HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

PREMIÈRE PARTIE. — LA FRANCE POLITIQUE, RELIGIEUSE, LITTÉRAIRE SOUS MAZARIN

 

INTRODUCTION.

 

 

TROISIÈME PARTIE.

ÉTAT DES LETTRES. — Formation de le langue française : Malherbe, Balzac, création de l'Académie, les Précieux. — Coût général pour la littérature ; l'hôtel de Rambouillet, les femmes savantes. — Trois influences en littérature, l'antiquité, les Espagnols, la galanterie. — Genres divers : éloquence, théâtre, poème épique, roman, pastorale, littérature de société. — Mézeray, Descartes. — Alliance des lettrés avec la puissance publique.

 

Le premier titre littéraire de la France au XVIIe siècle, c'est d'avoir réglé la forme et l'emploi de la langue, déterminé le sens des mots, et soumis les phrases à la cadence qui lie les sons entre eux, comme la composition lie les idées. Toute littérature qui aspire à la domination et à la durée, doit, en effet, commencer par là. Car ce n'est pas tout que la doctrine, il faut encore savoir écrire, qui est une seconde science. Il faut que l'art des paroles serve de guide et de truchement à la connaissance des choses. Cette connaissance découvre les grandes vérités, et cet art les met à la portée des petits esprits[1]. Deux hommes sont justement reconnus pour les promoteurs victorieux de cette réglementation : Malherbe dans les vers, Balzac dans la prose. Enfin Malherbe vint... Son œuvre principale fut d'enseigner le pouvoir d'un mot mis en sa place, le charme de la cadence exacte du vers, la supériorité de la poésie réduite au devoir. Le travail du style, si l'on en croit encore Boileau[2], a fait, plus que le génie, pour la gloire de Malherbe. Lui-même il estimait ce soin comme la moitié du poète ; il jugeait incomplets ses deux disciples Maynard et Racan, le premier, parce que, s'il faisait les meilleurs vers, il n'avait pas assez de force, le second, parce que, s'il avait plus de force, il ne travaillait pas assez ses vers, et s'aidait trop souvent de grandes licences[3]. Balzac, à son tour, et dès son début en public (1624), eut le mérite reconnu de donner à la prose française les nombres, l'ordre, la justesse des accords, la mesure des périodes, de faire pour de simples lettres ce que Malherbe avait fait pour l'ode, au point d'en rendre Malherbe jaloux. Aussi l'admiration éleva bientôt le grand épistolier au trône de l'éloquence. En dépit des injures de l'ignorance et de l'envie, il fut loué, non-seulement de ses amis et de ses éditeurs, mais des écrivains accrédités, comme le restaurateur ou plutôt l'auteur de la langue, et le maitre de tous ceux qui écrivaient après lui[4]. Il fut recherché comme un distributeur de gloire, jusque dans la retraite où il aimait, quoi qu'il en dise, à se laisser trouver. Auteurs de toute sorte, grands personnages de la politique et de la guerre, le harcelaient de leurs lettres ou de leurs ouvrages, pour obtenir en retour une de ces lettres dorées qui semblaient partager leur immortalité avec ceux dont le nom avait l'honneur d'y être loué ou inscrit[5].

Le zèle pour l'amélioration de la langue avait promptement trouvé un centre dans l'hôtel de Rambouillet, dont Malherbe était l'habitué et Balzac le correspondant. Cette société, que l'illustre marquise entretenait pour débrutraliser la langue et les mœurs, se recommandait des réformateurs, et tout à la fois les recommandait à l'opinion. Ce fut d'elle que sortit une création qui érigea le soin du beau langage en institution publique. Parmi les familiers de cette maison, Conrart, Godeau, Gombauld, Chapelain, et quelques autres moins célèbres, avaient formé entre eux (1629) une société plus modeste et plus intime, qui avait ses réunions hebdomadaires chez Conrart. On y causait affaires, nouvelles et surtout belles-lettres. Ces amis se montraient leurs ouvrages, se consultaient, se redressaient librement, et échangeaient, non des compliments réciproques, mais une critique sérieuse. Leur existence, longtemps secrète, fut tout à coup révélée à deux favoris de Richelieu, Desmarets et Boisrobert ; celui-ci en parla au cardinal, et le ministre, à qui rien n'était indifférent de ce qui convenait à la plus illustre et à la plus ancienne de toutes les monarchies, comprit tout de suite l'utilité d'une société de ce genre, si elle revêtait ce caractère d'autorité supérieure, qui, malgré l'esprit d'indépendance personnelle, garde toujours sur le grand nombre un prestige respecté. Richelieu proposa donc d'ériger cette association de critiques bénévoles en corps public, investi par le roi du droit d'enseigner, de conseiller et de reprendre. Les associés, après quelques hésitations, quelques regrets donnés à leur liberté, consentirent à l'honneur de devenir les régents officiels de la langue et du bon goût (1634). Ils s'adjoignirent de nouveaux collègues, comme Richelieu le demandait ; ils prirent entre autres Abel Servien le diplomate et Séguier, déjà garde des sceaux, pour s'appuyer sur le plus grand monde. Ils se donnèrent le nom d'Académie française, comme un des moins prétentieux[6], et dans un projet de constitution adressé au cardinal, ils firent connaître le but de leurs travaux. La destination était précise : tirer la langue française du nombre des langues barbares, et la mettre en état de remplacer la langue latine, la nettoyer des ordures qu'elle avait contractées dans la bouche du peuple, dans la foule du palais, dans les impuretés de la chicane, ou par le mauvais usage des courtisans ignorants, ou par l'abus des écrivains négligents et des prédicateurs. Pour y parvenir, il fallait composer un ample dictionnaire et une grammaire fort exacte, puis y ajouter une rhétorique et une poétique à l'usage de ceux qui voudraient écrire en prose ou en vers. En outre, les académiciens examineraient, corrigeraient leurs propres ouvrages ; leurs résolutions pourraient servir au moins de conseils, sinon de règles.

Richelieu accepta ce plan. Le roi donna des lettres patentes (janvier 1636) qui, en constituant l'Académie, lui rappelaient l'obligation de rendre la langue française la plus parfaite des modernes, et non-seulement élégante, mais capable de traiter tous les arts et toutes les sciences. Le parlement mit beaucoup de lenteur à l'enregistrement ; la foule du palais, magistrats et procureurs, soupçonnant quelque intention secrète dans le cardinal, ou craignant la nécessité de changer leur style. La compagnie prit soin de spécifier que ceux de ladite assemblée ou académie ne connaîtraient que de l'ornement et embellissement de la langue française, et n'examineraient que leurs livres ou ceux des personnes qui le désireraient. Mais enfin elle enregistra (10 juillet 1637). Il y eut donc, avec toutes les formalités requises ou désirables, un conseil supérieur et comme un sénat de la langue française, chargé d'en corriger les défauts, d'en prévenir désormais la corruption. Ce sénat entra immédiatement en fonctions. Chapelain traça pour le Dictionnaire un plan qu'on a peut-être eu tort de ne pas suivre[7]. Vaugelas fut chargé de diriger les travaux de rédaction, dont on ne prévoyait pas la longueur inévitable. Chacun, dans les discussions sur les ouvrages ou sur les mots du dictionnaire, contribuait à l'œuvre commune par des avis et de solides raisons[8]. Balzac lui-même, presque toujours absent, quoiqu'il dit été placé dans la compagnie par une haute influence, veillait de loin sur les défauts de style ou de pensée qui se montraient dans les livres ou dans les habitudes connues des écrivains[9]. L'Académie, dans ces conditions, devint bien vite une autorité. Si, à la cour, ou dans une assemblée importante, à Rambouillet par exemple, quelque mot était l'objet d'une longue dispute, on consultait l'Académie[10]. Dès la seconde année de son existence, Richelieu, dans l'intention de la produire, la prit pour juge de son différend avec Corneille, à propos du sujet du Cid. L'Académie fut assez indépendante pour blâmer Corneille et ne pas céder à Richelieu.

Malheureusement les bonnes qualités de l'homme, par son ardeur à les amplifier, tournent trop souvent au défaut ou au ridicule. Le premier progrès du XVIIe siècle devint ainsi sa première faiblesse. Le désir de bien dire entraîna la volonté de dire trop bien ; la correction aboutit à ce raffinement de délicatesse que l'on appela le précieux. Il y avait des mots à retrancher de l'usage, des mots bas à condamner ou à réserver pour un emploi spécial ; les fervents du beau prétendirent en proscrire un grand nombre d'autres trop bourgeois ou trop populaires, au risque de n'avoir pas par quoi les remplacer. Balzac s'élève avec toute l'énergie du bon sens contre ces sacrifices ruineux. Il défend contre les concessions de Chapelain les mots ordinaires, mais utiles. — Si on se fait scrupule d'employer besogne, il faut s'abstenir de tâche, boutique, artisan. On dit le métier des armes, le métier de la guerre. Cela étant, que veulent dire vos gens qui s'arrêtent en si beau chemin, et vos docteurs palatins qui président dans les assemblées des dames. Ils feraient mieux de vous en croire, vous et moi, que de se fier à leur propre sens. Vous savez les nécessités et les misères de notre langue, et vous souffrez que ces messieurs fassent choix des viandes dans leur pauvreté, et qu'ils soient tout ensemble gueux et délicats[11]. Vaugelas constate la même tendance, mais il tient moins ferme contre la déraison. Vomir des injures, dit-il, voilà une phrase bonne, commune aux latins et aux français. Mais elle est mal reçue à la cour et déplaît aux dames. Elles ont une grande aversion à ces façons de parler incompatibles avec la délicatesse et la propreté de leur sexe, et ceux qui parleront devant elles, s'ils ont quelque soin de leur plaire, s'en doivent abstenir[12].

Des mots, le précieux passa à la forme, à la tournure de la pensée. On ne voulut pas penser comme tout le monde. La distinction, même inopportune, devenait le bel art. C'est là le gros péché, le péché d'habitude de Balzac. Il n'est pas de mortel qui parle comme lui, disait Maynard à sa louange ; en effet, il parla comme les hommes ne parlent pas ordinairement et ne doivent pas parler. Ses lettres furent des travaux d'éloquence et trop souvent de rhétorique. Son grand défaut est dans le redoublement continuel de la phrase, qui va du simple au figuré, du figuré au transfiguré[13] ; dans la métaphore et dans l'hyperbole qui fait parfois soupçonner la dérision sous l'excès de l'éloge[14]. Voiture ne sera pas plus naturel dans ses comparaisons fleuries, dans ses antiphrases et ses allégories galantes. Pour vanter l'imagination d'un auteur, il lui dira : Sans mentir, rien ne m'a jamais semblé si agréable que les fleurs qui naissent de votre esprit. J'en ai reçu des bouquets, qui m'ont fait trouver, dans les déserts, toutes les délices de l'Italie et de la Grèce[15]. Pour comparer la beauté d'une femme à toutes les merveilles du monde, il en fera une voleuse qui a ravi la blancheur à la neige et à l'ivoire, l'éclat et la netteté aux perles, la lumière aux astres, quelques rayons au soleil, et, dans les assemblées, la grâce aux dames, leur lustre aux diamants et même aux pierreries de la coiffure de la reine[16]. Voilà bien ce style figuré, plus fade encore dans les entrepreneurs vulgaires de sonnets ou de madrigaux, qui doit faire peur à Alceste, et en recevoir une leçon aussi verte que nécessaire.

Le XVIIe siècle est encore illustre pour avoir répandu le goût des lettres dans toutes les classes de la société, et rapproché par cette ressemblance les grands seigneurs des bourgeois, les sujets du prince. Ce caractère. eut sa première manifestation dans l'hôtel de Rambouillet. Catherine de Vivonne, marquise de Rambouillet, retirée de la cour ainsi que son mari, après la mort de Henri IV, avait fondé chez elle une autre cour choisie, moins nombreuse, mais plus exquise que celle du Louvre, délicieux réduit de toutes les personnes de qualité et de mérite[17]. Elle recevait, dans la fameuse chambre bleue, les hommes d'épée et d'église, les hommes d'État et de plume, les princes et les princesses du sang royal. Comme elle avait donné elle-même aux architectes le plan de sa maison, elle en régla aussi la tenue et les allures. A la barbarie des guerres civiles, et à la licence des mœurs un peu trop accréditée par Henri IV, elle fit succéder le goût des choses de l'esprit, des plaisirs délicats et des occupations élégantes (2)[18]. Balzac, dès 1621, la rangeait parmi les grandes Romaines[19] ; Malherbe, qui ne mourut qu'en 1628, la releva de son nom trop vulgaire de Catherine, et y substitua l'anagramme d'Arthenice auquel les admirateurs ajoutèrent l'épithète d'incomparable. Sa fille aînée, qui avait 20 ans à la mort de Malherbe, renforça cette importance en la partageant. Julie d'Angennes, ainsi nommée d'une des terres de sa famille, régna sur toutes les volontés par ses grâces, par un esprit sans mesure, par un cœur au-dessus des sceptres et des couronnes[20]. Grâce à cette domination de deux femmes, les femmes prirent une grande supériorité dans ces réunions ; la rudesse, le langage, les inclinations des gentilshommes, se polirent à leur contact ; les écrivains de leur côté y firent sentir leur valeur, comme une nouvelle forme de distinction agréable à la femme. On causait de tout à Rambouillet, de guerre, de religion, de politique ; on y donnait des fêtes brillantes ; on y jouait même aux petits jeux ; mais on s'y entretenait aussi de littérature ; on y donnait des fêtes littéraires ; en 1629, la Sophonisbe de Mairet y fut représentée par les familiers de l'hôtel et par Julie d'Angennes. Cette mode y fit rechercher et bien accueillir les lettrés, comme un élément essentiel de plaisir. On crut d'abord les protéger ; de hauts airs de bienveillance, quelques allusions dédaigneuses, furent tentés contre ces nouveaux venus[21] ; mais on sentit en eux une force inconnue, et dans leur talent et dans leur renommée une arme de l'opinion contre les anciennes puissances ; on ne tarda pas à vouloir faire comme eux ; l'émulation de leurs succès poussa à prendre la plume ceux qui jusqu'alors auraient cru déroger en maniant autre chose qu'une épée, en remuant d'autres idées que celles des affaires publiques.

