HISTOIRE DE MARIE DE BOURGOGNE

FILLE DE CHARLES-LE-TÉMÉRAIRE, FEMME DE MAXIMILIEN, PREMIER ARCHIDUC D'AUTRICHE, DEPUIS EMPEREUR

 

CHAPITRE VII. — Diverses révolutions en Bourgogne et en Franche-Comté.

 

 

PENDANT qu'aux Pays-Bas la fortune partageait ainsi ses faveurs et ses disgrâces entre Louis et Maximilien, pendant que ces deux rivaux de gloire y faisaient à l'envi des conquêtes et des fautes, les deux Bourgognes avaient été le théâtre des plus grandes révolutions. Le prince d'Orange était le grand ressort qui faisait mouvoir ces provinces. Il importait surtout de le retenir dans l'alliance des Français : on eut l'imprudence de ne le pas assez ménager. Louis, toujours si exact à remplir ses engagements envers ceux qu'il avait gagnés, se montra infidèle pour lui seul. Craon avait toute la con fiance du roi. Il exerçait dans ces provinces une autorité sans bornes, et il ne voulait point la partager avec le prince d'Orange. Il le représentait au roi, dont il connaissait les défiances ombrageuses, comme un de ces sujets dont il est toujours dangereux d'accroître la puissance. La facilité avec laquelle il avait disposé les esprits en faveur du roi faisait craindre qu'en cas d'inconstance il ne pût aussi aisément les aliéner ; et au lieu de prévenir cet inconvénient par des bienfaits, chaînes toujours puissantes malgré la perversité humaine, on crut mieux faire d'élever Craon et d'abaisser le prince d'Orange. On crut que celui-ci, observé sans cesse par un rival attentif, vigilant et plus fort que lui, ne pourrait jamais suivre son ressentiment. On tâcha même d'adoucir ce ressentiment par de vains titres et des honneurs stériles ; mais le gouvernement des deux Bourgognes et le commandement des armées restèrent' à Craon. Le prince d'Orange ne put même obtenir — tant on craignait de l'agrandir ! — la restitution si expressément promise des terres que le conseil de Bourgogne avait adjugées à Château-Guyon, son oncle, comme on l'a dit plus haut. Le prince d'Orange se plaignit au roi, qui ne lui répondit point ou lui répondit vaguement. Le roi se trouvoit bien servi par Craon, et ne voulait pas le désobliger. Le prince sentit jusqu'au fond du cœur l'affront d'avoir été traître gratuitement. Un repentir, d'autant plus sincère que l'intérêt blessé le faisait naître, ramena ce sujet inconstant aux pieds de sa légitime souveraine.

L'occasion de la servir était belle, surtout en Franche-Comté. Les habitants de cette province, universellement reconnue pour fief féminin, ne pouvaient plus avec honneur rester volontairement sous la puissance du roi, lorsque le mariage du dauphin avec Marie devenait absolument impossible. Ce mariage était le prétexte dont on s'était servi pour les séduire. Ils n'avaient recueilli les Français dans leurs places que sur cette assurance. Il paraît qu'en mécontentant le prince d'Orange, on ne fit point assez d'attention à ce changement de circonstances, et c'est encore une tache à la politique de Louis XI. On s'imagina que le prince d'Orange serait méprisé lorsqu'il travaillerait à détruire son propre ouvrage ; que les peuples, le voyant contraire à lui-même, pénétreraient les motifs de sa conduite, et ne recevraient point les impressions nouvelles qu'il voudrait leur faire prendre. Mais on ne considérait pas que le prince d'Orange pouvait, sans aucune contradiction apparente, réclamer pour Maximilien, après le mariage de Marie, l'obéissance qu'il réclamait pour le roi avant ce mariage. Un mot suffisait pour sa justification : J'avais cru l'alliance du dauphin la plus avantageuse pour Marie, et je l'ai secondée de tout mon pouvoir. Le choix de la princesse en a décidé autrement ; soumettons-nous. Ce fut aussi ce discours que le prince d'Orange tint en substance aux Francs-Comtois. Il était effectivement sans réplique.

