MÉMOIRES SUR LA CHEVALIÈRE D'ÉON

 

LETTRES INÉDITES DE BEAUMARCHAIS À M. LE COMTE DE VERGENNES.

EXTRAITES DES ARCHIVES DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

 

 

Londres, ce mardi 16 avril 1776. — Reçue le 21.

Monsieur le comte,

Pendant que toute l'Angleterre est assemblée à Westminster-hall pour voir juger la vieille adultère et bigame duchesse de Kniston, je vais vous rendre compte d'une conversation assez sérieuse entre le lord Rochefort et moi[1].

Dimanche, en m'envoyant des billets pour Westminster-hall, il me fit prier de me rendre chez lui. Après les compliments, la conversation s'animant par degrés, il me dit : — Monsieur, ayant une preuve de confiance et d'amitié à vous demander, je vais d'abord vous en donner une particulière, en vous montrant quelque chose que je n'ai fait voir à personne.

Ce quelque chose, monsieur le comte, était une lettre du roi d'Angleterre, écrite par lui, mais pleine de bonté, de familiarité et remplie du plus tendre attachement, par laquelle ce prince le prie d'accepter la vice-royauté d'Irlande dont il a, dit-il, chargé lord North de lui faire l'offre de sa part. Le roi ajoute : J'ai besoin dans cette île d'un homme très-sûr. Dans l'état où sont les choses, il est à craindre que l'Irlande ne suive la trace de l'Amérique. La seule grâce que je vous demande est de ne point y mener, pour votre secrétaire, cet infâme faquin de Blaker qui a été en France avec le duc d'Harcourt, et y a conservé des liaisons dangereuses ; il a fait détester le duc d'Harcourt en Irlande, etc. — Voilà, me dit le lord Rochefort, ce que le roi m'a écrit hier. Je suis fâché de sa prévention contre Blaker que j'aime ; mais tout ce qui tient à la France inquiète en ce moment. — D'où je conclus, monsieur le comte, qu'on s'occupe beaucoup de nous en Angleterre. — Si l'on adopte, ajouta le lord, la seule condition que j'y mets de n'y passer que six mois par an, c'est une affaire faite. J'attends là-dessus lord North. Mais je ne dois pas omettre de vous lire la dernière phrase de la lettre du roi, M. de Beaumarchais, parce qu'elle vous regarde uniquement. N'oubliez pas, milord, tout ce que je vous ai recommandé. Vous n'en rendrez compte qu'à moi.

— C'est au sujet, M. de B***, des nouvelles reçues de Bristol. Un vaisseau chargé par le Congrès, de lettres et de marchandises pour un négociant de Nantes, nommé Montandoin, avec ordre d'y échanger ces marchandises contre des munitions de guerre de toute espèce, a été conduit droit à Bristol, par un capitaine fidèle à son roi. L'ouverture des lettres a prouvé que cette correspondance est entamée depuis longtemps, et les termes en font soupçonner qu'elle pourrait bien être protégée par votre gouvernement. Cette circonstance, jointe à celle de deux gentilshommes français qui ont été traiter secrètement avec le Congrès de la part de vos ministres — on nous fait à Londres, monsieur le comte, plus d'honneur que nous n'en méritons —, lesquels gentilshommes ont, dit-on, des liaisons cachées avec des personnes à Londres, a singulièrement alarmé notre conseil.

— Quelques gens mal instruits ont même cherché à faire tomber sur vous le soupçon de cette connivence. Mais le roi en est si peu frappé, que c'est de son aveu que j'en raisonne avec vous. Que pensez-vous de tout cela ? Je sais bien que vous êtes ici pour finir avec ce d'Eon ; et là-dessus je n'en veux croire que vous, dont j'ai déjà répondu au roi, comme vous savez.

— Avant de vous répondre, milord, ai-je dit, sur ce qui me regarde, permettez-moi dé commencer par le vaisseau d'Amérique, non d'après aucun ordre reçu de notre ministère, mais suivant mes lumières naturelles.

— Je savais déjà, milord, par ouï-dire, l'arrivée du navire américain à Bristol, et je n'ai pas été plus étonné qu'il eût été chargé pour un négociant de Nantes, que pour un d'Amsterdam, de Cadix, ou d'Hambourg. Les insurgents ont besoin de munitions et n'ont point d'argent pour en faire acheter en Europe, il faut donc qu'ils hasardent d'y envoyer des marchandises de leur cru, pour les y échanger, et tous les ports où l'on peut trouver des munitions leur doivent être égaux. —Mais, monsieur, la France n'a-t-elle pas donné des ordres dans ses ports à cet égard ? et n'avons-nous pas droit d'espérer que les négociants de Nantes seront punis, ce que nous comptons bien demander à vos ministres ? — Milord, vous m'avez permis de vous parler avec franchise : je le ferai d'autant plus librement que n'étant ici chargé de rien, mes phrases ne commettront personne. Eh ! pourquoi voudriez-vous, milord, que notre administration sévît contre les Nantais ? Sommes-nous en guerre avec quelqu'un ? et dans l'état de paix d'après lequel j'argumente, nos ports ne sont-ils pas ouverts à tous les négociants du monde ?

— Avant que de demander à la France, milord, raison des négociants de Nantes, il faudrait commencer par poser une question préliminaire assez étrange, et la voici :

Pour une querelle particulière aux Anglais, et dans laquelle nous n'entrons ni ne voulons entrer, l'Angleterre a-t-elle le droit de restreindre notre commerce ? et quelques traités nous obligent-ils d'ouvrir ou de fermer nos ports aux vaisseaux marchands selon le désir de la nation britannique ?

— Certes, milord, j'ai peine à croire qu'on osât élever une question aussi incroyable, et dont la solution pourrait avoir des suites qu'il est d'un grand intérêt pour l'Angleterre de ne pas provoquer ! Surtout lorsque les nobles principes du roi de France sont aussi solidement prouvés par la neutralité dans laquelle il se renferme, quoique tout semble inviter la France à profiter de vos troubles intestins pour reprendre aux Anglais tout ce dont ils nous ont dépouillés dans la dernière guerre ! — Mais, monsieur, les Américains sont des rebelles et nos ennemis déclarés. — Milord, ils ne sont pas les nôtres. — Et quand nous sommes en paix avec la France, doit-elle les favoriser ? — Les favoriser, par Dieu, milord, c'est tout ce que vous pourriez dire, si nous vous empêchions de courir sur tous les vaisseaux des insurgents en pleine mer, parce qu'ils seraient chargés de marchandises pour nos ports ou venant de nos ports. Qui vous empêche de vous pourvoir contre eux ? Croisez de tous côtés, saisissez-les partout, hors sous le canon de nos forts pourtant, nous n'avons rien à y voir. Mais exiger que nous allions inquiéter nos négociants, parce qu'ils ont des relations de commerce avec des gens avec qui nous sommes en paix, soit que nous les regardions comme vos sujets ou comme un peuple devenu libre, avec des gens contre qui vous vous battez, mais auxquels vous n'osez pas, vous, ministère. même faire le procès devant votre propre nation, en vérité cela est un peu fort ! Je ne sais pas ce que penserait notre administration d'une telle demande, mais je sais bien que moi je la trouverais beaucoup plus que déplacée. — Je le vois bien, monsieur, car vous en êtes rouge de colère. — En effet, monsieur le comte, le feu m'avait monté au visage, et si vous désapprouvez que j'aie montré tant de chaleur, en vous demandant excuse, je vous répondrai qu'il s'agissait alors non de votre opinion, mais de la mienne. — Milord, ai-je repris avec douceur et modestie, vous qui êtes Anglais et patriote, vous ne devez pas trouver mauvais qu'un bon Français ait de la fierté pour son pays ? — Aussi ne m'en offensai-je point, monsieur. Mais au moins vous conviendrez que votre ministère ne peut s'empêcher de sévir contre des Français qui vont traiter au nom de votre gouvernement avec le Congrès. — Je ne crois rien de cette nouvelle, milord. Quelque Français peut-être y a traité de son chef pour des secours particuliers, tels que des négociants peuvent en fournir par la voie du commerce. Et c'est de là sans doute qu'est parti le vaisseau de Bristol pour correspondre avec la maison Montandoin de Nantes. Mais si vous pouvez savoir le nom de ces prétendus agents et acquérir la moindre preuve qu'ils se sont dits agents du gouvernement, je crois être si sûr des principes de notre ministère à cet égard et même de ceux du roi, que je ne m'avance pas trop en vous assurant qu'ils seront désavoués et même punis, si l'on peut les arrêter.

— Vous voyez, monsieur le comte, que j'y vais, comme on dit : bon jeu, bon argent ; gare pour ceux qui y seront pris à Londres ou ailleurs. — Cette déclaration nous a tout à fait raccommodés, le lord et moi.

— Maintenant, lui ai-je dit, milord, je vais vous rendre compte de mon arrivée ici. L'affaire d'Eon ne m'occupe plus, et soit qu'il revienne en France ou non, il n'y a personne chez nous qui s'y intéresse. Sa résolution à cet égard est son affaire et plus du tout la mienne. Vous allez me demander ce qui m'attire ici ? — Non, monsieur, car je sais d'avance ce que vous me répondrez. — J'entends, milord, on a ouvert mes lettres. — Mon ami, nous sommes trop vétérans en politique, vous et moi, pour ignorer qu'on écrit ce qu'on veut. — D'accord, milord ; mais si l'on écrit ce qu'on veut, il n'en est pas ainsi de ce qu'on fait, et ce n'est pas un vain badinage que le roi de France et ses ministres chargent quelqu'un de fournitures nécessaires au service. — Êtes-vous réellement chargé de quelque chose ? — Je n'ai rien de caché pour vous, milord. Voici ce que le roi vient de m'accorder.

Alors je lui ai montré la lettre ministérielle que M. de Sartines m'a écrite au sujet de la fourniture des pièces de Portugal pour nos colonies d'Amérique. Il l'a lue plusieurs fois avec beaucoup d'attention, et cela lui paraissant enfin assez vraisemblable, il m'a dit :

— C'était une très-bonne affaire quand ces pièces avaient cours en Angleterre, mais depuis deux ans qu'elles n'y servent plus de monnaie, pourquoi cela vous attire-t-il ici ? — C'est qu'il m'est plus commode, milord, de traiter à Londres où je connais tout le monde qu'à Lisbonne où je ne connais personne, et que je regarde beaucoup moins au profit qu'on pouvait faire sur ces pièces qu'à l'avantage de répondre honorablement à cette confiance.

— Ainsi, monsieur le comte, bien m'en a pris d'avoir insisté sur ma précaution avec M. Sartines avant de partir, et bien m'en a pris encore d'avoir vu à cet égard en arrivant plusieurs banquiers de Londres. Je sus hier au soir qu'on s'était secrètement informé à la Bourse des gens avec qui j'avais établi des relations réelles sur cet objet de commerce. — Reprenons ma conversation. — Maintenant, milord, ai-je ajouté, je vous dois un sincère compliment sur l'objet de la lettre du roi qui vous est personnel, et si vous acceptez la vice-royauté, j'espère que vous vous rappellerez votre ancienne amitié pour M. Duflos, que je vous recommande de nouveau. J'espère que vous le chargerez en Irlande des détails de toute votre maison, comme vous l'avez fait en France. Il me l'a promis.

