HISTOIRE DE MARIE DE BOURGOGNE

FILLE DE CHARLES-LE-TÉMÉRAIRE, FEMME DE MAXIMILIEN, PREMIER ARCHIDUC D'AUTRICHE, DEPUIS EMPEREUR

 

CHAPITRE IV. — Contenant tout ce qui s'est passé dans les Pays-Bas et dans les Bourgognes depuis la mort de Charles-le-Téméraire jusqu'au mariage de Marie de Bourgogne.

 

 

1477.

 

IL restait un moyen facile de confondre tous les droits, d'étouffer toutes les haines, d'enrichir la maison de France, sans dépouiller celle de Bourgogne, de rendre à la couronne toute l'étendue de son ancien domaine, de l'élever à un degré de puissance formidable aux Anglais, supérieur au reste de l'Europe, enfin d'affermir la paix sur des fondements durables. Le mariage du dauphin avec Marie eût produit ces heureux effets. Louis XI le sentait bien, il s'en était expliqué avec Philippe de Comines pendant la vie de Charles. On examinera dans un autre endroit ce qui put le faire changer de principes.

On observera seulement ici qu'ayant pris, aussitôt après la nouvelle de la mort de Charles, les résolutions les plus violentes, il sut profiter avec beaucoup d'adresse de la persuasion où était toute l'Europe, qu'il ne laisserait point échapper l'occasion d'une alliance si utile. Il ne négligea rien pour entretenir cette idée : il ne parla que de paix, que d'amitié. Il plaignit publiquement son alliée, sa parente, sa filleule, abandonnée à elle-même dans les circonstances les plus affreuses, sans guide, sans appui, sans expérience, accablée de malheurs, entourée de périls, pressée par les ennemis de Charles, incapable de régir ses États épuisés. Cette situation, disait-il, l'attendrissait, il aimait Marie, il vouloir lui tenir lieu de père, il la regardait déjà comme sa fille ; mais l'âge trop tendre et la complexion trop faible du dauphin l'alarmaient : il fallait attendre qu'il se formât, qu'il se fortifiât. Il ne pouvait sitôt être propre au mariage, à peine avait-il sept ans. La princesse, depuis longtemps nubile, aurait-elle la patience nécessaire ? Elle était dans l'âge des passions et de l'imprudence. Mille amants briguaient sa conquête. Résisterait-elle éternellement à leur poursuite ? D'ailleurs elle avait treize ans de plus que le dauphin : cette énorme disproportion d'âge ne la dégoûterait-elle pas de l'alliance proposée ? Mais supposons que déterminée par des vues plus dignes d'elle, qu'éclairée sur ses véritables intérêts, elle voulût se réserver pour le prince qui pouvait seul la rendre solidement heureuse, par qui ses États seraient-ils gouvernés pendant un si long intervalle ? Les abandonnerait-on à son inexpérience, ou aux mauvais conseils de ceux qui s'empareraient de son esprit ? Le roi exposerait-il des provinces sur lesquelles il avait des droits certains à devenir la proie des ennemis de la Bourgogne, ou à lui échapper par quelque autre moyen ? N'était-il pas plus naturel et plus juste qu'un seigneur suzerain, qu'un protecteur né, qu'un parent, qu'un beau père futur, les prît sous sa garde ; qu'il prévînt par ces sages mesures les égarements et les faiblesses de Marie ; qu'il là mît enfin hors d'état de s'opposer un jour à son propre bonheur ?

Les couleurs spécieuses, répandues à propos sur l'usurpation la plus injuste, firent illusion à bien des esprits. On crut aisément que Louis ne voulait qu'assurer à son fils la main de Marie. On ne concevait pas qu'il pût avoir d'autres projets. Cette erreur facilita beaucoup les conquêtes de Louis : mais rien ne les facilita tant que son extrême diligence. On ignorait encore la mort de Charles, et déjà les troupes de France inondaient la Picardie. Déjà l'amiral de Bourbon et Philippe de Comines étaient sur les bords de la Somme, où ils annonçaient la mort du duc, et réclamaient les droits du roi. Comines, si célèbre par le bon sens naïf qui brille dans ses Mémoires, avait été attaché dès l'enfance au dernier duc de Bourgogne, qui l'avait honoré de sa confiance la plus intime. il l'avait quitté dans la suite pour son rival [1472]. On ignore s'il avait eu d'autre motif de cette défection que l'espérance d'une plus grande fortune. Meyer, historien flamand estimé, lui reproche amèrement sa conduite ; et Varillas la justifie mal. Louis XI combla Comines de bienfaits, lui donna la terre d'Argenton et la principauté de Talmont. Les lettres de concession de cette principauté l'appellent avec éloge les services de Comines. Mais cet éloge même tourne à sa honte ; car ces services si vantés étoffent autant d'abus qu'avait faits Comines de la confiance de son maître, dont il vendait les secrets à Louis XI. Il comblait alors la mesure en travaillant à l'oppression de sa souveraine.

