MÉMOIRES SUR LA CHEVALIÈRE D'ÉON

 

CHAPITRE CINQUIÈME.

 

 

Inaction de l'armée russe ; situation difficile des généraux. — Le grand-duc et la grande-duchesse se vendent. — Négociations officielles et texte du marché. — L'union de la France et de la Russie est sur le point d'être rompue pour un baptême. — Le marquis de L'Hospital appelle le chevalier d'Éon à son secours. — Troisième voyage du chevalier d'Éon, boiteux, à Saint-Pétersbourg. — Chute et arrestation de Bestuchef. — Circulaire russe annonçant cet événement à l'Europe.

 

Cependant les affaires de la coalition française, autrichienne et russe allaient fort mal...

Après être entré en campagne, s'être emparé de Mémel, avoir défait les Prussiens près de Gros-Jaëgersdorf, le feld-maréchal de l'armée russe, Apraxin, obéissant à Bestuchef, s'était replié vers la Courlande, et y avait tranquillement établi ses quartiers d'hiver... Vainqueur, il avait reculé devant sa victoire. Le généralissime russe, à vrai dire, était fort embarrassé dans cette guerre. Il s'y trouvait placé entre des ordres patents et des ordres secrets, les uns prescrivant constamment le contraire des autres. L'impératrice et Woronzow réclamaient à grands cris des batailles ; le grand-duc et Bestuchef n'en voulaient point ; ceux-là les disaient indispensables au salut de l'État et à la gloire de la patrie, ceux-ci les proclamaient désastreuses, déshonorantes et sacrilèges. Le feld-maréchal ne pouvait donc faire un mouvement sans mécontenter quelqu'un. Devant lui était sa souveraine régnante, derrière lui son souverain futur ; disgrâce dans le présent, ou disgrâce dans l'avenir : se heurter à l'un ou à l'autre de ces deux écueils, c'était risquer de s'y briser. C'est pourquoi Apraxin s'arrêta court, et resta tranquille dans son camp pour ne tomber dans aucun des précipices entr'ouverts sous ses pas.

Cette inaction était fatale à la cause de l'Autriche et de la France, et chacune de ces deux puissances résolut de la faire cesser. Plus intéressé que le cabinet de Versailles dans la question qui se débattait sur les champs de bataille, car elle était pour lui une question de vie ou de mort, le cabinet de Vienne avisa le premier aux moyens de désarmer cette hostilité sourde du grand-duc et de la grande-duchesse, plus nuisible à ses armes que l'hostilité acharnée de Frédéric. Disciples passés maîtres en l'art de Machiavel, découvrant un vice à la piste, le flairant, jusque sous l'habit d'un prince ou le manteau d'un roi, les ministres de Marie-Thérèse, après avoir étudié pied à pied le terrain qu'ils exploraient, trouvèrent enfin le joint qu'ils cherchaient. On ne pouvait attaquer ni Pierre, ni Catherine, ni Bestuchef par le fer, on les attaqua par l'or. Ne pouvant les combattre, on résolut de les acheter. La corruption, cette arme ordinaire des princes, fut employée contre des princes. et la corruption réussit.

Nous avons trouvé dans les archives des affaires étrangères, la copie authentique de ce curieux marché que la France et l'Autriche négocièrent en concurrence et presque à l'envi l'une de l'autre ; marché dans lequel une impératrice-reine et un roi se disputèrent la conscience d'un tzar et d'une tzarine à venir, mise par eux aux enchères.

DÉPÊCHE DE L'ABBÉ COMTE DE BERNIS, MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, AU MARQUIS DE L'HOSPITAL, A SAINT-PÉTERSBOURG.

Compiègne, le 17 juillet 1757.