— Ce Duflos, monsieur le comte, est un Français que j'avais jadis donné au lord Rochefort, lequel Français m'est absolument dévoué, et par lequel vous aurez toujours des nouvelles certaines du plus intime intérieur de la vice-royauté. Je suis un peu comme Figaro, monsieur le comte, et je ne perds pas la tête pour un peu de bruit. — Nous devons nous revoir, le lord et moi, lorsqu'il aura rendu compte au roi de notre conversation. Tout ce que je sais, c'est que demain il y aura sérieusement conseil à Saint-James au sujet du navire arrivé à Bristol ; mais voilà le roi d'Angleterre bien prévenu. J'espère en avoir assez dit pour que vous ne receviez point de proposition malhonnête de cette part.

Je ne dois pas oublier de vous mander que les négociants hollandais ont menacé d'attaquer le ministère devant les grands jurés de la nation anglaise sur les trois vaisseaux hollandais destinés pour l'Amérique, pris et conduits à Déal et à Douvres. Je sais en outre que le ministère, craignant que, sur pareille question, les grands jurés ne jugeassent contre lui en faveur des Hollandais, et que cela n'amenât une plus grande question — car vous entendez bien que ce détour jésuitique est de l'ami Wilkes —, le ministère, dis-je, est convenu secrètement de payer secrètement toute la cargaison de munitions que ces vaisseaux portaient en Amérique ; et convenu que si l'on en prenait d'autres, on garderait les munitions en Angleterre, mais que le prix en serait fidèlement payé aux négociants hollandais, car, en fait de procès, on ne veut point se brouiller avec l'ami Wilkes. — Avis au lecteur, monsieur le comte. — Je tiens cela de la meilleure part, quoique ce ne soit pas de celle de mon lord, comme vous pensez bien.

Autre avis au lecteur. — Une des ruses que les capitaines hollandais emploient est de se faire donner deux commissions : l'une ostensible et l'autre secrète. Ils font usage de l'une ou de l'autre, selon le besoin.

Au reste, les troupes de Hesse sont parties. On les attend. Elles ont prêté serment de fidélité à l'Angleterre le 22 mars. Oh ! le bon billet qu'a Lachâtre ! dirait ici Ninon de Lenclos !

On compte actuellement aux Américains douze vaisseaux depuis vingt-deux jusqu'à vingt-quatre canons ; douze à quinze de vingt pièces, et plus de trente de douze pièces, ce qui leur constitue une marine agissante presque aussi respectable que celle des Anglais. Aussi depuis deux mois et demi, ces derniers n'ont-ils pris aux insurgents que le seul vaisseau qui s'est rendu à Bristol, ce qui est fort à remarquer !

Les gardes du roi qui, par un contre-ordre secret, différaient depuis un mois leur embarquement, sur de nouvelles dépêches secrètes apportées par un vaisseau qui se tient caché dans un port d'Irlande, ont reçu ordre de s'embarquer promptement. Cet embarquement a commencé hier, finit demain. Et pour aujourd'hui, monsieur le comte, voilà mon sac vidé.

Je compte assez sur vos bontés pour espérer que ma recommandation pour Aix n'est pas oubliée. Il n'est pas juste qu'on me juge au sud, quand je suis à trois cents lieues au nord. Il ne faut pour l'empêcher qu'un mot de M. de Miromesnil. Cette nouvelle me tranquillisera beaucoup.

Recevez mes respects, mon hommage et l'assurance du plus parfait dévouement. J'attends de vos nouvelles ! de vos nouvelles, monsieur le comte ! M. de Lauraguais est encore à la campagne.

DE BEAUMARCHAIS.

 

M. de Loménie, dont l'Étude sur M. de Beaumarchais ne contient pas cette intéressante dépêche, nous donne cependant la réponse non moins intéressante qu'y fit M. de Vergennes. La voici :

 

 A Versailles, le 26 avril 1776.

J'ai mis sous les yeux du roi, monsieur, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le mardi 16 et non le 12 de ce mois. J'ai la satisfaction de vous annoncer que Sa Majesté a fort approuvé la manière noble et franche dont vous avez repoussé l'attaque que le lord Rochefort vous a faite à l'occasion de ce bâtiment américain destiné, dit-on, pour Nantes et conduit à Bristol. Vous n'avez rien dit que Sa Majesté ne vous eût prescrit de dire, si elle avait pu prévoir que vous seriez dans le cas de vous expliquer sur un sujet aussi étranger aux soins dont vous êtes chargé. Au ton de lord Rochefort, il semblerait argumenter d'un pacte qui nous assujettirait à faire de l'intérêt de l'Angleterre le nôtre propre. Je ne connais pas ce pacte ; il n'existe pas dans l'exemple que l'Angleterre nous a donné, lorsqu'elle a cru pouvoir nous nuire. Qu'on se rappelle seulement la conduite qu'on a tenue à notre égard pendant les troubles de Corse, les secours de toute espèce qu'on y a versés sans aucune sorte de ménagement. Je ne cite pas cet exemple pour nous autoriser à le suivre. Le roi, fidèle à ses principes de justice, ne cherche point à abuser de la situation des Anglais pour augmenter leur embarras ; mais il ne peut retrancher à ses sujets la protection qu'il doit à leur commerce. Il serait contre toute raison et bienséance de prétendre que nous ne devons vendre aucun article de commerce à qui que ce soit, parce qu'il serait possible qu'il passât de seconde main en Amérique.

La lettre du ministre se termine par cette phrase aussi flatteuse qu'honorable pour Beaumarchais :

Recevez tous mes compliments, monsieur. Après vous avoir assuré de l'approbation du roi, la mienne ne doit pas vous paraître fort intéressante ; cependant, je ne puis m'empêcher d'applaudir à la sagesse et à la fermeté de votre conduite, et de vous renouveler toute mon estime,

DE VERGENNES.

 

Londres, 26 avril 1776.

Monsieur le comte,

Je profite d'une occasion fidèle pour vous entretenir avec liberté sur la seule affaire vraiment importante aujourd'hui, l'Amérique et tout ce qui y tient.

J'ai longtemps raisonné avant-hier au soir avec l'homme que vous avez cru devoir empêcher de venir en France.

En m'abouchant avec lui, M. de Lauraguais m'a fidèlement rendu tout ce qu'ils s'étaient dit en mon absence, et lui a de même appris tout ce qui s'était passé entre nous deux avant de m'y conduire.

Cet homme m'a paru plutôt stupéfait qu'étonné du démenti absolu que votre long courrier vous a rapporté du Sud à ses nouvelles. Il n'imagine point d'où l'erreur peut venir ; mais on a tant d'intérêt à ne pas le tromper, qu'il se croit bien informé. Peut-être aussi le Congrès a-t-il envoyé ces deux députés aux gouverneurs des possessions espagnoles en Amérique, ou bien aux commandants de leurs escadres, sans les avoir fait aller jusqu'à Madrid.

Au reste, il attend incessamment des nouvelles très-certaines de tous ces faits et de leurs suites. Il a l'avis qu'elles sont arrivées en Hollande, d'où l'on doit les lui faire passer par la voie la plus sûre, et dans douze jours je saurai bien que vous en dire. En attendant, il ne cesse de demander si nous ne voulons absolument rien faire pour eux. Et sans s'amuser à me répéter combien leurs succès importent à la France, parce qu'il nous fait l'honneur de nous croire d'accord avec lui sur ce point, il me dit tout uniment : Il nous faut des armes, de la poudre, mais surtout il nous faut des ingénieurs. Il n'y a que vous qui puissiez nous secourir, et qui ayez un grand intérêt à le faire ; et ce qui nous fait le plus de besoin est quelques bons ingénieurs. Je lui réponds que ce dernier article est d'une excessive difficulté, parce qu'on ne peut envoyer des hommes sans leur donner une commission ; que ces hommes parlent, et que c'est cela qui compromet, au lieu que les secours muets sont muets. Eh ! mais donnez-nous donc de l'argent, me répond-il ; nous tirerons des ingénieurs d'Allemagne, de Suède, d'Italie, etc., et vous ne serez pas compromis. Voilà, monsieur le comte, où nous en sommes. Que voulez-vous que je réponde ?

Depuis l'arrivée à Bristol du vaisseau destiné pour la maison Montandoin, de Nantes, sur lequel on m'a tant fait de raisonnements que vous savez, notre homme m'a prié de faire parvenir secrètement à cette maison la lettre ci-jointe. J'ai l'honneur de vous l'adresser. Vous pouvez la faire mettre à la poste sans y ajouter un seul mot, en la faisant seulement recommander sous main.

Les Américains sont d'ailleurs aussi bien qu'il se puisse. Armée de terre, flotte, vivres, courage, tout est excellent. Mais sans poudre et sans ingénieurs, comment vaincre, ou même se défendre ?

Voulons-nous donc les laisser périr plutôt que de leur prêter un ou deux millions ? Avons-nous peur que cet argent ne nous rentre point de façon ou d'autre, après la guerre finie ?

Voyez, monsieur le comte, la frayeur que cause à l'Angleterre la plus absurde nouvelle qui semble venir de France ; et jugez par là du véritable état de leurs affaires.

Le colonel Saint-Pol apporte à Londres une nouvelle fausse et ridicule d'un prétendu nouveau traité entre la France et l'Espagne : à l'instant tous les papiers baissent de prix.

On répand ici sottement et sourdement que les Français ont pris la Jamaïque ; et malgré que tout le monde se dise que cela est impossible, et qu'on en rie du mieux qu'on peut, cela n'empêche pas qu'à l'instant les papiers ne perdent sur la place.

La moindre terreur panique à notre égard a cet effet certain sur tous les fonds publics.

Aussi, quand lord North a dit hier dans la Chambre basse, que l'intelligence entre la France et l'Angleterre était d'autant plus parfaite que cette intelligence était bien plus nécessaire aux Français qu'aux Anglais, tout le Parlement a-t-il eu le sens commun de lui rire au nez.

Et quand il a ajouté que, malgré les rêveries du docteur Price, la nation n'avait jamais été si florissante, tout le Parlement a encore eu le bon sens de lui rire au nez.

Mais on a cessé de rire lorsque ce mouvement passager a fait place à l'indignation des orateurs de l'opposition. Et sans entrer dans tout ce qui s'est dit hier à cette assemblée des communes, parce qu'on vous l'a sans doute envoyé, je ne puis m'empêcher d'étendre mon argument à tous les débats qui s'y sont épuisés.

Faiblesse et frayeur, voilà tout ce qu'on y voit. Et toujours le ministre poussé sur les intentions et les démarches de la France, sans qu'on obtienne un seul mot de réponse de lui.

Pourquoi les Français, dit l'un, ont-ils sept mille cinq cents hommes à l'île de Bourbon ? A cela pas un mot. Pourquoi, dit l'autre, les Espagnols ont-ils à Hispaniola neuf vaisseaux de guerre, avec lesquels ils protègent sans doute le commerce du continent ? Rien.

Le gouverneur Jonshon se lève. Pourquoi les Espagnols, indépendamment de la flotte d'Amérique, ont-ils à Carthagène et à Cadix deux flottes prêtes à mettre à la voiler Et comment ne répondez-vous rien, quand je suis certain, moi, de la guerre prochaine entre la France et l'Angleterre ? Un silence absolu.