Pour avoir la liste des littérateurs du règne de Louis XIII, et y reconnaître toutes ces diversités d'état social, il suffit, à quelques exceptions près, d'avoir la liste des habitués de l'hôtel de Rambouillet : protecteurs, écrivains de profession, simples amateurs, hommes de génie ou esprits médiocres, y figurent dans un pêle-mêle qui était bien une nouveauté. En tête, Richelieu, protecteur ardent des poètes à ses gages, versificateur lui-même, au risque de sacrifier ses vers sur les représentations raisonnables de Chapelain[22] ; Godeau, le petit abbé, le nain de Julie, plus tard évêque de Vence, vanté par Balzac pour avoir changé les muses en saintes et en religieuses ; Cospéan le prédicateur, évêque de Lisieux, qui montra un soir le jeune Bossuet à l'hôtel ; à côté de Richelieu, ses favoris Bois-Robert, abbé de Châtillon ; Desmarets, contrôleur général de l'extraordinaire des guerres et secrétaire général de la marine du Levant ; Chapelain, ancien précepteur, recommandé pour son bon goût par Malherbe et Racan, et pensionné du cardinal, depuis qu'il avait démontré la nécessité des trois unités d'action, de temps et de lieu ; Corneille, longtemps confondu avec les poètes du premier ministre, jusqu'au jour où le Cid le dégagea de cette ressemblance ; Conrart, le premier fondateur de l'Académie française, son secrétaire perpétuel, plutôt critique et juge qu'empressé de se livrer au jugement d'autrui ; Gombauld auteur d'Endymion, assez fou pour se croire aimé de Marie de Médicis, comme Endymion de la lune ; le marquis de Racan, le poète des bergeries, et Colletet, le pauvre écrivain qui vivait, et si péniblement, de ses vers ; Vaugelas, baron de Péroges, gentilhomme ordinaire du duc d'Orléans, le régulateur didactique de la langue ; Balzac, autre gentilhomme, l'ermite de la Saintonge, presque toujours absent de sa personne, mais toujours présent par ses discours et ses dissertations ; Voiture, fils d'un marchand de vins en gros, serviteur du duc d'Orléans, son agent en Espagne, maître-d'hôtel chez le roi ; Benserade, parent de Richelieu et du duc de Brézé, poussé inutilement vers l'Église par le cardinal, et tourné vers le théâtre par l'amour d'une actrice ; les Arnaud d'Andilly père et fils, Arnaud de Corbeville, général des carabiniers, Habert, capitaine de l'artillerie, tous collaborateurs en vers à la Guirlande de Julie ; et le marquis de Montausier, auteur par amour, et réclamant la main de Julie plutôt à titre d'écrivain que de gouverneur de province ; enfin, car on ne peut tout nommer, la Calprenède, et Scudéry, auquel Cospéan et la marquise firent donner le gouvernement de Notre-Dame-de-la-Garde.

Ces deux derniers surtout marquent, en vrais matamores, l'alliance des hautes classes et des armes avec les lettres. Tout en affectant de n'en avoir pas besoin, ils réclament la gloire d'écrivains, et donnent à penser qu'il ne ferait pas bon à la leur contester. La Calprenède, capitaine gascon, s'appelle un soldat ignorant ; sa profession ne peut lui permettre, sans quelque espèce de honte, de se faire connaître par des vers, et de tirer de quelque méchante rime une réputation qu'il ne doit attendre que de son épée. Cependant, il ne souffre pas qu'on doute de ses connaissances en histoire ; et s'il a changé quelque chose à celle de Mithridate, c'était pour apprendre à ce héros à mourir plus généreusement encore qu'il ne l'a fait[23]. Scudéry, dès son début (1629), avait réclamé pour le soldat le privilège de chanter la gloire militaire, et il le fit par des vers d'un tour vif et hautain, qui ne sont pas de ses plus mauvais[24]. Presque aussitôt après (1631), il proclamait que la poésie n'était pas un entretien indigne d'un homme de qualité. Les Muses, ces belles filles, sont trop nobles pour ne mériter que le service des gens de basse extraction, et leurs faveurs trop douces pour être méprisées des cavaliers de mérite..... Et quand ce serait manquer que de se servir ensemble d'une plume et d'une épée, je tiens cette faute glorieuse, puisqu'elle m'est commune avec César. Bien plus, sa naissance lui donne tous les droits, sur tous les genres, en dehors même des règles. Pourquoi demander la correction à l'enfant d'une race où l'on n'a jamais eu de plume qu'au chapeau, à celui qui a passé plus d'années parmi les armes que d'heures dans son cabinet, et qui sait mieux ranger les soldats que les paroles, et mieux quarrer les bataillons que les périodes ? Que lui veulent les éplucheurs de syllabes, les ânes masqués sous l'habit d'homme, les piliers de classe, les valets de chiens ? Il sait les règles aussi bien qu'eux, mais il apprendra à ces ergoteurs que cette molle délicatesse ne se trouve jamais dans ces tableaux hardis, qui, bien qu'admirables, ne se doivent pas regarder de si près[25]. Il se lance donc dans la poésie, dans la prose, dans le théâtre, dans le roman, dans le poème épique, comme dans le madrigal et le sonnet. Il ne s'arrêtera pas pendant quarante ans ; et poète et guerrier, il aura du laurier[26] ; ou plutôt, par de fières adresses au lecteur, un beau vers çà et là, quelques mots de génie, quelques traits d'inspiration, à travers d'interminables platitudes, il réussira[27] — l'expression était encore en usage —, le plus intrépide et le plus amusant fanfaron d'originalité littéraire et d'admiration personnelle.

Mais s'il est un des types les plus curieux de l'ardeur littéraire qui gagnait de proche en proche, il l'est aussi des témérités qui entraînèrent un bon nombre d'esprits faux à des efforts au-dessus de leurs forces, ou en dehors de leur nature. Comme la correction aboutissait au précieux, le goût des lettres aboutit aux auteurs de salons et aux femmes savantes, autre ridicule non moins célèbre. Le talent d'écrire une fois passé en mode, les aspirants à cette gloire fourmillèrent. On fit à tort et à travers des vers et de la prose, car on n'était écrivain qu'à la condition de traiter les deux genres. La distinction, si tranchée aujourd'hui entre les versificateurs[28] et les prosateurs, n'existait pas encore. Les maîtres de l'art signalèrent ce mal de bonne heure. Est-il possible, écrivait Balzac, qu'un homme qui n'a pas appris l'art d'écrire, et à qui il n'a pas été fait de commandement de la part du roi, et sous peine de la vie, de faire des livres, veuille quitter son rang d'honnête homme qu'il tient dans le monde, pour aller prendre celui d'impertinent et de ridicule parmi les docteurs et les écoliers[29]. C'était en belle prose, dès 1637, l'original des beaux vers du misanthrope contre Oronte. Mais ces représentations ; faites à l'oreille d'un ami, n'avaient pas plus d'effet au dehors que de retentissement.

La même critique fut impuissante contre l'emportement des femmes. Courtisées par les auteurs, admises à juger des ouvrages de l'esprit, elles ne comprirent pas toutes qu'entre juger sainement et composer soi-même, comme entre savoir et tenir école, la distance était immense pour la plupart des gens, et que le premier mérite ne donnait pas nécessairement le second. Elles voulurent faire parade de leurs connaissances dans les lettres, dans la philosophie, même dans les sciences exactes. Elles se mirent à composer, au moins des romans. Dès les premiers temps (1628), on en citait qui parlaient, un jour durant, métamorphose et philosophie, qui mêlaient ensemble les idées de Platon et les cinq voix de Porphyre. Un compliment n'était pas à leur gré si elles n'y employaient une douzaine d'horizons et d'hémisphères. Balzac perd patience devant ces nouveautés : Tout de bon, dit-il, si j'étais modérateur de la police, j'enverrais filer toutes les femmes qui veulent faire des livres, qui se travestissent par l'esprit, qui ont rompu leur rang dans le monde[30]. Il avait dit, dix ans plus tôt[31] : Les femmes doivent être tout à fait femmes, les vaillantes sont autant à blâmer que les poltrons, et celles qui portent l'épée au côté que ceux qui ont un miroir à la ceinture. Je m'oppose à ces usurpations d'un sexe sur l'autre, et je n'approuve pas davantage les femmes docteurs que les femmes cavaliers. Il invoquait, comme exemple à suivre, le bon sens et la modestie de la sage Arthénice ; mais si les femmes, à Rambouillet, au moins celles qui dominaient la réunion, avaient la discrétion de ne pas alléguer l'histoire sainte et profane à tout propos, de n'écrire que des lettres ou quelques quatrains, et de raisonner sur le mérite de leurs adeptes sans prétendre les imiter, leur grande importance piquait d'envie d'autres personnes moins judicieuses, comme la gloire de leur salon provoquait la naissance de sénats féminins à jour fixe, dont le bon goût ne pouvait décider la fermeture. Tel fut l'entrain de ce mouvement que Balzac lui-même finit par tomber en admiration devant mademoiselle de Scudéry. Le temps seul devait user cette passion, et octroyer à Molière l'autorité nécessaire pour diffamer et dissiper les précieuses et les savantes.

Maintenant, quelles étaient les idées dominantes, les genres préférés ? Quelle littérature pouvait sortir des qualités et des défauts que nous venons de signaler ?

La Renaissance avait décidément ressuscité les anciens. L'antiquité n'avait pas de moins fervents adorateurs au XVIIe siècle qu'au XVIe. Les gens instruits en tenaient le goût de leur éducation, et dès les premiers jours, puisqu'on leur apprenait à lire le latin aussitôt que le français, qu'on leur enseignait en latin, quand ils ne le savaient pas encore, les règles du latin. On exaltait, on amplifiait la grandeur de l'ancienne Rome. Coeffeteau avait écrit avec une dignité solennelle, encore qu'un peu traînante, l'histoire romaine. Vaugelas ne l'écrivait pas, mais il s'inclinait devant elle. Au jugement de M. de Vaugelas, disait-on, il n'y avait pas plus de salut hors de l'histoire romaine, que hors de l'Église romaine. Balzac avait visité Rome ; il la louait comme le seul lieu où la vie fût agréable, comme la source des belles choses, comme la toute-puissante inspiratrice de l'intelligence : Il est certain que je ne monte jamais au mont Palatin ou au Capitole que je n'y change d'esprit. Cet air m'inspire quelque chose de grand et de généreux que je n'avais pas auparavant. Si je rêve deux heures au bord du Tibre, je suis aussi savant que si j'avais étudié huit jours. Aussi quand il se hasarde de copier de bons originaux, il ne les cherche guère au delà de Térence ni au deçà de Tite-Live. Il fait plus que les copier, il compose des harangues dans la langue de Cicéron, des vers dans celle de Virgile et d'Ovide. Le père de l'éloquence française semble tenter un dernier effort en faveur du passé contre la domination des langues nouvelles.

D'autre part, les guerres d'Italie, les guerres de religion, la lutte contre Charles-Quint et ses successeurs, les mariages de Marie de Médicis et d'Anne d'Autriche, révélaient de plus en plus l'Italie et l'Espagne modernes. On goûtait l'Arioste en France ; on proclamait le Tasse le plus grand poète de sa nation et un des plus grands poètes du monde, non-seulement pour sa Jérusalem, mais encore pour sa comédie pastorale qui avait la première introduit les bergers sur la scène. Des troupes de comédiens italiens faisaient de longs séjours dans le royaume, divertissaient la cour de leurs féeries ou de leurs extravagances, et dédiaient hardiment à la reine ou au roi leurs inventions burlesques, ou leurs protestations contre ceux qui condamnaient leur métier. Cependant Lope de Véga, Calderon, Cervantès, avaient passé les Pyrénées comme les fantassins de la maison d'Autriche. La grandeur politique des Espagnols ayant introduit par tout l'Occident leur langue, leurs costumes, y répandait aussi leurs mœurs et leurs idées, la mode des grandes aventures, des drames compliqués, des dénouements inattendus, des héroïsmes supérieurs, des femmes triomphant dans l'épopée, et de cette galanterie raffinée que les Maures avaient communiquée et laissée à leurs vainqueurs. En vain, Balzac s'étonnait que, avec quelques gouttes de sang commun, on pût prendre pour des compositions régulières les visions d'un certain Lope de Véga ; en vain, il demandait si les comédies espagnoles n'étaient pas toutes ennuyeuses comme celles qu'il avait lues[32]. Les opinions se partageaient entre les juges influents. Voiture, longtemps retenu à Madrid, par les intérêts de son maître, le duc d'Orléans, y avait appris l'espagnol, et composait en cette langue des vers si parfaits qu'on les prenait pour du Lope[33]. Si les Espagnols n'avaient pas, dans la composition, la régularité que Balzac travaillait à faire triompher, ils avaient dans leurs idées une originalité qui tranchait sur des habitudes déjà un peu monotones, un grandiose qui n'allait pas mal à l'exaltation française. Si leurs comédies étaient mal conduites, elles étaient semées de traits d'esprit et de plaisanteries joyeuses qui les rendaient populaires. Il y avait là une école d'autant plus capable de disputer la vogue aux anciens, que, par ses allures plus modernes, elle se rapportait davantage aux mœurs, aux sentiments du présent, dont les écrivains, quoi qu'ils fassent, ne réussissent jamais à s'affranchir ou à s'isoler.

Enfin à côté des anciens et des modernes, et comme un caractère de ces derniers, il y avait une troisième influence égale au moins aux deux autres : la galanterie, la passion du bel amour. La galanterie, si elle devait aux Espagnols une recrudescence de mode, n'était pas nouvelle en France. Nos anciens romans de chevalerie, et la Calprenède en font foi. Ce Gascon, pour braver les critiques, se vante de ne savoir de français que ce qu'il en a appris dans les Amadis des Gaules[34]. Plus récemment, la France avait eu son code de galanterie dans le roman d'Astrée. Là par plusieurs histoires, et sous personnes de bergers et autres, étaient déduits les effets de l'honnête amitié[35]. Aimer s'y présentait comme la vrai vie de l'homme, même dans la vieillesse, comme le nom et la propre action de l'âme[36]. Aussi dans cet heureux pays du Forez, bergers et bergères, nymphes et chevaliers, n'avaient d'autre occupation que de se raconter de belles histoires d'amour, ou d'exhaler leurs plaintes ou leurs espérances en sonnets ou en madrigaux ; les rois du voisinage eux-mêmes, comme le Wisigoth Euric, ou le Bourguignon Gondebaud, quand ils faisaient trêve avec Mars, recommençaient la guerre avec l'amour et avec la chasse. Dans cette épopée symbolique, les circonstances de l'action principale et les épisodes, les récits qui se croisent, les sentences rendues par les Druides ou les hautes âmes qui traversent ce monde à part, tout concourt à établir la supériorité de la femme, les devoirs des amants, la grandeur et la pureté de l'amour. Les hommes ont renoncé à l'ambition ; Diane a prescrit que ce ne serait pas à eux de régner sur la contrée peuplée par la postérité de ses nymphes ; mais ils doivent combattre à outrance pour venger la réputation des femmes[37]. Il convient à l'amante de repousser toutes les indiscrétions de l'amant, et de n'avouer sa propre tendresse que lorsque l'amant est mort, ou du moins qu'elle le croit mort. Il appartient à l'amant de tout souffrir de sa maîtresse, même les soupçons ou les rigueurs injustes, de se précipiter au fond des eaux quand il l'a offensée[38], de se cacher dans les déserts quand elle le commande, de se tenir toujours prêt à revenir quand elle l'appelle. L'amour est au-dessus des sens, il survit à la mort ; l'esprit vole après l'esprit aimé jusqu'au plus haut des cieux sans que les distances les puissent séparer. Sans doute la nature vulgaire a ses retours et ses licences. Astrée et Céladon, les deux principaux personnages, échangent par moments des tendresses bien matérielles[39]. Mais le Druide a dit : Toute beauté procède de cette souveraine bonté que nous appelons Dieu... L'amour n'est qu'un désir de beauté, et y ayant trois sortes de beauté, celle qui tombe sous les yeux de laquelle il faut laisser le jugement à l'œil, celle qui est en l'harmonie dont l'oreille est seulement capable, et celle enfin qui est en la raison, que l'esprit seul peut discerner, il s'ensuit que les yeux, les oreilles, les esprits seuls en doivent avoir la jouissance. Que si quelques autres sentiments s'y veulent mêler, ils ressemblent à ces effrontés qui viennent aux noces sans y être conviés. La seule gloire bonne est celle qui vient de la vertu, άγαθόν κλέος έξ άρετής ; c'est aussi la devise d'Astrée.

