MÉMOIRES SUR LA CHEVALIÈRE D'ÉON

 

CHAPITRE QUATRIÈME.

 

 

Élisabeth se réunit à la France et à l'Autriche. — Affaire de la note dite secrétissime. — Instructions du marquis de L'Hospital. — Lettre de M. Rouillé au chevalier Douglass. — Le chevalier d'Éon apporte à Versailles l'accession d'Élisabeth. — Testament politique laissé par Pierre Ier à ses successeurs. — Plan de domination universelle.

 

Le chevalier Douglass fut nommé par la cour de Versailles son chargé d'affaires en Russie. C'était un dédommagement de sa précédente promenade. Comme la première fois, le chevalier d'Éon lui fut adjoint, mais en homme, cette fois ; et pour donner une explication satisfaisante de sa ressemblance extraordinaire avec Mlle Lia de Beaumont, il suffit probablement de dire que le chevalier était le frère de Mlle Lia, restée en France. Cet arrangement concerté entre Louis XV, Mme de Pompadour et le prince de Conti, rencontra une difficulté presque insurmontable dans l'opposition du ministre des affaires étrangères. M. Rouillé, ignorant l'intrigue, refusa longtemps de contre-signer la nomination du chevalier d'Éon, qu'il ne connaissait pas, et il ne fallut rien moins que l'intervention directe et positive du roi pour vaincre l'obstination du ministre.

Cependant Élisabeth déclara publiquement qu'il lui plaisait de se réunir à la France et à l'Autriche ; ordonna que le traité conclu entre son premier ministre et le chevalier Williams fût déchiré, et que les 80.000 Russes rassemblés en Livonie et en Courlande, pour le service de l'Angleterre et de la Prusse, marchassent contre elles, en se joignant aux armées de Louis XV et de Marie-Thérèse !... Ce revirement imprévu de la Russie fut une espèce de changement à vue sur la scène politique du monde ; le parterre demeura ébahi devant la péripétie, et ne connut point ceux qui avaient composé la pièce et dirigé l'action.

Bestuchef, surpris, céda ; mais n'ayant pu empêcher sa défaite, il voulut neutraliser la victoire en semant la discorde parmi les vainqueurs : trop faible pour résister seul à leur marche, il espéra la retarder, et chercha partout des obstacles à jeter en travers du chemin.

En sollicitant l'accession de la Russie au traité de Versailles, les cours de France et d'Autriche avaient eu le projet de faire stipuler une exception à l'alliance générale, offensive et défensive, qu'elles allaient contracter avec le cabinet de Saint-Pétersbourg. Cette exception était relative à la Porte-Ottomane, que les deux puissances occidentales avaient pour alliée, et qu'elles se sentaient plutôt appelées à défendre contre la Russie, que la Russie contre elle. La conservation de l'empire turc était un des dogmes essentiels de la politique de cette époque. Louis XV et ses ministres avaient épousé cette croyance avec une conviction si grande, qu'elle était devenue une religion pour eux.

Bestuchef profita de l'occasion. Son œil perçant entrevit l'incompatibilité radicale d'avenir et d'intérêts entre les puissances qui allaient signer un contrat d'union. En face de notre amitié pour le Turc, il évoqua la vieille ambition moscovite qui, elle aussi, a son fanatisme et son évangile écrits dans ses intérêts. Bestuchef en déroula les saints préceptes sous les yeux d'Elisabeth, et l'intolérance de la conquête se dressa devant l'intolérance de la protection : toutes deux faillirent même en venir aux mains. Bestuchef triomphait ! Mais l'Autriche, pour qui les secours de la Russie étaient devenus indispensables, car le redoutable Frédéric s'était élancé sur elle, et déjà une partie de ses États se débattait entre les serres impitoyables de ses aigles victorieuses ; l'Autriche se décida à choisir de deux maux le moindre, et à sacrifier l'avenir au présent. Elle engagea son alliance à celle de la Russie, sans exception, et entraîna dans sa faiblesse le chevalier Douglass.

Plus ferme, ou moins exposée que celle de Vienne, la cour de Versailles refusa de ratifier le traité, et envoya le marquis de L'Hospital à Saint-Pétersbourg, avec le titre d'ambassadeur et les instructions qui suivent[1] :

INSTRUCTIONS AU MARQUIS DE L'HOSPITAL ALLANT A SAINT-PÉTERSBOURG.

