MÉMOIRES SUR LA CHEVALIÈRE D'ÉON

 

CHAPITRE NEUVIÈME.

 

 

Le chevalier cède en partie aux instances du duc de Nivernais. — Lettre de Louis XV. — L'homme et le monarque. — La griffe et la main. — Ordre de rappel du chevalier d'Éon. — Effet que produit sur lui cette disgrâce. — Une comédie. — Première scène, — Le bravache aventurier. — La provocation. — Deuxième scène chez milord Halifax. — Le billet d'honneur. — Le comte de Guerchy cherche à faire passer d'Éon pour fou.

 

Cependant, dit le chevalier d'Éon, une lettre touchante que je reçus du duc de Nivernais m'affecta vivement, et mon cœur en fut attendri, quelques raisons valables et nombreuses que j'eusse pour m'endurcir ce même cœur, je résolus de céder en partie. Je ne voulais pas laisser à mes ennemis le prétexte même de mon honorable et légitime résistance. J'étais bien aise, au contraire, en faisant tous les sacrifices, de dégager leur injustice des voiles dont elle s'entourait, et de la mettre tout à fait à découvert. J'écrivis donc au duc de Nivernais une lettre, dont je fis remettre en même temps copie au comte de Guerchy et au duc de Praslin.

J'attendais avec confiance l'effet de cette soumission à la volonté tyrannique de mes despotes, et j'espérais quelque modération de leur pudeur, si ce n'était de leur équité, quand un courrier, expédié tout exprès de Versailles, m'apporta le billet suivant écrit en entier de la main du roi.

AU CHEVALIER D'ÉON, MON MINISTRE PLÉNIPOTENTIAIRE A LONDRES

Versailles, le 4 octobre 1763.

Vous m'avez servi aussi utilement sous les habits de femme que sous ceux que vous portez actuellement. Reprenez-les de suite et retirez-vous dans la cité.

Je vous préviens que le roi a signé aujourd'hui, mais seulement avec la griffe, et non de sa main, l'ordre de vous faire rentrer en France ; mais je vous ordonne de rester en Angleterre, avec tous vos papiers, jusqu'à ce que je vous fasse parvenir mes instructions ultérieures.

Vous n'êtes point en sûreté dans votre hôtel, et vous trouveriez ici de puissants ennemis.

LOUIS.

A peine j'en eus achevé la lecture, que cette lettre me tomba des mains. Je venais d'entrevoir et de soupçonner, pour la première fois, l'étendue des malheurs qui me menaçaient. Qu'avais-je à espérer, en effet, de la fermeté d'un roi qui m'abandonnait quand je n'avais fait qu'obéir à ses ordres, et dont le courage n'avait consisté qu'à signer ma disgrâce avec sa griffe, au lieu de le faire avec sa main !...

 

Mme Campan eut connaissance de cette lettre bizarre et curieuse de Louis XV au chevalier d'Éon, qu'elle reproduit à peu près dans ses Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette, reine de France et de Navarre, déjà cités par nous.

Cependant, continue le chevalier d'Éon, ne pouvant adopter et digérer cette idée, qu'un roi subît une volonté étrangère et sacrifiât une personne qui lui était chère et dont il prenait en secret la défense, je me dis que cette signature avec griffe ne pouvait être qu'un acte de faiblesse momentanée, une concession à des circonstances nécessairement passagères, après lesquelles je serais d'autant plus justifié que j'étais plus injustement condamné. Cette pensée me donna confiance et espoir ; je repris ma gaîté, mon insouciance ordinaires, et je résolus de me conformer à tous les ordres du roi, dans quelque situation d'apparente défaite qu'ils me plaçassent. Je n'acceptai pas cependant cette espèce d'humiliation sans de grands combats et une vive révolte de mon honneur et de mon amour-propre, ces sentiments qui furent toujours si sensibles et si inflammables en moi ; mais je parvins à dompter mon cœur et à l'étreindre sous la chaîne de la nécessité. J'attendis donc mes ennemis avec résignation, me promettant bien pourtant de troubler, sinon d'empêcher leur victoire ; décidé à leur céder le terrain, mais pied à pied, pouce à pouce ; à leur faire payer cher, enfin, un triomphe après lequel je comptais bien avoir un jour ma revanche.

Enfin le 17 du même mois, l'ambassadeur dit extraordinaire arriva. Je me présentai à lui comme si je n'étais prévenu de rien. Il me reçut avec une politesse cafarde, et me demanda d'un ton patelin si je me repentais de lui avoir écrit la lettre du 25 septembre. Je lui répondis tranquillement : Non, monsieur, ma lettre n'était qu'une réplique, un peu vive peut-être, mais juste à votre attaque du 4 du même mois ; et si vous m'écriviez encore pareille épitre, je serais forcé de vous faire pareille réponse. — Allons, allons, je vois que vous êtes un peu mauvaise tête, mon cher monsieur d'Éon. Et il tira de sa poche mon ordre de rappel à griffe, patte, ou grillage, qu'il me mit entre les mains d'un air contrit, en m'exprimant ses regrets et en m'assurant encore de son amitié et de son dévouement. Je ne lui répondis que par un regard... et le saluant froidement, je me retirai, emportant avec moi le document officiel de ma disgrâce. En voici la teneur :

A M. LE CHEVALIER D'ÉON

Versailles, le 4 octobre 1763.