Une chose aussi curieuse que cet entassement d'extravagances, d'héroïsmes impossibles, d'images lascives et de doctrines prudes, c'est le succès obstiné dont il jouit pendant plus d'un demi-siècle. L'auteur Honoré d'Urfé[40] en avait dédié les deux premières parties à Henri IV, la troisième à Louis XIII ; il mourut avant d'avoir publié la quatrième. Baro, son confident, le dépositaire de ses manuscrits et de ses plans, vint en aide à l'Orpheline, et fit paraître le .volume achevé en le dédiant à Marie de Médicis. Puis, comme le public n'en avait pas assez de quatre volumes de 1.200 pages chacun, il en composa lui-même un cinquième pour conduire cette grande aventure à la conclusion attendue : le repos de Céladon et la félicité d'Astrée (1627). Il souhaitait, pour prix de ses efforts, que son nom ne mourût pas, et que la fin des peines de l'héroïne fût le commencement de sa réputation ; il eut au moins, de son vivant, le plus grand honneur auquel il pût prétendre ; il fut admis à l'Académie malgré les répugnances que ses relations trop intimes avec la duchesse de Chevreuse inspiraient à Richelieu. Mais la pupille effaça le tuteur. Astrée resta un monument unique, un type, un foyer d'inspirations, un arsenal de noms recherchés, d'histoires dignes de la sympathie des beaux esprits, et une protection pour les imitateurs qui, en lui empruntant quelques-unes de ses richesses, réclamaient pour eux-mêmes le bénéfice de sa popularité.

Par les maîtres en réputation on devine les disciples, par les idées err rivalité les genres divers. Quand les anciens avaient encore de si chauds partisans, le culte des anciens devait être une partie considérable de la littérature. On reproduisit ces modèles par la simple traduction, par l'imitation, par de larges emprunts, soit sous prétexte de les faire connaître aux dames ou aux hommes ignorants des langues mortes, soit pour se donner le mérite d'égaler ces illustres, sinon de les surpasser. Dès 1637, d'Ablancourt commence sa réputation en traduisant Minutius Félix, et bientôt après les oraisons de Cicéron. Rotrou prend sans façon à Plaute les Menechmes et les Deux Sosies (1637) ; aux Grecs Antigone et Hercule mourant. Benserade (1636), dans la mort d'Achille, la plus belle de ses fautes, comme il l'appelle, reproduit ou plutôt défigure Priam aux pieds d'Achille, et, après la mort du héros, ajoute un cinquième acte inutile, pour traduire, en les abrégeant, les discours prêtés par Ovide aux concurrents Ajax et Ulysse. Scudéry, dans la préface de sa Didon (1636), exalte Virgile ; dans l'impuissance de présenter l'original au public et surtout aux dames, il se résigne à le mettre en français. Arrivée d'Énée chez Didon, récit de la prise de Troie, tourments amoureux de la Reine, chasse et rencontre dans la caverne, imprécations de la femme furieuse, tout est de Virgile, sauf le style et le goût[41], et un mélange de sentiments et d'usages modernes imposés à l'auteur par son entourage. Est-il besoin de rappeler les hommages rendus par Corneille à Sénèque le Tragique, à Tite-Live, à Sénèque le Philosophe, à Lucain, et la mention admiratrice ou les longues citations qu'il fait de ces modèles dans ses préfaces.

Mais les anciens ne régnèrent pas exclusivement. Un bon nombre de leurs admirateurs leur donnèrent des égaux, des rivaux, des supérieurs parfois. Les modernes, les Espagnols surtout, eurent des partisans enthousiastes et fidèles, qui puisèrent à cette source comme à l'autre, dans la pensée, très-raisonnable assurément, qu'il ne convient de dédaigner aucune des diversités du génie humain, ni d'abandonner aucun des biens acquis par les talents et les efforts des générations successives. On aimait au théâtre l'intrigue et les incidents, erreurs de noms, lettres interceptées, aventures nocturnes, et comme les Espagnols triomphent sur ces matières, on prit volontiers les sujets chez eux[42]. Corneille dès ses premières pièces, aujourd'hui trop oubliées, dans la Veuve, par exemple (1633), fait reconnaître à l'habileté, au nerf de l'intrigue, une étude attentive du théâtre espagnol. Dans l'Illusion comique il cite les personnages connus des romans espagnols : Buscon, Lazarille de Tormes, Saavedra, Guzman : Matamore n'est pas non plus un type emprunté à l'antiquité. Enfin sa première gloire, sa prise de possession de la supériorité, le Cid, vient tout entier de l'histoire et des poètes de l'Espagne, et la première comédie de caractère, son Menteur, procède d'un excellent original de Lope de Véga. Loin de s'en cacher, il s'en vante : J'ai cru, dit-il, que nonobstant la guerre des deux couronnes, il m'était permis de trafiquer en Espagne. Si cette sorte de commerce était un crime, il y a longtemps que je serais coupable, je ne dis pas seulement pour le Cid où je me suis aidé de don Guillem de Castro, mais aussi pour Médée et pour Pompée même, où, pensant me fortifier du secours de deux Latins, j'ai pris celui de deux Espagnols, Sénèque et Lucain étant tous deux de Cordoue[43]. Ne croirait-on pas que l'antiquité n'en vaut que mieux pour lui quand elle a passé par le souffle espagnol ? De tels principes ne manquèrent pas d'adeptes. Scudéry, après la naissance de Louis XIV, dédie à la Reine l'Amant libéral ; pour se couvrir d'un grand nom il se vante aussi d'avoir emprunté son ouvrage à Cervantès : Cervantès, dit-il, est pour la prose ce que Lope de Véga est pour la poésie. Bois-Robert, à peu près au même moment, tire de l'Espagne les deux Alcandre, et jusqu'à la fin de sa carrière, il continuera ces emprunts et ces imitations, en proclamant que, si les Muses françaises sont plus pures et plus réglées, elles sont moins inventives que les Muses espagnoles[44].

Déjà même cette liberté de choisir partout encourageait contre les anciens une protestation, une querelle destinée à beaucoup de retentissement dans le grand siècle. Ce Bois-Robert qui, sans être un homme supérieur, était pourtant assez accrédité dans la littérature, a pu être placé en tête des ennemis de l'antiquité, comme le metteur en train de la guerre des anciens et des modernes. On racontait que, dans un discours en pleine Académie, il avait attaqué les anciens avec violence comme des gens inspirés par le génie, mais sans goût ni délicatesse, et comparé Homère aux chanteurs des carrefours dont les vers réjouissent la canaille[45]. L'accusation, fort probable, manque de preuves authentiques ; mais on ne peut nier que Bois-Robert se soit insurgé contre l'antiquité, et ait prétendu lui faire la leçon. Qu'on en juge par sa Didon chaste (1642). Il reprend en tragédie ce sujet antique pour protester contre la Didon de Virgile. Il veut garder à la fondatrice de Carthage l'intégrité de son héroïsme : dux femina facti ; il la préserve des faiblesses que le poète latin lui a prêtées. En vain Hyarbas la demande en mariage, et fait valoir, comme une instance amoureuse, le siège qu'il a mis devant la ville ; en vain Pygmalion favorise le prétendant et pille le palais de sa sœur pour la contraindre par la peur. Didon se tue plutôt que de déroger à sa fidélité conjugale, et ne laisse à Hyarbas d'autre parti que de se tuer à son tour. Le même esprit couvait dans Desmarest, dans Godeau, dans Saint-Amant, pour éclater plus tard par la publication du Clovis ou du Moïse sauvé. Il s'affirmait hardiment dans Descartes, dès la première partie du Discours sur la méthode. Le réformateur de la philosophie regrettait le temps donné aux langues, et à la lecture des livres des anciens, à leurs histoires et à leurs fables. Car c'est quasi la même chose de converser avec a ceux des autres siècles que de voyager ; et voyager, c'est devenir étranger à son pays. Ceux qui sont très-curieux des choses des siècles passés demeurent fort ignorants de ce qui se pratique dans leur propre siècle[46].

De toutes les idées ou modes modernes, la galanterie devait être la plus puissante sur les beaux esprits, et la plus féconde en produits littéraires, puisqu'elle réglait en souveraine les habitudes de la haute société, et que la littérature n'est jamais que le reflet des mœurs. Le culte des femmes, les hommages à leur beauté, l'obéissance à leurs prétentions, l'admiration de leurs exploits ou de leurs aventures, était, plus encore qu'aux siècles chevaleresques, la distinction des hommes de bien, et une couverture[47] honorable de la tendresse sensuelle. Aussi l'amour envahit tous, les sujets. Anciens ou barbares, politiques ou soldats, tout fut assujetti à l'amour ; il n'y eut plus de caractère, de gloire, de crime, qui n'en fût amplifié ou travesti ; pas de vers ni de prose qui n'en fût saturée jusqu'à la nausée. L'Achille de Benserade est un amoureux qui jure de trahir les Grecs et de se faire Troyen, s'il le faut, pour obtenir Polyxène, un amant soumis qui sollicite un coup d'épée de son amante pour être une fois vaincu d'une fille, qui se console de voir couler son sang et de mourir, puisque Polyxène le veut. Le Mithridate de la Calprenède a oublié sa vigueur de haine contre les Romains, les conceptions hardies et désespérées de sa politique, pour ne plus faire que pleurer auprès de sa femme Hypsicratée ; il faut que cette femme lui interdise de se laisser émouvoir et de pleurer d'amour. Le seul regret que Pharnace éprouve de ses forfaits, ce n'est pas l'inimitié de son père, c'est la présence de sa femme, de son soleil, dans le parti de ses ennemis. Le Genseric de Scudéry, l'affreux Vandale, s'est épris pour Eudoxe, veuve de Valentinien III. Son âme s'est assez défendue ; mais elle n'en pouvait plus quand elle s'est rendue ; et maintenant il n'a plus qu'à mourir ;

. . . . . Car enfin son trépas

Dépend d'aimer encore et ne posséder pas.

L'Hercule, l'Antigone de Rotrou ne sont pas plus Grecs par les sentiments que Genseric n'est sauvage. Enfin Corneille lui-même, après avoir sans reproche employé ce moyen de l'amour dans le Cid, dont il fait le fond, dans Horace, dont il est un épisode nécessaire, l'introduit sans nécessité et sans avantage dans Cinna ; et l'usage supérieur, qu'il en fait dans Polyeucte, appartenait bien moins aux traditions chrétiennes du sujet qu'à la manie contemporaine. Il est vrai que ces femmes adorées valent des hommes et plus que les hommes qui les servent. La femme de Mithridate est une amazone qui ne porte pas une inutile épée ; son visage et son fer font d'égales conquêtes. La femme de Pharnace est une âme haute qui ne peut souffrir l'infamie de son mari : Quand il perd son honneur, sa femme l'abandonne. Eudoxe, pour échapper à Genseric et demeurer fidèle à celui qu'elle aime, met le feu au palais de son persécuteur, et la flamme qu'elle allume dans Carthage justifie celle qu'Ursace avait allumée dans son cœur. L'Émilie de Cinna surtout domine à la fois ses amis et ses ennemis, les conspirateurs qu'elle arme et dont elle n'entend pas souffrir les hésitations, et les menaces ou les faveurs de la puissance absolue. Quand Auguste peut tout sur le monde, le cœur d'Émilie est hors de son pouvoir.

A ces passions incomparables il fallait un langage monté sur leur exaltation. Les amoureux eurent leur style qui fait une variété dans le précieux. Pour célébrer la beauté, pour exprimer les sentiments de la tendresse, on multiplia la richesse des descriptions, des métaphores, l'emphase des soupirs, la fadeur des petits mots ; on poussa en ce genre plus loin qu'Astrée. D'Urfé avait bien trouvé bel astre, mon soleil ; ses imitateurs ne tardèrent pas à lui en remontrer. Dès les premières comédies de Scudéry (1631-1633), on sourit à la douleur plaisante de ces amants qui prennent toute la nature à témoin des rigueurs de leurs mat-tresses, de ces ruisseaux grossis de larmes que Thétis trouve plus amers que ses ondes, de ces soupirs qui, dans le silence du vent, rafraîchissent l'air autour de la personne aimée, de ces prés qui ne sont que foulés par la belle ingrate, tandis que ses cruautés mettent son amant au cercueil, de ces salamandres de glace, de ces soleils qui échauffent le monde sans avoir de chaleur[48]. Que sera-ce en passant de ces personnages fictifs, à des caractères comme celui de Genseric ? L'absurde ne choque pas moins dans la Mariamne de Tristan, où Hérode reconnaît un rocher, mais un rocher d'albâtre dans son divin objet, un écueil agréable, un rubis vermeil dans sa bouche, un esprit d'ambre dans tout ce qu'elle touche, et des diamants dans ses yeux[49]. Mais le maitre en ces fadeurs est incontestablement Rotrou. Son abondance est si grande que la multiplicité des besoins ne peut la tarir ; il varie à l'infini ses petits mots : ma déesse, reine de mes désirs, ma chère vie, mon souci, mon cœur, mon tout. Dans une scène[50], où la nuit est si bien close qu'on ne voit absolument rien, la reine amoureuse qui attend son objet, s'écrie au premier bruit de pas : Est-ce toi, ma lumière ? Dans Antigone, Hémon, devant un cadavre, a encore ce culte de la distinction :

Jeune soleil d'amour, éteint en ton aurore,

Bel astre, honore-moi d'un seul regard encore.

Chez Rotrou, les comparaisons ne s'arrêtent pas à l'aurore, à la lune ; ce serait trop commun. Pour mettre une princesse dans tout son éclat, il se fait un tableau de mille belles choses, de lis, de roses, de tout ce qu'on voit de rare, en Orient, au soleil quand il a le visage riant ; il accumule le regard de la reine, l'œillet de ses joues, les lis de son sein, les petits amours volant dans ses cheveux[51]. Il enseigne encore l'art de se faire aimer : gémir, verser des pleurs, par un vrai désespoir prouver de vrais ennuis, parler toujours de soupirs et de flammes, emplir les poulets de mille cœurs navrés. Et pourtant ce n'est pas là le vrai chemin à prendre pour réussir en amour. Corneille, si supérieur à ses contemporains, même dans ses premières comédies, même quand, par égard pour la mode, il se résignait à subir quelque chose de ses faiblesses, leur donnait sur ce point une bonne leçon de goût et d'inspiration littéraire qu'on n'a pas assez remarquée. Dans la Veuve (1633), il se moquait de ces portraits forcés, de ces lis, de ces roses, de ces yeux soleils ; et dans la Galerie du Palais, il reprochait aux poètes d'attribuer à l'amour les habitudes de leurs sonnets, de fausser la nature humaine au moment même où ils se vantaient de la peindre, et de rendre la comédie infidèle à son original prétendu[52].

Heureusement c'était à l'amour honnête et légitime, seul permis, seul digne d'être exalté, que s'adressaient la plupart de ces hommages. Il faut rendre cette justice aux langoureux de ce siècle, même aux précieux : s'ils sont ridicules, ils ne pactisent pas avec la débauche. Au lieu que, de nos jours, les romanciers et les dramaturges ne peuvent supposer quelque inclination ou intimité entre l'homme et la femme, sans leur prêter immédiatement les derniers actes les plus coupables, qu'ils excusent et justifient même par des nécessités de situation, par les lois de la nature, ou la vengeance de contraintes irritantes, on entend presque partout, au XVIIe siècle, les chantres d'amour prêcher la rigueur du devoir et condamner la prévarication. Un des personnages de l'Astrée avait déjà établi à cet égard une théorie rigoureuse et précise, et montré une femme, dans les obligations d'un mariage forcé, gardant à son mari la fidélité du devoir, à son amant la tendresse d'une sœur[53]. Par le même principe, un personnage de Corneille répondait à des conseils libertins :

. . Sache qu'une fille a beau toucher mon âme,

Je ne la connais plus dès l'heure qu'elle est femme[54].