Versailles, le 3 janvier 1757.

Un des principaux objets des négociations du sieur chevalier Douglass, chargé des affaires de Sa Majesté près l'impératrice de Russie, a été l'accession de cette princesse au traité de Versailles, conclu entre Sa Majesté et l'impératrice-reine. Lorsqu'il fut signé, des raisons, qu'il serait inutile d'expliquer ici, ne permirent pas d'y inscrire une clause d'exception en faveur de la Porte-Ottomane. Les Turcs ayant conçu des inquiétudes de ce traité, où ils ne se sont point vus exceptés, comme ils l'ont été dans le dernier que Sa Majesté britannique a conclu avec l'impératrice de Russie, et ces inquiétudes étant augmentées par les apparences de l'accession prochaine de cette princesse, Sa Majesté a cru devoir les rassurer. En conséquence, elle a ordonné au chevalier Douglass de demander formellement cette exception, et elle a fait déclarer au sieur Beckteieff, chargé près d'elle des affaires de l'impératrice de Russie, qu'elle ne ratifierait point l'accession sans l'exception.

Les ministres russes ont proposé, depuis, au chevalier Douglass d'excepter, à la vérité, les Turcs, mais d'annexer à l'accession un traité séparé et secret, par lequel Sa Majesté déclarerait qu'en cas de guerre de l'impératrice de Russie avec la Porte ou avec la Perse, Sa Majesté ne fournirait qu'en argent les secours stipulés par le traité de Versailles, l'impératrice de Russie consentant à la même chose dans le cas où la présente guerre s'étendrait dans le continent, sur les frontières des États de Sa Majesté ou en Italie.

Sa Majesté a fait écrire au chevalier Douglass, qu'elle lui défendait absolument de signer l'accession sans l'exception, et de consentir à aucun acte pareil à celui qu'on lui propose, et qui tendrait le moins du monde à infirmer l'exception.

Si l'accession n'est point encore faite lorsque le sieur, marquis de L'Hospital arrivera à Saint-Pétersbourg, c'est à ces conditions seules que Sa Majesté lui permet de les signer ; son intention précise étant que les Turcs soient exceptés nommément et formellement, et que ses ministres près de l'impératrice de Russie n'acceptent aucune stipulation ou réserve, soit publique, soit secrète, qui diminue, infirme ou annule cette exception.

 

Malgré la précision des défenses à lui faites, le chevalier Douglass avait consenti au biais inventé par l'Autriche, et accepté le mezzo termine qui devait satisfaire l'exigence moscovite et tromper la susceptibilité turque. Il fut convenu que la Porte-Ottomane serait garantie contre l'alliance, sur le traité ostensible, et que cette exception serait annulée par un article à part dit secrétissime. On défaisait ainsi en dessous ce qu'on avait fait ouvertement. Il n'y a que la cour de Vienne pour trouver de telles compositions et se contenter de pareils expédients !

A la nouvelle de cet arrangement diplomatique, M. Rouillé, ministre des affaires étrangères, adressa au chevalier Douglass une réponse que nous allons transcrire ici, avec d'autant plus de plaisir que nous en avons trouvé plus rarement de semblables dans les espèces de trafics continuels et de maquignonnages qui caractérisent d'un bout à l'autre la politique de Louis XV. On est heureux de déterrer quelques perles sous ce fumier.

DÉPÊCHE DE M. ROUILLÉ, MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, AU CHEVALIER DOUGLASS, A SAINT-PÉTERSBOURG[2].

Versailles, le 16 février 1757.

Je ne puis vous dire, monsieur, quelle a été ma surprise et ma peine en voyant la déclaration, dite secrétissime, que vous avez pris sur vous de signer en même temps que l'acte d'accession.

Tout ce que vous alléguez ne peut justifier une démarche que vous avez bien prévu devoir être désagréable à Sa Majesté, et je ne puis vous dissimuler qu'elle est extrêmement mécontente de la facilité avec laquelle vous avez été porté à signer cette déclaration qui, loin de lever les embarras, en peut faire naître d'assez considérables pour retarder, peut-être, la réunion que les sentiments personnels de Sa Majesté pour l'impératrice lui font désirer.

