore le duc d'Enghien, c'était déjà sa sœur, la jeune duchesse de Longueville. Par cette prétention, chère aux collatéraux, que le bien d'un membre de la famille appartient à tous, elle se prévalait des succès de son frère comme de son mérite propre. Habituée aux hommages que sa beauté évoquait à chaque pas, elle aspirait maintenant à l'importance politique. Mazarin la surveillait de près : ladite dame, écrit-il[12], fait vanité de mépriser la cour, de haïr la faveur, de mépriser tout ce qu'elle ne voit pas à ses pieds. Elle a tout pouvoir sur son frère. Elle voudrait voir son frère dominer et disposer de toutes les grâces. C'est une dame très-dissimulée. Elle reçoit toutes les déférences et grâces comme lui étant dues, elle aime la galanterie plus pour acquérir des serviteurs à son frère que pour aucun mal. Elle insinue à son frère des tons hauts, auxquels il est d'ailleurs naturellement porté ; elle ne tient pas compte de sa mère parce qu'elle la croit trop attachée à la cour ; elle croit avec son frère que toutes les grâces accordées à sa personne lui sont dues. La suite n'a que trop démontré la vérité de ces accusations ; mais à ce moment même tout conspirait à entretenir, à justifier l'enivrement. La campagne de 1645 allait donner de nouveaux titres à cette arrogance. On eût dit vraiment que toute capacité était condamnée à s'incliner devant la supériorité du duc d'Enghien ; les talents les plus illustres avaient à propos des malheurs pour mieux faire éclater la fidélité de sa fortune.

Turenne était demeuré en Allemagne, après la défaite de Mercy, avec le soin obscur et laborieux de conserver une armée pendant l'hiver et en pays ennemi, une armée mal payée et mécontente, mal disciplinée comme les recrues de cette époque, et étrangère au sentiment national qui absorbe les volontés des individus dans l'amour de la patrie. Il ne pouvait retenir tous les déserteurs, parce qu'il ne pouvait payer tout le monde, et quoiqu'il s'imposât de grands sacrifices personnels pour cet objet, il échouait auprès de ceux que ses libéralités n'atteignaient pas. Il n'en était pas moins nécessaire de tenir tête à l'ennemi. Quoique Torstenson eût reparu en Bohème[13] dès les premiers jours de l'année, et qu'il menaçât Vienne elle-même, Mercy avait rétabli ses forces dans l'Allemagne centrale, et menaçait la Franconie. Turenne manœuvrait pour s'opposer à sa marche ; il fut surpris à Marienthal (15 mai 1645), par des troupes supérieures en nombre. Il déploya dans ce danger l'habileté savante qui est restée l'école de tant d'hommes de guerre. Il avait déjà enfoncé la cavalerie des impériaux, encloué leurs canons et enlevé douze drapeaux, quand- son infanterie mal commandée, et prise d'épouvante, lâcha pied. Il ne pouvait plus garder le champ de bataille ; il mit tous ses efforts à se retirer en bon ordre et à sauver le reste de ses troupes ; mais il était vaincu. Quelle favorable occasion pour le duc d'Enghien ! S'il revenait à temps pour réparer ce malheur, il affirmait sa supériorité sur Turenne en le vengeant. Il accourut sans retard portant à son ordinaire la terreur et l'effroi en Allemagne[14] ; il atteignit Mercy près de Nordlingen, nom célèbre et triste pour les alliés de la France ; onze ans plus tôt, dans ce même lieu, les Suédois battus par les impériaux, avaient subi la perte de leurs meilleurs soldats, la défection de l'électeur de Saxe et le rétablissement de la domination autrichienne dans l'empire. Le duc d'Enghien changea ces souvenirs en titre de gloire (3 août 1645). Il porta à Mercy le dernier coup. L'opiniâtreté bavaroise se brisa contre l'opiniâtreté française également sanglante. Le triomphe longtemps incertain fut assuré par la fermeté de Turenne à l'aile gauche. Mercy et quatre mille de ses soldats restèrent couchés par terre. Beaucoup de Français y avaient péri, et quand la nouvelle de la victoire arriva en France, Mazarin crut pouvoir contredire la joie de la reine en comptant devant elle le nombre de ceux que la France avait à regretter. Mais qu'importait ce prix du succès devant ses conséquences ? Il ne restait de Mercy qu'un tombeau et une épitaphe glorieuse[15]. Le duc d'Enghien avait immédiatement occupé Nordlingen, Wimpfen et les places voisines. La Bavière, découverte et épuisée, n'était plus un rempart pour l'Autriche. D'autre Part, en Catalogne, Roses et Balaguer étaient rendus. Ailleurs encore la diplomatie avait secondé l'action des armes. Le Danemark avait accepté de la Suède les conditions dictées par la France ; il perdait trois provinces et plusieurs îles[16]. L'électeur de Saxe, se déclarant neutre, retirait ses secours à l'empereur. L'Espagne, après de longs refus, avait consenti au rétablissement de l'électeur de Trèves, et le congrès de Westphalie avait enfin commencé ses opérations. Turenne termina la campagne en reconduisant triomphalement l'électeur de Trèves dans sa capitale. Ce prince[17], longtemps en butte à la mauvaise volonté des grandes puissances et aux hostilités de son chapitre, ne voulut rentrer chez lui qu'en bravant ses ennemis. Il reparut entouré des troupes de Turenne, congédia la garnison espagnole et logea les Français dans ses murs. On l'avait arrêté en haine de la France ; il fit de son rétablissement une insulte à l'Autriche et à l'Espagne, et un signe de la supériorité française.