L'Eudoxe, de Scudéry, disait aux dames, dans sa préface : Il y a des gens qui pensent qu'on ne peut rien aimer sans crime, parce qu'ils n'ont jamais rien aimé sans cela, et qui condamnent toute la terre parce qu'ils en sont condamnés. Dites-leur, en parlant pour vous et pour moi, que l'amour et l'honneur sont toujours ensemble quand la vertu les a joints. Dans l'Amour tyrannique, du même, le grand rôle est à Polixène, qui garde sa foi à son mari contre toutes les offres et toutes les menaces du tyran. Quand ce tyran croit lui avoir ravi tous les moyens de résistance, elle lui riposte : Si tu m'ôtes le fer, voy que j'ai des cheveux. Elle entend pour s'étrangler, dit l'auteur à la marge. Qu'il y eût des exceptions à cette rectitude de sentiments, particulièrement dans le langage, cela était inévitable ; on en pourrait citer d'assez significatives dans quelques scènes de Rotrou[55]. Mais la tendance générale du bon ton était de ce côté ; elle se fortifiera de plus en plus à l'aide de la morale exagérée de Port-Royal, par l'effet même des résistances qu'elle rencontrera dans la parodie, jusqu'à ce qu'elle arrive, surtout par les grands romans, à l'excès impossible de ces amours subtilisés, dont Molière nous a accoutumés à rire.

On peut maintenant conclure, car la conclusion se présente d'elle-même. De ces trois influences que nous venons d'expliquer, il résulte d'abord, pour la littérature de l'époque, un caractère mixte dont le mélange fait l'originalité. Ce n'est pas l'antiquité qui domine, car on la change parfois, on la dénature jusque dans la simple traduction, pour l'ajuster aux convenances modernes. Les idées modernes non plus ne s'imposent pas sans partage ; car, à côté d'elles, on évoque de l'antiquité des sentiments, des actes, même des règles littéraires pour servir d'exemple au temps présent. Enfin, la galanterie, tout en s'établissant partout, en ramenant à elle toutes les pensées comme à leur centre, accepte des uns et des autres des allures contradictoires qui la font ressembler, tantôt à l'héroïsme de la Grèce et de Rome au milieu de la France, tantôt à la délicatesse française chez les Grecs et les Romains. Mais les trois éléments s'accordent en un point, et concourent à un effet commun. De l'enthousiasme romain de Balzac, partagé par Corneille, et du grandiose espagnol évidemment préféré par celui-ci, comme de l'exaltation chevaleresque des sentiments de l'Astrée, il sort un goût, un système où le ton espagnol tranche sensiblement, et qui justifie le nom d'espagnole donné à la littérature comme aux manières de cette époque. Ce goût, ce système, c'est l'amour du beau pour le beau, la recherche de l'extraordinaire, la poursuite de l'idéal, en un mot, l'exagération des caractères et des sentiments ; il s'agit désormais de faire les hommes, non pas tels qu'ils sont, mais tels que ces enthousiastes croient qu'ils devraient être. Cet amour du grand pousse naturellement aux grands genres, à l'éloquence, au théâtre, au poème épique, au roman qui devient un poème en prose ; il transforme la poésie légère, la pastorale en particulier ; il crée la littérature de société, le produit direct de l'hôtel de Rambouillet.

L'éloquence, il faut bien le dire, n'a pas encore beaucoup de représentants. Balzac seul mérite d'être cité, et encore peut-on affirmer qu'il n'offre pas en ce genre un grand ouvrage. Il compose, il expédie à l'hôtel de Rambouillet ses discours, ses dissertations en belle prose lentement travaillée ; son Prince (1631), son Romain, la Conversation des Romains, l'Éloquence, etc., etc., et il annonce, longtemps avant l'apparition, Aristippe ou de la Cour. Le Prince n'est vraiment qu'un portrait de Louis XIII, entremêlé de beaux sentiments et de belles maximes et d'un noble éloge de la chasteté, par où Louis XIII, en effet, se distingue de son père et de son fils. Le Romain est l'idéal de la vertu antique qui ne connaît ni nature, ni alliance, ni affection, quand il y va de l'intérêt public, une de ces largesses que Dieu a faites dans les commencements, et qu'il n'accorde maintenant que rarement, quoique son bras ne soit pas plus court. L'Éloquence renferme une belle définition de cet art suprême qui ne s'apprend pas dans les livres. C'est une force qui descend jusqu'au fond du cœur et perce jusqu'au centre de l'âme. Ce ne sont plus les paroles de celui qui parle ou qui écrit : ce sont les sentiments de ceux qui écoutent ou qui lisent. Assurément, voilà des traits de génie ; mais chez Balzac lui-même, le génie n'a que des éclairs, et ces opuscules, tant vantés de son temps, ne sont que des ébauches étincelant çà et là de beautés supérieures. Les contemporains admirent sans imiter.

Le théâtre compte bien plus d'amateurs. Richelieu le protégeait. Il assistait à toutes les comédies nouvelles, avait plaisir à en conférer avec les poètes, à voir leur dessein à sa naissance, à fournir lui-même des sujets[56]. Il eut même à ses ordres cinq auteurs qui composaient pour lui, parmi lesquels Corneille et Rotrou. Il donna ainsi une telle impulsion que le théâtre, vers 1634, se glorifiait d'avoir fait oublier le roman. Un personnage de Corneille exprime cette satisfaction dans ces vers :

La mode est aujourd'hui des pièces de théâtre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

De vrai, chacun s'en pique, et tel y met la main

Qui n'eut jamais l'esprit d'aligner un quatrain[57].

Un peu plus tard, un autre de ses personnages[58] louait le théâtre comme l'amour de tous les beaux esprits, l'entretien de Paris, le divertissement le plus doux des princes, le délassement des ministres chargés de conserver le monde, et même un fief à bonnes rentes pour les acteurs. Après la Sophonisbe, de Mairet (1629), la première pièce qui offrit un plan régulier, on avait vu se précipiter sur le théâtre Corneille, Scudéry, son rival ridicule, Rotrou, Benserade, la Calprenède, Tristan, et, un peu plus tard, Bois-Robert et Desmarest ; ce dernier eut l'honneur d'inaugurer, par Mirame, la nouvelle salle de spectacle du Palais-Cardinal. Leurs œuvres, plus nombreuses que connues, témoignent d'une grande fécondité[59]. Ils passent volontiers de la tragédie à la comédie, sauf Scudéry qui avoue sa préférence pour le genre tragique : Son génie s'élève plus aisément qu'il ne s'abaisse, il a plus de peine à faire parler des bergers que des rois, et les maximes de la morale et de la politique s'offrent plus facilement à son imagination, qu'il n'y trouve cette douce et humble façon d'écrire que demande un ouvrage comique[60]. On avait encore peu de règles. Corneille dit lui-même que, lorsqu'il composa Melite, il ne savait pas qu'il y eût des règles, le sens commun seul lui avait fait trouver l'unité d'action. Il se félicite, comme d'un grand progrès, dans sa troisième pièce, d'avoir réduit cinq actes à la durée de cinq jours consécutifs, tempérament raisonnable, dit-il, entre la rigueur des 24 heures et cette étendue libertine qui n'avait aucune borne. Aussi il ne faudrait pas chercher dans ces auteurs le respect des trois unités[61]. Ils ne saisissent pas davantage du premier coup l'art de développer une action, de tracer des caractères, pas plus que le but moral de la comédie, où tout se passe en intrigues et surprises plus ou moins divertissantes selon le genre espagnol. On peut citer quelques scènes de la Mort de César, de Scudéry, un acte de la Mariamne, de Tristan, qui lui a valu l'honneur de rester longtemps au théâtre ; on y reconnaîtra, en effet, des pensées hautes, fières ou touchantes, quoique toujours un peu déclamatoires ; mais ce sont des traits épars dans un ensemble mal composé. Et que de misères dans le langage, quelle platitude d'expressions comme de pensées ! Rotrou, qui n'est pas le plus faible, reste bien longtemps sans faire pressentir Wenceslas, et s'il n'est pas trivial comme Benserade ou Scudéry, il gâte souvent sa pensée par des jeux de mots ou des antithèses ridicules[62].

Un seul, dès son début, se pose comme le maître, qui doit, en dépit de l'envie et par les efforts même des envieux, garder longtemps la primauté sans contestation. Corneille n'est pas tout entier dans ses chefs-d'œuvre. Il faut remonter plus haut pour le bien connaître, et saisir, dans ses premiers essais, dans les six comédies qui lui sont échappées avant Médée, les marques irrécusables de sa supériorité sur ses contemporains. S'il ne savait pas encore, comme il vient de le dire, les règles de la composition dramatique, il savait certainement penser et écrire, garder la dignité dans la plaisanterie, et soutenir son style à une hauteur où personne n'atteignait. Il travaillait à fortifier, à enrichir la langue par l'énergie de la construction, l'audace des ellipses, le bonheur des alliances de mots, la création de mots nouveaux qu'il est regrettable que l'usage n'ait pas tous consacrés[63]. Une valeur éminente se faisait sentir dans ces expériences, déjà sa troisième pièce était considérée comme une merveille[64], et Rotrou lui écrivait (1634) :

Juge de ton mérite à qui rien n'est égal

Par la confession de ton propre rival.

Ce fut bien un autre enthousiasme, lorsque, avec le Cid, on vit apparaître toute la solennité du grand air castillan, et les angoisses d'un amour légitime dans les épreuves les plus poignantes et les moins méritées. En vain Scudéry dénonça le Cid à l'Académie au nom de la morale et des règles ; en vain Richelieu, qui avait ses raisons politiques pour ne pas laisser applaudir la passion du duel, affecta de poursuivre l'œuvre admirée pour contravention aux lois de l'art[65]. Corneille avait pris possession des doctes et du public. Balzac réfutait Scudéry par le sentiment général, et prouvait que toucher le spectateur et lui plaire, même en dehors des règles, c'était atteindre le but de la représentation. L'Académie, tout en blâmant des défauts réels et la nature du sujet, laissait entrevoir, surtout dans ce qu'elle ne disait pas, une part d'éloges suffisante au génie du poète. Corneille lui-même put écrire sans être taxé d'orgueil : J'ai mon compte devant l'Académie, et je ne sais si elle peut atteindre le sien. J'ai remporté le témoignage de l'excellence de ma pièce par le grand nombre de ses représentations, par la foule extraordinaire des personnes qui y sont venues, et par les acclamations générales qu'on y a faites. Le Cid sera toujours beau et gardera sa réputation d'être la plus belle pièce qui ait paru sur le théâtre, jusqu'à ce qu'il en vienne une autre qui ne lasse pas les spectateurs à la trentième fois. Ce fut Corneille seul qui se fit concurrence. Horace succéda au Cid, et devant ces Romains surfaits, plus Romains que les anciens[66], mais création d'un génie sans modèle ; à ces accents de la patrie dans la fierté d'Horace, à ces gémissements de l'humanité dans la douleur de Coriace, il y eut d'autres acclamations dont l'écho ne s'affaiblit jamais dans le cœur des assistants. Puis vint Cinna, puis Polyeucte, toutes ces merveilles se succédaient d'année en année ; puis encore le Menteur, révolution véritable dans la comédie, première apparition de la comédie de caractère. Avant la mort de Richelieu, la tragédie, la vraie comédie étaient trouvées par Corneille.

Derrière lui, d'autres cherchaient le poème épique, mais ici il faut bien se résigner à descendre puisqu'on passe de Corneille à Chapelain. Ce Chapelain, si connu par les malheurs de sa dernière célébrité, n'était pourtant pas un esprit méprisable. Tout jeune encore, il avait gagné l'estime de Malherbe et de Vaugelas en donnant son avis sur un poème italien, l'Adone du chevalier Marini. A la façon dont il avait relevé le défaut d'ensemble et la mauvaise conduite de l'œuvre, on l'avait jugé maitre dans l'art de la composition. La préface, qu'il consentit à mettre en tête de l'Adone, assura le succès du livre, et commença sa propre réputation. Nous avons dit qu'il gagna la faveur de Richelieu en démontrant que les trois unités étaient indispensables dans le poème dramatique : non content de le pensionner, le ministre lui donna pleine autorité sur les poètes qu'il avait à ses gages. De là cette importance, cette protection, qu'il a si longtemps exercée sur les auteurs, même après Richelieu. Sa manière d'entendre la rédaction du dictionnaire de l'Académie, le jugement de l'Académie sur le Cid, en admettant qu'il en fût vraiment le rédacteur, témoignent qu'il ne manquait ni d'intelligence de la langue, ni de goût, ni même de finesse. Son malheur fut de se croire poète, capable de composer ce qu'il savait juger. Vanté outre mesure par Balzac, pour une ode à Richelieu (1633), assez correcte et même assez animée[67], il ne douta plus du succès de ses vers jusque dans la plus éloignée postérité et de leur autorité dans le conseil des derniers rois qui commanderaient à la terre. Il entreprit le poème de la Pucelle qui allait susciter tant d'imitateurs. Il trouvait à la fois dans ce sujet l'avantage de célébrer des événements modernes et français, d'exalter l'héroïsme chez les femmes, de louer dans leurs ancêtres les puissants du jour. Mais il ne devait pas en être du poème épique comme du théâtre ; les rivaux d'Homère sont moins empressés de paraître que les émules de Sophocle. Ils veulent la gloire sans la publicité. Ils parlent de leurs œuvres longtemps, sans les faire connaître autrement que par des confidences, des lectures entre amis, des envois courts à leurs panégyristes. Ils escomptent, en termes bien ménagés, dans les éloges de leurs familiers, et la crédulité des autres, le prix de leur génie dont ils ne toucheront pas le complément au jour fatal de la publication. La Pucelle de Chapelain est la plus illustre de ces gloires anticipées. On en parlait dès 1632 ; on en écoutait des fragments à l'hôtel de Rambouillet, il en circulait des lambeaux jusqu'en Saintonge. Elle était la plus douce espérance de l'honnête oisiveté, l'attendue et la désirée des cabinets, le grand effort des muses françaises[68], et elle ne devait paraître au grand jour qu'en 1656, après un quart de siècle d'annonces mystérieuses. Son histoire est celle de plusieurs autres. Saint-Amant manœuvrait vers la renommée avec la même finesse. Son Moïse sauvé faisait, en 1610, la passion de M. et de madame de Liancourt, et Balzac colportait ce jugement par sa correspondance ; le Moïse sauvé ne paraîtra cependant qu'en 1653. Le Clovis de Desmarest était évidemment sur le métier avant la mort de Richelieu ; on le sent aux vers préparés pour la gloire du cardinal, pour ses ancêtres, pour son château de Rueil ; mais il ne se montrera aux profanes qu'en 1657. L'époque de Richelieu est ainsi en travail de gros poèmes épiques qui ne daigneront naître que sous Mazarin, mais en si grand nombre que, pour flétrir les plus ridicules ; Boileau aura vraiment l'embarras du choix.