Charles Fox appuie en disant : Quelles forces entendez-vous donc employer contre une flotte de quarante-cinq corsaires américains, bons voiliers, actifs, vaillants soldats, protégés par vingt rades et dix ports de mer, protégés par vingt vaisseaux étrangers, toujours prêts à les aider de munitions, protégés par deux nations puissantes, bientôt prêtes à les secourir ouvertement et à les reconnaître pour alliés ? Rien, constamment rien.

Pourquoi, dit M. Barri, le lord Howe qui devait commander la flotte, ne la commandera-t-il point ? Rien.

L'orateur des communes, voyant le ministre sans réponse a répliqué, mais sans répondre à la question de M. Barri, que celui-ci a renouvelée avec chaleur.

Alors Charles Fox, d'un ton d'inspiré, invoque, interroge l'honneur des ministres, et se répondant à lui-même : Depuis longtemps, dit-il, l'honneur des ministres est une chimère ; il est nul, et n'entre plus pour rien dans les malheureuses affaires publiques de l'Angleterre.

Il est clair, monsieur le comte, que celui qui ne répond rien ici, se tait parce qu'il n'a rien à répondre : frayeur et colère d'un côté, faiblesse et embarras de l'autre, voilà le, vrai tableau. Et vous serez encore plus convaincu de cette vérité, si vous vous rappelez la nature de tous leurs traités avec les Allemands, et surtout, si vous examinez la nature et le taux du nouvel emprunt.

Pour chaque 100 livres sterling qu'on prêtera au gouvernement, il donnera une reconnaissance de 78 livres sterling et trois billets de loterie, valant 10 livres sterling chacun, et ensemble 30 livres sterling. Ce qui fait en commençant 8 livres sterling de bénéfice pour les prêteurs, et par les gains de l'agiotage ils sont déjà montés, quoique non délivrés, à 11 livres sterling. Joignez-y 3 pour 100 d'intérêt que le gouvernement paiera pour les 78 livres sterling, il se trouve qu'il a emprunté à près de 14 pour 100.

Les preuves de leurs embarras me paraissent sans réplique. Mais lorsqu'il est bien prouvé qu'ils ne peuvent tenir plus d'une seule campagne à cet horrible prix, est-il donc bien vrai, monsieur le comte, que vous ne ferez rien pour les Américains qui les mette au pair de leurs ennemis ?

N'aurez-vous pas la vertu de montrer encore une fois au roi, combien il peut gagner, sans coup férir, en cette seule campagne ? Et n'essaierez-vous de convaincre Sa Majesté, que ce misérable secours qu'ils demandent, et sur lequel nous débattons depuis un an, doit nous faire recueillir tous les fruits d'une grande victoire, sans avoir essuyé les dangers d'un combat ? Que ce secours peut nous rendre, en dormant, tout ce que la paix honteuse de 1762 nous a fait perdre, et que le succès des Américains réduisant nos rivaux à n'être plus qu'une puissance du second ordre, nous replace au premier rang et nous donne pour longtemps la prépondérance sur l'Europe entière ?

Quelle plus grande vue peut occuper le conseil du roi et quelle force n'aura pas votre plaidoyer, si vous y faites entrer le tableau contraire de tout ce que peut nous coûter la défaite des Américains ! 300 millions, nos hommes, nos vaisseaux, nos îles, etc., car enfin, leurs forces une fois réunies contre nous, leurs troupes en haleine, et leur audace augmentée par un si grand succès, il est trop certain qu'ils forceront à soutenir une guerre funeste ces mêmes Français qui pouvaient, avec 2 millions, les plonger pour jamais dans une paix aussi honteuse que ruineuse.

Malgré le danger que je cours en écrivant de Londres des choses aussi hardies, je me sens une fois plus Français ici qu'à Paris. Le patriotisme de ces gens-ci ranime le mien. Il me semble même que l'état précaire et dangereux où je me vois, par les soupçons et l'inquisition sévère qui se fait sur tout ce que j'entreprends, rende mon zèle plus ardent.

Cependant, ne négligez pas, monsieur le comte, de presser M. de Sartines sur l'objet de ma sûreté ; c'est la moindre chose qui me soit due. Le roi et lui ont eu la bonté d'y pourvoir ; mais les mêmes négociants, banquiers, courtiers, marchands d'or, etc., lesquels interrogés sourdement par le ministère, ont rendu le témoignage que j'étais en traité avec eux pour des échanges de monnaie, ne manqueront pas de répondre bientôt que ce n'est qu'un leurre, un miroir à alouettes, s'ils ne voient pas unir l'effet au projet, et passer de la commande à l'achat. On a fait arrêter ici deux Irlandais soupçonnés. J'ai désiré pouvoir être en état de me défendre seul et sans commettre le roi ni vous, en cas que la même chose m'arrivât, jusqu'à ce qu'il plaise à Sa Majesté de m'avouer, ou que cela devienne absolument indispensable. Jusque-là je suis marchand de piastres ou moyadores. A ce titre seul, bien constaté, je serais au besoin défendu par la nation contre l'administration, et je gagnerais cette cause avec dépens. Mais encore un procès ! J'en suis un peu las, je vous jure. J'espère — contre l'avis de M. Lauraguais — qu'on n'ira pas jusqu'à m'arrêter, quand on me verra suivre, avec effet, un objet de commerce avoué par la nation.

A propos de M. de Lauraguais, tout ce qui lui arrive n'est réellement qu'un chat aux jambes, et parce qu'il est intimement lié avec lord Shelburne et autres membres de l'opposition, le lord Mansfield et le ministère font soutenir son lâche adversaire, ce Texier, afin que les tracas et les dégoûts le fassent, retourner en France, car ces gens-ci ne peuvent souffrir auprès d'eux tous ceux qui ont la vue nette, moins encore ceux qui ont le télescope aux yeux sur leurs actions les plus cachées.

Les papiers publics vous ont sans doute appris que le lord North a porté le bordereau des dépenses de l'an passé, au Parlement montant à 7.097.000 livres sterling, et comment, pour faire face aux besoins actuels, il avait en main, dit-il, 9.118.444 livres sterling, en comptant par anticipation les trois' objets des bils de l'échiquier, des créations de fonds perdus et l'emprunt à 3 pour 100, dont je vous ai parlé plus haut, qui font ensemble un objet de 6.300.000 livres sterling. De sorte que, par la balance, il se trouve en caisse pour subjuguer l'Amérique 21.444 livres sterling ; le reste ira comme les événements le permettront.

Telle est, au moment où je vous écris, monsieur le comte, telle est l'Angleterre, l'Amérique, le Parlement, les fonds publics, et l'état du plus dévoué de vos serviteurs, qui est moi.

J'ai omis de vous dire que l'on a beaucoup insisté au Parlement sur ce qu'était devenue une frégate d'observation envoyée devant Brest pour suivre la flotte qui en sortirait, et que sur cet objet, comme sur les autres, lord North est resté en silence.

Conférez-en, je vous prie, avec M. de Sartines,

CARON DE BEAUMARCHAIS.

 

Londres, ce vendredi 3 mai 1776.

Monsieur le comte,

J'ai trop peu de temps devant moi pour faire autre chose que vous accuser aujourd'hui la réception de votre paquet du 26 avril, contenant une grande lettre de vous, une plus particulière, et deux lettres de M. de Sartines, que M. Garnier m'a remises ce matin, jour du courrier qu'il envoie à Calais.

D'ailleurs, il n'y a rien de bien important ici que la nouvelle de l'évacuation de Boston, arrivée il y a trois jours. L'évacuation est du 17 mars. Les lettres du général anglais et des officiers sont du 24 mars, à bord des vaisseaux partant pour Halifax sans avoir détruit Boston, sans avoir, dit-on, enlevé le canon de cette ville, et sans avoir été troublés dans l'embarquement par les Provinciaux, qui sans doute leur font ce qu'on appelle le pont d'or.

Le gouvernement met à cette nouvelle un air d'approbation, de mystère et même d'intelligence. Il voudrait bien la faire regarder comme une ruse ordonnée par les ministres : mais cela ne prend pas. Il est trop certain que l'impossibilité de tenir plus longtemps dans Boston, faute de vivres, en a chassé les Anglais. Cela me rappelle que cet hiver, en France, quand mes nouvelles m'apprenaient que les Anglais manquaient dé tout, milord Stormont répandait, avec une imposture sublime, que les troupes du roi y étaient paix et aise, à boire du punch, les pieds sur les tisons, pendant que les insurgents mouraient de froid" et de faim, disait-il, au milieu des neiges. A la fin tout se découvre ; et puis on est si honteux !

Cette évacuation, l'entrée du général Lee avec vingt-deux mille hommes dans New-York, dont il a chassé tous les gens suspects, et ces Hessois, que vous m'apprenez être encore au logis, quoiqu'on les dise ici partis depuis longtemps, tout cela me confirme ce que je vous ai mandé, le dernier courrier, que les Américains sont bien de tout point, les ingénieurs et la poudre exceptés. Ah ! monsieur le comte ! par grâce, de la poudre et des ingénieurs ! Je ne crois pas avoir jamais rien tant désiré.

Milord Rochefort m'a répété, ce matin, qu'il refuse absolument la vice-royauté, parce que lord North ne veut pas perdre le fruit de 200 mille guinées qu'il a dépensées pour établir la forme du gouvernement actuel en Irlande, en permettant que le vice-roi n'y réside pas sans cesse, condition à laquelle lord Rochefort avait attaché son refus ou son acceptation. J'en suis très-fâché.

Nous eussions toujours appris par l'Irlande même tout ce qu'il y aurait eu d'intéressant à savoir sur les affaires de cette île ; et cela pouvait avoir son degré d'utilité.

Le comte de Lauraguais a maintenant repris sa place, après avoir été forcé d'en sortir et d'user de la voie des papiers contre le Texier, mais seulement, comme il le dit lui-même, jusqu'à ce qu'il rencontrât quelque protecteur outré de cet homme, avec lequel il pût se mesurer sans honte, et s'élever au-dessus de l'ignominie d'avoir uniquement et toujours cet indigne adversaire en tête.

Je ne doute pas que M. Garnier ne vous envoie le dernier détail dans lequel il s'est trouvé forcé de figurer lui-même. Mais comme le tout s'est passé avec prudence et dignité de sa part, avec noblesse et fermeté de celle du comte, et de la part de milord Holdernesse, dont il s'agit, avec tous les égards dus à des informations envoyées par vous sur le Texier, et qu'enfin ce lord a chassé l'homme de sa maison, il faut espérer que cette tracasserie, qui tire en longueur, va finir par force de durer, comme toutes choses mondaines, suivant l'expression charmante de Rabelais.

Mais je crois qu'un ambassadeur qui eût succédé immédiatement à M. de Guines, eût essuyé ce tracas en arrivant à Londres. Car, ou il aurait mangé partout avec Texier, ou il n'aurait été nulle part ; ou s'il s'en fût expliqué, il tombait tout juste dans le cas du comte de Lauraguais.