Nous avons, monsieur, par plus d'une voie, des avis que le grand-duc et la grande-duchesse de Russie sont dans un grand besoin d'argent, et l'on nous a même fait des insinuations tendant à les aider secrètement de quelques sommes, ce que l'on assurait devoir les attacher à Sa Majesté et favoriser la réunion. Je sais de plus à n'en pouvoir douter que l'impératrice-reine a ordonné à M. le comte Esterhazy de négocier avec ce prince un traité de subsides, titre duquel elle croit devoir couvrir les secours qu'elle est dans l'intention de lui donner. Il importe, monsieur, que vous trouviez des moyens pour être informé exactement si ce besoin est tel qu'on le dit. C'est à votre prudence à les chercher, et si les confidents du grand-duc ou de la grande-duchesse vous tenaient quelque discours à ce sujet, loin de leur ôter l'espérance d'obtenir ces secours de Sa Majesté, vous devez leur faire entendre que, comptant sur leurs sentiments pour maintenir l'union si heureusement rétablie et sur leur déférence entière à ce qui peut être agréable à l'impératrice de Russie, le roi saisira avec empressement les occasions de leur donner des marques de son-amitié. Vous ne promettrez rien de positif, vous bornant à savoir à quoi pourrait monter la somme que l'on désirerait, et à dire que vous en rendrez compte. Si elle n'était pas excessive, je le représenterais à Sa Majesté et vous ferais passer ses ordres.

Ceci est un des points dont vous ne parlerez que dans les dépêches envoyées par des courriers.

L'abbé, comte DE BERNIS, ministre.

 

En marge est écrit : lu au conseil.

Mais il était déjà trop tard. L'Autriche avait devancé la France, et le marché couvert, suivant l'expression de l'abbé de Bernis, de l'apparence honorable et diplomatique d'un traité de subsides, avait été signé par les parties, deux jours avant la lettre même du ministre au marquis de L'Hospital.

CONVENTION FAITE ENTRE L'IMPÉRATRICE-REINE ET SON ALTESSE IMPÉRIALE M. LE GRAND-DUC DE RUSSIE

Savoir faisons à tous ceux qu'il appartient :

Sa Majesté impératrice-reine de Hongrie et de Bohême ayant jugé à propos, vu la crise des temps présents, d'entrer en négociation avec Son Altesse Impériale le grand-duc de Russie, duc régnant de Schleswig Holstein, pour les troupes holsteinoises, et pour s'assurer en outre de toute son assistance comme prince de l'empire ;

Son Altesse Impériale de son côté se trouvant très-disposée, tant en sa qualité de grand-duc de Russie qu'en celle de prince de l'empire, de mettre au jour ses sentiments d'amitié et patriotiques, et se prêtant en conséquence avec empressement à l'une et à l'autre de ces dites intentions ;

Les ministres plénipotentiaires autorisés à dresser l'acte d'une convention furent nommés, savoir :

De la part de Sa Majesté l'impératrice-reine, le comte Nicolas d'Esterhazy, et de la part de Son Altesse Impériale, Amadé-George-Henri, baron de Stambke ; lesquels, après avoir échangé leurs pleins pouvoirs respectifs, et après avoir conféré entre eux, sont convenus de ce qui suit :

1° Son Altesse Impériale le grand-duc s'engage non-seulement de tenir des troupes holsteinoises présentement existantes[1] sur un pied toujours complet, mais en même temps en un tel état que si Sa Majesté Impériale et Royale jugeait convenir aux circonstances de les prendre à sa solde et y convenir là-dessus ultérieurement avec Son Altesse Impériale, lesdites troupes puissent incessamment être employées à son service ;

2° Son Altesse Impériale s'engage en outre et s'oblige le plus solennellement de faire, à l'occasion des troubles survenus dans l'empire, tout ce qui déprendra d'elle pour observer les intérêts de Sa Majesté l'impératrice-reine, en sa qualité de co-État de l'empire, qu'elle regarde déjà sans cela, en sa qualité de grand-duc de Russie, comme communs et le plus étroitement resserrés par plusieurs traités ; d'ordonner à cette fin à ses ministres auprès de l'assemblée de l'empire et du cercle, de vivre dans une parfaite intelligence avec les ministres de Sa Majesté Impériale et Royale, et de leur prescrire comme un devoir essentiel et inaltérable de soutenir en toute occasion par les suffrages à donner les susdits intérêts de Sa Majesté Impériale et Royale.

3° En échange, et pour dédommager Son Altesse Impériale des frais que doit lui causer l'obligation de tenir ses troupes prêtes à marcher, Sa Majesté impératrice et reine s'engage et s'oblige par la présente de fournir à Son Altesse Impériale, à partir de la date de cette convention, un subside annuel de cent mille florins, ou cinquante mille écus de banque, en deux termes payables à Hambourg chaque six mois d'avance, de façon que le premier paiement se fera incessamment après l'échange des ratifications.