En attendant l'épopée revêt une forme plus commode aux divers talents ; car elle dispense de la mesure et à peu près de l'inspiration. C'est l'épopée en prose, l'histoire habillée et façonnée au goût du siècle, ou le roman de longue haleine. Les coryphées du genre réclament eux-mêmes cette parenté avec le poème épique[69], la gloire de suivre la méthode de l'illustre aveugle que la Grèce admire[70], de faire marcher leurs héros d'une manière approchante de celle d'Homère, de Virgile, du Tasse, et autres écrivains de même nature[71]. Leurs ouvrages, comme leurs préfaces, dénoncent à chaque pas cette prétention. On y trouve une action principale ouverte par le milieu, afin de tenir le lecteur dans une agréable inquiétude jusqu'à ce qu'un récit ultérieur lui explique le commencement ; des épisodes rattachés à l'action principale pour l'entraver ou la favoriser, et dans les épisodes de nouveaux acteurs racontant leurs aventures ou l'histoire de leur pays. Par des courses à travers cent contrées diverses, les noms, les faits les plus sonores de l'histoire universelle se rapprochent dans le même cadre, pendant que la fiction unie à la réalité lui donne ou plus d'élévation, ou plus de vraisemblance[72]. Enfin les héros, plus surfaits encore que ceux de Corneille, y sont taillés sur le modèle des demi-dieux antiques ou des paladins triomphants du moyen âge ; ce sont des femmes invincibles à la séduction, intraitables devant la force ou la puissance injuste, ou des guerriers prodigues de leur sang mais indestructibles, cavaliers soumis et libérateurs indomptables des beautés malheureuses, poursuivies et enlevées. Voilà bien les éléments de l'épopée ; il n'y manque que le souffle du génie, la discrétion dans le choix des matières, la magie du style, et le bon sens pour s'arrêter et finir à propos. L'Astrée avait donné l'entrain. Quoique le roman eût semblé pâlir un moment devant l'éclat naissant du théâtre[73], les champions et les amateurs ne le laissèrent pas languir dans cette demi-disgrâce. Bois-Robert, qui se reconnaît sans difficulté la réputation de ne pas gâter un conte, avait fait lire Anaxandre et Orasie, histoire indienne (1629) ; Balzac, quoiqu'il n'eût pas les yeux fort humides, avait laissé tomber des larmes sur ces aventures imaginaires. Gomberville, le délicat dans le choix des mots, l'ennemi du Car[74], avait donné les deux premiers volumes de Polexandre en 1632 ; six ans plus tard cédant à de vives sollicitations, il en donna la fin aux grands applaudissements de Balzac ; puis il continua par la Cithérée en quatre volumes, jusqu'à ce que la fréquentation des solitaires de Port-Royal le détachât de ces occupations frivoles. Desmarest, d'abord auteur d'Ariane (1631), émettait (1639) Rosane, histoire tirée de celle des Romains et des Perses. Mais tous allaient être effacés par cette fécondité torrentielle et persistante, romans sur romans, tomes sur tomes, qui s'appelle la Calprenède. Le Gascon, avant la mort de Richelieu, lançait les premiers volumes de Cassandre, dont le cadre est l'histoire d'Alexandre et la chute de l'empire des Perses, dont le fond est l'amour des héros scythes et grecs pour les princesses Statira et Parysatis[75]. Là figure Orondate, ce prince des Massagètes qui terrasse tout ce qui se présente à lui, efface en beauté, en générosité tous ses rivaux, et ne consent à survivre à des disgrâces imméritées que pour revoir encore celle qu'il aime. A peine Cassandre sera arrivée au huitième volume, qu'elle sera remplacée par Cléopâtre dont madame de Sévigné raffolait encore à l'âge de quarante-cinq ans. Mais n'anticipons pas sur les époques.

La Pastorale, comme le poème épique, avait été remise à la mode par l'Astrée. Était-ce le désir d'opposer la vie de la campagne au tumulte des cours, et le tableau de la paix aux rigueurs de la guerre ? On pourrait le croire lorsque d'Urfé, dans sa première dédicace, offre Astrée au grand Henri comme un nom symbolique, et un emblème du repos et de la tranquillité rétablie en Europe[76]. On sent la même intention dans l'histoire d'Alcippe, père de Céladon[77], qu'un bon génie ramène des exploits lointains et stériles à la simplicité du gardeur de moutons et du cultivateur. Les bergers d'Astrée d'ailleurs ne sont pas, comme le leur impute une nymphe orgueilleuse, des rustiques et des demi-sauvages. Leur noblesse est aussi grande que celle des chevaliers et des Druides, puisqu'ils sont venus d'ancienneté de même tige. Ils sont bergers, non pas faute de pouvoir vivre autrement, mais pour s'acheter par cette douce vie un honnête repos. Ce ne sont pas les descendants des bergers de Virgile et de Théocrite, véritables pâtres quoique touchés du génie de la poésie et de la musique. Ce sont des âmes épurées qui mettent leur supériorité à dédaigner ce que le monde admire, leur bonheur à délivrer l'amour du tumulte des affaires. Leur territoire est un refuge où les étrangers viennent chercher la fontaine de la vérité d'amour, et prennent en passant l'habit de bergers, comme Daphnide la plus estimée dame de la province des Romains, et Alcidon le plus aimé chevalier de Thierry (fils de Clovis). La Pastorale ainsi transformée semblait faite tout exprès pour la sensibilité affectée, le raffinement des pensées, le sentiment de distinction des précieuses. C'était un dédain des grandeurs dont étaient seuls capables ceux qui les possédaient, un aimable déguisement, l'essai d'un nouveau genre de grâces. Le bon roi René et sa femme gentile avaient fait autrefois ce métier ; pourquoi ne porterait-on pas comme eux la pannetière et houlette et chapeau, sans cesser d'être rois ?

Racan fut vraiment le continuateur de d'Urfé. Il exalte à son tour la vie des champs. J'y jouis, écrit-il à Malherbe (1625), d'un repos aussi calme que celui des anges. J'y suis roi de mes passions aussi bien que de mon village. J'y règne paisiblement dans un royaume une fois aussi grand que le diocèse de l'évêque de Bethléem. Ses meilleurs vers, et presque les seuls que l'on cite encore, ses stances à Tircis sur la retraite, font l'éloge de la vie champêtre, de l'aisance dans la calme, à la façon du Beatus ille d'Horace. Mais ses bergeries ne sont qu'un nom, comme le titre de grande bergère donné ailleurs à Marie de Médicis. Ses personnages sont des bergers parce que la scène est à la campagne, parce qu'ils parlent une fois ou deux de leurs moutons ou du loup, parce qu'un satyre entreprend de faire concurrence à un amant auprès de sa bergère. Mais ils connaissent Apollon et font des vers qui valent les plus précieux du siècle[78]. Leurs amours ressemblent à tous les amours, des rivalités et des obstacles, un père calculateur qui aime mieux vingt paires de bœufs que la beauté, une amante qui se croit trahie et veut se retirer dans un saint lieu, un amant qui se précipite à l'eau comme Céladon, et triomphe par ce dévouement de l'avarice qui lui résistait. Nous voilà bien loin de Tityre et de Mélibée. Gombauld, rival de Racan, rapproche encore bien plus ses bergers de leurs admirateurs. Alexis, le héros du poème, possède toutes les qualités du corps et de l'esprit, la connaissance de plusieurs langues, et une adresse si grande à toutes sortes d'exercices que, dès le commencement, il fait mépriser tous les autres. Amaranthe, le but de la lutte de tous les bergers, représente, par ses grandes qualités, quelque ombre du mérite de la Reine ; elle sera la tige d'une race féconde

De bergers qui de rois doivent peupler le monde,

et quand les deux amants sont enfin réunis, le chœur Souhaite à leur postérité l'empire de la terre :

Que votre gloire enfin surpasse votre peine,

Que, des rives de Xanthe à celles de la Seine,

Les sceptres les plus grands des climats les plus doux

Se vantent quelque jour d'être sortis de vous[79].

Ce contraste, qui nous fait sourire, entre les sceptres et les houlettes, était précisément le charme qui dominait alors les beaux esprits, les femmes surtout. Balzac, à propos d'une bergère de Racan qui devait se montrer sur le théâtre, lui disait : Il y a de grandes brigues parmi vos dames pour les noms d'Orante et d'Oriane, et elles ne sont plus ambitieuses que de houlettes et de panetières. La même faveur soutiendra encore Segrais vingt ans plus tard ; elle imposera à Molière plus d'un sujet médiocre : la princesse d'Elide, Mélicerte, etc. ; elle assurera des défenseurs aux brebis de la fade Deshoulières.

La littérature de société prit naissance, comme nous avons dit, à l'hôtel de Rambouillet. Les jeunes filles, telles que mademoiselle de Bourbon, plus tard duchesse de Longueville, faisaient des vers, s'écrivaient en vers. Les hommes prirent l'habitude de s'écrire ou d'écrire aux dames leurs compliments, pour en réserver le plaisir aux absents qui ne pouvaient les entendre ; on finit par les imprimer pour admettre le public aux admirations des initiés. Ce n'était que la mise en vers ou en prose de ces politesses, de ces prévenances, de ces exagérations que le désir de paraître, le besoin de réciprocité, et même l'affection inspirent aux gens qui se fréquentent, dans l'espoir de se faire de leur bienveillance un titre à de bons traitements semblables. Il n'y faut donc chercher que de petits billets, des sonnets, des madrigaux. On y retrouve aussi le reflet du ton, des manières, de la délicatesse de pensées et d'expressions, par où cette société épurée s'élevait au-dessus du vulgaire ; le vide au fond, le faste dans les mots, rien de sérieux que l'importance vraie ou factice de la personne qui en est l'objet, tout juste de quoi faire vivre l'œuvre aussi longtemps que l'auteur ou l'objet de la louange. Il n'y a pas encore de Sévigné capable d'intéresser toutes les générations à ses causeries, à ses malices, à ses amitiés ou antipathies, à ses détails de ménage.

On peut citer deux exemples de cette littérature de société : les lettres et les petits vers de Voiture, et la Guirlande de Julie. Voiture est tout entier dans ces opuscules légers. Quoique étrangement ménagé par Boileau, il n'est certes jamais au rang d'Horace, même quand les vers du poète latin descendent à la simplicité de la prose. Il loue en vers les beautés de la cour de Rambouillet, il loue en prose la grâce des femmes ou l'esprit des hommes qui l'admirent en retour ; c'est là toute la matière de ses efforts, sauf la lettre où il comprend et venge la politique de Richelieu. Mais ses stances, quoique surchargées de douceurs, n'attrapent qu'en passant l'allure poétique, et leur rythme presque toujours traînant dénonce et étale l'impuissance de la pensée[80]. Ses lettres ont pu le placer au nombre des fondateurs de la langue par la régularité de la construction, et l'observation de la cadence que Balzac avait heureusement imposée à ses contemporains. Mais le choix même de la matière ne lui permet pas de monter jusqu'à ces pensées qui restent, parce qu'elles accroissent le patrimoine de l'esprit humain. Que produire en effet de durable avec l'adoration de madame de Sablé, ou la douleur de l'absence de mademoiselle de Rambouillet, ou la comparaison du génie de Godeau avec sa petite taille[81] ? Ajoutons l'emphase, la solennité à laquelle il condamne tous les détails, l'horreur du naturel, le besoin de tout ennoblir, voilà bien un type original si l'on veut, mais aussi la destruction du genre épistolaire, et un modèle que le bon sens ne tardera pas à récuser. Nous relevons dans les contemporains deux excellentes critiques de Voiture. La première est son éloge ironique par Balzac[82] : Pour M. de Voiture, dit-il, il est toujours excellent homme, et s'il a été dit que la nature n'était jamais plus grande que dans les petites choses, tournons cela à l'avantage de ses billets, et préférons-les aux volumes des auteurs antiques. L'autre est une protestation de Sarazin contre les lettres faites pour être montrées : J'envie, disait-il, la félicité de mon procureur qui commence toutes ses lettres par : J'ai reçu la vôtre, sans qu'on y trouve à redire[83].

La Guirlande de Julie est encore reconnue aujourd'hui pour le dessein le plus galant du XVIIe siècle. Julie d'Angennes, fille aînée de la marquise, s'était déclarée amoureuse de Gustave-Adolphe, quand le Suédois étonnait l'Empire de ses coups de foudre, et commençait à inquiéter la Frange son alliée. Elle avait dans sa ruelle le portrait du héros, et une des plus agréables inventions de Voiture avait été, pour elle, la lettre où le lion du Nord venait déposer à ses pieds les trophées de l'Allemagne. En même temps le marquis de Montausier était amoureux de Julie, mais il avait à subir cette longue attente qui dura quinze années (1630-1645) ; exemple célèbre de l'épreuve où les précieuses se plaisaient à mettre l'amour de leurs prétendants. En 1640[84], il s'avisa, pour vaincre, d'appeler à son aide les arts et la poésie. Il voulut offrir à Julie un bouquet incomparable. Il fit peindre 29 fleurs sur 29 feuillets différents, les plus belles, les plus rares, les plus dignes d'être prises pour symboles. Chaque fleur devait être expliquée par un ou plusieurs madrigaux ; il en composa lui-même seize, et il en demanda quarante-six aux poètes qui fréquentaient l'hôtel. Chaque madrigal fut écrit, au bas de sa fleur, par la main du plus habile calligraphe du temps, et le tout, relié de maroquin rouge du Levant, vint surprendre Julie, à son réveil, le jour de sa fête. Au premier feuillet Montausier, sous le nom et les attributs de Zéphire, présentait à la Nymphe adorable :

Cette couronne plus durable

Que celle que l'on met sur la tête des rois.

A la suite, les poètes, Chapelain en tête, offraient la couronne impériale, la rose, le narcisse, l'amaranthe, l'angélique, la violette, le lis, la tulipe..., la fleur d'oranger, la perce-neige, l'immortelle... Chaque fleur par la voix de son poète, exaltait la beauté, la vertu, la royauté, la déité de Julie, sollicitant l'honneur de la couronner, ou regrettant de s'effacer et de pâlir devant tant d'éclat, de fraîcheur et de pureté. On comprend que d'un cadre de cette sorte il pût sortir quelques traits gracieux. On trouve même dans le madrigal de Chapelain, le plus vanté de tous, une prosopopée et une conclusion assez ingénieuse[85] ; il convient encore de tenir compte à Desmarest du langage discret et court qu'il prête à la violette[86]. Mais dans le compliment même de Chapelain, Julie est un soleil que celui des cieux ne saurait égaler. La Rose n'a d'éternelle durée que sur les joues de Julie (Colletet). Le Lis seul peut lui rendre un hommage digne d'elle, puisqu'en la couronnant il l'égale à son roi (d'Andilly). Le Narcisse baisse les yeux, tant il a honte de voir que les dieux ont fait une beauté plus belle que lui (Montausier). L'Amaranthe, à titre d'immortelle, chasse les roses, et réclame le droit de couronner seule les dieux (Gombauld). De tels tours d'esprit, de si épaisses bouffées d'encens, nous étonnent d'autant plus que la déférence et la délicatesse ne sont pas le défaut de notre siècle ; et nous trouvons étrange que ces excès n'aient pas suffi à corriger le goût par leur fadeur même, comme le mal quelquefois se fait reconnaitre et apprécier par sa violence. A Rambouillet, et aux environs, ils n'excitaient que le désir de les égaler ou de les surpasser. Ils étaient trop admirés pour n'être pas imités. L'espoir de gagner les borines grâces des dames, de recueillir les éloges des beaux esprits qui faisaient les réputations, évoquait à chaque pas des auteurs nouveaux, et le succès, ou le bruit qui en avait l'apparence, les confirmait dans l'estime d'eux-mêmes.