Le roi, invariable dans ses principes, a ratifié l'acte d'accession ; mais Sa Majesté ne peut pas se prêter à ratifier la déclaration secrète que vous avez signée sans ordre et sans pouvoir, et même contrairement à ce que vous saviez de ses intentions. Sa Majesté a désiré vivement l'accession de Sa Majesté l'impératrice de Russie au traité de Versailles, comme un nouveau moyen de contribuer à la réunion. Elle l'a désirée, de concert avec l'impératrice-reine qui, à prendre la chose dans son véritable point de vue, y est la principale intéressée. Mais ce ne pouvait jamais être aux dépens de l'ancienne amitié qu'elle a pour la Porte-Ottomane, encore moins de son honneur qui, aussi bien que celui de l'impératrice de Russie, se trouverait extrêmement compromis si cette déclaration subsistait.

Que l'acte reste secret ou non, il n'est pas moins contraire à la droiture et à l'honnêteté publique. Ce n'est point parce qu'il peut devenir public que Sa Majesté ne le ratifie point, c'est parce que l'honneur, qui préside à toutes ses résolutions, ne lui permet pas de le faire.

Les sentiments de Sa Majesté sont sincères ; elle veut de bonne foi tout ce qui peut contribuer à la satisfaction de l'impératrice de Russie ; et cette princesse en reçoit des preuves dans toutes les occasions. Plus les vertus de cette princesse sont éclatantes, plus elle doit sentir le prix de la probité à laquelle le souverain, ainsi que les particuliers, doit tout sacrifier, lorsqu'on lui propose quelques démarches incompatibles avec ce qu'elle exige. La déclaration dont il s'agit étant constamment opposée à la bonne foi et aux usages établis parmi les nations policées, le Roi a une trop haute opinion des sentiments élevés de l'impératrice de Russie, et rend trop de justice à ceux de ses ministres, pour n'être pas persuadé que cette princesse ne sera pas blessée du refus que fait Sa Majesté de ratifier cette déclaration, et qu'elle en aurait porté le même jugement que Sa Majesté, si vous aviez exposé cette affaire dans son véritable jour.

Je vous envoie donc, monsieur, la ratification seulement de l'acte d'accession. C'est à vous à réparer la faute qui a été faite dans cette affaire. Si M. le comte d'Esterhazy vous a induit à signer, je suis bien persuadé qu'il vous aidera de tout son pouvoir pour faire accepter cette ratification simple, etc.

 

Le chevalier d'Éon raconte que ce fut lui et Iwan Iwanowitz Schwalow, le favori officiel d'Elisabeth, rattaché depuis peu aux intérêts de la France, qui tirèrent le pauvre Douglass et l'alliance de ce mauvais pas. L'article secrétissime fut déchiré après un rude assaut livré par le chevalier d'Éon en personne au puissant Bestuchef, trépignant et écumant de rage : querelle, dit le chevalier d'Éon, qui n'amusa pas peu l'impératrice et Iwan Iwanowitz Schwalow.

Bestuchef était vaincu sans retour.

Fidèle à ses instincts de ruse, le grand-chancelier ne rompit point cependant avec le petit secrétaire d'ambassade par lequel il se voyait battu. Il se réconcilia même avec lui en apparence, car nous lisons dans une dépêche du chevalier Douglass, annonçant l'heureuse issue de la bataille à M. Rouillé :

24 mai 1757.

Monseigneur,

... Dans le moment que M. d'Éon était sur son départ, le chancelier le manda pour lui dire un dernier adieu, et pour lui remettre une marque de la bienveillance de Sa Majesté l'impératrice, et de la satisfaction qu'elle avait de sa conduite pendant son séjour ici. Je le chargeai de recevoir tout ce qui lui serait offert avec les témoignages de la plus respectueuse reconnaissance et de sensibilité, pour le procédé particulier du ministre dont il a su gagner l'estime et l'amitié, ainsi que des plus distingués de cette cour. Son Excellence le chancelier lui remit en effet 300 ducats de la part de l'impératrice, et il accompagna le présent de termes et d'expressions si énergiques, que je charge M. d'Éon de vous rapporter mot à mot toute la conversation, et une autre qui l'avait précédée.

Je suis, etc.

Le chevalier DOUGLASS.