M. le duc d'Orset est venu chez moi, en sortant de chez M. Garnier, me forcer de m'expliquer aussi sur le compte de ce Texier, ce que j'ai fait sans humeur et sans passion, mais avec la force et la vérité, principes de toute ma conduite.

Je vous rends grâces de vos obligeantes bontés sur mon affaire d'Aix. Je vous rends grâces des honorables encouragements que l'approbation du roi et la vôtre donnent à mes travaux. Voilà ce que j'appelle mes succès. Et si quelque chose pouvait accroître mon émulation, ce serait cette douce et très-douce récompense que j'en reçois, grâce à votre bienveillance, qui me pénètre jusqu'au fond de l'âme.

On a beau dire, monsieur le comte, un peu d'exaltation dans le cœur d'un honnête homme, loin de nuire à ses actions, vivifie tout ce qu'il touche, et lui fait plus faire qu'il n'eût jamais osé se promettre de sa capacité naturelle. Je la sens, cette exaltation, c'est à ma prudence à la diriger de façon qu'elle tourne au bien des affaires du roi. Conservez-moi vos bontés, monsieur le comte.

Je ne vous dis encore rien de mon héroïne, parce qu'elle est toujours au milieu de ses radotages, dont il faudrait absolument me fâcher si je voulais les entendre. Mais son beau-frère est arrivé. C'est un homme doux, et si mon héroïne n'est pas une détestable et ingrate créature, c'est par lui que j'espère la ramener à la raison.

J'ai dit à milord Rochefort, ce matin, que lord Mansfield désirait fort que son neveu Stormont obtint la vice-royauté qu'il refusait. Il m'a répondu : Un Écossais ! Y pensez-vous ? Cela est bien plaisant ; leur ministère en est plein ! Cette Angleterre offre en petit le tableau de l'univers, où l'harmonie générale est fondée sur une guerre continuelle de tous les êtres les uns contre les autres. Nul Etat en Europe ne fournit un pareil phénomène.

Je suis aux pieds de Sa Majesté, dans la posture du sujet le plus respectueux et reconnaissant.

Ci-joint une lettre du comte de Lauraguais.

 

Londres, ce mercredi 8 mai 1776.

Monsieur le comte,

Je ne vous enverrais pas le détail de l'évacuation de Boston, que vous aurez bientôt, si je n'avais là-dessus des nouvelles très-particulières, et si tout cela ne s'enchaînait pas à des réflexions, qui sont la seule chose dont il s'agisse de ma part.

Ce que j'avais deviné il y a huit jours, la foule de lettres particulières reçues à Londres, par le paquebot du général Howe, nous l'a bientôt appris. Le gouvernement n'a sauvé, en dissimulant, que la rougeur du premier moment. Il est clair aujourd'hui que le général n'avait reçu aucun ordre de la cour, et que la force d'une part, et le besoin de l'autre, l'ont seuls chassé de Boston.

Mais voici bien autre chose. C'est que loin d'avoir reçu des ordres et des secours, le général Howe n'avait réellement aucune nouvelle d'Angleterre depuis le mois d'octobre.

Ce fait me paraît incroyable comme à vous ; mais la preuve me paraît aussi sans réplique ; c'est que la lettre du 24 mars, du général Howe, portant l'avis de son embarquement, est adressée à milord d'Artsmouth, qui n'est plus ministre des colonies depuis le mois d'octobre. Et la cour est forcée de convenir aujourd'hui que tout ce qu'elle a envoyé à Boston depuis cette époque a été obligé de relâcher et rester à Antigoa, sans pouvoir passer.

Il y a même à Londres beaucoup de paris proposés à cinq contre un que les premiers avis qu'on recevra de la flotte partie pour Halifax arriveront... d'Irlande, par la constance avec laquelle les vents poussent vers l'Europe en cette saison.

Jugez ce que deviendraient les troupes embarquées avec des vivres pour quinze jours, à quatre rations pour six hommes !

Je savais ceci par des indiscrétions échappées à des membres du conseil privé, surtout à lord Litleton, et le comte de Laur..., qui tient Ja même chose du général-amiral Kepel, vient de me les confirmer. Voici le détail de Boston :

Le 2 mars, l'attaque de Boston a commencé par une batterie élevée sur les hauteurs de Philips-Form. Le 3, une autre batterie a commencé à son tour, sur le coin de Dorchester. Le 5, le général Howe a fait embarquer six régiments pour attaquer cette seconde batterie. Les vents contraires l'ont empêché constamment d'en approcher.

Deux autres tentatives furent depuis aussi contrariées par les vents. Enfin, le général Howe, voyant qu'il ne pouvait plus tenir contre un feu infernal, commença de parlementer. Les messages respectifs ayant duré plusieurs jours, pendant lesquels les canonnades et le bombardement avaient été suspendus, le général Howe fit sauter le château Guillaume, attaqué comme la ville, par les Provinciaux. Cette précaution a sauvé sa flotte, ce château commandant le port. Il détruisit une partie des petites armes, et fit embarquer ses troupes à la hâte, sans pouvoir emporter ni ses canons, ni ses mortiers. La cause de cet embarquement précipité fut la nouvelle que, sur la destruction du château Guillaume, les Provinciaux avaient décidé un assaut général.

Le 17 mars, la flotte anglaise, composée de cent quarante voiles, c'est-à-dire force vaisseaux de transport et très-peu de vaisseaux de roi, fit voiles pour Halifax. La flotte provinciale a couru sur la queue, et s'est emparée de dix ou douze des plus mauvais voiliers. Le reste est maintenant où il plaît à Dieu et aux vents.

Ces nouvelles et ce détail, qui ne sont rien moins qu'indifférents, avaient tenu le conseil du roi assemblé jeudi passé jusqu'à trois heures du matin. Le roi même n'en était sorti qu'à une heure et demie de nuit. L'opposition triomphe : Mais quel triomphe ! N'est-ce pas des Anglais contre des Anglais ?

Cependant je vois arriver la catastrophe, et je ne suis pas le seul qui la voie : le chevalier Ellis, du parti royal, ne put souffrir hier, au Parlement, que lord North y soutînt que tout était au mieux. Je ne sais, dit-il en se levant, quel motif peut engager le noble lord à vouloir inspirer une confiance qu'il n'a plus lui-même, et qui n'existe chez aucun membre du conseil. Pour moi, je crois que tout est au plus mal, etc. Ce discours, prononcé par un royaliste, homme de mérite, fit une prodigieuse impression sur tous les esprits.

Il est parti depuis cinq jours quatre paquebots d'Angleterre : un pour la flotte vers Halifax, les autres pour New-York, Rhodes-Island et Québec. Le ministère est réellement aux abois ; et quoique les papiers disent la 1re division des Hessois partie de Portsmouth, il était encore incertain avant-hier si le lord Germaines n'irait pas à ce port pour engager ou forcer le général hessois de mettre à la voile, ce qu'il ne veut faire que quand toutes ses troupes seront arrivées.

Je dis donc que le temps approche où les Américains seront maîtres chez eux, et il approche d'autant plus que le général Lee, après avoir laissé sept mille hommes dans New-York fortifiée, est parti avec les quinze mille hommes qui lui restent pour se rendre droit à Québec.

Si les Américains ont le dessus, comme tout invite à le croire, n'aurons-nous pas infiniment à regretter, monsieur le comte, de n'avoir pas cédé à leurs instances ? Alors, loin d'avoir acquis, comme nous le pouvions à peu de frais et sans risques, des droits sur la reconnaissance de ces voisins de nos îles, nous les aurons aliénés pour jamais. Comme ils auront vaincu sans nous, ils feront une bonne paix, mais contre nous. Ils se vengeront de notre dureté sur nous.

Eh ! qu'est-ce que 2 ou 3 millions avancés, sans se compromettre ? Car je puis vous engager ma foi sacrée de leur faire parvenir, de la seconde main, même par la Hollande, tous les secours que vous voudrez, sans risques et sans autre autorisation que ce qui existe entre nous.

L'air d'un effort même suffit peut-être ; car je sais que les Virginiens ont maintenant une manufacture de salpêtre abondante, et que le Congrès, depuis la réunion de la Caroline méridionale, a décidé que la poudre qui se faisait seulement à Philadelphie, se fabriquerait sur tous les lieux mêmes.

Au reste, les Virginiens ont sept mille hommes de troupes réglées et soixante-dix mille soldats de milice, du fer en abondance, et font presque autant d'armes que toute l'Amérique ensemble. Mais des ingénieurs, des ingénieurs et de la poudre, ou de l'argent pour en avoir ! Voilà le résultat de toutes mes conférences.

J'attends donc de vos nouvelles, de celles de M. de Sartines. Je vous prie, et lui aussi, de sentir que la banque de Londres, faisant seule le commerce d'or, sait, à livres, sous et deniers, quelle concurrence j'établis sur ces matières. La publicité même de son mécontentement à cet égard est ce qui doit fonder ma sûreté. Si vous m'entendez bien, vous concevrez pourquoi il m'est si important d'être reconnu ici pour un véritable marchand d'or. Et voilà ce que j'ai mandé à M. de Sartines.

J'ai fait porter cette lettre à Calais par un homme sûr, à moi.

 

Londres, ce vendredi 11 mai 1776.

Monsieur le comte,

Vous étiez certainement près de moi, comme vous le dites, quand je vous croyais bien loin, et vous avez mis ma sagacité fort à l'aise, par le ton dont vous m'avez donné à deviner ce que vous me disiez fort clairement.

Je supplie Votre Excellence de vouloir bien faire parvenir la réponse incluse à mon ami Hugolis.

Toutes les querelles roulent ici depuis huit jours sur le quomodo de la sortie de Boston. L'opposition et le ministère se mangent ouvertement les yeux là-dessus.

Le tout consiste donc entre les médecins à savoir comment le malade est mort. Laissons-les disputer sur ce grand cercueil. Les courriers arrivent ici coup sur coup. Avant-hier matin, à quatre heures, il en arriva un, dépêché d'Irlande, dans le yatch du lieutenant. On le croit du général Howe, poussé sur les côtes d'Irlande, en accomplissement de la prophétie. Le conseil s'assembla sur-le-champ.

Un vaisseau, l'Elisabeth, capitaine Figuicé, est arrivé depuis ce courrier, avec des nouvelles dépêches relatives à la détresse de la flotte partie de Boston.

Un autre vaisseau, nommé aussi l'Elisabeth, capitaine Campbell, est arrivé encore depuis à Douvres. Il vient de Philadelphie et a apporté plus de sept cents lettres. Demain toutes les nouvelles des papiers américains seront dans les papiers anglais. On commence à voir clair dans tout ceci.

Lord Howe est enfin parti hier de Portsmouth, sur son vaisseau l'Aigle, pour joindre la flotte qui l'attend à la rade de Portland, et mettre mardi à la voile.

Lundi dernier, lorsque lord North demanda à la Chambre le crédit d'un million sterling de la part du roi, le colonel Barré, après un préambule plein de force et d'amertume contre les ministres, insista sur ce qu'avant tout, les dépêches du général Howe fussent mises sur la table. Un débat violent de plusieurs heures amena pour conclusion le refus de les montrer : sur 174 voix des royalistes pour le refus, il n'y eut que 56 voix pour l'opposition. Ceux qui parlèrent pour l'opposition furent lord Cavendish, M. Hartley, M. Burke, le général Connay, M. Bing et Sawbrige, lord maire.