4° Cette convention restera dans toute sa force pendant le cours de la présente guerre et encore une année après la paix. Le terme expiré, il dépendra du bon plaisir des deux hautes parties contractantes de la rendre nulle ou bien de la prolonger à plusieurs autres années.

5° La présente convention, dont chacun des deux exemplaires a été signé de main propre par les deux ministres plénipotentiaires respectifs, et muni des cachets de leurs armes, sera ratifiée des deux hautes parties contractantes, et les ratifications seront échangées à Saint-Pétersbourg dans l'espace de deux mois au plus tard.

Fait à Saint-Pétersbourg, le 15 juillet 1757.

 

Ainsi pour de l'or, Pierre, qui depuis fut Pierre III, renia Frédéric de Prusse, dont il avait fait l'objet de son culte !. Pour de l'or, Catherine, qui depuis fut Catherine II, — partie prenante, sinon contractante au traité, — abritée derrière son mari contre la honte, comme plus tard elle s'abrita derrière Orloff contre le sang, vendit sa conscience à Marie-Thérèse dont elle était jalouse, qu'elle abhorrait ! Il y a dans cette particularité, irrévélée jusqu'ici, quelque chose qui fait mal. Ce nom de Catherine, grand jusque dans sa plus basse célébrité, poétisé jusque dans ses infamies, en reçoit je ne sais quelle souillure qui le décolore et le rapetisse. C'est une tache de boue au front d'une femme que la pensée entoure d'une auréole. L'esprit comprend certains forfaits des organisations exceptionnelles et n'en comprend pas certaines faiblesses. On est grand parfois dans le crime, on est toujours petit dans le vice. Nous nous expliquons mieux Catherine donnant des provinces entières, prodiguant des monceaux d'or et des millions d'esclaves à son favori Potemkin, que Catherine se vendant pour cinquante mille écus, sous le couvert légal de son mari, chef de la communauté, et recevant avec lui la charité d'une impératrice autrichienne.

Bestuchef résista à l'appât qui séduisit le prince ; mais il était déjà soudoyé par l'Angleterre, et fut assez noble en son infamie pour ne pas recevoir de deux mains. Il sut ainsi rendre sa vénalité presque honorable en lui donnant l'appui d'une mâle fermeté, et en l'élevant au niveau d'une apparente conviction.

Cette union de la Russie, de ses gouvernants et de ses princes, si longtemps, si laborieusement recherchée par la France, achetée par elle au prix de tant de peines et de tant d'or, faillit être compromise et brisée par un incident curieux qui est un de ces mille petits jours ouverts par la main de l'histoire sur l'époque dont nous parlons ; incident imperceptible et dont la frivolité même fit l'importance dans un temps, où les petites choses étaient devenues les grandes. Voici le fait : Le 16 septembre 1757, le marquis de L'Hospital adressa à M. l'abbé de Bernis une dépêche ainsi conçue[2] :

Monsieur le comte,

... M. le chevalier Douglass, qui va partir pour la France, aura l'honneur de vous rendre compte d'une idée que Sa Majesté Impériale la tzarine a eue à l'occasion de la grossesse de madame la grande-duchesse. C'est de proposer au roi de tenir avec elle sur les fonts de baptême l'enfant qui doit naître. M. de Woronzow est seul dans la confidence des intentions de Sa Majesté Impériale pour le baptême de l'enfant du grand-duc. Il m'a dit hier d'avoir l'honneur de vous en prévenir secrètement, afin de savoir d'avance si cette proposition serait agréable au roi. Je dois aussi avoir l'honneur de vous dire que lorsque l'impératrice confia son dessein au comte de Woronzow sur le baptême, il lui dit qu'elle pourrait choisir l'impératrice-reine pour marraine. Non, non, répondit-elle ; je ne veux que Louis XV et moi.