C'est qu'il manquait à Rambouillet l'élément le plus efficace de la perfection, la critique saine, la critique franche, la garde du beau par l'expression libre de la vérité utile. Société d'admiration mutuelle avant tout, jamais les habitués de l'hôtel n'exercèrent les uns sur les autres cette correction, cette réprimande salutaire, qui est à la fois la garantie du bon goût et le signe de l'amitié véritable. Il y a bien le souvenir d'une tentative de leur part contre un des ouvrages qui leur avait été soumis ; mais elle est surtout célèbre parce qu'elle portait à faux ; ce sont les représentations faites à Corneille pour le détourner de livrer Polyeucte à la scène ; les beaux esprits ne croyaient pas qu'un tel spectacle pût réussir en public. Ordinairement on les voit empressés à se passer les louanges de livre en livre. Voiture appelle Chapelain le plus judicieux homme du siècle, et pourtant le plus indulgent de tous, l'excuseur de toutes les fautes, le loueur de tous les ouvrages[87]. Balzac avoue contre lui-même qu'il est bien éloigné de vivre comme ceux qui ont affecté de le blâmer : Je les loue souvent des qualités qu'ils n'ont pas. Je les remercie des faveurs qu'ils ne m'ont pas faites ; et il ne sort pas de leurs portefeuilles de si médiocres vers, ni de prose si vulgaire, que je n'assure que les vers sont des oracles de poésie, et que la prose est un chef-d'œuvre d'éloquence[88]. Avec une tolérance si large qu'on peut sans rigueur la qualifier d'indifférence, le beau et le laid, le talent et la sottise, risquaient de vivre longtemps à côté l'un de l'autre dans un pêle-mêle inextricable. Mais, en France, la réaction suit de près l'abus et dépasse les bornes à son tour. Tandis que les précieux se complaisaient dans la sécurité de leur approbation réciproque, le burlesque, le grossier guettait le moment de les livrer à la dérision, à la malice du public, et déjà apparaissait Scarron.

Cependant, en dehors de ces influences, quelques hommes livrés à des études plus positives, préparaient une époque nouvelle pour l'histoire, et surtout pour la philosophie et les sciences. Mézeray, venu de Normandie à Paris en 1630, avait renoncé aux vers d'abord, ensuite au métier des armes, et enfermé au collège Sainte-Barbe, au milieu d'imprimés et de manuscrits, il préparait, non pas des mémoires personnels, mais une histoire de France à partir des premières origines. Sa retraite ne le dérobait pas à la protection de Richelieu ; le ministre toujours prêt à découvrir ce qu'il y avait de mérites cachés dans les galetas de Paris, ayant appris que ce patient travailleur était malade, l'avait gratifié de cinq cents écus d'or. Mézeray, sans être un homme de génie, avait compris que l'histoire doit embrasser l'homme tout entier, que ses mœurs, ses travaux, sa religion, valent autant que les batailles et les traités de paix, que la vie du souverain n'est pas la vie de toute la nation, et qu'un peuple ne peut être bien connu, si on ne le rapproche des autres peuples à côté desquels il vit. De là ses recherches sur l'histoire des Gaules, et l'état de la religion en Gaule avant Clovis, sur les mœurs des Germains et le gouvernement des Francs. De là aussi des synchronismes fréquemment tirés de l'histoire des autres peuples, et mis en regard des événements de l'histoire franke. Il s'exerçait en outre à l'art d'écrire par des traductions, tt se formait un style qui attirera plus tard les suffrages de l'Académie, et lui fera confier par ce corps la charge du Dictionnaire après Vaugelas. Quoique rien n'eût encore paru de son entreprise avant la mort de Richelieu, elle était prête à prendre place parmi les productions sérieuses du siècle.

Descartes, l'homme des sciences, le réformateur de la philosophie, avait été plus prompt. Il avait fait concurrence à l'importance du Cid en publiant, dans cette même année 1637, son Discours de la Méthode. Retiré du métier des armes pour observer librement, retiré de France pour éviter le bruit, il se livrait en Hollande à l'étude des sciences à l'époque même du procès de Galilée (1633). Ému de cette cause, mal comprise dans le public, et qui devait l'être plus mal encore par la suite, il déclarait l'intention de renoncer à ses travaux si la doctrine du mouvement de la terre était véritablement condamnée, ne voulant à aucun prix soutenir ses théories contre l'autorité de l'Église[89]. Il fut plus hardi, sans bien se rendre compte de cette hardiesse, en mettant au jour, dans le Discours de la Méthode, la théorie du doute méthodique. À la suite de Bacon, qui avait donné l'expérience pour base à l'étude des sciences naturelles, il prétendit donner pour base à la philosophie la certitude, qui résisterait dans l'esprit de l'homme à la tentative de douter de tout ; et de la certitude de l'existence, constatée par la présence de la faculté de penser, il enseigna à s'élever à Dieu, et à redescendre de Dieu aux corps et aux premiers principes de l'entendement. Il reconnaît lui-même que cette méthode ne convient qu'à un très-petit nombre d'esprits[90] ; et outre cette difficulté capitale, l'Église y a signalé le danger de laisser, dans un doute absolu et général, tant d'intelligences trop faibles pour trouver en elles-mêmes quelque chose d'inébranlable. Néanmoins Descartes suscita une vive admiration pour avoir saisi dans ses entrailles palpitantes la pensée, la vie, la certitude, Dieu, pour avoir forcé l'homme à nier sa propre existence lorsqu'il veut nier une proposition évidente, et enchaîné en quelque sorte l'égoïsme à la vérité[91]. Il eut pour disciples les solitaires de Port-Royal, et presque tous les grands hommes du XVIIe siècle qui furent Cartésiens au moins d'une certaine façon ; il compta plus d'une femme parmi ses adeptes ; mais surtout, et c'est là son grand succès, il renversa l'autorité d'Aristote, et la manière de philosopher qui régnait en souveraine sur les écoles. Avec le Discours de la Méthode, Descartes avait publié sa Géométrie, son Traité des météores et sa Dioptrique. Il inaugurait en France le mouvement scientifique qui ne devait plus s'arrêter, et qui passant bientôt de la théorie à l'application matérielle, deviendrait, sous Louis XIV même, un moyen d'augmenter le bien-être et de perfectionner les arts.

Il ne nous reste, pour compléter cette revue, qu'à relever un caractère commun à tous les écrivains, qui a marqué d'autant plus profondément la littérature du XVIIe siècle qu'il la rattache à la politique, et en fait ainsi une partie intégrante de l'histoire générale. Nous parlons des hommages prodigués à Richelieu par les auteurs de son temps. Dans tous les siècles, les lettrés ont payé la protection des princes par des flatteries. L'exemple de Virgile et d'Horace, passant par Lucain, a inspiré Dante en faveur des seigneurs de Vérone, et Pétrarque au profit de l'odieux Barnabo Visconti. La bienveillance de Richelieu méritait un pareil salaire, et des compliments, en retour de ses grâces et de ses pensions, n'auraient pas le droit d'être plus remarqués que le rapport naturel de l'effet à la cause. Ce qui leur donne un sens particulier, une valent' politique, c'est d'abord le nombre et l'unanimité, et surtout la nature de l'éloge qui ne s'arrête pas au bienfait reçu, mais s'étend au delà sur toutes les œuvres du bienfaiteur, exalte son génie et ses succès, et d'un remercîment personnel, fait une recommandation de son pouvoir auprès du roi et de l'opinion publique. Les lettres deviennent un plaidoyer en faveur de l'autorité. Il n'y a, pour s'en convaincre, qu'à entendre successivement les plus bruyants de ces panégyristes. Le défilé, quoique rapide, n'en sera pas moins une manifestation très-significative.

MALHERBE, à la veille de sa mort, chante Louis XIII vainqueur de la Rochelle ; mais il ne se borne pas à la gloire du roi ; il chante aussi les soins de Richelieu, ses yeux meilleurs que ceux de Lyncée, son activité qu'aucun divertissement ne ralentit, son habileté à secourir et à guérir toutes les maladies de la France.

BALZAC, à l'avènement même du ministre (1624), proclame Richelieu un homme que le siècle oppose à toute l'antiquité, et sur la sagesse duquel Dieu pourrait se reposer du gouvernement de toute la terre. Il le poursuit de son affection avec sensibilité et dévotion tout ensemble. Je vous aime de telle sorte que je suis malade de votre indisposition... Je vous aime, et je ne pense pas que Votre Éminence s'offense de ce mot dont Dieu se contente. Il le poursuit de ses vers latins jusque dans le Roussillon, en dépit des conseils de Voiture, et sans souci des préoccupations de force majeure, qui dominent l'esprit du cardinal entre la guerre espagnole et la conspiration de Cinq-Mars.

CHAPELAIN, dans cette ode malencontreuse qui l'a consacré poète de par ses intimes et à ses propres yeux, énumère toutes les grandeurs du cardinal : la marine rétablie, le commerce florissant, la révolte réprimée, le Palatin ramené dans ses États, la prise de Pignerol, l'épouvante du Danube. C'est un feu sans pareil. Le ministre humblement s'imagine tirer tout son éclat de la splendeur du roi, et n'être qu'obscurité si son prince ne l'illumine. Le poète le relève de cet abaissement volontaire :

Toutefois en toi l'on remarque

Un feu qui luit séparément

De celui dont si vivement

Resplendit notre grand monarque.

ROTROU, dans ses odes, dans la prose de ses dédicaces, est aussi abondant en épithètes sonores, que, dans ses comédies, en petits mots doucereux. Richelieu est le grand démon de la France, autre soleil de notre temps, un rare effort des cieux, le juste étonnement de ces lieux. Rotrou lui offre son Hercule mourant : Hercule, dit-il, reconnaît que vous faites aujourd'hui l'histoire dont il n'a fait que la fable.

BENSERADE ne craint plus rien pour la tragédie de Cléopâtre, dès lors qu'il la met sous une protection aussi puissante. La médisance et l'envie peuvent attaquer Cléopâtre, et des aspics plus dangereux que celui qui lui donna la mort vont l'assaillir ; mais Richelieu l'en préservera.

LA CALPRENÈDE épuise toute la fanfaronnade gasconne à s'humilier devant le génie du maître, pour en exalter davantage la hauteur. S'il a tardé à louer Richelieu, c'était par sentiment d'impuissance. C'est une imprudence d'attacher sa vue sur une lumière trop brillante dont l'éclat nous l'affaiblit insensiblement et nous la ferait perdre. Au moins, à défaut de louanges dignes du héros, il est prêt à donner sa vie. Plût à Dieu qu'il me fût permis d'employer pour Votre Éminence une vie que je perdrais glorieusement si j'avais l'honneur de la perdre pour son service. (Préface de la Mort des enfants d'Hérode.)

CORNEILLE, le persécuté et le favori à la fois, vient offrir Horace comme le tribut légitime des inspirations que sa muse de province a reçues des regards du ministre, comme la preuve des obligations du théâtre, envers celui qui a autant ennobli le but de l'art, qu'il en a facilité les connaissances. Ce changement visible qu'on remarque en mes ouvrages, depuis que j'ai l'honneur d'être à Votre Éminence, qu'est-ce autre chose que l'effet des grandes idées qu'elle m'inspire quand elle daigne souffrir que je lui rende mes devoirs... Vous avez ennobli le but de l'art puisque, au lieu de plaire au peuple... vous nous avez donné celui de vous plaire et de vous divertir, et qu'ainsi nous ne rendons pas un petit service à l'État, puisque en contribuant à vos divertissements, nous contribuons à l'entretien d'une santé qui lui est si précieuse et si nécessaire.

SCUDÉRY est le plus ardent, et il sera certainement le plus fidèle, fidèle encore quinze ans après la mort. Il commence par souhaiter la papauté à Richelieu, cette chaire dont le marche-pied est aussi haut que la tête des rois qui en approchent (1633, le Trompeur puni). Il le déclare ailleurs supérieur à César, le maître de tous les politiques, qui emploie l'adresse où la force est inutile, et fait agir la force là où l'adresse ne peut servir (1636, Préface de la Mort de César). Ses conseils feront un Dieu de Louis XIII (Le Temple) ; mais déjà sa fidélité et son désintéressement font de lui-même le premier des ministres. Genséric le proclame dans un accès de colère contre un ministre infidèle (Eudoxe, 1640) :

Heureux les rois, hélas ! heureux les princes,

Qui, pour se délasser du faix de leurs provinces,

Rencontrent un ministre et sage et généreux

Qui, sans penser à soi, veut s'immoler pour eux,

Qui leur donne toujours des avis profitables,

Qui rend en tous endroits leurs armes redoutables,

Qui fait craindre leur nom chez tous les étrangers,

Et qui ne craint pour eux ni travaux, ni dangers,

Qui cherche à leur valeur de nouvelles matières,

Affermit leurs États, recule leurs frontières,

Qui fait de leur honneur son éternel souci.

Hélas ! heureux les rois qui le trouvent ainsi !

VOITURE, quatre ans plus tôt (1636), avait pris une place distinguée parmi les panégyristes de Richelieu. Sans allégorie historique, presque sans fleurs de pensées et de langage, par le simple exposé des faits, il trouvait la meilleure forme de louanges pour le cardinal, l'argument le plus raisonnable pour convertir ses ennemis. Corbie ayant été surprise par les Espagnols, et les succès baissant en Franche-Comté, il s'était produit des émotions parmi les paysans de Saintonge, des menaces populaires à Paris. Richelieu dissipa l'orage par une démonstration de fermeté qui valait une campagne militaire, et l'ordre maintenu au dedans hâta le retour d£ la fortune des armes au dehors. C'est à ce moment que Voiture présenta du gouvernement de Richelieu le résumé le plus calme et le plus clair ; il comparait les résultats grands et durables, dont la postérité serait le juge, avec quelques mécontentements partiels dont les contemporains n'avaient à souffrir qu'en passant ; il montrait le ministre aussi grand dans ses voyages de sa maison à l'Arsenal, que dans ceux qu'il avait faits au delà des monts ; il finissait par ces conseils : Ouvrez donc les yeux à tant de lumières, quittez votre parti devant qu'il vous quitte. Une grande partie de ceux qui haïssaient M. le cardinal se sont convertis par le dernier miracle qu'il vient de faire. Ce n'était qu'une lettre, plus longue, il est vrai, que les billets ordinaires de Voiture, mais elle portait son nom, et quoique adressée à un seul, elle circulait, par la force de l'habitude, entre toutes les mains des admirateurs du bel esprit. Elle se recommandait en outre par la modération de la louange, comme par l'éloignement de tout parti pris de haine irréconciliable ; elle méritait un grand retentissement ; de tous les éloges qu'il recevait journellement, elle dut être le plus sensible à l'esprit de Richelieu.

Occuper ainsi l'attention publique, faire retentir son nom ou sa gloire chaque jour dans les salons, sur le théâtre, dans les livres les plus accrédités, recueillir le même témoignage de tant d'esprits divers, sous les formes multiples des qualités et même des défauts de chaque auteur, il y avait là un contrepoids considérable aux oppositions et aux menées des partis, une action sensible sur l'opinion qui est toujours conduite par les plus intelligents. La faveur des lettrés devenait un moyen de gouvernement ; il était tout naturel que le gouvernement rétribuât et entretint cette -force par ses honneurs et ses libéralités. Richelieu en donnait l'exemple. Louis XIV en fera un des soins réguliers et comme un département de l'administration publique.