Le roi, qui joignait toujours la finesse à la force, et l'intrigue aux hostilités, avait chargé Bourbon .et Comines de traiter avec les gouverneurs des places, avec les généraux et les ministres de Marie ; de mettre un prix à leur fidélité, de leur assurer des pensions et des grâces, de ne rien épargner pour corrompre et pour séduire. Ils secondèrent avec adresse les intentions du roi, ils promirent, ils menacèrent, ils répandirent l'argent avec une économe et utile profusion. Les portes d'Abbeville s'ouvrirent à leur arrivée. Guillaume Bische, homme de néant, qui devait sa fortune au duc Charles, s'empressa de rendre Péronne aux Français. Ham, Bohaim, Saint-Quentin, Roye, Montdidier, etc. imitèrent cet exemple. Le roi vint lui-même jouir de ces succès et du trouble de toutes ces provinces. Les villes de Picardie, de Hainaut et d'Artois se rendaient à la première sommation. Marie était faible et malheureuse,. tout l'abandonnait. Arras cependant résista. Descordes, qui commandait dans cette place, répondit avec fermeté à la sommation, et fit valoir les droits de sa souveraine.

C'était de la part de Descordes le dernier soupir d'une fidélité expirante. La fortune de Comines, son compagnon d'armes, l'avait tenté : il voyait tout à perdre dans le parti de la princesse, et tout à gagner dans celui du roi. Il allait bientôt suivre le torrent, et vendre, comme les autres, ses talents à Louis XI. Ces lâches désertions paraissaient alors légitimes. On pouvait, Biton, quitter la vassale pour le seigneur : c'était dire en d'autres termes qu'on pouvait quitter le plus faible pour le plus fort.

Marie apprend à-la-fois la mort de son père, la perte de ses places, les succès de son ennemi. Elle voit l'orage s'avancer en grondant jusqu'à elle. On ne lui laissait pas le temps de pleurer un père dont les froideurs superbes n'avaient pu affaiblir sa tendresse, un père que ses malheurs lui rendaient plus cher et plus respectable. Loin de songer à le venger, il fallait songer à se défendre. Tout s'armait contre Marie, tout contribuait à l'opprimer et à la désespérer. La douleur et l'effroi partageaient son âme. Une consternation affreuse glaçait toute sa cour. Quel conseil prendre ? Comment arrêter ce vainqueur rapide, à qui rien ne pouvait résister ? Dans ce grand accablement Marie ne fit pas une démarche qui ne fût un hommage à la mémoire de son père. Elle s'abandonna aux avis de sa belle-mère et de Ravestein son proche parent. Les ministres de Charles furent les siens. Le fidèle Hugonet, le brave d'Imbercourt, honorés de la confiance du duc, obtinrent toute la sienne. Mais l'horreur de la situation présente déconcertait leur prudence, et ne leur laissait que du zèle. Ils crurent devoir s'éloigner de la princesse pour la mieux servir. Ils allèrent, avec une suite nombreuse, trouver Louis de sa part, se flattant de le désarmer par les offres qu'ils avaient à lui faire.

Tandis que ces cœurs droits et sincères allaient se faire tromper par le plus artificieux de tous les politiques, ils laissaient leur jeune souveraine sans conseil, sans secours, exposée à des malheurs et à des périls nouveaux, dont tous les précédents n'étaient encore qu'un faible essai.

Le roi était alors dans Péronne. L'aspect de ce séjour redoublait sa haine contre la maison de Bourgogne. Il goûtait avec plus d'ardeur le plaisir de la vengeance dans le même lieu où il avait essuyé le plus cruel outrage. Les ambassadeurs de Marie arrivèrent, et lui présentèrent leur lettre de créance. Elle était écrite de trois mains différentes, de celle de Marie, de celle de la duchesse douairière sa belle-mère, et de celle du seigneur de Ravestein. On avait voulu par-là lui donner plus d'autorité. Marie, par cette lettre, indiquait au roi les ambassadeurs qui en étaient chargés, principalement le chancelier Hugonet et le seigneur d'Imbercourt, comme les seuls en qui elle eût confiance. Elle le priait de ne faire qu'à eux les propositions qui la concernaient : elle l'assurait de son obéissance et de sa docilité.