 

Choisi spécialement pour porter à Versailles l'accession sans restriction d'Elisabeth, avec un plan de la campagne dressé à Saint-Pétersbourg, le chevalier d'Éon rencontra à Bialestock, le marquis de L'Hospital qui allait en Russie remplacer le chevalier Douglass ; puis à Vienne, le comte de Broglie qui se rendait à son ambassade de Pologne, et remit en passant à Marie-Thérèse un plan de la même campagne, dressé en France par le maréchal d'Estrées. Pendant que le secrétaire d'ambassade conférait avec le chef de la politique occulte dé Louis XV, arrive à Vienne la nouvelle de la victoire de Prague, gagnée le 6 mai par les Autrichiens sur le roi de Prusse. Il repart, vole, culbute, se casse la jambe, se fait panser, continue sa route et précède de trente-six heures le courrier expédié par le prince de Kaunitz, premier ministre de la reine, au prince de Staremberg, son ambassadeur en France ; c'étaient deux victoires qu'il venait annoncer à la fois.

Touché de ce zèle intrépide, Louis XV envoya à son messager éclopé son chirurgien particulier, avec une gratification sur le trésor royal, un brevet de lieutenant de dragons et une tabatière d'or ornée de son portrait garni de perles.

Un vieillard Tonnerrois, plus qu'octogénaire, existant encore en 1836, pour qui les souvenirs du chevalier d'Éon formaient une sorte de poésie rétrospective, nous racontait, il y a quelques années, qu'il avait porté et engagé lui-même, pour le chevalier d'Éon, l'auguste tabatière avec son royal portrait au Mont-de-Piété !!!...

En même temps que l'acte de réunion d'Élisabeth au traité de Versailles, le chevalier d'Éon avait apporté avec lui un document précieux, dont il dut la découverte à ses investigations dans les archives les plus secrètes du palais des tzars.

Ce document, dont tout le monde a parlé depuis, dont l'existence était connue, mais que nul ne possédait et n'a pu reproduire, fut remis confidentiellement par le chevalier d'Éon, avec un travail spécial sur la Russie, entre les mains de l'abbé de Bernis, ministre des affaires étrangères, et celles de Louis XV lui-même, en 1757. C'est une copie littérale, dit-il, du testament laissé par Pierre le Grand à ses descendants et successeurs au trône moscovite. Cette communication nous a paru, nous ne dirons pas seulement de la plus haute curiosité, mais encore de la plus haute gravité historique et politique. Loin de s'être amoindrie avec les années passées, l'importance en a grandi, pour ainsi dire, avec les temps actuels. Cette pièce contient un exposé général des vues du fondateur de l'empire russe, dévoile ses immenses prévisions, ses gigantesques espérances, et révèle le plan de la route tracée par Pierre, qui doit conduire au rêve colossal édifié dans l'avenir par le cerveau qui avait réalisé de si sublimes choses dans le présent. Il n'y avait, comme on le verra, que la tête 'd'un Pierre Ier qui pût engendrer un pareil rêve. L'homme et la pensée sont à la taille l'un de l'autre.

Voici cette pièce, dont nous regrettons que le chevalier d'Éon ait abrégé les considérations préliminaires :

COPIE DU PLAN DE DOMINATION EUROPÉENNE, LAISSÉ PAR PIERRE LE GRAND A SES SUCCESSEURS AU TRÔNE DE LA RUSSIE, ET DÉPOSÉ DANS LES ARCHIVES DU PALAIS DE PÉTERHOFF, PRÈS SAINT-PÉTERSBOURG.

Au nom de la très-sainte et indivisible Trinité, Nous, Pierre, empereur et autocrateur de toute la Russie, etc., à tous nos descendants et successeurs au trône et gouvernement de la nation russienne.

Le grand Dieu de qui nous tenons notre existence et notre couronne, nous ayant constamment éclairé de ses lumières et soutenu de son divin appui, etc.