De l'autre part, lord North fut secondé par M. Litleton l'oncle et M. Ellis.

Voici le tondu général Connay. Supposez que la guerre soit juste, quoique je la croie infâme ; supposez que le sang de nos frères dût être versé par nos mains, est-ce ainsi, bon Dieu ! qu'on fait la guerre ? Est-ce en faisant partir pour deux mille lieues des vivres à l'instant même où il faudrait en faire usage et qu'ils sont si nécessaires aux malheureux à qui on les envoie ? Est-ce en choisissant la plus mauvaise saison pour les expédier ? Est-ce en envoyant des soldats mercenaires et vendus par leurs princes, qui ne peuvent que fortifier les ennemis contre qui ils sont envoyés, en se réunissant à leurs compatriotes ? Est-ce en fixant leur départ au 25 mars, quand la moitié de ces troupes mêmes, qui épuisent les trésors de l'Angleterre, ne sera pas arrivée d'Allemagne avant la fin de mai ? Supposons-les tous partis à la mi-juin ; ils ne seront arrivés en Amérique et refaits pour marcher, tout au plus qu'au mois de septembre, froid et fiévreux dans ce pays-là ; et la campagne sera finie pour nous avant d'être commencée. Et l'on appelle bons patriotes et ministres éclairés les directeurs de pareilles absurdités ! Non, il n'y a plus ni pudeur ni honneur dans le conseil du roi qui nous gouverne.

M. Burke a donné un démenti net à lord Germaines, qui soutenait que le général Howe n'avait parlementé ni capitulé. — Montrez donc vos lettres et je tirerai les miennes, et la nation saura qui la trompe de nous deux.

Lord North, apparemment à bout de réponse, a lâché cette absurdité : qu'il n'était pas plus conséquent pour le succès des armes britanniques d'avoir fait mouvoir six mille hommes de Boston à Halifax, que si on les eût tirés d'Halifax pour renforcer Boston.

Il y eut là-dessus une huée universelle ! Et M. Burke, avec le ton du plus méprisant dédain répondit : Regardez donc, milords, comme une faveur du ciel l'attaque du général Washington, puisque si le ciel n'eût pas fait tomber avant quinze jours des cailles et de la manne à nos troupes dans Boston, ils fussent tous morts de faim. Mais il faut espérer qu'Halifax, mieux pourvue par nos nobles soins, leur fournira des torrents de lait et de miel, puisqu'Halifax est la terre promise de cette campagne ; et après que la dépense que nous avons faite pour prendre et rendre Boston est démontrée monter plus haut que 1 million 700.000 livres sterling, et que, depuis un an, chaque soldat coûte à l'Etat plus de 220 livres sterling, vous demandez de l'argent en promettant des succès ! etc., etc.

Voilà, monsieur le comte, le ton des assemblées journalières de ce tumultueux Parlement.

Aujourd'hui, le duc de Manchester a fait une motion à la Chambre des pairs, dont l'objet est de demander la communication des lettres du général Howe et de rendre les ministres garants, sur leur tête, des succès de la guerre. On est encore aux débats à l'heure que j'écris, dix heures du soir.

Le lord maire a accusé lord Sandwich et l'amirauté, devant le Parlement, d'avoir chargé les vaisseaux du roi de contrebande pour l'Amérique ; et malgré qu'il n'ait eu que 36 voix pour sa motion, il a prouvé une exportation frauduleuse de couleurs, de toiles fines, de gazes, etc., etc. La Chambre n'était pas encore séparée à trois heures du matin, Il y a vingt-sept témoins à entendre.

Le ministre a reçu l'avis que la Géorgie, en se déclarant pour le Congrès, a brûlé dix vaisseaux à Savanah, l'un de ses ports ; neuf sont marchands, et une frégate du roi — la Nédhy —. La perte de leur charge, destinée pour Londres, est estimée 120 mille guinées.

Il en a outre reçu l'avis certain que les Américains ont au moins vingt corsaires à l'embouchure du Saint-Laurent, pour intercepter tout secours à Québec pendant que Lee y marche à grandes journées. Les corsaires ont ordre de détruire tout ce qu'ils ne peuvent pas garder.

Le bruit court dans l'opposition que l'amiral Hopkins s'est rendu maître de l'île de la Providence et qu'il en veut aux îles anglaises.

C'est sa flotte de quinze voiles qui avait été aperçue sous la Jamaïque. Le ministère ne sait d'honneur plus de quel côté se tourner. Ils sont si troublés qu'ils n'ont pas même empêché le navire américain d'entrer à Douvres et d'inonder l'Angleterre de nouvelles qui les écrasent.

J'ai reçu hier au soir vos lettres du 4 mai, qui m'ont fait le plus grand plaisir. Je vous remercie infiniment et du fond et de la forme. Je me hâte de finir cette lettre pour l'envoyer à M. Garnier[2] avant qu'il ferme ses paquets.

Faites-moi, je vous supplie, l'insigne plaisir de faire brocher une copie de cette dépêche, que vous remettrez à moi-même. Il est trop tard pour que je me copie avant le départ du courrier.

 

Londres, ce 17 mai 1776.

Monsieur le comte,

J'ai reçu hier au soir la lettre dont vous m'avez honoré, en date du 9 de ce mois, ainsi que celle de M. Hugolis, qu'elle renfermait. Je n'avais besoin d'aucune nouvelle recommandation pour mettre une grande prudence et pousser la prévoyance aussi loin que mes lumières le permettent, dans les choses que vous paraissez sincèrement désirer.

Je vois, aux termes de la lettre d'Hugolis, que mon projet ne lui est pas même tombé dans ridée. Je n'en serai glorieux que lorsque deux personnes l'auront approuvé, le roi et vous.

Depuis votre lettre du 9, vous en avez reçu de moi qui vous prouvent de reste que je n'attache pas moins d'importance que, vous à l'évacuation de Boston. Elle est telle que j'ai regretté d'avoir dit dans une maison, lorsqu'on en donna la nouvelle, une mauvaise plaisanterie qu'on a trop retenue. La voici :

Les Anglais avaient le mal de Boston. Les Américains leur ont procuré une évacuation qui, loin d'être salutaire, n'est qu'un flux de sang mortel.

Le lendemain, cette pensée fut traduite ainsi dans les papiers : The case of Boston is not an evacuation ; but a bloody flux.

Heureusement, on ne m'a pas cité. Cela m'apprendra néanmoins à tourner ma langue sept fois, puisqu'on regarde d'aussi près à ce qui m'échappe.

Les nouvelles de France du 12 sont l'objet de l'attention générale. Mais la sensation qu'elles excitent dans le haut public est triste et même funeste. Ils disent publiquement que M. de Choiseul va rentrer en place, et que, par conséquent, la guerre est prête à se faire. Je ne sais pourquoi ils ne peuvent détacher l'idée de guerre du nom de Choiseul. Je parierais que les fonds publics en baisseront demain. Ce qui donne aux Anglais une appréhension aussi vive de M. de Choiseul, est l'illustration de M. de Guines et le choix de M. de Cluni, qu'on sait être deux créatures du duc de Choiseul.

Ils envoient déjà M. de Guines à Vienne et en ramènent M. de Breteuil s'asseoir à votre bureau. C'est, disent-ils, un arrangement fait, et qu'on leur a mandé dès longtemps.

Que le diable emporte les pronostics ! Je n'en crois pas un mot, et ne vous en parlerais pas si je ne savais bien que, livré tout entier au travail que vous accomplissez si bien, vous ne voyez dans votre place que le bonheur d'être utile à un bon maître, sans vous soucier des intrigues vraies ou fausses qui placent ou déplacent tout le monde autour de vous.

Encore un coup, je n'en crois pas un mot. Mais je suis affligé que ces gens-ci se donnent le ton de savoir d'avance tous les prétendus secrets du cabinet de France. Cela donne un air de commérage et de légèreté à tout ce qui se fait chez nous.

Au moins, monsieur le comte, est-ce à vous seul que je confie ce radotage, qui pourtant fait un grand effet ici, par la persuasion où est tout le ministère que M. de Choiseul a toujours fait ou voulu la guerre pour se maintenir en place.

Il y a huit jours qu'un paquebot de Virginie, envoyé par le lord Dunmore, a apporté des nouvelles au gouvernement. Mais on les a trouvées si mauvaises, qu'on a pris le parti de dire que la malle était tombée dans la mer par un gros temps. Ruse admirable ! Effort de génie supérieur !

Hier, un autre vaisseau est arrivé du Canada. Il avait ordre de tirer un coup de canon sans entrer dans le port. Une barque en est sortie, s'est approchée du vaisseau. Un homme a sauté dans la barque et le navire a poussé au large. Cet homme est accouru à Londres sans s'arrêter. Mais l'on ne peut pénétrer l'objet de sa dépêche. De là le refrain usité :

Les nouvelles sont donc bien funestes, puisqu'on y met tant de mystère ?

Je compte partir mardi matin, et vous renouveler avant samedi, monsieur le comte, les assurances de mon respectueux dévouement.

 

Versailles, ce 13 juillet 1776.

Monsieur le comte,

Je vous supplie de vouloir bien remettre vous-même, à la première vue, ce projet de lettres à M. le comte de Maurepas.

Comme je suis devenu un marchand de temps, et que cette marchandise est précieuse, j'en perds le moins que je puis. Et comme votre médiation m'est toujours infiniment chère, la première chose qui me tombe à l'esprit, est de vous prier d'accélérer, en remettant ce mémoire à M. de M..., l'inestimable effet de ses bontés et des vôtres.

M. de Saint-Germain à voir,

L'artillerie à décider,

L'ambassadeur d'Espagne à soutirer,

Et votre serviteur à constamment protéger.

 

Paris, ce 26 juillet 1776.

Monsieur le comte,

Ce n'est manque ni de désir ni de besoin, si je n'ai pas eu le plaisir de vous présenter mes devoirs ces jours derniers. Mais je suis arrêté par le pointillage de M. le garde des sceaux sur les formes, et les difficultés qu'on m'oppose sont les têtes de l'hydre. On ennuie M. de Maurepas, on lasse sa bonne volonté à force d'obstacles, et moi je souffre et suis sans état. Demain, je crois pouvoir lui porter une consultation d'avocats sur un objet qui n'en avait nul besoin, une déclaration du roi formelle sur un point que l'on me conteste comme inusité, et une nouvelle forme de lettres patentes, quoique celle que j'ai déjà portée ait été faite sous les yeux du premier jurisconsulte. Cela ne finit. La reconnaissance rend toutes mes nuits blanches et laborieuses. La multitude des affaires dévore et au delà le temps des journées que le chagrin et la contradiction rendent plus fatigantes.

Que le mal se fait vite et le bien avec lenteur ! On détruit mon juste espoir quatre fois par semaine, et il y a près de deux mois que je ne puis parvenir à me procurer de bons ordres pour nos ports de mer. Pendant dix jours que j'ai été à Bordeaux, j'ai perdu à Paris deux procès considérables ; et il y en a cent que je travaille à mettre en train une entreprise essentielle que tout semble refuser à mon zèle pour le service du roi. Patience !