Cette prospérité se maintint en 1646. Un nouvel ennemi ajouté aux autres par une rancune de Mazarin, devait, par sa défaite, contribuer à l'affermissement du ministre. Le pape Innocent X, élu en 1644, malgré l'exclusion de la France, était peu favorable aux intérêts personnels et à la politique de Mazarin. Il avait refusé l'extradition de quelques complices de Beaufort réfugiés à Rome, quoique le cardinal prétendit intéresser tout le sacré collège à un attentat contre sa personne[18]. Il disgraciait les Barberins, amis de la France, leur reprochant, entre autres griefs, de ne pas rendre un compte exact des deniers de la chambre apostolique ; il leur contestait le droit de se réfugier au delà des Alpes, et signifiait à tous les cardinaux qu'ils eussent à résider à Rome. Au congrès de Westphalie son nonce manifestait une préférence calculée pour l'Autriche et pour l'Espagne ; l'alliance des Français avec les Suédois, et d'autres États protestants, leur donnait en effet l'apparence d'être moins dévoués à la religion catholique que les princes de Habsbourg. Mazarin rendit guerre pour guerre. La bulle contre les Barberins l'aurait contraint lui-même à quitter le pouvoir pour conserver son chapeau ; il la fit déclarer nulle par le parlement[19]. L'espoir de la protection espagnole enhardissait le pape ; Mazarin voulut lui montrer l'impuissance des Espagnols même en Italie. Il se proposa d'occuper en Toscane la pointe de terre où se trouvaient Porto-Ercole, Monte-Argentato, le fort de Telamone, la ville d'Orbitello. Ces postes avancés, à une journée de Rome, tiendraient Innocent X en échec, et enlèveraient aux Espagnols leur meilleure communication entre Naples et le Milanais[20]. Mazarin diminua les autres armées pour fortifier les troupes d'Italie ; et retrancha d'autres dépenses pour suffire à un grand armement maritime[21]. Pendant que le duc d'Orléans avec le duc d'Enghien sous ses ordres, allait commander en Flandre, le prince Thomas de Savoie fut chargé d'assiéger Orbitello, et le duc de Brézé, avec une bonne flotte, dut assurer l'opération.