Le roi d'ailleurs les avait déjà fait repentir plus d'une fois de leur complaisance, par les rigueurs dont il avait accablé leur souveraine, qu'ils aimaient toujours et qu'ils avaient cru servir en introduisant chez eux lés Français. La crainte seule contenait les Francs-Comtois depuis longtemps ; mais la crainte retient toujours mal, et c'est ce qu'on ne doit jamais se lasser de redire aux hommes puissants, surtout aux souverains. Qu'ils se fassent aimer, ils seront invincibles : s'ils ne sont que craints, qu'ils craignent eux-mêmes sans cesse.

Tandis que Craon, fier d'avoir soumis le comté de Charolais, et d'avoir affermi son empire dans le duché de Bourgogne en construisant une citadelle à Dijon s'endormait imprudemment à l'ombre de la terreur qu'il inspirait, une trame invisible s'ourdissait. Le prince d'Orange, uni aux Vaudrey, seigneurs bourguignons, ramenait toute la Franche-Comté sous l'obéissance de l'archiduchesse, qui lui avoir tendu les bras avec joie, et l'avait fait son lieutenant-général dans toutes ses provinces. Les Vaudrey le secondèrent avec beaucoup d'intelligence et de courage. Ils s'emparèrent de Vesoul, de Rochefort. Ils pénétrèrent même dans le duché, où ils prirent Auxonne.

Craon, voulant que le roi n'apprît ce malheur qu'en apprenant qu'il était réparé, se hâta d'aller mettre le siège devant Vesoul. Les Vaudrey le firent lever par un stratagème ingénieux. Les trompettes sortirent de la ville par une nuit très obscure. Ils se dispersèrent autour du camp ennemi, et sonnèrent à-la-fois la charge de tous côtés. Ce bruit, rendu plus terrible et plus universel par le silence de la nuit, fit croire à Craon qu'il était enveloppé. L'effroi se répandit dans son armée, on prit la fuite en désordre. Les Vaudrey jugèrent alors qu'il fallait réaliser le sujet de cette grande crainte. Ils tombèrent sur les Français qui furent mis en déroute. Les uns se laissaient massacrer sans défense sur le champ de bataille, les autres se précipitaient, tout épouvantés, dans les flots de la Saône, d'autres s'égaraient et erraient çà et là dans une terre ennemie, où ils étaient cruellement égorgés par les paysans qui les rencontraient. Craon eut bien de la peine à se sauver dans Grey, la seule place de la Franche-Comté qui restât aux Français.

La colère du roi fut plus forte que l'outrage. Il fit faire le procès au prince d'Orange comme à un traître. Il confisqua, par arrêt du parlement de Grenoble, la principauté d'Orange, et l'unit au Dauphiné ; il fit pendre le prince en effigie dans toutes les villes du duché de Bourgogne, en attendant qu'il le fît pendre en personne, ce qui, dans ses transports, lui paraissait presque aussi facile. Il en donna tranquillement la coin-mission à Craon, qui assurément ne demandait pas mieux ; mais l'échec de Vesoul lui faisait mieux sentir qu'au roi la difficulté de l'entreprise.