Autre sottise ! Ne veulent-ils pas, au contrôle général, supprimer la caisse d'escompte avant qu'elle soit ouverte ? C'est une honte qu'un bon esprit, qu'un bon Français ne peut souffrir sans indignation ! Cela peut faire grand tort à M. de Maurepas. Je le lui écris fortement aujourd'hui ; et pour remplir, sur tous les points, l'engagement secret que j'ai pris avec vous, monsieur le comte, de penser tout haut en votre présence, je confie à votre bonne judiciaire les réflexions rapides que cette nouvelle m'a suggérées. Levez un côté de l'enveloppe, lisez ma lettre et mettez un peu de cire sous ce côté avant de la faire parvenir à M. de Maurepas. Ensuite, ayez la vertu de mettre avec lui la conversation sur cet objet, et tonnez, si vous êtes de mon avis, contre l'infamie qu'on prépare aujourd'hui. Vos réflexions auront plus de force encore que les miennes. Joignons-nous pour l'empêcher de céder sur un point qui intéresse l'Etat et lui-même.

Ma confiance en vos lumières et mon attachement respectueux pour votre personne sont sans bornes, c'est avec ces sentiments que j'entends sans cesse m'acquitter envers vous.

Faites passer, je vous prie, ma lettre à M. de Maurepas sitôt que vous l'aurez lue.

J'espère être assez heureux pour vous rendre mes devoirs demain samedi.

 

Paris, ce 13 août 1776.

Monsieur le comte,

M. Deane[3] m'a prévenu hier au soir que son correspondant de Londres lui mande que le ministère anglais sait fort bien qu'il est à Paris, et qu'il est parti des ordres exprès à milord Stormont de vous faire de vives représentations à son égard. Son correspondant l'avertit que les papiers publics de Londres le font parler, lui Deane, sur ses prétendues relations avec le ministère français, etc.

M. Deane ajoute qu'il a un espion à ses trousses, qui ne le quitte pas ici ; mais il vous supplie, si quelque chose de ces papiers anglais vous revenait, de ne pas croire qu'il ait jamais donné lieu à ces propos par la moindre légèreté. Il m'assure qu'il n'ouvre jamais ici la bouche devant les Anglais qu'il rencontre. Il en faut conclure qu'il est l'homme de France le plus silencieux, car je le défie de dire six mots de suite devant les Français.

On lui mande aussi que milord Rochefort est parti pour Paris. Il le croit même arrivé d'hier ou d'avant-hier. Je vais faire chercher son adresse, fort pressé que je suis de savoir quelle est la commission dont il est probablement chargé. — Attendez-vous donc, monsieur le comte, aux remontrances du très-sincère milord Stormont. Je ne suis nullement inquiet de la réponse.

J'oubliai, avant-hier au soir, en quittant M. le comte de Maurepas à neuf heures et demie, d'aller vous prier, de sa part, d'écrire au contrôleur général, que si son ordre secret n'était pas parti pour les ports, il le retînt. Puisque M. de Sartines y envoie un exprès, il est inutile de multiplier les confidences.

Je vous rends grâces de ce que je ne vais pas faire cette course fatigante moi-même. M. de Maurepas me dit que cela venait d'être arrangé entre vous. J'ai des affaires si instantes à Paris, et elles vont tellement à rebrousse-poil dès que je les quitte, que je ne puis que vous remercier du fond du cœur de m'avoir évité le désagrément de les abandonner au fort de leur crise.

Jamais je n'ai vu M. le comte de Maurepas aussi gai qu'il l'était en sortant du conseil. Cela me parut d'un augure charmant. Que Dieu vous conserve, lui dis-je, ce vert courage, monsieur le comte, et battez ce fer-là pendant qu'il étincelle ! C'est là ce qu'on appelle de bonne besogne. Ce n'était pas de celle du conseil que je lui parlais ; mais de celle dont il m'avait entretenu le matin.

Il me paraît absolument dans les dispositions où vous l'avez tant désiré. Allons donc ! Si tout n'est pas bien, tout n'est pas mal non plus, et c'est la devise que j'ai envie d'adopter désormais.

Recevez les vifs témoignages de ma reconnaissance, et daignez ne pas oublier mes pauvres canons de bronze.

B.

Je reçois à l'instant la lettre pour M. de Clugni et celle dont vous m'honorez. J'envoie chez M. Deane. Je l'aurai dans une heure chez moi. Si M. de Clugni est à Paris, et que j'aie à le voir, cela sera fait aujourd'hui ; et s'il faut partir pour Bordeaux malgré ma répugnance, aussitôt que mes lettres patentes seront enregistrées, je monte en chaise. Avec du secret, du courage et de la célérité, il n'y a rien dont on ne vienne à bout en politique.

Je vous supplie de solliciter auprès de M. le comte de Maurepas la prompte expédition de ces lettres patentes.

 

Vendredi 16 août 1776.

Monsieur le comte,

Vous pouvez être surpris de n'avoir point de mes nouvelles, depuis les deux dernières lettres dont vous m'avez honoré. La seule raison de mon retard est de n'avoir pu trouver une heure pour remplir ce devoir. Les travaux de la ville et du cabinet se sont succédé avec tant de rapidité, qu'ils m'en font perdre haleine.

Voilà vos lettres et copies relatives à l'ambassadeur d'Espagne que je vous envoie. — Affaire finie. — Plus, la lettre et la note de M. le comte de Saint-Germain. J'ai vu le contrôleur général, les fermiers généraux, M. Deane ; tout est arrangé. M. Deane est persuadé que les vaisseaux en question n'arrivent que pour lui remettre des fonds par la vente de leur salaison.

Un nouveau député de Maryland, et son ami, vient d'arriver de Hollande. Il me l'a bien vite amené. Ces messieurs font partir de Paris un courrier par Bordeaux, pour le Congrès, dans une chaloupe excellente voilière. Nous sommes d'accord sur le traitement d'un officier général d'artillerie et de génie, et de tous les lieutenants ou gens destinés et nécessaires à ce service. C'est le fruit de plusieurs conférences chez moi entre eux et M. du C...

Pour résultat, les deux députés, l'artilleur et le courrier dînent demain chez moi. Chacun y apportera le travail qu'il a fait pour le Congrès : les uns, leurs dépêches ; l'autre, les assurances de son départ avec les officiers qu'il emmène ; moi, la lettre renfermant tout le plan du commerce actif, réciproque et perpétuel de la maison Hortalez avec le Congrès, d'une écriture qui n'est pas la mienne. Enfin, le courrier se mettra bien dans la tête l'esprit de tout ce qu'il emporte, afin qu'en cas de nécessité de tout jeter à la mer dans la traversée, il puisse au moins remplir verbalement sa commission à son arrivée.

Arrêté que tous les vaisseaux venant d'Amérique dans nos ports seront adressés à la maison Hortalez, et que les cargaisons demandées par cette maison seront préférées à toute autre.

Je vous porterai la copie de ma lettre au Congrès. Une chose assez étonnante est que ni M. Deane ni moi, n'ayons reçu aucune nouvelle directe de ces cinq vaisseaux, quoique j'aie une lettre du 10 août, de Bordeaux, qui m'annonce que trois vaisseaux américains sont au port, que deux arment en guerre, et que le troisième est indécis comment il chargera. Ils attendent, dit-on, des vaisseaux partis après eux de la Nouvelle-Londres, mais dont on n'a encore nulle nouvelle. Par quelle voie donc M. le comte de Maurepas a-t-il reçu la sienne ?

J'aurai l'honneur de vous envoyer au plus tôt mes lettres de demande pour l'artillerie, adressées à M. le comte de Saint-Germain. Il sera nécessaire que je confère avec ce ministre pour les détails, et surtout pour une demande de fusils de Charleville, à charge de remplacement, que j'ai à lui faire. Mes lettres de demande d'artillerie ne partiront que quand j'aurai bien assis ce que je désire et les lieux où je veux les prendre : Strasbourg et Metz sont si loin qu'il n'y a que la Hollande qui puisse les recevoir, et le Rhin les porter. Du reste, je m'entendrai avec le fournisseur général des voitures et convois d'artillerie pour l'extraction.

J'ai rendez-vous ce matin avec M. de la Porte pour les sabres. Mais tant de choses qui doivent marcher ensemble, sans compter les manufactures de draps et toiles, me forcent à prendre de nouveaux travailleurs. Cette affaire politico-commerçante va devenir immense, et je me noyerais dans les détails, moi et le peu de commis que j'ai employés jusqu'à présent, si je ne prenais promptement des aides. Les uns voyageront, les autres résideront aux ports, aux manufactures, etc. j'ai promis du tabac à la ferme générale, et j'en demande aux Américains. Leurs chanvres me seront d'un assez bon débit. Enfin je commence à voir clair en mes affaires.

La seule où je ne voie goutte est celle de ces fatales lettres patentes, dont je n'pi vent ni nouvelle, quoique juges, avocats, amis, parents, gazetiers même, s'empressent à venir me demander si tout cela n'est encore qu'un faux bruit. En trois jours, ils m'ont bâclé le procès qui me tuait au conseil, et, depuis six semaines, je ne puis parvenir à avoir la première pièce nécessaire au procès de ma résurrection ! M. de Maurepas me dit toutes les fois qu'il me voit : Cela est fait, tout est fini. Dimanche ces lettres, disait-on, étaient chez M. Amelot à l'expédition, je devais les avoir mardi ; voilà vendredi arrivé, mais ces lettres ne le sont pas. A la fin du Parlement, ce retard de trois jours me fait perdre trois mois, à cause des vacances.

Je n'ai point d'humeur, mais beaucoup de chagrin de voir toujours mon état équivoque et son retour incertain.

 

Le vendredi 29 août 1776.

Monsieur le comte,

J'ai l'honneur de vous envoyer l'extrait de la dernière lettre que j'ai reçue de Bordeaux. La nouvelle des cinq vaisseaux chargés de morues est fausse. Je vous prie de vouloir bien communiquer mon extrait à M. le comte de Maurepas.

Je joins ici un paquet que je n'ai pas voulu confier à la poste hier matin, non parce qu'il contient pour cent mille francs de lettres de change, j'y en mets tous les jours de pareilles ; avec mon endossement cela ne court aucun risque de vol ; mais parce que j'y ai joint pour six cents louis de billets de banque qui sont effets au porteur et de bonne prise pour qui les vole.

Je vous aurai une vraie obligation de faire recommander ce paquet à M. Garnier pour qu'il le fasse tenir sûrement à M. Vannek. Mon secrétaire est enfin arrivé de Londres, et nous bavardons aussi rapidement, M. Deane et moi, que notre curiosité réciproque nous y invite.

Cette cruelle folle de d'Éon fait encore des siennes à Londres. Mais comme son fourbe beau-frère lui a dissimulé une partie de nos mécontentements, je prends le parti, moi, de vous présenter dimanche le plus honnête Genevois établi à Londres, et joaillier du roi qui l'honore de sa particulière amitié. Je serai bien aise que vous daigniez vous expliquer un peu devant lui, tant parce qu'ayant servi de père à cette extravagante, il peut m'aider à la ramener à la raison, que parce qu'il n'est pas sans importance qu'il connaisse bien le dédain qu'on fait ici des ridicules prétentions de cette femme.