Le début de la campagne trompa les calculs de Mazarin. La flotte espagnole venue au secours d'Orbitello était déjà vaincue, quand le duc de Brézé fut tué d'un coup de canon (14 juin) ; la mort de l'amiral changea la victoire ; une armée espagnole, favorisée dans sa marche par le pape, se présenta devant la ville. Orbitello fut délivré. On se réjouit fort à Rome de ce résultat, on en fit des railleries cruelles contre l'agresseur. Le contre-coup de l'entreprise manquée parut se faire sentir en Flandre. Les ducs d'Orléans et d'Enghien se plaignaient de n'avoir pas à leur disposition toutes les ressources nécessaires ; ils murmuraient contre l'imprévoyance du ministre, et de là, nous dit-on, l'origine de leur mépris pour son incapacité[22]. Mais en dépit de leur mauvaise humeur, ils le servirent efficacement par leur bravoure et leurs talents. Ils assiégèrent Courtrai défendu à la fois par les Espagnols et par le duc de Lorraine, repoussèrent toutes les sorties, offrirent une bataille rangée qui fut refusée, et prirent la ville au moment où ils n'avaient plus eux-mêmes ni boulets ni poudre (23 juin). Bientôt le duc d'Enghien, resté seul, crut le siège de Dunkerque digne de lui et de ses autres exploits. Dunkerque servait de boulevard à la Flandre. Ses habitants étaient autant de matelots ou d'armateurs, corsaires intrépides dont souffraient à la fois la France et la Hollande. Tous nos havres en étaient comme assiégés[23] ; ce nid de pirates obligeait les Hollandais au commencement du printemps d'envoyer sur leur rade une escadre de vaisseaux pour leur tenir tête[24]. L'Espagne avait su se les attacher parla douceur de son gouvernement ; elle les avait mis à l'abri des attaques ennemies par des travaux de fortification qui semblaient imprenables. Le duc d'Enghien occupa d'abord les petites villes du voisinage, puis il investit Dunkerque. La saison pluvieuse, le sable poussé par les vents au visage et dans les yeux des soldats, le mouvement de la mer qui ruinait par moments les ouvrages, et surtout l'inaction des Hollandais dont on pouvait dès lors suspecter les intentions, contrarièrent quelque temps l'impétuosité du général. Enfin, rassuré par un mouvement favorable du prince d'Orange, il commença de forcer la place. Attaques de chaque jour, assauts furieux, résistance invincible, pertes à peu près égales, rien ne manqua à l'honneur des vainqueurs et des vaincus. La fortune du duc d'Enghien fut la plus forte. Dunkerque épuisé se rendit le 11 octobre ; et ce nouvel affront de l'Espagne, mieux encore que la prise de Courtrai, alla porter le découragement à ses plénipotentiaires en Westphalie.

Mazarin ne fut pas moins heureux par lui-même. Sa guerre de Toscane lui tenait au cœur, parce qu'elle était particulièrement la sienne. Il y porta une activité qui surprit tout le monde. Quarante jours après la levée du siège d'Orbitello, le pape apprit avec terreur l'arrivée d'une nouvelle armée française. Recrues, jonction de troupes, marche secrète, tout avait été si bien combiné qu'aucun préparatif de résistance n'était possible. La Meilleraye et Duplessis-Praslin débarquèrent dans lite d'Elbe, puis touchant la terre-ferme, ils assiégèrent Piombino, principauté d'un neveu du pape ; ils la prirent en huit jours ; revenus dans lite ils occupèrent aussi rapidement Porto-Longone (29 octobre). La prise de Dunkerque venait d'arracher à l'Espagne une de ses plus puissantes forteresses ; les succès d'Italie changèrent les dispositions des Romains. On passa de la joie à la crainte, du mépris à l'estime ; on se résigna à se réconcilier avec la France[25].

Le profit fut pour Mazarin. Le duc d'Enghien ne dissimulait plus les hautes pensées qu'il avait de lui-même ; il réclamait le plus haut rang pour prix de ses services. Après la mort du duc de Brézé, il demanda l'amirauté, et, de l'armée de Flandre, où il servait sous d'Orléans, il écrivit des lettres hautaines pour démontrer ses droits. Par leur style[26] il était aisé de juger que ce prince ne voulait pas que le sang de France lui fût inutile, et qu'il avait une fierté de cœur qui pourrait un jour incommoder le roi. Sa prétention ne fut pas admise ; seulement pour adoucir le refus, on ne préféra personne à l'illustre solliciteur ; l'amirauté, réservée au roi, fut remise provisoirement à la reine régente[27]. Après la prise de Dunkerque, il demanda une armée pour conquérir la Franche-Comté ; cette province étrangère une fois enlevée à l'Espagne, serait pour lui une souveraineté. On craignit de voir reparaître ces anciens ducs de Bourgogne, princes du sang de France, et souverains, si longtemps funestes au royaume. On écarta cette ambition, on y substitua des offres qu'il rejeta à son tour. Il demeura mécontent, fléchit un peu son orgueil pour gagner le duc d'Orléans, et se montra aussi propre à la politique d'intrigues qu'aux combats. Mazarin, plus modeste et plus patient, faisait mieux ses affaires. Il amena le pape à composition, il obtint le rappel des Barberins et leur rétablissement dans leurs dignités ; il commença par son frère l'élévation de sa famille. Ce frère, de l'ordre des capucins, était déjà archevêque d'Aix ; il fut fait cardinal du titre de Sainte-Cécile. Il est particulièrement connu sous ce nom[28].