 

La lettre du marquis de L'Hospital jeta les ministres dans le plus vif embarras ; elle fut méditée, commentée, et l'on décida, conseil assemblé, que le roi ne devait pas en avoir connaissance. Aussi en marge de la dépêche originale est-il écrit en encre rouge : Lue au roi, moins le passage. Un peu plus tard cependant, l'épître entière, à ce qu'il paraît, fut remise sous les yeux de Louis XV. Quel avait donc été le motif du premier silence de ses ministres ? Quelle susceptibilité avaient-ils cru devoir ménager par leur étrange discrétion ? La réponse de l'abbé de Bernis au marquis de L'Hospital va nous l'apprendre[3].

Versailles, le 16 octobre 1757

A MONSIEUR LE MARQUIS DE L'HOSPITAL

Monsieur,

J'ai rendu compte au roi de la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 16 septembre de cette année, et qui contient le désir que l'impératrice de Russie a de nommer au baptême, avec Sa Majesté, l'enfant dont madame la grande-duchesse doit accoucher dans peu. La piété de Sa Majesté l'a toujours portée à ne point regarder comme une simple cérémonie les engagements que l'on prend en qualité de parrain, engagements qui obligent à veiller, autant qu'on le peut, à ce que l'enfant soit élevé dans la religion catholique. L'impératrice de Russie, le grand-duc et la grande-duchesse étant de là religion grecque, dans laquelle, par la loi du pays, l'enfant qui doit naître sera élevé, Sa Majesté se fait scrupule d'être parrain d'un enfant qui ne soit pas baptisé et qui ne doive pas être instruit dans la religion catholique ; elle l'a refusé à plusieurs princes qui le lui ont demandé. Par conséquent, quoiqu'elle désire faire connaître à l'Europe qu'elle est toujours dans les mêmes sentiments pour l'impératrice de Russie, et que la conduite du maréchal Apraxin n'y apporte aucun changement, elle ne peut consentir à ce que cette princesse souhaite. Si l'on vous en parle, monsieur, vous devez représenter ces raisons, et faire sentir que des principes de religion sont seuls cause de la peine que Sa Majesté sent à ne point contracter une liaison de plus avec l'impératrice de Russie.

Je suis, etc.

Le comte DE BERNIS.

P. S. Le plus prudent serait d'éluder cette demande, sans que l'impératrice de Russie pût en être blessée ; personne n'est plus capable que vous d'en imaginer le moyen.

 

Quel étrange homme que ce Louis XY ! Lui qui vingt fois par jour, à toute minute, à toute seconde, viole les plus saintes lois de la morale et de l'Église, qui foule aux pieds remords et pudeur, réprobation divine et humaine ; qui souille à la face de l'Europe et du monde son lit d'époux et son sceptre de roi, du contact impur des plus impures courtisanes ; qui encourage la prostitution et couronne l'adultère, le voilà se faisant scrupule d'être parrain d'un enfant qui ne sera pas baptisé et instruit dans la religion catholique !

Élisabeth fut piquée au vif. Elle avait fait de véritables avances à son frère bien-aimé ; en les voyant repoussées, la tzarine fut blessée dans ce que les femmes ont de plus sensible au monde, l'amour-propre. Louis XV et la cause dont il était un des représentants avaient perdu plus de moitié dans son cœur. Bestuchef se frotta les mains. Il croyait triompher !...

Un des premiers, le marquis de L'Hospital avait entrevu le changement de la tzarine. Il en comprit le danger pour les trois puissances alliées, et résolut de porter remède au mal avant qu'il eût fait plus de progrès. La désaffection va vite au cœur des femmes. Le vieux courtisan le sait, et afin d'opposer plus tôt une digue au torrent, il a l'idée d'appeler un auxiliaire.

Mon cher petit, mande-t-il au chevalier d'Éon, j'ai appris avec peine votre accident, et avec grand plaisir vos entrevues avec le Vieux et le Nouveau Testament[4]. Venez pratiquer l'Évangile avec nous, et comptez sur mon amitié et mon estime.

Le chevalier Douglass se joint à lui et écrit en même temps : Je vous embrasse aussi, mon cher Éclopé, et je souhaite que vous soyez parti avant la réception de cette lettre, pour vous rendre auprès de votre digne protecteur, qui aura pour vous des bontés de père, et vous sera un appui plus fort que ne pourraient l'être mille jambes. — Tout à vous.