 

 

 



[1] Balzac, Socrate chrétien, 10e discours.

[2] Boileau, lettre à Maucroix.

[3] Histoire de l'Académie, par Pellisson et d'Olivet.

[4] Pellisson. Chacun sait combien notre langue doit an merveilleux génie de feu M. de Balzac ; elle ne fut plus la même depuis qu'il commença d'écrire. Tous ceux qui ont écrit depuis (je n'en excepte pas un) lui doivent une partie de leur style. (Discours suries œuvres de Sarrazin.)

Ménage : Dans le commencement que M. de Balzac fit paraître ses écrits, tout le monde se déchaîna contre lui. Cette guerre ne dura pas longtemps, et tous les habiles ont été obligés de le reconnaître pour le restaurateur on plutôt l'auteur de notre langue, telle qu'elle est aujourd'hui. (Menagiana.)

Les éditeurs de 1665 : La même obligation que nous avons à M. de Malherbe pour la poésie, nous l'avons à M. de Balzac pour la prose il lui a prescrit des bornes et des règles, il lui a donné de la douceur et de la force ; il a montré que l'éloquence doit avoir ses accords aussi bien que la musique : il a su mêler si adroitement cette diversité de sons et de cadences, qu'il n'est pas de plus délicieux concert que celui de ses paroles.

Balzac lui-même finissait par accepter tout haut les éloges qu'on lui donnait : S'il est vrai ce que vous dites que j'ai appris à écrire à la plupart de nos gens, et que je leur ai donné de l'esprit, il est vrai aussi que les écoliers ont mal reconnu leur maitre... (Lettre à Chapelain, 1637.)

[5] Balzac, Lettres. On veut trop souvent que j'écrive des lettres dorées... Mon silence est troublé tous les jours par l'éloquence d'autrui, et il faut pour mes péchés que je sois le tenant contre tous les compliments de la France. Ne saurais-je me défaire de ce malheureux métier de faiseur de lettres, qui attire d'une infinité de lieux la persécution sur moi. (A Bois-Robert, 1641.)

Quoique ce petit coin du monde (Balzac) soit ignoré de l'ancienne et de la nouvelle géographie, mon malheur a voulu qu'il a été mis en réputation depuis que j'y suis, et qu'on l'a tiré de cette douce et tranquille obscurité où reposent les choses inconnues. Toute la prose et tous les vers de la catholicité en ont appris le chemin... mais les lettres particulièrement croient avoir droit d'y venir des dernières contrées de la terre, et croient sans doute venir chez elles, à cause que j'en ai fait des volumes. (A d'Épernon, 1645.)

A Venise et à Rome vous avez été mon protecteur. Vous m'avez fait valoir de la même manière en Allemagne et dans les cours les plus éloignées de notre monde. Votre jugement a réglé celui des potentats, et les lettres que je reçois, datées du rivage de la Baltique, sont des effets de la curiosité que vous avez donnée aux gens du Nord de connaître une personne que vous aimez. (A d'Avaux, 1643.)

Je vous apprends que ce héros (Bernard de Weymar), peu de temps avant sa mort, s'était enquis de moi et de mes études, avec des soins qui témoignaient qu'il en attendait quelque chose. (A Chapelain, mars 1640.)

[6] D'autres l'ont appelée Académie des beaux-esprits, Académie de l'éloquence.

[7] Chapelain proposait deux manières se complétant l'une l'autre :

1° Par ordre alphabétique, les mots simples, noms, verbes ou autres qui méritent le nom de racines. A la suite de chaque mot simple, les composés, les dérivés, les diminutifs.

2° Tous les mots simples ou autres seraient mis en confusion dans l'ordre alphabétique, avec un renvoi à la page du grand dictionnaire où ils seraient expliqués.

Le premier dictionnaire nous semble très-bien entendu. N'est-ce pas, pour expliquer le sens on justifier l'orthographe d'un mot composé ou dérivé, une excellente méthode que de le rapprocher de sa racine et des composés ou dérivés de la même famille ? Si la racine et son dérivé ou composé ne commençaient pas par la même lettre, le second dictionnaire aurait rétabli, par l'ordre alphabétique, la facilité des recherches.

[8] Thomas Corneille, dans la préface des Remarques de Vaugelas, dit des académiciens : Il y a infiniment à profiter dans leurs assemblées, et si l'on recueillait les belles et savantes choses qui s'y disent, sur tous les mots qu'on y examine, on donnerait au public un excellent et très-curieux ouvrage. Chacun appuie son avis de raisons solides, et quelque matière qu'on traite, rien n'échappe de ce qu'on peut avancer pour ou contre. C'est peut-être ce qui apporte un peu de longueur au travail du dictionnaire, mais aussi ces spirituelles disputes servent à le rendre plus parfait.

[9] Que vous semble du choix qu'on fait de notre nouveau confrère ? Croyez-vous qu'il rende de grands services à l'Académie, et que ce soit un instrument propre pour travailler avec nous autres Messieurs au défrichement de notre langue ? Je vous ai autrefois montré de ses lettres françaises qui sont écrites du style des Bardes et des Druides. Et si vous croyez que s'eximer des apices du droit, que l'officine d'un artisan, que l'impéritie de son art, et autres semblables dépouilles des vieux romans soient de grandes richesses en France, il a de quoi en remplir le Louvre, l'arsenal et la Bastille. (Balzac, à Chapelain, 1637.)

Opposez-vous fortement à la vicieuse imitation de quelques jeunes docteurs qui travaillent tant qu'ils peuvent au rétablissement de la barbarie. Leurs locutions sont ou étrangères, ou poétiques ; leurs périodes sont toutes rime et antithèse. S'il y a dans les mauvais livres an mot pourri de vieillesse ou monstrueux par sa nouveauté, une métaphore plus effrontée que les autres, une expression insolente et téméraire, ils recueillent ces ordures avec soin, et s'en parent avec curiosité. (Id., 1643.)

[10] Discussion sur muscadins ou muscardins. L'Académie décida pour muscadins. (Pellisson. Balzac, à Chapelain, 1637.)

[11] Balzac, à Chapelain, octobre 1639.

[12] Vaugelas, Remarques sur la langue française.

[13] Sainte-Beuve, Histoire de Port-Royal.

[14] Éloge de l'abbé de Saint-Cyran : Il faut avouer que vous êtes le plus grand tyran qui soit aujourd'hui au monde, que votre autorité s'en va être redoutable à toutes les âmes, et que quand vous parlez, il n'y a pas moyen de conserver son opinion si elle n'est pas conforme à la vôtre. (Balzac, à Saint-Cyran, 1626.)

Éloge de Corneille : Vous nous faites voir Rome tout ce qu'elle peut être à Paris. Vous avez même trouvé ce qu'elle avait perdu dans les ruines de la république, cette noble et magnifique fierté. Vous êtes souvent son pédagogue, et l'avertissez de la bienséance quand elle ne s'en souvient pas ; vous êtes le réformateur du vieux temps s'il a besoin d'embellissement et d'appui. (Balzac à Corneille, janvier 1643.)

V. encore l'éloge de Bois-Robert, pour son roman d'Anaxandre (1629). — V. surtout l'éloge de Scarron, dans une lettre à Costar, 1645, sur laquelle nous aurons occasion de revenir.

[15] Voiture, Lettre LII, à Godeau, datée de Bruxelles.

[16] Voiture, Lettre LXIX, au cardinal de la Valette.

[17] Conrart, préface d'un ouvrage de Gombauld.

[18] Cousin, Histoire de madame de Longueville.

[19] Balzac, Lettre à Bourdon.

[20] Voiture, lettre VII.

[21] Quelques-uns rappelaient à Voiture son origine : il était fils d'un marchand de vins. Un de ses traits d'esprit ayant paru fade : Celui-là ne vaut rien, lui dit-on, percez nous-en d'un autre. Bassompierre disait de lui : C'est dommage qu'il ne soit pas du métier de son père, car, aimant les douceurs comme il fait, il ne nous aurait fait boire que de l'hypocras. (Pellisson, Histoire de l'Académie.)

[22] Il avait lui-même mis la main à la Grande Pastorale, cinq cents vers de sa façon ; mais, sur les représentations respectueuses de Chapelain, nombreuses et fermes, il déclara que l'Académie s'entendait mieux que lui sur ces matières et renonça à l'impression. (Histoire de l'Académie.)

[23] La Calprenède, préface de La Mort de Mithridate, dédiée à la reine.

[24] Scudéry, Ode au roi, faite à Suze, 1629.

Dans ce temps rempli d'ignorance,

Peu de pinceaux sont assez bons

Pour peindre l'honneur des Bourbons

Et le mérite de la France.

Ces beaux meubles de cabinets,

Ces petits faiseurs de sonnets

Qui ne vont jamais à la guerre,

Sont propres à louer Philis ;

Mais le canon et le tonnerre

Doivent parler des fleurs de lys.

Moi qui suis fils d'un capitaine

Que le monde estima jadis,

Je fais des vers bien plus bardis,

Ma Minerve est bien plus hautaine.

La naissance m'inspire au sein

L'ardeur d'un généreux dessein

Qui n'est pas dans ces âmes basses,

Et je dirai, s'il m'est permis.

Que le ciel m'a donné des grâces

Qu'il ne départ qu'à ses amis.

[25] Préface de Lygdamon, adressée au duc de Montmorency, le coupable et la victime de Castelnaudary (1631). — Préface du Trompeur puni, adressée à madame de Combalet (1633).

[26] Dans le corps du Trompeur puni (édition de 1633), Scudéry est représenté en cuirasse et en grande toilette, la tête couronnée de feuilles, dans un médaillon entouré de cette légende : Et poète et guerrier, il aura du laurier.

[27] Balzac use sans difficulté de ce mot, et il a bien raison. Quel dommage que cette expression soit perdue ; elle est si conforme à l'étymologie ; elle rend si bien le doctus evadet ou exibit des latins. Il faut la regretter comme plusieurs autres qu'on a eu le tort de laisser tomber en désuétude ou de ne pas reprendre.

[28] Nous ne voulons pas dire pale, parce que nous n'admettons pas qu'il n'y ait de poésie que dans les vers. Nous trouvons même qu'il y a eu, dans tous les temps, beaucoup de vers sans poésie.

[29] Balzac, à Chapelain, 1637.

[30] Balzac, à Chapelain, 1638.

[31] A madame Desloges, 1628.

[32] Balzac, à Chapelain, 1639, 1640.

[33] Martin Pinchesne, — préface des Œuvres de Voiture.

[34] Préface de la Mort de Mithridate.

[35] Sous-titre de l'Astrée.

[36] Préface de la troisième partie, adressée à la rivière de Lignon : Les affaires d'État ne s'entendent que difficilement, sinon par ceux qui les manient, celles du public sont incertaines, et celles des particuliers bien cachées, en toutes la vérité est odieuse. La philosophie est épineuse, la théologie chatouilleuse, les sciences traitées par tant de doctes personnages, que ceux qui, en notre siècle, en veulent écrire, courent une grande fortune ou de déplaire ou de travailler inutilement. Au contraire, aimer, que nos vieux et très-sages pères disaient amer, qu'est-ce autre chose que d'abréger le mot d'animer, c'est-à-dire faire la propre action de rame. Aussi, les plus savants ont dit, il y a longtemps, qu'elle vit plutôt dans le corps qu'elle aime que dans celui qu'elle anime.

[37] Dans une de ces histoires, un amant se plaignant de toutes les femmes à propos de celle dont il est mécontent, un autre met l'épée à la main pour punir ces blasphèmes. Il s'ensuit un duel qui n'est pas fini an bout d'une demi-heure.

[38] C'est la première action de Céladon, et par où commence l'ouvrage. Il se jette dans le Lignon par désespoir du dédain d'Astrée. Recueilli par des nymphes qui se disputent son cœur, et échappé à leurs séductions, il attend dans la solitude, en érigeant un temple à Astrée, le moment où il pourra se représenter devant elle.

[39] Il serait difficile de reproduire ici textuellement ce qui se passe entre Astrée et Céladon, lorsque celui-ci, déguisé en fille, se retrouve auprès de sa maîtresse, et qu'Astrée, le croyant fille en effet, livre toute sa personne aux caresses de cette compagne. Il y a ailleurs une scène de chasteté entre Ursace et Eudoxe, veuve de l'empereur Valentinien III, qui n'est pas moins scabreuse.

[40] Marquis de Verromé, comte de Château-Neuf, baron de Château-Morand, chevalier de l'ordre de Savoie.

[41] Voici quelques échantillons de Virgile arrangé par Scudéry.

Énée a fait sa déclaration à Didon ; celle-ci répond :

Votre civilité me fait changer de teint.

Énée proteste de la sincérité de son discours ; elle reprend :

Véritable ou flatteur, je vous suis obligée,

Mais l'estime entre nous est fort bien partagée,

Et croyez, grand guerrier, que vos rares vertus

Ont déjà fait ici des maux qu'on vous a tus.

Les imprécations de Didon sont aussi un peu défigurées :

Il ne la (pitié) connaît pas, l'infâme, le corsaire.

Il est né pour trahir, il suit le changement,

Et perfide se plate au perfide élément.

C'est une chose étrange en ce siècle où nous sommes

Qu'on ne peut sûrement servir aucun des hommes.

Qui veut être trompé n'a qu'à les obliger.

Dans la scène de la chasse, bavardage sur la pluie :

Mon habit est percé

Par le déluge d'eau que le ciel a versé.

[42] Fontenelle, Vie de Corneille.

[43] Préface du Menteur.

[44] Préface de la Folle Gageure.

[45] Rigault, Histoire de la querelle des anciens et des modernes, ch. VI.

[46] Descartes, Discours sur la méthode, Ire partie.

[47] Vieille expression que nous n'avons cessé de regretter depuis que nous l'avons trouvée dans Montluc : Paix honteuse et dommageable... qui fut une pauvre couverture de lâcheté.

[48] Lygdamon, 1631. — Le Trompeur puni, 1633 :

Injuste, inexorable, inflexible, farouche,

Que je croirais flatter la nommant une souche....

Salamandre de glace, extrême en ses froideurs

Ou plutôt vrai soleil de la machine ronde

Qui n'a point de chaleur, échauffant tout le mande...

Allons, à chef baissé, nous abîmer dans l'onde,

Mais la mer pour cela n'est pas assez profonde.

Car à chaque moment mes yeux font des ruisseaux,

Et je vis cependant au milieu de ces eaux,

Joint que le feu cuisant qui me force à me plaindre

Ressemble au feu grégeois que rien ne peut éteindre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je cherche dans ces prés la fraîcheur des zéphyrs...

Vous devez ce plaisir au vent de mes soupirs...

Ruisseau cru de mes pleurs,

Quand tu vas chez Thétis avec cette amertume

Ne te dit-elle pas que le sel de la mer,

A l'égal de cette eau, n'a rien qui soit amer ?

[49] Mariamne, acte Ier. Scène entre Hérode, Phérore et Salomé.

[50] Occasions perdues, acte II.

[51] L'Heureuse Constance.

[52] Corneille, La Veuve, acte Ier :

Il n'a point encor vu de miracles pareils,

Ses yeux, à sen avis, sont autant de soleils.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce ne sont rien que lis et roses que son teint.

Id. Galerie du Palais, acte Ier :

L'amour a des tendresses

Que nous n'apprenons pas qu'auprès de nos maîtresses.