Que la France eût désormais l'avantage sur l'Autriche et sur l'Espagne, c'était une vérité manifeste aux moins clairvoyants. Mais cette certitude même retardait indéfiniment la conclusion des hostilités. Les vaincus ne pouvaient traiter qu'en cédant la première place ; triste perspective pour ces princes de Habsbourg qui n'admettaient pas d'égal parmi les souverains, et entendaient garder pour eux seuls le nom et le prestige de la Majesté terrestre. Quand, après deux années de négociations, Mazarin énumérait les agrandissements réclamés par la France, il leur rendait la paix plus odieuse que la guerre même, en rassemblant, dans un même acte, des souvenirs humiliants épars sur quinze années, en signifiant, au lieu de l'occupation provisoire des provinces conquises, un arrêt d'abandon définitif. Le successeur de Richelieu ne prétendait rien perdre des succès de son maitre et des siens. Il voulait l'Artois et les villes occupées dans les Pays-Bas ; l'Alsace et Brisach, et la Lorraine, le Roussillon et la Catalogne, Pignerol et le droit de tenir garnison dans Casal[29], les places de Piombino et de Porto-Longone, avec toutes leurs dépendances dans l'ile et sur la côte d'Italie[30]. En présence de ces menaces, les cours de Vienne et de Madrid s'obstinaient à croire que le temps viendrait à leur aide par quelque événement imprévu, par quelque embarras du ministre français ; elles traînaient en longueur, et surtout travaillaient à diviser leurs adversaires, à ravir à la France ses alliés. Elles mettaient leur espoir dans l'orgueil des Suédois, dans l'égoïsme des Hollandais. Car les Suédois, étourdis, enivrés de leur grandeur inespérée, étaient tout près d'oublier qu'ils la devaient à l'assistance française. Ils aimaient à se laisser dire qu'ils pourraient bien traiter tout seuls avec l'Autriche, se flattant qu'une paix particulière leur donnerait de plus grands avantages, et établirait leur prépondérance sur les protestants d'Allemagne. En prêtant l'oreille à des propositions qui entravaient l'action de la diplomatie française, ils atténuaient, sans le savoir, l'effet de leurs propres victoires. Les Hollandais, marchands rapaces et égoïstes, toujours prêts à exploiter le concours de leurs alliés, sans concourir par eux-mêmes à la grandeur d'autrui, prétendaient bien que la France les aidât à conserver toutes leurs conquêtes, mais ils s'inquiétaient peu d'aider la France à conserver les siennes. L'Espagne leur ayant offert de reconnaître leur indépendance, s'ils abandonnaient l'alliance française, ils étaient impatients d'essayer d'une combinaison qui les délivrait de la lutte, et leur en assurait le profit. Ils avaient déjà, au fond du cœur, trahi leurs engagements : ils s'abstenaient de plus en plus de combattre. Leur inaction presque complète dans la campagne de 4 646 rendait à l'Espagne une confiance bien propre à retarder la paix générale. (V. plus bas, ch. V.)