Le prince d'Orange, moins flétri par tous ces affronts chimériques, qu'honoré par l'éclat de ce grand courroux, travaillait de plus en plus à le mériter. On a même voulu dire que, pour se venger d'un arrêt de mort rendu contre lui au parlement de Grenoble, il avait tenté de faire empoisonner le roi. Un aventurier, nommé Renond, vint conter au roi que le prince d'Orange, après l'avoir fait jurer sur l'évangile d'exécuter tout ce qu'il lui ordonnerait, et lui avoir promis de grandes récompenses, lui avait appris que le roi, après la messe entendue, baisait ordinairement les coins de l'autel, et l'avait engagé à les frotter d'une liqueur empoisonnée. Renond avait dissimulé l'horreur que lui inspirait cette proposition. Cependant le prince d'Orange, l'ayant pénétré, l'avait fait arrêter et conduire dans les prisons de Salins, chargeant un autre de l'exécution du crime ; mais Renond ayant fait un vœu à Notre-Dame du Puy et à Saint-Jacques, ses fers s'étaient brisés, les portes de sa prison s'étaient ouvertes, et il n'avait eu rien de plus pressé que de venir faire part au roi de ce miracle et du danger qui le menaçait. Louis Xi baisa ou ne baisa plus les coins de l'autel ; mais il ne méprisa point du tout la déposition de Renond. Il la fit confirmer par des informations qu'il envoya au parlement de Grenoble avec Renond, et une lettre où il annonçait avec grand bruit l'attentat du prince d'Orange. Le parlement rendit ce crime public, et ajouta de nouveaux arrêts, aussi impuissants que sévères, à l'arrêt qu'il avait déjà prononcé contre ce redoutable ennemi.

Hugues de Châlon, frère du prince d'Orange, nommé Château-Guyon comme son oncle, s'avança pour former le siège de Grey. Craon, devenu plus redoutable par ses pertes, le prévint, le battit, et lui tua douze cents hommes ; mais un si faible avantage ne rétablissait point les affaires. Tandis que Craon se défendait difficilement en Franche-Comté, les Francs-Comtois, que nos historiens appellent sans façon les rebelles, entraient dans le comté de Charolais, brûlaient les faubourgs de Saint-Gengoul et prenaient plusieurs places dans le duché de Bourgogne. Au bruit de leurs succès, un parti que l'archiduchesse avait dans Dijon se déclara. Un bourgeois, nommé Chrétiennot, prit les armes, massacra Jean Jouard, président du nouveau parlement, et remplit toute la ville de désordre et de carnage. Cette fermentation violente s'étendit avec fureur aux autres villes. Déjà les échevins de Châlons parlaient de se rendre. Damas, gouverneur du Mâconnais, y accourut, contint les habitants, écarta Toulongeon qui les tentait ; et la noblesse du duché ne s'étant pas jointe au peuple, Craon, qu'une activité infatigable avait transporté successivement dans le comté de Charolais et dans le duché de Bourgogne, avait eu peu de peine à réduire le premier et à dissiper les troubles du second.

Mais ce général ne pouvait être partout, et partout on lui suscitait des affaires. Le feu de la révolution, poussé par des vents impétueux, était porté en un instant d'un bout de ces provinces à l'autre. On l'éteignait en un endroit, il se rallumait en dix. Le zèle des Francs-Comtois ne connaissait point de bornes. La noblesse se cotisait pour fournir aux frais de la guerre, et pour suppléer aux faibles sommes que l'archiduchesse avait tirées de l'aliénation de quelques domaines.

Craon, rentré dans la Franche-Comté, voulut effrayer cette province par une expédition importante. Il alla mettre le siège devant Dole avec une armée de quatorze mille hommes et une artillerie très forte. C'était Toulongeon qui commandait dans cette place. Il n'avait point de garnison ; mais tous les bourgeois et tous les écoliers de l'université étaient autant de soldats dévoués aux intérêts de l'archiduchesse, et pleins de haine pour les Français, qu'ils avaient chassés. Leur courage était encore animé par les lettres obligeantes de l'empereur qui, au lieu de secours, leur envoyait des compliments. Les assiégés surent se suffire à eux-mêmes : l'université signala son zèle et sa valeur ; tout concourut à la défense commune ; les hommes par les armes, les femmes par des vœux. Craon les méprisait et se négligeait fort, n'imaginant pas que des femmes et des enfants pussent l'arrêter. Mais il éprouva bientôt ce qu'on a dit souvent, que le péril le plus à craindre est celui qu'on ne craint pas. Rien ne put abattre ces défenseurs intrépides, ni la longueur d'un siège qui les affamait, ni la terreur d'un assaut furieux qu'ils essuyèrent. Un jour qu'on avait ordonné une sortie générale, d'où dépendait le sort de la place, les femmes coururent en foule aux églises, et d'un concert unanime vouèrent une procession annuelle, si les assiégés revenaient vainqueurs. Elles furent exaucées. L'armée de Craon fut battue, et la ville délivrée. Le corps de ville ratifia leur vœu avec des transports de joie et de reconnaissance. Il devait être exécuté tous les ans, le premier dimanche d'octobre, jour de la levée du siège. La ville prit à cette occasion une devise glorieuse, qui exprimait à-la-fois et la justice et le succès de ses armes.