L'arrivée de l'ambassadeur du roi, monsieur, faisant cesser la commission que Sa Majesté vous avait donnée avec la qualité de son ministre plénipotentiaire, je vous envoie votre lettre de rappel que vous remettrez à Sa Majesté britannique, selon l'usage et le plus promptement qui vous sera possible ; vous trouverez ci-jointe la copie de cette lettre. Vous partirez de Londres aussitôt après votre audience, et vous vous rendrez tout de suite à Paris, d'où vous me donnerez avis de votre arrivée, et où vous attendrez les ordres que je vous adresserai, sans venir à la cour.

Je suis très-sincèrement, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

Le duc DE PRASLIN.

Quelque préparé que j'y fusse, la dureté de cette missive m'affecta malgré moi. Ils me rappelaient et me défendaient de venir à la cour ! Ils craignaient que je n'y portasse mes plaintes, et que je n'y dévoilasse le mystère d'iniquité dont j'étais la — victime ; car ils savaient qu'eux et moi nous avions là un juge ! Ils me frappaient et me bâillonnaient pour empêcher mes cris. Les lâches ! Voilà donc quelle était la récompense de tant de services et de tant de labeurs dont le prix ne m'était pas même encore payé !...

 

Quelque temps après, eut lieu un incident que le chevalier d'Éon raconte longuement dans ses Lettres et Mémoires. Vers la fin du mois d'août, un sieur de Vergy se présente chez lui comme compatriote arrivant de Paris et très-lié avec le comte de Guerchy. Il parut suspect au chevalier d'Éon, très-ombrageux de sa nature, qui lui demanda s'il avait des lettres d'introduction pour lui, et, sur sa réponse négative, le fit éconduire sans façon. L'ayant retrouvé, un dimanche d'octobre, dans le salon du comte de Guerchy, il raconta tout haut ce qui s'était passé à l'ambassadeur qui lui dit ne pas connaître plus que lui le sieur de Vergy. Cependant celui-ci resta dans le salon, et trois jours après, il fit dire au chevalier d'Éon qu'il serait le lendemain chez lui à dix heures précises et qu'il espérait qu'il s'y trouverait.

Le chevalier d'Éon parla, le soir, de ce cartel dans le salon de milord Halifax, ministre, chez lequel il avait dîné avec le comte de Guerchy et d'autres ambassadeurs. Après avoir conféré quelques minutes avec le comte de Guerchy et deux membres du cabinet anglais, milord Halifax vint prier le chevalier d'Éon de ne pas donner suite à cette affaire, et sur son refus poli, mais énergique, il lui déclara qu'il ne le laisserait pas sortir avant qu'il eût donné par écrit sa parole d'honneur de ne pas se battre avec M. de Vergy. Et il fit entrer les gardes armés qui occupaient les antichambres.

Le chevalier se récria contre ce procédé bizarre, en disant qu'il n'aurait jamais cru que le ministre plénipotentiaire de France se verrait prisonnier en Angleterre chez le secrétaire d'État. Mais rien n'y fit. Je ne signai, enfin, dit le chevalier d'Éon, que lorsque tous les soldats s'étant retirés, l'ambassadeur M. le comte de Guerchy me l'ordonna expressément, et qu'il eut lui-même signé le prétendu billet d'honneur, ainsi que les trois ministres d'État de Sa Majesté britannique.

Le lendemain, de Vergy s'étant présenté, en habit de combat, chez le chevalier d'Éon, celui-ci le reçut de telle façon et lui fit une telle peur, en lui montrant son sabre turc et ses pistolets d'ordonnance, que de Vergy consentit à signer, à son tour, un billet dans lequel il promettait, sur sa parole d'honneur, d'apporter, d'ici à quinze jours, de bonnes lettres de recommandation et de ne plus se présenter, d'ici-là, à l'ambassade de France.

Le chevalier d'Éon alla ensuite montrer cette pièce au comte de Guerchy qui lui dit qu'il s'en était tiré avec honneur ; mais le comte demandait en même temps à M. de la Rozière, parent de d'Éon, s'il ne s'était pas aperçu, comme lui, que son cousin avait, depuis quelque temps, des accès d'aliénation mentale.

De Vergy nous apprendra plus tard le secret de cette comédie tombée à plat par la couardise du pauvre diable chargé du principal rôle.