Malgré ces obstacles, la diplomatie française obtint au commencement de 1647 un succès qui ouvrit brillamment la campagne. La bienveillance témoignée à l'électeur de Bavière, et la présence des Français et des Suédois dans ses États, décida ce prince à traiter ; l'empereur lui-même consentit à prendre part à des conférences qui devaient se tenir à Ulm. A peine entamées, elles tournèrent évidemment contre l'Autriche ; et la négociation commencée avec les impériaux se termina sans eux et contre eux. Il fut convenu que le duc de Bavière, sauf quelques villes laissées aux Suédois pour garantie, rentrerait en possession de tous ses États, cercle de Bavière, haut et bas Palatinat sur la rive droite de Rhin, mais que lui et l'électeur de Cologne, son frère, retireraient toutes les troupes qu'ils avaient au service de l'empereur, du roi d'Espagne et de leurs adhérents. Ce traité devait valoir jusqu'à la paix générale, quelle que fût l'époque de sa conclusion (14 mars 1647). Ainsi, Maximilien de Bavière renonçait à défendre l'Autriche. Depuis 37 ans, depuis la première formation de la ligue catholique, il avait eu les armes à la main ; depuis 29 ans, depuis la défénestration de Prague, il avait fourni à la maison de Habsbourg ses meilleures troupes et ses plus habiles généraux. La France le contraignait à renoncer à tout son passé ; il reconnaissait la supériorité française ; il égalait même le roi de France à l'empereur, car il avait consenti à donner enfin à Louis XIV ce nom de Majesté que la morgue allemande et impériale affectait de refuser à ceux qui n'étaient que rois[31]. La colère de Ferdinand III confirma le seps décisif du traité d'Ulm. Il cria à la trahison, au crime de lèse-majesté. Il proclama Maximilien plus coupable que ne l'avait été Frédéric V. Il prétendit que les troupes de Bavière lui appartenaient, qu'elles étaient tenues de rester à son service, et Jean de Werth essaya, sans succès, de les lui conduire par trahison. Mais en dépit de ces clameurs, le traité porta immédiatement ses fruits. Turenne entra dans l'électorat de Mayence ; l'électeur fut réduit à satisfaire le comte de Hanau, son rival, perdit Aschaffenbourg, Hœcht, et les troupes qu'il essayait de faire passer d'une ville dans l'autre. Le landgrave de Hesse-Darmstadt vit ses États ruinés par les contributions, ses troupes enlevées comme celles de son voisin, et ne trouva de salut que dans l'abandon de la cause impériale. L'électeur de Mayence aurait voulu éluder un acte de neutralité ; il alléguait son ancien dévouement à la maison d'Autriche et la honte de renier toute sa vie dans ses vieux jours. La nécessité lui enleva ce scrupule honorable. Il laissa deux villes aux Français, et paya une forte somme pour préserver les autres des garnisons françaises, promit d'éloigner les impériaux de Gernsheim et d'abattre les fortifications de cette place. Après quoi il envoya des ambassadeurs au roi de France pour le remercier, et solliciter sa protection. Le landgrave de Darmstadt en fit autant. L'Autriche, pour la première fois, se trouva sans un seul allié en Allemagne. Les Suédois avaient opéré en même temps en Westphalie sous Wrangel, en Bohème sous Kœnigsmark ; ce dernier occupait Egra malgré les secours conduits par l'empereur en personne. Mazarin exprimait quelquefois la pensée que la paix dépendait du succès de la guerre dans l'empire ; il pouvait croire qu'il touchait enfin au but de sa politique.

Il est vrai, que, dans le même temps, les Espagnols reprenaient presque l'avantage sur leurs champs de batailles propres, et que la victoire semblait annoncer à la France un temps d'arrêt. La campagne de 1647 ne fut pas plus brillante aux Pays-Bas qu'au delà des Pyrénées. En Catalogne, Enghien devenu prince de Condé, par la mort de son père, perdit sa peine devant Lérida. Ni la bonne volonté des Catalans qui accueillirent son arrivée comme la consécration de leur délivrance, ni sa valeur impétueuse, ne purent atténuer les effets d'une chaleur insupportable, ni triompher d'un sol de roc qui résistait à toutes les entreprises des travaux de siège. Le héros se fit honneur en renonçant à des efforts inutiles, et en se retirant de devant une place qui avait déjà deux fois repoussé la valeur française (mai 1647). Aux Pays-Bas, délivrés de la concurrence hollandaise, et renforcés des troupes de Lorraine, les Espagnols enlevèrent, dès le début de la campagne, Armentières, Comines et Lens (28 mai). Landrecies, assiégé par eux, fut en vain défendu par toute la garde du roi et toute la jeunesse de la cour ; compromise par les suites d'une débauche de Rantzau, la ville capitula le 18 juillet. On trouva bien un dédommagement dans l'occupation de Dixmude, de la Bassée, et dans la reprise de Lens par Gassion qui s'y fit tuer, et dont la mort détermina, par l'ardeur de la vengeance, la victoire de ses soldats. L'honneur militaire était sauvé, et en fin de compte les Espagnols ne pouvaient se vanter d'un succès éclatant. Mais il y avait pour la France un véritable dommage dans la cause qui avait suspendu sa bonne fortune. C'était la révolte d'une de ses armées, et de l'armée de Turenne.