En même temps les Vaudrey accablaient les malheureux restes de l'armée française, et le prince d'Orange battait un détachement de la garnison de Grey. Enfin la valeur, guidée par l'artifice, enleva aux Français cette place,. la dernière qui leur restât dans la Franche-Comté, en gagnant les habitants, en trompant la vigilance du brave Salazar, leur gouverneur, en profitant d'un vent violent et d'une nuit obscure qui lui dérobaient la marche des Francs-Comtois. Soixante soldats, choisis parmi ceux-ci, escaladèrent les murs par différents endroits. Ils s'emparèrent d'une porte l'ouvrirent aux autres, et la ville fut remplie d'ennemis avant que de savoir qu'elle était assiégée. La garnison voulut résister ; mais les habitants s'étant joints aux assiégeants, il ne resta plus aux Français que la ressource du désespoir : ils s'en servirent. Ils mirent le feu à la ville, et se. sauvant à travers les flammes, ils en sortirent vaincus et vengés ; mais ils trouvèrent dans la campagne la cavalerie franc-comtoise, qui acheva de les tailler en pièces.

Tant de pertes et de malheurs dégoûtèrent entièrement le roi de Craon. Ce général lui avait plu tant qu'il avait été heureux. Cet avantage était le seul que Louis XI désirât dans ses généraux.et dans ses ministres, et c'est effectivement le seul dont l'État ait besoin. Louis comprit enfin que Craon l'avait trompé à l'égard du prince d'Orange ; que la puissance de ce prince, utilement employée en faveur des Français, avait eu beaucoup moins besoin d'être réprimée que les vexations du gouverneur qui rendaient ces mêmes Français odieux. Son insatiable avarice, son imprudente ambition avaient causé plus de maux que sa valeur et son zèle actif n'en pouvaient réparer. Du moins le roi en jugea ainsi. Tous les services de Craon furent oubliés, on ne se souvint que de ses fautes ; et il faut convenir que ses fautes balançaient au moins ses services.

En vain Craon, ayant rassemblé de nouvelles troupes, rétablit sa gloire en surprenant le prince d'Orange dans Gy, en remportant une pleine, mais stérile victoire sur Château-Guyon son frère, qui était accouru avec toute la noblesse du pays pour le dégager, et qui fut fait prisonnier. Le roi ne put être ramené. Craon fut disgracié, déposé, renvoyé dans ses terres, où il jouit en paix de richesses immenses qui déposaient contre leur possesseur, et qui absolvaient Louis XI d'ingratitude.