Tant de sortes d'appâts, de doux saisissements,

D'agréables langueurs et de ravissements,

Jusques où d'un bel œil peut s'étendre l'empire,

Et mille autres secrets que l'on ne saurait dire,

Quoi que tous nos rimeurs en mettent par écrit,

Ne se surent jamais par un effort d'esprit ;

Et je n'ai jamais vu de cervelles bien faites

Qui traitassent l'amour h la façon des postes.

C'est tout un autre jeu. Le style d'un sonnet

Est fort extravagant dedans un cabinet.

Il y faut bien louer la beauté qu'on adore,

Sans mépriser Vénus, sans médire de Flore,

Sans que l'éclat des lis, des roses, d'un beau jour

Ait rien à démêler avecque notre amour.

0 pauvre comédie, objet de tant de veines,

Si tu n'es qu'un portrait des actions humaines,

On te tire souvent sur un original

A qui, pour dire vrai, tu ressembles fort mal.

[53] Astrée : Ayant disposé de mon affection avant que mon père disposas de moi, je vous promets et vous jure devant tous les dieux, et particulièrement devant les déités qui habitent en ce lieu, que d'affection je serai vôtre jusque dans le tombeau, et qu'il n'y a ni père, ni mari, ni tyrannie du devoir qui me fasse jamais contrevenir au serment que je fais. Le ciel m'a donnée à un père, ce père a donné mon corps à un mari ; comme je n'ai pu contredire au ciel, de même mon devoir me défend de refuser l'ordonnance de mon père ; mais ni le ciel ni mon père ne m'empêcheront jamais d'avoir un frère que j'aimerai comme je le lui ai promis, quelle que je puisse devenir.

[54] Place Royale, 1635, acte Ier.

[55] Non-seulement dans les Deux Sosies, mais encore dans Hercule mourant, lorsque Hercule s'excuse d'aimer Yole par l'entraînement que la beauté exerce sur ses sens.

[56] Pellisson, Histoire de l'Académie.

[57] La Galerie du Palais, acte Ier.

[58] L'Illusion comique, dernière scène.

[59] Corneille : Melite, 1629 ; Clitandre, 1632 ; la Veuve, 1633 ; la Galerie du Palais, 1634 ; la Suivante, 1634 ; la Place Royale, 1635 ; l'Illusion comique, 1636 ; Médée, etc.

Scudéry : Lygdamon, 1631 ; Trompeur puni, 1633 ; Mort de César, 1636 ; Didon, 1636 ; l'Amant libéral, 1638 ; l'Amour tyrannique, 1639 ; Eudoxe, 1640 ; Ibrahim, Arminius, Andromire, avant 1642.

Rotrou : Heureuse Constance, Occasions perdues, 1635 ; Hercule mourant, les Menechmes, 1636 ; les Deux Sosies, 1637 ; Antigone, 1638 ; — plus tard : Bélisaire.

Benserade : Cléopâtre, 1636 ; Mort d'Achille, 1637 ; Iphis et Jante, 1637 ; Gustaph, 1637 ; Méléagre, 1642 ; la Pucelle d'Orléans, 1642.

La Calprenède : Mort de Mithridate, 1636 ; Enfants d'Hérode, 1639.

Tristan : Mariamne, 1637.

[60] Scudéry, préface de la Mort de César.

[61] Dans l'Heureuse Constance, de Rotrou, au troisième acte, la première scène se passe en Hongrie, la seconde en Dalmatie, la troisième en Hongrie. Au quatrième acte, la scène change quatre fois de contrée.

Dans la Mort d'Achille, de Benserade, le quatrième acte commence chez les Troyens, continue chez les Grecs, finit au temple d'Apollon.

[62] Nous avons déjà cité bien des platitudes de Scudéry. — En voici de Benserade :

Ce nouveau changement

Me donne de la crainte et de l'étonnement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et cette affection nous est beaucoup utile.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vous éclatez, la belle, et moi j'éclate aussi.

Voici un de ces mauvais jeux de mots de Rotrou :

Créon, devenu roi, veut refuser la sépulture à Polynice. Antigone lui répond :

Cette loi (des sépultures) naquit avec la nature,

Votre règne commence et détruit à la fois,

Par sa première loi, la première des lois.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je me résous sans peine à la fin de ma peine.

[63] Il y aurait une étude intéressante à faire sur ces formes de langage que Corneille proposait, et dont plusieurs n'ont pas été perdues pour ses successeurs. Ce vers de Clitandre :

Mais hélas, cher ingrat, adorable parjure,

que Corneille lui-même imita plus tard dans ce vers d'Horace :

Ces cruels généreux n'y peuvent consentir,

réclame la priorité sur plus d'un beau vers de Boileau, de Voltaire, où l'adjectif devient substantif, et le substantif adjectif.

La fameuse ellipse de Racine :

Je t'aimais inconstant.....

a bien pu être inspirée par cette ellipse cornélienne :

Crois-tu donc, assassin, m'acquérir par ton crime,

Qu'innocent méprisé, coupable je t'estime ?

Il n'y avait pas un exemple moins utile dans ces verbes composés que Corneille semble semer avec affectation dans Clitandre, dans la Veuve, dans la Suivante : s'entredoivent la vie, nous nous entrepayons de la même monnaie, ferait s'entrechoquer deux volontés d'accord, on ne peut être si mesuré en ce qu'on s'entredit.

[64] Fontenelle, Vie de Corneille.

[65] Nous avons toujours cru que Richelieu ne disait pas le véritable mot de son opposition au Cid. Ce n'était certes pas la rivalité d'auteur, pas plus que l'antipathie pour la personne de Corneille, puisque Corneille s'éleva, dans Horace et dans Cinna, plus haut que dans le Cid, et qu'il n'en continua pas moins à recevoir les faveurs du ministre et à lui prodiguer les remercîments. Cc n'était pas davantage le respect des règles, qui n'étaient pas alors assez solidement constituées pour qu'il parût indispensable au salut des belles-loures de ne pas laisser ébranler leur empire. Mais Richelieu, qui avait heureusement fait cesser la fureur des duels, qui, pour prévenir désormais ce fléau des tueries individuelles, n'avait pas reculé devant une exécution capitale, très-légale d'ailleurs, ne pouvait voir sans inquiétude la popularité d'un chef-d'œuvre où le duel est le principe et la solution de l'intrigue, ni souffrir qu'on tirât, d'un amour intéressant et de vers jusqu'alors incomparables, la justification d'une manie qu'il avait rangée avec raison parmi les crimes. Ici la chicane littéraire n'était qu'une manœuvre indirecte, pour mettre sur le compte du bon goût une condamnation que la politique désirait, mais dont elle voulait avoir le profit sans paraître en prendre l'initiative.

[66] C'est le jugement de Balzac, et plus tard de Saint-Evremond.

Balzac à Corneille : Janvier, 1643 : Je prends garde que ce que vous prêtez à l'histoire est toujours meilleur que ce que vous empruntez d'elle. La femme d'Horace et la maîtresse de Cinna, qui sont vos deux véritables enfantements, ne sont-elles pas aussi les principaux ornements de vos deux peines ? Et qu'est-ce que la saine antiquité a produit de vigoureux et de ferme dans le sexe faible, qui soit comparable à ces nouvelles héroïnes que vous avez mises au monde, à ces Romaines de votre façon ?

Saint-Evremond : Corneille, qui fait mieux parler les Grecs que les Grecs, les Romains que les Romains, les Carthaginois que les citoyens de Carthage ne parlaient eux-mêmes...

[67] En voici une des meilleures strophes :

De quelque insupportable injure

Que ton renom soit attaqué,

Il ne saurait être offusqué,

La lumière en est toujours pure.

Dans un paisible mouvement

Tu t'élèves au firmament,

Et laisses contre toi murmurer sur la terre.

Ainsi le haut Olympe, à son pied sablonneux

Laisse fumer la foudre, et gronder le tonnerre,

Et garde son sommet tranquille et lumineux.

[68] Balzac, lettres à Chapelain, 1632, 1633.

[69] Préface d'Alaric.

[70] Clélie, Ire partie, liv. III, p. 1378. — Ibid., 4e partie, liv. II, p. 805.

[71] La Calprenède, préface de la IIIe partie de Cassandre.

[72] C'est Clélie qui a cette prétention ; 4e partie, liv. II, p. 1122-1124.

[73] Corneille, Galerie du Palais, acte Ier, 1634.

Mais on ne parle plus qu'on fasse de romans :

J'ai vu que notre peuple en était idolâtre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La mode est aujourd'hui des pièces de théâtre...

[74] Gomberville baissait certains mots, entre autres car ; il se vantait de ne l'avoir pas employé une seule fois dans les cinq volumes de Polexandre. (Pellisson, Histoire de l'Académie.)

[75] Le premier privilège de Cassandre est de juillet 1642.

[76] Il était tout naturel d'offrir Astrée à un grand roi dont la valeur et la prudence l'ont rappelée du ciel en terre pour le bonheur des hommes. Recevez-la, sire, non comme une bergère, mais comme a une œuvre de vos mains ; car on peut vous en dire l'auteur, puisque c'est un enfant que la paix a fait naître, et que c'est à Votre Majesté que toute l'Europe doit son repos et sa tranquillité. (Dédicace du Ier volume.)

[77] Alcippe avait couru le monde et les honneurs, et promené ses exploits chez les Wisigoths, les Bretons, en Portugal, à Constantinople. Un bon génie lui souffle ces sages conseils : Le repos, où peut-il être que hors des affaires ? Les affaires, comment peuvent-elles éloigner l'ambition de la cour, puisque la même félicité de l'ambition gît en la pluralité des affaires ? Reviens au lieu de ta naissance ; laisse cette pourpre et la change en tes premiers habits ; que cette lance soit changée en houlette, et cette épée en coultre pour ouvrir la terre et non le sein des hommes. Là tu trouveras chez toi le repos que tu n'as jamais pu trouver ailleurs. (Astrée, Ier volume.)

[78] Racan, Bergeries, acte II :

Adorable beauté que tout le monde admire,

Voulez-vous de ces bois les ténèbres chasser

Que le jour seulement n'a jamais su percer ?

Quel miracle de voir en ce lieu triste et sombre,

Une déesse en terre, et le soleil à l'ombre !

[79] Gombauld, Amaranthe, comédie pastorale, juillet 1631.

[80] La belle princesse n'est pas

Du rang des beautés d'ici-bas,

Car une fraîcheur immortelle

Se voit en elle.

De perles, d'astres et de fleurs,

Bourbon, le ciel fit tes couleurs,

Et mit dedans tout ce mélange

L'esprit d'un ange.

La duchesse a pris à l'Amour

Ses traits, et ce dieu, tout le jour,

Pour les s'avoir de cette belle,

Vole autour d'elle.

Vigean est un soleil naissant,

Un bouton s'épanouissant,

Ou Vénus qui sortant de l'onde

Brille le monde.

Rambouillet avec sa fierté

A certain air dans sa beauté,

Qui fait qu'autant que l'on l'admire

On la désire.

Dessus sa bouche sont toujours

Les Grâces avec les Amours

Ou pour le plaisir de l'entendre,

Ou pour apprendre.

[81] Voiture à la marquise de Sablé : J'ai dit, Madame, que vous étiez aussi belle que vous l'étiez il y a quatre ans. Mais quand j'ai voulu dire que vous aviez plus d'esprit, on a cru que je contais des choses incroyables, et en cet endroit-là j'ai perdu toute créance. Aussi est-il vrai qu'il se fait des miracles en vous qui ne se feront jamais en personne.

A Madame de Rambouillet : Tout ce que vous écrivez est toujours excellent. J'y étudie cette haute éloquence que tout le monde cherche, et qui serait nécessaire pour parler dignement de vous.

A mademoiselle de Rambouillet : De tant de belles choses, il n'y en a pas une seule que je prétende. Je souhaite dans mon cœur d'être auprès de votre feu et de vous voir au moins au travers des vitres avec Madame votre mère... Il me semble qu'il n'y a pas de bien au monde qui puisse être agréable sans celui-là. (1638.)

A Godeau : Je ne peux comprendre que le ciel ait pn mettre tant de choses dans un si petit espace. Quand j'en laissé faire mon imagination, elle vous donne pour le moins sept ou huit coudées, et vous représente de la taille de ces hommes qui furent engendrés par les anges. Comme c'est dans les plus petits vases qu'on enferme les essences les plus exquises, il semble que la nature se plaise à mettre deus les plus petits corps les âmes les plus précieuses. (1634.)

[82] Balzac, à Chapelain, 1640.

[83] Pellisson, Discours sur les œuvres de Sarazin.

[84] Cette date, donnée dans les Mémoires de Montausier, et adoptée par les éditeurs de 4826, a bien plus d'autorité que le souvenir vague de Huet qui indique 1633 ou 1636 comme l'époque vraisemblable à cause de la mort de Gustave-Adolphe, en 1632.

[85] Voici en entier ce madrigal ; à propos de la fleur qu'on nomme la Couronne impériale, il fait ainsi parler Gustave-Adolphe :

Je suis ce prince glorieux

De qui le bras victorieux

A terrassé l'orgueil d'un redoutable empire.

Au plus froid des climats je me sentis brûler

Par un nouveau soleil que l'univers admire

Et que celui des cieux ne saurait égaler.

Du rivage inconnu de l'âpre Corélie,

Ob la mer sous sa glace est toute ensevelie,

Le flambeau de l'amour mes voiles conduisant,

Je vins pour rendre hommage à l'auguste Julie.

Nais croyant ma couronne un indigne présent,

Je voulus conquérir le riche diadème

Dont jadis les Césars en leur gloire suprême

Eurent le front si reluisant.

Au comble d'un succès qui les peuples étonne,

Vainqueur des ennemis, et vaincu du malheur,

Je rencontrai la mort dans les champs de Bellone.

L'amour vit mon désastre, et flattant ma douleur,

Me convertit en une illustre fleur

Que de l'empire il nomma la couronne.

Ainsi je fus le prix que cherchait ma valeur.

Ainsi par mon trépas j'assurai ma conquête.

En cet état, Julie, accorde ma requête

Sois pitoyable à ma langueur,

Et si je n'ai place en ton cœur,

Que je l'aie au moins sur ta tête.

[86] Voici la violette de Desmarest ;

Franche d'ambition, je me cache sous l'herbe,

Modeste en ma couleur, modeste en mon séjour.

Mais si sur votre front je puis me voir un jour,

La plus humble des fleurs sera la plus superbe.

[87] Voiture, à Chapelain, 1642.

[88] Balzac, 1637.

[89] Descartes, au P. Mersenne, 1633, janvier 1634.

On sait aujourd'hui bien nettement que ce n'était pas la doctrine de la rotation de la terre qui était en cause, mais la prétention de Galilée à faire de sa découverte un article de foi. Il voulait changer une question mathématique en une question théologique. C'est ce que les cardinaux ne cessèrent de lui représenter, pendant dix ans, avec la patience la plus bienveillante. Il y a trois ans (1867), l'apparition du drame de Galilée sur le Théâtre-Français a donné à une critique, qu'on n'accusera pas d'être dévote, l'occasion de revenir sur l'ancienne opinion qui faisait de Galilée un martyr, et de montrer d'une part que son emprisonnement n'eut rien de rigoureux, de l'autre, que l'Église ne s'occupa qu'à regret de la question qu'il avait lui-même soulevée. (V. Théophile Gautier, Moniteur universel, 11 mai 1867 ; — Xavier Aubryet, Moniteur du soir.)

[90] Discours de la méthode, 2e partie.

[91] Lacordaire, Considérations sur le système philosophique de Lamennais, ch. VII.