Rappelé en Flandre, après ses succès d'Allemagne, Turenne avait vu pour la première fois une partie de ses soldats mécontents lui refuser leurs services. Les troupes weimariennes, ces vieux auxiliaires qu'on croyait éprouvés, venaient de faire voir qu'il n'y a pas de mercenaires assez solides pour justifier une confiance sans bornes. Ils murmurèrent, en apparence contre l'arriéré de leur solde, contre la nomination de quelques officiers français introduits dans leurs rangs, mais au fond contre la nécessité de quitter l'Allemagne, pour un pays inconnu où ils ne trouveraient pas l'abondance accoutumée. Ils se séparèrent de leurs compagnons français et se sauvèrent au delà du Rhin. Turenne, qui ne pouvait se résoudre à voir passer à quelque prince allemand les troupes qu'il avait si longtemps commandées, courut après eux, marcha à leur tête pendant quelques jours, mêlant habilement la sévérité et la bienveillance. Quand il reconnut enfin que son influence était perdue, il se résigna à les combattre. Rassemblant à la hâte quelque infanterie, quelques escadrons et quelques pièces de canon, il attaqua les Weimariens, et n'en laissa guère échapper qu'un millier qui alla se perdre dans l'armée suédoise. Il fut alors libre de conduire ce qui lui restait de Français dans les Pays-Bas ; mais après ces retards il n'arriva dans le Luxembourg qu'au mois de septembre ; il n'était plus temps de sauver Landrecies.

Au moins Mazarin opposa à l'Espagne révolte pour révolte ; et pour réparer l'échec éprouvé dans le Nord, il s'efforça d'enlever Naples à l'ennemi. C'était l'époque où Mazaniello et Gennaro Annese, l'un après l'autre, jouaient dans ce royaume de sanglantes comédies contre la domination étrangère. Le ministre de France ne dédaigna pas de les exploiter et d'y introduire un nouvel acteur. Les exactions des gouverneurs espagnols étaient insupportables aux Napolitains ; une gabelle sur les fruits et les légumes, établie par le vice-roi d'Arcos, mit le comble à l'irritation (1647). Le premier auteur de la révolte fut Mazaniello, fils d'un pêcheur d'Amalfi, pêcheur lui-même, ruiné par une amende imposé à sa femme pour contrebande, et emporté par l'intérêt de son beau-frère en querelle avec un agent du fisc. Il commença l'insurrection en jetant des fruits à la tête du collecteur, et en poussant le cri populaire : A bas les impôts. Quelques heures après, il était maitre de la ville avec le nom de capitaine général ; et le vice-roi se réfugiait dans un château-fort (7 juillet 1617). Il régna huit jours, donnant ses audiences du haut d'une fenêtre, rendant la justice sur un échafaudage dans la place de Tolède, prononçant des arrêts de mort qui étaient à l'instant exécutés, et entouré des cadavres de ses victimes. Une seule fois, il quitta ses haillons de pêcheur pour revêtir un habit de drap d'argent et un chapeau à plumes, et dans cet accoutrement inusité il aborda le vice-roi dans sa citadelle, et en rapporta, au nom du roi d'Espagne, la confirmation de sa dignité. Le 15 juillet, il succombait à une attaque de folie ou au poison préparé par ses ennemis, et sous les coups féroces de la multitude passée brusquement de l'enthousiasme à la fureur de la défiance. Mais le lendemain ce même peuple, repris d'amour pour son héros, lui fit les funérailles d'un général d'armée. Cinq cents prêtres, quarante mille hommes, et huit pages du vice-roi portant des cierges, formèrent le cortège. Avec des esprits aussi inconstants, l'Espagne ne pouvait s'assurer d'avoir rétabli l'Ordre ; en dépit de ses flottes une nouvelle révolution éclata le 22 octobre ; un autre lazzarone, Gennaro Annese, fut proclamé capitaine général et la république déclarée. Comme Mazaniello, Gennaro ne savait pas lire ; il vivait de choux à l'huile, il n'avait d'autre cuisinier que sa femme. Cette femme, parée de la dépouille d'une grande dame, en robe de brocart bleu, avec collier de perles, chaîne de pierreries et pendants d'oreilles en diamants, lavait sa vaisselle, blanchissait et étendait son linge. C'était le triomphe brutal de la démagogie envieuse en jouissance.