La probité, le désintéressement, la valeur et la prudence formaient le caractère de Charles de Chaumont d'Amboise, successeur de Craon au gouvernement de Bourgogne, digne réparateur des injustices et des pertes de Craon, fait pour vaincre et pour plaire, pour reconquérir les places et les cœurs des Bourguignons. Les affaires lui furent remises dans le plus mauvais état. Cependant les succès du prince d'Orange n'étaient rien moins qu'affermis. Ce seigneur avait épuisé sa fortune par les levées considérables qu'il avait été obligé de faire à ses dépens, n'ayant reçu aucun secours ni de l'empereur, ni de l'archiduchesse. Sigismond, oncle de Maximilien, souverain riche et puissant, avait quelques États dans le voisinage des Bourgognes, entre autres le comté de Ferrette, qu'il avait autrefois engagé au duc Charles-le-Téméraire, moyennant une somme considérable, et qu'il avait depuis repris pour rien à Marie. Il pouvait et devait fournir au moins de l'argent au prince d'Orange. Mais ses domestiques ne le voulaient pas parce que le roi leur en fournissait à eux-mêmes. Les Suisses, quoique alliés et pensionnaires du roi, secondaient mieux les Bourguignons par des contraventions secrètes. Ils ne voulaient point avoir les Français pour voisins. Ils signaient à Lucerne un traité avec le roi, et à Zurich un autre traité avec l'archiduchesse. Ils publiaient un ban qui défendait, sous peine de mort, de porter les armes contre le roi, et ils laissaient passer tous ceux qui voulaient se joindre aux Bourguignons et aux Francs-Comtois. Mais leurs services étaient chers, et l'argent manquait. Par la même raison les Allemands, qui avaient été en grand nombre dans l'armée bourguignonne, passaient en foule dans l'armée française. Mais les habitants du duché, entraînés par l'exemple des Francs-Comtois, et par leur propre attachement pour l'archiduchesse, travaillaient efficacement pour elle. Tous les jours quelque nouvelle place suivait le torrent, et chassait les Français. On profitait de la lenteur que le changement de général devait nécessairement mettre dans les premières opérations de l'armée française, pour se précipiter dans le parti ennemi. Nouvelle preuve que la crainte est un frein toujours faible, et qui se rompt trop aisément.

Chaumont opposa la conduite la plus sage et la plus mesurée à tous ces revers. Il combattit d'abord moins qu'il ne négocia. Il détacha les Allemands, et surtout les Suisses du parti bourguignon. Il les attira et les fixa dans son armée, par des soldes avantageuses et bien payées. Le roi seconda bien cette excellente politique. Il fit aux Suisses toutes ces avances capables de les flatter et de les éblouir. Il rechercha leur amitié avec le plus vif empressement. Il demanda, et reçut comme un honneur très distingué le titre de bourgeois de Berne, et il parvint à leur persuader que ce titre était pour lui quelque chose. Mais surtout il fit les plus fortes instances pour obtenir un autre titre dont il était encore plus jaloux, celui du meilleur ami et du premier allié du corps helvétique. Il fallut, pour lui accorder ce titre, faire un passe-droit au duc de Savoie, qui était le premier en date.

Les Suisses ne purent tenir contre ces égards si flatteurs, que prodiguait le plus grand roi de l'Europe. Ils se rappelèrent avec horreur le joug odieux et barbare dont les gouverneurs d'Autriche les avaient accablés, lorsque, pour satisfaire aux jeux inhumains de ces tyrans, Tell s'était vu forcé d'abattre à coups de flèche une pomme placée sur la tête de son fils, lorsque animé d'un désespoir paternel, il avait enfin levé un bras généreux sur ses persécuteurs, et leur avait appris à respecter la nature, et la liberté des hommes. De quel œil cet illustre citoyen eût-il vu ses imprudents successeurs protéger cette même Autriche contre un roi qui les aimait, et dont la protection leur devenait plus nécessaire que jamais ? Si la maison d'Autriche était l'ennemie née des Suisses, la maison de Bourgogne l'était-elle moins ? N'avait-elle pas succédé à la première dans le désir d'opprimer les Suisses ? Marie n'était-elle pas la fille, l'héritière de ce prince violent qui avait tenté de les replonger dans les fers qu'ils avaient brisés avec tant de peine ? L'union de ces deux maisons, conjurées contre la liberté helvétique, n'avertissait-elle pas les Suisses de s'unir intimement avec la France ?

Les bienfaits, les caresses, les insinuations de Louis XI donnèrent à ces raisons toute la force dont elles étaient susceptibles ; et les Suisses devinrent très sincèrement nos alliés.