Il ne manquera pas d'en parler au roi d'Angleterre, et cela fixera l'opinion de ce prince sur l'héroïne. Vous m'entendez très-certainement. Le tout consiste aujourd'hui à lui enlever de toutes manières la fausse importance à laquelle elle prétend en Angleterre.

Surtout, monsieur le comte, n'oubliez pas, sur l'effet qu'a produit sur vous l'ingratitude de cette femme à mon égard, d'endoctriner un peu mon Genevois. Son beau-frère ne lui a pas touché le mot de tout cela, ou bien ils sont de si mauvaise foi qu'ils n'en ont pas dit un mot à cet honnête homme.

En voilà trop pour si peu de chose. Je vous prie de me pardonner, et de me conserver votre bienveillance,

BEAUMARCHAIS.

 

Paris, le 1er janvier 1777[4].

Monsieur le comte,

Il est impossible d'être aussi touché de vos bontés, sans l'être beaucoup des apparences de votre refroidissement. Je me suis bien examiné, je sens que je ne le mérite point. Eh ! comment pourriez-vous savoir que j'ai poussé mon zèle trop loin, si vous n'entrez pas d'avance avec moi dans le détail de ce que j'ai fait et dû faire ?

A mon âge, substituer de l'ardeur à la prévoyante activité, serait la plus grande faute en politique. Quand vous m'aurez plus employé, monsieur le comte, vous vous convaincrez que la première chose à faire, pour se tranquilliser sur mes opérations, est toujours de m'interroger sur les faits et leurs motifs. Le grand usage des hommes et l'habitude du malheur m'ont donné cette prudence inquiète, qui fait penser à tout et diriger les choses suivant le caractère timide ou courageux de ceux pour qui je les fais. Mais ce même usage des hommes m'a appris aussi que le seul crime des honnêtes gens est la prévention, dont les esprits les plus éclairés ne se garantissent pas toujours. Dans le pays où vous vivez, on n'oublie rien pour en créer sans cesse de nouvelles contre les gens qui se rendent utiles. N'oubliez donc pas, monsieur le comte, que le vent qui semble m'éloigner du tourbillon des noirceurs vous y enveloppe de plus en plus, et qu'en ce pays d'intrigues, un bon serviteur un peu éclairé vaut mieux à conserver, que vingt amis de cour à ménager.

Notre grande affaire s'égare un peu. Pendant que nous bataillons sur les accessoires, je vous assure qu'on profite autant qu'on peut de notre indolence pour entamer le principal. Les ennemis de l'administration et ceux de l'État font des efforts égaux pour éteindre dans nos amis l'espoir de l'utilité qu'ils attendent de nous. Je le vois avec douleur ; et dans peu de semaines, il ne sera plus temps de vouloir y remédier.

Pensez-y, monsieur le comte ! J'irai demain au soir en prévenir M. de Maurepas ; et si, sur les huit heures, votre porte ne m'est pas fermée, j'irai vous remettre l'état des fonds employés et les reliquats de l'affaire d'Eon.

Le renouvellement de l'année n'ajoute rien à mes sentiments respectueux ; ils sont inviolables comme ma reconnaissance.

 

DÉPÊCHE SUR LES RELATIONS COMMERCIALES DE LA FRANCE AVEC LES ÉTATS-UNIS DEVENUS LIBRES

Pour vous seul, je vous prie.

Le 7 mars 1783.

Monsieur le comte,

En adressant ces observations à mon maître, j'entends moins lui présenter un mémoire en faveur des négociants américains, que le résumé de toutes les réflexions d'un Français sur les plaintes qu'ils désirent que je lui communique de leur part.

Depuis le traité d'union de la France avec les treize Etats-Unis, plusieurs particuliers Américains ont fondé des maisons de commerce à Bordeaux, à Nantes, à Lorient et dans les autres ports de France.

Il est à ma connaissance aussi que, dans la dernière année 1782, ces maisons ont exporté de France en Amérique pour plus de 35 millions de lainages, .toiles, marchandises ou denrées du royaume ; et cela est d'une grande considération pour ce qui va suivre.

Depuis les bruits de paix, il est entré dans ces ports environ trente-huit navires américains chargés de tabac. Comme il n'y a qu'un seul exploiteur de cette denrée en France — la ferme générale —, ces négociants étrangers se sont adressés à elle pour la lui offrir. Mais quelques efforts qu'ils aient faits auprès d'elle, ils n'ont pu en obtenir aucune réponse. Plusieurs ont déjà fait rembarquer les tabacs, qu'ils avaient emmagasinés sous la clé des fermiers ; les autres capitaines, lassés d'attendre l'ouverture d'un marché qui ne s'ouvre point, ont gardé leurs tabacs à bord, et profitent des premiers passeports pour courir bien vite à Londres, Amsterdam et autres ports étrangers, traiter de la denrée dont ils n'qnt pu se défaire en France à aucun prix. Quelques-uns sont déjà repartis. Les autres vont le faire à l'instant. Plusieurs maisons américaines établies à Lorient et autres villes, suivent le sort de ces vaisseaux et vont aussi se déplacer.

Si l'on répand que ces capitaines américains, au lieu de quitter nos ports, peuvent aussi bien vendre leurs tabacs à des négociants français qu'aux fermiers généraux, qui sont libres d'acheter leur provision, où, comment et quand bon leur semble, la réplique est bien simple, et ce n'est pas un Américain qui la fait. C'est moi, sujet du roi, bon Français, et triste observateur des suites de ce qui se passe aujourd'hui.

Le négociant français ne peut acheter du tabac aux Américains, que pour le revendre aux fermiers du roi, ou pour l'exporter chez l'étranger. Mais si les fermiers n'en veulent pas même acheter de la première main aux Américains, en achèteront-ils de la seconde main aux Français qui devront y gagner leurs frais de garde, leurs avances et leurs bénéfices.

Il faudra donc que ces Français acheteurs cherchent à revendre le tabac d'Amérique aux étrangers. Mais les étrangers, par la concurrence qu'ils établissent avec nous aujourd'hui dans le commerce de l'Amérique, préféreront toujours de recevoir le tabac des Américains en droiture à le tirer de France, où il sera renchéri du bénéfice que doit y faire le vendeur, et de tous les frais de débarquement, magasinage, rechargement et nouveau fret d'exportation. D'où il suit que les Américains, dégoûtés dès l'abord de venir présenter leurs tabacs dans les ports de France, où on le refuse, vont tourner leurs vues et leur commerce vers les lieux où on les appelle, et où ils pourront se flatter d'échanger facilement cette denrée. C'est ce qu'ils font déjà quoique avec regret, puisqu'ils se plaignent d'y être obligés. Mais quand la nouvelle du rembarquement des tabacs va se répandre en Amérique, il s'élèvera un cri général contre nos ports et notre commerce, et aucun navire américain ne sera plus expédié pour France.

Si ce n'est pas un grand avantage pour nous d'attirer dans nos ports tout le commerce continental, ma réflexion est sans force ou porte à faux. Mais si le but des secours donnés, à si grands frais, à l'Amérique, pour l'aider à conquérir sa liberté, n'a été que de ravir aux Anglais leur plus magnifique possession, pour l'acquérir en quelque sorte à la France par un commerce de préférence, il faut donc, en effet, que des facilités de toute nature, offertes à ce nouveau peuple, puissent l'attirer dans nos ports ; telles qu'un lieu d'entrepôt et de franchise, où ils se plaisent à faire commodément leurs échanges ; telles que l'espoir de vendre aux fermiers généraux l'approvisionnement intérieur du royaume, ou même à nos négociants, etc., etc.

Mais ils ont le port de Bayonne, où la franchise qu'ils désirent est établie par eux. Soyons vrai, la franchise de Bayonne est d'une telle nullité pour les Américains, qu'on pourrait regarder cette prétendue facilité comme une moquerie, s'il n'y avait aucun moyen de la transporter ailleurs.

Le port de Bayonne est à la plus stérile extrémité du royaume, éloigné de toutes les manufactures, sans presque de chemins pour y arriver de l'intérieur, et d'une telle difficulté pour y entrer, qu'il est impossible qu'une grande quantité de vaisseaux ne périsse pas à la côte en y cherchant refuge, dans les gros temps si fréquents au golfe de Gascogne.

De plus, j'ai la fâcheuse expérience que les navires y attendent souvent plus de trois mois le moment favorable d'en sortir. Le port est donc de toute inutilité pour attirer chez nous le commerce d'Amérique ; il en est plutôt le repoussoir ; et cette franchise illusoire est un des plus forts objets de ces plaintes que présentent au ministre, par ma voix, les négociants américains.

C'est Lorient qu'il faudrait, il est déjà l'entrepôt de l'Inde, ou Port-Louis qui en est tout proche, ou Morlaix, ou tel autre port, qui tous se présentent avant la navigation orageuse de la Manche, et invitent le voyageur fatigué de la traversée à s'y jeter de préférence.

Voilà les ports qui pourraient servir d'un entrepôt utile à ce commerce, et non Bayonne, où pas un navire américain ne sera tenté d'aller chercher souvent la mort, en y entrant, et toujours une prison pour en sortir, et c'est ce qu'ils m'ont dit.

Si, pour s'étourdir sur ces plaintes, on pensait que les Américains trouveront toujours assez d'attrait en France, pour en préférer les ports, parce qu'ils y enlèveront de la première main nos vins, eaux-de-vie, et les produits de nos manufactures, qu'ils ne peuvent se procurer chez l'étranger que de la seconde main, qu'on daigne réfléchir qu'en leur ôtant tout moyen de nous vendre, on leur ôte aussi tout moyen de nous acheter. C'est là le premier point. Et qu'excepté nos toiles qu'ils recherchent, ils préfèrent encore les lainages anglais et leur quincaillerie : que nos vins de Bordeaux, de Cahors, de Languedoc et du Rhône, ne sont pas encore en usage chez eux, et que pour leur en inspirer le goût, de façon qu'ils cessent d'aller chercher les vins d'Oporto, de Madère et ceux d'Espagne qui sont toujours à bas prix, il faut leur offrir en France des facilités de tout genre et des moyens d'échange qui les accoutument à nos fournissements.

Que si l'on croyait qu'il revient au même pour nous de leur porter nos denrées, et de les échanger chez eux contre les leurs, on tomberait dans une erreur encore plus funeste. Car, de toutes les nations du monde, la nôtre étant celle qui navigue à plus grands frais, elle perd toujours par la cherté de son charrois, l'avantage qu'elle a de porter aux marchés étrangers ses objets de la première main ; et les Anglais, surtout les Hollandais, retrouveront bien au delà, dans l'économie de leur navigation, de quoi balancer la différence de n'offrir aux Américains les mêmes objets que de la seconde main ; d'où il résultera bientôt que nous ne les porterons plus du tout.

Mais en supposant seulement la concurrence et l'égalité du prix entre nous et les étrangers porteurs de leurs denrées au continent, n'est-il pas certain que c'est l'Amérique alors, et non la France, qui s'enrichit d'un échange de denrées fait à Charlestown, Philadelphie, York ou Boston, au lieu de se faire à Lorient, Nantes et Bordeaux. Loin de voir s'établir en France des maisons américaines, il s'établira des maisons françaises en Amérique, et la-balance du profit étant toujours en faveur de l'endroit où se fait le marché, ce n'est plus attirer avec fruit le commerce américain chez nous, c'est porter, et même en concurrence, notre commerce avec perte en Amérique.