 

Ici Pierre Ier établit que, d'après ses vues, qu'il croit celles de la Providence, il regarde le peuple russe appelé, dans l'avenir, à la domination générale de l'Europe. Il fonde cette pensée sur ce que, d'après lui, les nations européennes sont arrivées, pour la plupart, à un état de vieillesse voisin de la caducité, ou qu'elles y marchent à grands pas ; d'où il suit qu'elles doivent être facilement et indubitablement conquises par un peuple jeune et neuf, quand ce dernier aura atteint toute sa force et toute sa croissance. Le monarque russe regarde cette invasion future des pays de l'occident et de l'orient par le nord, comme un mouvement périodique arrêté dans les desseins de la Providence qui a ainsi régénéré, dit-il, le peuple romain par l'invasion des barbares. Il compare ces émigrations des hommes polaires au flux du Nil qui, à certaines époques, vient engraisser de son limon les terres amaigries de l'Égypte. Il ajoute que la Russie, qu'il a trouvée rivière et qu'il laissera fleuve, deviendra, sous ses successeurs, une grande mer destinée à fertiliser l'Europe appauvrie, et que ses flots déborderont malgré toutes les digues que des mains affaiblies pourront leur opposer, si ses descendants savent en diriger le cours. C'est pourquoi il leur laisse les enseignements dont la teneur suit, et qu'il recommande à leur attention et à leur observation constante, de même que Moïse avait recommandé les Tables de la loi au peuple juif.

I

Entretenir la nation russienne dans un état de guerre continuelle, pour tenir le soldat aguerri et toujours en haleine : ne le laisser reposer que pour améliorer les finances de l'État, refaire les armées et choisir les moments opportuns pour l'attaque. Faire ainsi servir la paix à la guerre, et la guerre à la paix, dans l'intérêt de l'agrandissement et de la prospérité croissante de la Russie.

II

Appeler par tous les moyens possibles, de chez les peuples les plus instruits de l'Europe, des capitaines pendant la guerre et des savants pendant la paix, pour faire profiter la nation russe des avantages des autres pays sans lui faire rien perdre des siens propres.

III

Prendre part en toute occasion aux affaires et démêlés quelconques de l'Europe, et surtout à ceux de l'Allemagne, qui, plus rapprochée, intéresse plus directement.

IV

Diviser la Pologne en y entretenant le trouble et des jalousies continuelles ; gagner les puissants à prix d'or ; influencer les diètes, les corrompre, afin d'avoir action sur les élections des rois ; y faire nommer ses partisans, les protéger, y faire entrer les troupes russiennes, et y séjourner jusqu'à l'occasion d'y demeurer tout à fait. Si les puissances voisines opposent, des difficultés, les apaiser momentanément en morcelant le pays, jusqu'à ce qu'on puisse reprendre ce qui aura été donné.

V

Prendre le plus qu'on pourra à la Suède, et savoir se faire attaquer par elle pour avoir prétexte de la subjuguer. Pour cela, l'isoler du Danemark et le Danemark de la Suède, et entretenir avec soin leurs rivalités.

VI

Prendre toujours les épouses des princes russes parmi les princesses d'Allemagne pour multiplier les alliances de famille, rapprocher les intérêts, et unir d'elle-même l'Allemagne à notre cause en y multipliant notre influence.

VII

Rechercher de préférence l'alliance de l'Angleterre pour le commerce, comme étant la puissance qui a le plus besoin de nous pour sa marine, et qui peut être le plus utile au développement de la nôtre. Échanger nos bois et autres productions contre son or, et établir entre ses marchands, ses matelots et les nôtres des rapports continuels, qui formeront ceux de ce pays à la navigation et au commerce.

VIII

S'étendre sans relâche vers le nord, le long de la Baltique, ainsi que vers le sud, le long de la mer Noire.

IX

Approcher le plus possible de Constantinople et des Indes. Celui qui y régnera sera le vrai souverain du monde. En conséquence, susciter des guerres continuelles, tantôt au Turc, tantôt à la Perse ; établir des chantiers sur la mer Noire ; s'emparer peu à peu de cette mer, ainsi que de la Baltique, ce qui est un double point nécessaire à la réussite du projet ; hâter la décadence de la Perse ; pénétrer jusqu'au golfe Persique ; rétablir, si c'est possible, par la Syrie, l'ancien commerce du Levant, et avancer jusqu'aux Indes, qui sont l'entrepôt du monde.

Une fois là, on pourra se passer de l'or de l'Angleterre.