Chaumont, ayant ainsi écarté tous les ennemis étrangers à la querelle principale, combattit avec avantage les ennemis qui lui restaient. Il soumit, sans beaucoup de difficulté, tout le duché de Bourgogne. Le parti de l'archiduchesse y fut entièrement anéanti. Le prince d'Orange eut à se reprocher quelque négligence dans cette conjoncture. Soit excès de confiance dans le zèle des Bourguignons, soit mépris pour la prudente lenteur de Chaumont, soit enfin crainte légitime-de dégarnir le comté qui avait besoin de défense, il ne parut point dans le duché. Il se contenta d'y envoyer Simon de Quingey, un de ses lieutenants, avec quelques troupes, qui ne se piquèrent pas non plus de diligence, et qui arrivèrent trop tard. Elles s'obstinèrent cependant à défendre Verdun, mauvaise place, qui fat emportée d'assaut. Beaune tint quelque temps, et fut punie de sa résistance par de grandes taxes. Auxonne, une des plus fortes places de Bourgogne, fut prise par intelligence. Les autres expéditions faites dans le duché n'ont point de circonstances qui méritent qu'on s'y arrête.

1479.

Chaumont entra dans le comté. Les Français avaient à venger l'affront qu'ils avaient reçu devant Dole. Craon guidé par une aveugle impétuosité, toujours sujette à erreur, et par une confiance encore plus dangereuse, avait perdu son armée au siège de cette place. Chaumont plus sage et plus heureux, qui savait placer à propos la lenteur et l'activité, commença par s'emparer de tous les forts, de tous les châteaux qui couvraient cette ville importante ; et après l'avoir, pour ainsi dire, réduite à elle-même, il en forma le siège, qui eût pourtant été très long et très difficile, sans une aventure imprévue qui l'abrégea considérablement. Chaumont, comme on l'a dit plus haut, avait gagné les Allemands qui servaient dans l'armée du prince d'Orange, et les avait pris à sa solde. Ils eurent dans la suite quelques remords de cette espèce de trahison, qui n'en était pas une, puisque leur sang appartenait notoirement au plus offrant : et pour la réparer, ils résolurent d'en faire une très réelle aux Français, en s'introduisant dans la ville pour la défendre contre eux. Les habitants de Dole, d'intelligence avec les Allemands, firent une sortie, et furent repoussés. Les Allemands, feignant de les poursuivre, entrèrent avec eux dans la ville. Cette manœuvre fut aperçue par les francs-archers, qui heureusement en furent les dupes. Ils crurent qu'en effet les Allemands n'étaient entrés dans la place que pour s'en rendre maîtres, ce qui ne pouvait manquer d'arriver dans l'effroi dont les assiégés paraissaient saisis. L'espoir du pillage engagea les francs-archers à entrer pêle-mêle avec les Allemands. Ils entrèrent en si grand nombre, qu'en un instant la ville se trouva inondée de gens de guerre, parmi lesquels on avait peine à distinguer les amis et les ennemis. Le nombre des derniers augmentait à chaque instant, et le désordre augmentait avec eux : bientôt il ne fut plus possible de l'arrêter. Tous indistinctement se livraient au pillage ; et cette ville malheureuse, digue d'un 'meilleur sort par le courage de ses habitants, fut cruellement saccagée et brûlée.

Besançon était alors une ville libre et impériale, gouvernée par ses propres lois, et qui reconnaissait les comtes de Bourgogne pour protecteurs, et non pour souverains. Pourvu que ses privilèges fussent respectés, il lui importait peu que ce droit de protection fût déféré à Louis ou à Maximilien. Elle ne résista point à Chaumont, qui à la tête d'une armée victorieuse la réclamait pour le roi. Chaumont entra dans la ville, y reçut au nom du roi les serments ordinaires, et exécutant scrupuleusement le traité qu'il avait fait avec les magistrats, en sortit aussitôt, laissant à la ville tous ses droits, et toute sa liberté.