La pensée de proclamer la république venait cependant d'ailleurs. Des mariniers de Procida, apportant des fruits à Rome, entre l'avènement et la mort de Mazaniello, avaient appris qu'il y avait dans cette ville un descendant des anciens rois de Naples de la maison d'Anjou, Henri de Guise, petit-fils au Balafré[32]. Ils avaient voulu le voir, et lui-même les avait reçus avec empressement dans l'espoir de profiter des troubles dont ils répandaient la nouvelle. II les chargea de reporter aux Napolitains la promesse d'un million d'or, et le conseil d'établir la république comme en Hollande ; il croyait leurrer par là, en flattant leurs sentiments contraires, la noblesse et le peuple, la noblesse par l'envie d'avoir la principale part au gouvernement comme à Venise, le peuple par l'intention d'en exclure les nobles comme en Suisse ; pour lui-même il accepterait la même autorité que les princes d'Orange[33]. L'intrigue avait eu plein succès. Dès le 26 octobre, le peuple de Naples envoyait des députés à l'ambassadeur de France à Rome pour solliciter la protection de son gouvernement, et au duc de Guise pour lui offrir une dignité semblable à celle des stathouders de Hollande.

Mazarin s'était réjoui du soulèvement de Naples ; il y entrevoyait des suites avantageuses pour la France ; il était tout prêt à en profiter. Quand l'ambassadeur de Rome, Fontenay-Mareuil, lui demanda ce qu'il fallait faire, il promit des secours et donna des ordres à la flotte que commandait le duc de Richelieu. Il aurait mieux aimé un autre chef que le duc de Guise ; il pensait même à tenter de cet exploit l'ambition du nouveau prince de Condé[34]. Mais, sur les représentations de Fontenay-Mareuil, il laissa le paladin courir l'aventure. Guise, muni d'une lettre de l'ambassadeur pour Gennaro Annese, partit immédiatement, seul, dans une felouque ; il passa de nuit à travers l'armée de mer d'Espagne, échappa au canon et aux poursuites, et le 13 décembre il aborda à Naples au milieu des cris d'allégresse : La France et le duc de Guise. On le porta sur les épaules à l'église des Carmes où il reçut le scapulaire de Notre-Dame ; on suspendit dans cette église la barque qui l'avait amené de Rome. On le mit à cheval pour le promener à travers les rues jonchées de manteaux. On lui présenta deux bassins, remplis d'armes et d'argent ; il prit dans l'un l'épée signe de sa puissance de général, et dans l'autre  des poignées de sequins et de monnaie blanche qu'il jeta à la populace. Pour comble d'honneur, la femme de Gennaro Annese lui prépara son repas, et lui fit la chemise qu'il devait revêtir le lendemain. Il sembla répondre à tant d'espérances ; se trouvant à la tête de 12.000 hommes, il commença immédiatement les hostilités. Il prit Aversa, et en attendant que l'état de la mer permit à la flotte française de le secourir efficacement, il fit prisonniers le marquis de Vasto, le comte de Versanne, le duc de Montalonne. Déjà on lui donnait les mérites d'Alexandre le Grand[35]. L'Europe était attentive, l'Espagne inquiète de ce nouveau danger à une autre extrémité de son empire, et ses négociateurs à Munster commençaient à faire quelques avances sur la question du Portugal[36].