D'où j'oserais conclure que, de quelque nature que soient les plaintes des négociants américains, il faut, suivant le bon esprit et la réponse que j'ai reçue de vous, monsieur le comte, leur donner entière satisfaction, fût-ce en faisant des sacrifices.

Ils désirent un autre port de franchise que Bayonne ; il peut être important de le leur accorder très-près de la Manche, et c'est même la plus douce manière d'intercepter tout navire qui voudrait y entrer, et porter à d'autres nations, sous nos yeux, la préférence d'un commerce que nous avons payé si cher.

S'ils proposent leurs tabacs aux fermiers généraux, il ne faut pas non plus que le seul pourvoyeur du royaume réponde dédaigneusement à leurs offres : Nous n'avons besoin de rien, et nous avons tout ce qu'il nous faut, ou même qu'il ne réponde pas du tout.

On ne manquera sûrement pas de vous dire, que la ferme n'usant pour la consommation du royaume qu'environ 20 millions de livres de tabac par an — ce qui est faux, par parenthèse —, et n'achetant annuellement 'que pour 6 ou 7 millions tournois de cette denrée au plus fort prix, il n'y a pas là de quoi fournir à l'échange de tous les objets que les Américains doivent ou peuvent tirer de la France, et que c'est se moquer que de faire dépendre aujourd'hui l'aliment général d'un grand commerce, d'un aussi modique objet d'échange, et de vouloir asservir les fermiers à préférer le tabac d'Amérique à celui d'Europe, puisqu'il doit entrer pour si peu dans la balance de ce commerce.

Voici ma réponse, et je vous supplie, monsieur le comte, de la peser bien mûrement vous seul. Elle ne serait pas saisie par un administrateur enfoncé dans la routine intérieure des affaires, ou par un intendant tiré de la robe et peu au fait des grands motifs qui remuent les nations.

Je la présente à l'homme d'Etat le plus éclairé que je connaisse et je ne crains point de n'être pas entendu.

Le tabac de l'Amérique est le prétexte ; l'or de l'Espagne et le plus haut change du monde est la chose. Et voici le mot de l'énigme :

Avant la séparation de l'Amérique et de l'Angleterre, les Américains fournissaient à l'Espagne, au Portugal, aux îles du Cap-Vert, aux Açores, etc., tous les blés et les salaisons qui s'y consomment ; et comme il n'y a presque nul autre objet d'échange en Espagne et dans ses colonies, que de l'or, les Américains forcés de se pourvoir en Angleterre de tous les objets de premier besoin, y revenaient verser cet or ; et je sais très-positivement qu'il entrait en Angleterre au moins 50 millions tournois en piastres d'Espagne, chaque année, du commerce des Américains avec la nation du Sud. Cette connaissance est une des considérations qui m'ait le plus frappé, lorsque j'ai cherché l'importance qu'il y avait d'ôter l'Amérique à l'Angleterre, et de nous emparer de son commerce. Et cette réversion à notre profit vous avait, monsieur le comte, excessivement frappé vous-même, je ne l'ai pas oublié.

Aujourd'hui que les Anglais ne peuvent plus forcer les Américains de se pourvoir exclusivement chez eux, et qu'ils n'ont d'autre moyen de les y engager, que de leur présenter le plus d'attraits possibles ; Aujourd'hui que tout l'interlope des Indes espagnoles va se faire parles Américains qui sont libres, grands navigateurs, très-économes et bien plus près des Indes que les marins européens ; ce commerce qui faisait entrer en Angleterre 50 millions en piastres, chaque année, se montera bientôt à plus de 100 millions. Or, ces 100 millions passeront en entier au peuple adroit qui aura trouvé le meilleur secret d'engager de préférence les Américains à se pourvoir chez lui, de tous les objets de leurs besoins ; et je sais aussi très-positivement que le ministère anglais a donné les ordres secrets les plus précis, pour qu'on levât tous les obstacles et toutes les difficultés douanières, fiscales, ou autres, qui pourraient gêner le commerce américain, et pour qu'on empêchât, surtout dans les commencements, qu'ils eussent aucune plainte à former propre à les éloigner des ports d'Angleterre.

J'ai moi-même reçu des lettres où les négociants anglais cherchent à me faire sentir l'avantage qu'il y aurait pour moi d'adresser tous mes vaisseaux venant d'Amérique en droiture à Londres, au lieu de les faire arriver en France. On ne néglige rien dans ce pays-là pour le plus grand bien du commerce.

Or, la balance de cet immense commerce devant être longtemps formée avec de l'or par les Américains qui ne peuvent fournir à la France et à l'Angleterre ni blé, ni salaisons, en retour de leurs marchandises. tout l'or du commerce ouvert et même de celui de l'interlope entre eux et les Espagnols, qui formera désormais cette balance, tournera donc au profit de celle des deux nations, anglaise ou française, qui aura su le mieux attirer et conserver les Américains dans ses ports.

Tel est le grand, l'important, le secret véhicule de la protection et des facilités que je demande aujourd'hui pour le commerce américain. Mais tant de choses sont vicieuses dans la forme actuelle de notre administration sur le commerce, et malheureusement les gens qui s'en mêlent en France, s'y entendent si mal, qu'on pourrait dire avec vérité, devant vous qui le savez si bien, que presque toutes les lois, ordonnances ou règlements en usage sur les manufactures et le commerce du royaume, y sont absolument contraires à leur but, et destructives du grand objet de nos succès.

Vous savez bien aussi la distinction que je fais entre les commerçants et le commerce. Ils sont chez nous petits, mesquins, agioteurs et point négociants. Mais le commerce en masse est un grand corps composé de tout ce qui nous amène, étranger ou Français, les richesses extérieures, en nous débarrassant du superflu de nos consommations. Et c'est cette masse entière qu'il s'agit de protéger, d'étendre et de vivifier. Nul ne le sent peut-être aussi vivement que moi, si ce n'est vous, monsieur le comte, à qui tout est connu, à qui je l'ai toujours entendu dire, et que j'ai vu si souvent soupirer après le remède qui se trouve aujourd'hui dans vos mains.

Mais ces grandes vues ne pourront être entamées, ni bien suivies, tant que vous n'aurez pas établi dans la tête et le cabinet d'un homme instruit qui vous entendra bien, et se fera bien entendre de vous, un point de salut intermédiaire entre les besoins toujours pressants du commerce, et la protection ou l'encouragement rapides que lui doit le gouvernement, lorsqu'il est éclairé sur ses vrais intérêts.

En voilà beaucoup pour une dépêche, et trop pour vous, homme juste et lumineux ; et quant aux moyens d'exécution, de réussite et de succès, ils appartiennent plutôt à des conférences particulières, où tout peut être débattu et réglé, qu'à cet écrit, où je ne me suis proposé que d'établir un grand intérêt d'État, et de vous soumettre avec respect la très-pressante utilité de s'en occuper essentiellement.

Vous pouvez être un peu surpris que ce ne soit pas les ambassadeurs américains qui vous parlent des plaintes de leurs commerçants ; la cause de ce silence est encore un objet qu'il vaut mieux dire à M. le comte de Vergennes en particulier, que de l'écrire au ministre du roi, dans une lettre exposée à passer dans d'autres mains que les siennes.

Je suis avec le plus respectueux dévouement, monsieur le comte,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

CARON DE BEAUMARCHAIS.

 

Ce mémoire de Beaumarchais avait suivi de peu de mois le traité de paix signé entre la France, les Etats-Unis et l'Angleterre. Mais le traité, qui fit la grandeur de la République américaine, ne fit point la fortune de Beaumarchais, dont le Congrès refusa de reconnaître les créances, sous prétexte qu'il avait agi, non pour son propre compte, mais pour celui du gouvernement français.

Nous ne croyons pouvoir mieux clore ces pages inédites de l'avocat ardent et du fournisseur imprudent des colonies anglaises insurgées, qu'en empruntant à son historiographe l'appel suprême adressé par lui à ses clients ingrats, douze ans plus tard, c'est-à-dire à une époque où il était proscrit et réfugié dans un grenier de Hambourg. C'est la morale à tirer de la carrière aventureuse de ce vif esprit qui, enivré par ses premiers succès, ne se contenta pas de la gloire acquise par lui dans les lettres, et se jeta, avec l'ardeur qu'il portait en toutes choses, dans la politique d'alcôve et la spéculation.

 

AU PEUPLE AMÉRICAIN TOUT ENTIER

Américains, je vous ai servis avec un zèle infatigable, je n'en ai reçu dans ma vie qu'amertume pour récompense et je meurs votre créancier. Souffrez donc qu'en mourant je vous lègue ma fille à doter avec ce que vous me devez. Peut-être qu'après moi, par d'autres injustices dont je ne puis plus me défendre, il ne lui restera rien au monde, et peut-être la Providence a-t-elle voulu lui ménager, par vos retards d'acquittement, une ressource après ma mort contre une infortune complète. Adoptez-la comme un digne enfant de l'État. Sa mère aussi malheureuse et ma veuve, sa mère vous la conduira. Qu'elle soit regardée chez vous comme la fille d'un citoyen ! Mais si, après ces derniers efforts, si, après tout ce qui vient d'être dit, contre toute apparence possible, je pouvais craindre encore que vous rejetiez ma demande ; si je pouvais craindre qu'à moi ou à mes héritiers vous refusiez des arbitres, désespéré, ruiné, tant en Europe que par vous, et votre pays étant le seul où je puisse sans honte tendre la main aux habitants, que me resterait-il à faire, sinon à supplier le Ciel de me rendre encore un moment de santé qui me permît le voyage d'Amérique ? Arrivé au milieu de vous, la tête et le corps affaiblis, hors d'état de soutenir mes droits, faudrait-il donc alors que, mes preuves à la main, je me fisse porter sur une escabelle à l'entrée de vos assemblées nationales, et que, tendant à tous le bonnet de la liberté, dont aucun homme plus que moi n'a contribué à vous orner le chef, je vous criasse : Américains, faites l'aumône à votre ami, dont les services accumulés n'ont eu que cette récompense. Date obolum Belisario.

PIERRE-AUGUSTIN, CARON DE BEAUMARCHAIS.

D'auprès Hambourg, ce 10 avril 1795.

 

FIN DES LETTRES INÉDITES DE BEAUMARCHAIS

 

 

 



[1] Le lord Rochefort avait été ambassadeur d'Angleterre à Madrid, où Beaumarchais l'avait connu. Il était grand amateur de littérature et de musique, et Beaumarchais a raconté qu'il chantait avec lui des duos. L'auteur du Barbier de Séville était devenu le favori de ce grand seigneur anglais, que, dans un Mémoire au roi Louis XVI, il a appelé son ami de quinze ans. En 1775, lord Rochefort devint ministre des affaires étrangères dans le cabinet dirigé par lord North, mais il fut remplacé à la fin de la même année. Il n'en resta pas moins un homme très influent, en raison de l'amitié que lui portait Georges III.

[2] Chargé d'affaires de France à Londres.

[3] Un des envoyés du gouvernement américain à Paris.

[4] Cette lettre a été publiée dans notre édition de 1836.