Le chevalier d'Éon n'était point encore entièrement rétabli ; mais il dut l'être aussitôt l'invitation reçue : sa jambe guérie par ordre supérieur, il reprit le chemin de Saint-Pétersbourg. En apprenant son retour, Bestuchef eut comme un pressentiment de l'avenir. Il déclara au marquis de L'Hospital que le jeune d'Éon était un sujet dangereux et qu'il ne reverrait point personnellement avec plaisir, parce qu'il le savait capable de troubler l'empire.

L'ambassadeur français ne l'en appela que plus vite.

Quelques mois après l'arrivée du chevalier d'Éon, le 24 février 1758, Bestuchef, que ses succès d'un instant ont aveuglé, et à qui la confiance a fait perdre toute prudence, est arrêté en plein conseil par ordre de la tzarine. Ses papiers sont visités, et l'on y trouve une correspondance secrète avec Frédéric de Prusse, dans laquelle sont compromis les généraux russes Apraxin et Totleben. Ceux-ci sont arrêtés aussitôt à la tête de leur armée, et envoyés, avec le chancelier, au fond de la Sibérie, d'où Bestuchef ne reviendra que sous le règne de Catherine II. Il recouvrera sa liberté, mais non sa toute-puissance !...

Ainsi finit Bestuchef-Riumin, l'un des bras les plus nerveux qui aient tenu et dirigé les rênes de la Russie. Son pouvoir, agrandi et fortifié par le temps, s'était tellement implanté au sol moscovite et s'y enfonçait par tant de racines, qu'il paraissait inattaquable. C'était le chêne séculaire attaché à la terre qu'il domine de son ombrage. Le doigt d'un enfant et le souffle d'une femme renversèrent celui sur qui tant d'orages avaient passé sans lui faire seulement courber la tête !

Le monde retentit de la chute de Bestuchef. La nouvelle en fut rédigée en bulletins officiels et transmise en ces termes à tous les agents diplomatiques :

Note pour Son Excellence M. le marquis de L'Hospital, ambassadeur de France près la cour de Russie.

Il y a déjà quelque temps que l'impératrice a eu des raisons de se défier du chancelier Bestuchef-Riumin ; mais, entraînée par sa grandeur d'âme et son penchant naturel pour la clémence, elle s'est contentée jusqu'à présent d'épier ses démarches.

Enfin Sa Majesté a vu avec regret que ce n'a pas été sans fondement qu'elle avait soupçonné la fidélité de cet homme[5], vu qu'on a découvert quantité de crimes, d'intrigues, de machinations et d'autres actions noires, qui ne tendaient pas à moins qu'à léser Sa Majesté.

Plus il a oublié Dieu, son devoir, son serment de fidélité, et les grâces et bontés dont Sa Majesté Impériale l'a comblé, non qu'il les eût méritées, mais uniquement par un effet de sa clémence et de sa générosité, plus elle se voit réduite à la nécessité d'étouffer pour un instant les mouvements de sa grandeur d'âme naturelle, et, lassée d'une patience poussée à bout, de recourir enfin à la justice.

Pour cet effet, l'impératrice a ordonné de faire arrêter ledit Bestuchef-Riumin, ci-devant son chancelier, de le dépouiller de toutes ses charges et dignités, et de faire une perquisition de sa conduite et de celle de ses complices.

A Saint-Pétersbourg, le 15-26 février 1758.

 

Ces diverses notes étaient les billets de faire part annonçant aux rois de la terre le décès d'un géant, et il n'y manquait rien à la grandeur du défunt, pas même le coup de pied de l'envie.

Michel de Woronzow, le vice-chancelier, recueillit l'héritage de cette vaste déchéance. A dater de ce jour, la coalition réunie sous les drapeaux du traité de Versailles n'eut plus à vaincre que les flottes de l'Angleterre et les armées du roi de Prusse.

C'était trop de plus de moitié !

 

 

 



[1] C'est-à-dire une centaine de soldats manquant de tout.

[2] Archives des affaires étrangères.

[3] Archives des affaires étrangères.

[4] Nous ne savons à qui ces termes font allusion.

[5] De cet homme ! Ils appelaient ainsi celui devant lequel ils avaient tremblé pendant vingt ans !