X

Rechercher et entretenir avec soin l'alliance de l'Autriche ; appuyer en apparence ses idées de royauté future sur l'Allemagne, et exciter contre elle, par-dessous main, la jalousie des princes.

Tâcher de faire réclamer des secours de la Russie par les uns ou par les autres, et exercer sur le pays une espèce de protection qui prépare la domination future.

XI

Intéresser la maison d'Autriche à chasser le Turc de l'Europe, et neutraliser ses jalousies lors de la conquête de Constantinople, soit en lui suscitant une guerre avec les anciens États de l'Europe, soit en lui donnant une portion de la conquête, qu'on lui reprendra plus tard.

XII

S'attacher et réunir autour de soi tous les Grecs désunis ou schismatiques qui sont répandus, soit dans la Hongrie, soit dans la Turquie, soit dans le midi de la Pologne ; se faire leur centre, leur appui, et établir d'avance une prédominance universelle par une sorte de royauté ou de suprématie sacerdotale : ce seront autant d'amis qu'on aura chez chacun de ses ennemis.

XIII

La Suède démembrée, la Perse vaincue, la Pologne subjuguée, la Turquie conquise, nos armées réunies, la mer Noire et la mer Baltique gardées par nos vaisseaux, il faut alors proposer séparément et très-secrètement, d'abord à la cour de Versailles, puis à celle de Vienne, de partager avec elles l'empire de l'univers.

Si l'une des deux accepte, ce qui est immanquable, en flattant leur ambition et leur amour-propre, se servir d'elle pour écraser l'autre ; puis écraser à son tour celle qui demeurera, en engageant avec elle une lutte qui ne saurait être douteuse, la Russie possédant déjà en propre tout l'Orient et une grande partie de l'Europe.

XIV

Si, ce qui n'est point probable, chacune d'elles refusait l'offre de la Russie, il faudrait savoir leur susciter des querelles et les faire s'épuiser l'une par l'autre. Alors, profitant d'un moment décisif, la Russie ferait fondre ses troupes rassemblées d'avance sur l'Allemagne, en même temps que deux flottes considérables partiraient l'une de la mer d'Azof et l'autre du port d'Archangel, chargées de hordes asiatiques, sous le convoi des flottes armées de la mer Noire et de la mer Baltique. S'avançant par la Méditerranée et par l'Océan, elles inonderaient la France d'un côté, tandis que l'Allemagne le serait de l'autre, et ces deux contrées vaincues, le reste de l'Europe passerait facilement et sans coup férir sous le joug.

Ainsi peut et doit être subjuguée l'Europe !

Cette communication, dit le chevalier d'Éon, fut traitée sans importance par les ministres de Versailles ; on en jugea les plans impossibles et les vues chimériques. En vain de mon lit de douleur je rédigeai et j'envoyai des mémoires particuliers au roi, à M. le maréchal de Belle-Isle, à M. l'abbé de Bernis, à M. le marquis de L'Hospital, qui venait d'être nommé ambassadeur à Saint-Pétersbourg, en remplacement du chevalier Douglass, et enfin à M. le comte de Broglie, ambassadeur en Pologne, pour leur déclarer que l'intention secrète de la cour de Russie était, à la mort imminente d'Auguste III, de garnir la Pologne de ses troupes pour s'y rendre maîtresse absolue de l'élection du roi futur, et s'emparer d'une partie de son territoire, conformément au plan de Pierre le Grand ; toutes mes ouvertures furent considérées sans attention sérieuse, parce que sans doute elles venaient d'un jeune homme ; mais on éprouve en ce jour (1778) les funestes effets de la prévention que l'on eut alors contre mon âge[3].

 

 

 



[1] Archives des affaires étrangères.

[2] Archives des affaires étrangères.

[3] Ces paroles sont presque textuellement reproduites dans la Vie politique du chevalier d'Eon, publiée en 1779, par Lafortelle, sur des notes du chevalier lui-même.

D'Éon avait aussi transmis une copie du testament de Pierre Ier au comte de Choiseul, alors à Vienne, car nous trouvons dans ses Lettres et Mémoires imprimés une lettre du comte, qui lui écrit de Vienne, le 26 novembre 1760 : J'ai reçu en même temps, Monsieur, les différentes lettres que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, le 11 et le 26 du mois passé, ainsi que l'histoire de Pierre le Grand, dont je vous remercie.