 

 

 



[1] Madame de Motteville.

[2] Le cardinal de Retz.

[3] Villars. Voir ses Mémoires.

[4] Madame de Sévigné, 25 avril 1687.

[5] Bussy-Rabutin, petits vers à la louange du grand Condé.

[6] Dans la campagne de 1646, Condé envoya un ordre à Cassies, celui-ci voulut y changer quelque chose. J'en sais plus que vous, lui dit Condé, et je vous apprendrai l'obéissance comme au dernier goujat de l'armée. Gassion lui répondit que, dans son malheur, il était au moins heureux que le prince ne pût lui ôter l'honneur de la bataille de Rocroi, sa première victoire. (Mémoires de Monglat.)

[7] Nous aurions bien voulu ne rien emprunter à cette fameuse narration de la bataille de Rocroi, afin de ne pas dénaturer ces merveilles d'éloquence. Mais dès qu'il s'agit de ces souvenirs, la mémoire entraîne la volonté ; les pensées, les tours de style, les mois de Bossuet se pressent sous la plume en si grand nombre, et réclament leur place d'un ton si impérieux, qu'on est impuissant à les écarter.

[8] L'Art de vérifier les dates fixe à l'année 1643 ces opérations de Torstenson.

[9] Mémoires de mademoiselle de Montpensier.

[10] Voir plus bas les vers de Voiture.

[11] Encore du Bossuet. Mais que pouvions-nous mettre à la place de cette fougue oratoire, qui était encore, après quarante ans, l'écho éloquent des admirations contemporaines ?

[12] Mazarin, VIe carnet, dernier mois de 1644.

[13] Bataille de Jankowitz, février 1645.

[14] Madame de Motteville.

[15] Sta, viator, heroem calcas, épitaphe de Mercy, près du champ de bataille de Nordlingen.

[16] Paix de Bromsebro (13 août 1645).

[17] Christophe de Soettern, arrêté par les Espagnols en 1635 et détenu en Autriche pendant dix ans.

[18] Lettres de Mazarin, 1645.

[19] Mémoires d'Omer Talon.

[20] Mémoires de Montglat.

[21] Bougeant, Histoire du traité de Westphalie.

[22] Mémoires de mademoiselle de Montpensier.

[23] Corneille, préface de Rodogune.

[24] Voyage de deux Hollandais à Paris.

[25] Bougeant, Histoire de Westphalie, tome III.

[26] Madame de Motteville.

[27] Voir plus bas le discours d'Omer Talon à ce sujet.

[28] Mémoires de Montglat. Bougeant, Traité de Westphalie.

[29] Instructions aux plénipotentiaires français en 1644.

[30] Projet de traité du 24 décembre 1666.

[31] Mémoires d'Omer Talon. — Ce fut le nonce Bagni qui détermina l'électeur à cet acte décisif. Ce nonce fut toujours en faveur en France.

[32] La famille de Guise était la branche cadette de la maison de Lorraine. Cette maison remontait à Ferry de Vaudemont et à sa femme Yolande d'Anjou, fille du bon roi René. — René, petit-fils de Louis d'Anjou, oncle de Charles VI, avait été roi de Naples, et appartenait la dynastie capétienne.

[33] Mémoires du duc de Guise, remarquables par l'aveu cynique de ses intrigues et des moyens employés ou tolérés par lui.

[34] Dans un manifeste contre Mazarin, publié en 1652, Guise dit expressément : Ce mauvais ministre eût bien voulu éblouir les yeux de Monsieur le Prince des belles apparences de cette illustre conquête, dont il ne manquait pas de lui exagérer pompeusement tous les avantages, en lui faisant entendre que l'intérêt de sa gloire l'invitait de couronner le reste de ses victoires par le triomphe d'un royaume entier.

[35] Mémoires de madame de Motteville, Mémoires du duc de Guise. L'accord de ces deux auteurs, dans des conditions si différentes, donne une grande force à leur récit.

[36] Bougeant, Histoire de la paix de Westphalie, t. III, liv. VII.