Après la réduction de ces places, la conquête du reste de la Franche-Comté devenait facile, et s'acheva fort rapidement. Chaumont, à qui son zèle suffisait, était encore pressé par les lettres de Louis XI, qui ne pouvait dissimuler son inquiétude. Il avait vu Craon tout-puissant en Bourgogne y semer des troubles pour s'y rendre nécessaire et plus puissant encore. Il craignait que Chaumont ne suivît ce dangereux exemple ; que par une négligence affectée il ne laissât derrière lui quelque place qui pût servir de centre à une nouvelle révolution. D'ailleurs, le roi voulait l'employer à d'autres expéditions, et l'arracher aux délices de ce pays fertile, qui enrichissait et corrompait ses gouverneurs. L'avare Craon y avait puisé au sein des richesses l'imprudence et l'orgueil : le vertueux Chaumont y avait porté un désintéressement qui ne l'avait pas empêché de faire une fortune très rapide. Le roi s'instruisait par les événements, et savait profiter des fautes passées. Il crut devoir épargner à Chaumont des écueils dangereux, et la source d'une disgrâce. Sa vertu était nécessaire à l'État, et il voulut la lui conserver tout entière. Chaumont reçut ordre d'entrer dans le Luxembourg par la Champagne, tandis que Descordes, qui avait tiré de la défaite de Guinegaste tous les avantages qu'un autre eût pu tirer d'une victoire, augmentait tous les jours ses succès, et allait peut-être se rejoindre avec Chaumont, après que l'un et l'autre auraient soumis, chacun de son côté, tout le pays qui les séparait.

Descordes ne dédaignait point d'employer des stratagèmes heureux. Un habitant de Hesdin, nommé Robin, alla par son ordre avertir Colin, gouverneur d'Aire, qu'il pouvait très facilement surprendre Hesdin, où lui Robin avait ménagé des intelligences sûres. Il donna tant de preuves de ce qu'il avançait, que le gouverneur d'Aire se laissa persuader, et partit pendant la nuit avec Robin à la tête de cinq cents hommes choisis dans toute sa garnison. Robin s'approche des murailles, parle à la sentinelle : la sentinelle lui répond, comme étant d'intelligence. La confiance de Cohin s'augmente de plus en plus. Descordes, pour le mieux tromper, avait fait pratiquer dans une tour un trou, par lequel Robin devait introduire les ennemis. Robin entra le premier, et disparut aussitôt à la faveur des ténèbres. Les ennemis entrèrent sur ses pas en grand nombre, et se croyant maîtres de la place, crièrent victoire et Bourgogne. Tout-à-coup la herse tomba, et ils se trouvèrent pris, sans aucune espérance de pouvoir se sauver. Ces braves gens voulurent absolument expier, en périssant les armes à la main, l'imprudence qu'ils avaient eue de se confier à un inconnu. Cohin, qui n'était point encore entré, se retira plein de rage et de confusion. Dans la suite le même Cohin rendit Aire au roi [1482], ou plutôt le vendit, prit l'écharpe française, et pour récompense de sa trahison, obtint du roi une compagnie de cent lances.

Cependant Chaumont se laissait abuser aussi par de fausses intelligences qu'il avait pratiquées dans Luxembourg, et qui lui manquèrent au moment de l'exécution. Une sortie violente que firent les assiégés l'obligea de lever le siège avec quelque perte. Mais la partie ne fut que remise : Luxembourg fut pris quelque temps après, et les ennemis, en ayant formé le siège à leur tour, furent aussi repoussés.

Les courses continuelles des troupes de Chaumont ravageaient cette province. Virton fut pris d'assaut, Yvoy capitula, tous deux furent rasés. Un détachement considérable assiégea Beaumont, dont le gouverneur était alors en Allemagne pour le service de l'archiduc. Mais il avait laissé dans la place un héros dont on ne se doutait pas : c'était la comtesse de Varnebourg sa femme, issue de la maison de Croy. Le capitaine le plus expérimenté n'eût pu faire une plus belle défense, ni joindre plus d'intelligence à plus de courage. Elle sut et résister et se rendre à propos. Quand il fallut abandonner la ville, elle se retira dans le château, d'où elle ne sortit que par obéissance pour les ordres de son mari, et qu'en forçant les Français de lui accorder les conditions les plus avantageuses.