Les ambassadeurs offrirent sans détour la main de la princesse pour le dauphin. Louis. en protestant qu'il ne désirait rien autre chose, opposa cependant l'enfance du dauphin, sa mauvaise santé, la disproportion d'âge, toutes ces défaites dont on a parlé plus haut. Lorsqu'on le pressait, il se renfermait dans ces deux points, qu'il faisait marcher de front, 1° la nécessité d'attendre la majorité de la princesse et la virilité du dauphin ; 2° la nécessité non moins absolue de mettre dès à présent sous sa main les provinces auxquelles il avait droit, afin de prévenir l'inconstance de la princesse. Les ambassadeurs insistèrent. Ils firent voir que l'enfance du dauphin n'était point un obstacle ; que le mariage pouvait toujours être fait, selon l'usage assez commun alors de marier les enfants au berceau, et qu'on saurait bien prendre pour le reste tous les délais et toutes les précautions nécessaires ; mais qu'il importait surtout de ne point abandonner au temps et au hasard l'union politique d'où dépendait le bonheur des deux États. La disproportion d'âge était encore un obstacle plus chimérique. Si elle devait alarmer quelqu'un, c'était Marie ; et cette princesse sacrifiait, sans balancer, de si faibles inquiétudes au plaisir de prouver à Louis son obéissance, à la France son amour, à ses peuples le désir qu'elle avait de les rendre heureux et Français.

Ces raisons étaient sans réplique : mais le roi, au lieu de s'y rendre, ou de les combattre, embarrassa de mille détours cette négociation si simple, fit naître mille incidents, gagna du temps, sonda les esprits, tenta la foi des ambassadeurs par des promesses, par des présents, éloigna la conclusion de tout son pouvoir, sans cependant laisser pénétrer ses vues. Les ambassadeurs, pour convaincre le roi de la ferme résolution que la princesse avait prise (le s'unir à la France, proposèrent le comte d'Angoulême au défaut du dauphin, dont le roi persistait à opposer l'enfance comme un obstacle qu'il était au désespoir de trouver invincible. Cette nouvelle proposition fut absolument rejetée. Le roi ne craignait rien tant que l'élévation et la puissance des princes de son sang. C'était  par ce principe qu'il avait plutôt traversé que secondé les prétentions de la maison d'Anjou au royaume de Naples, et celles de la maison d'Orléans au Milanez. Les troubles que les princes bourguignons avaient excités dans l'État étaient toujours présents à sa mémoire. Il ne voulait pas que cette maison, si souvent funeste à la France, renaquît de ses cendres pour la troubler encore. On ne peut que louer sa prudence sur ce point, mais comment la justifier sur le premier !

Les ambassadeurs ne pouvaient comprendre pourquoi le roi voulait et ne voulait point l'alliance (le la princesse, pourquoi il la désirait si ardemment et la différait avec tant d'opiniâtreté. Enfin, ils crurent avoir démêlé la vraie cause de cette conduite si bizarre. Ils s'imaginèrent que le roi, plus sensible à l'honneur du trône qu'à ses intérêts, ne voulait point paraître devoir à l'hymen de la princesse ce qu'il prétendait pouvoir exiger d'ailleurs ; que peut-être même étendant ses vues dans l'avenir, et prévoyant que la princesse pourrait n'avoir point d'enfants du dauphin, il voulait, avant tout, fixer irrévocablement ses droits, soit par les armes, soit par des traités. Frappés de cette idée, et ne présumant pas que le roi pût ne pas mettre de bornes à ses prétentions, et qu'il osât les appliquer à toute la succession de Bourgogne, ils crurent que quelques soumissions satisferaient ce point d'honneur délicat, dont ils le supposaient touché. Descordes, qui avait secrètement conclu son traité avec le roi, lui rendit compte de ces dispositions, et lui conseilla d'exiger qu'on remît Arras entre ses mains. Les ambassadeurs consentirent, et en donnèrent l'ordre à Descordes, qui se hâta de l'exécuter. Les ambassadeurs avaient-ils ce droit, et Descordes devait-il le reconnaître ? Non, sans doute ; mais les premiers croyaient servir utilement Marie, et le dernier la trahissait. A peine eût-il introduit du Lude dans la cité, qu'il leva le masque, et se déclara hautement pour le mi.

Philippe de Crèvecœur, seigneur des Cordes ou des Querdes, était un des plus illustres capitaines de son temps. Moins habile négociateur, moins homme d'État que Comines, mais plus soldat et plus général, Louis avait senti qu'il lui serait aussi nécessaire. Il n'avait rien épargné pour le séduire, et il fallut l'acheter cher ; car la maison de Bourgogne l'avait déjà comblé de faveurs. Sa mère avait nourri la princesse. Cette première source de grâces, jointe aux services et à la capacité de Descordes, lui avait acquis la confiance de Charles, qui lui avait donné le gouvernement général de la Picardie bourguignonne. Brave, intelligent, expérimenté, Descordes pourrait être regardé comme un grand homme, s'il eût été fidèle.

Malgré tout son crédit dans ces provinces, il ne put d'abord engager les habitants de la ville d'Arras à reconnaître la domination française. Arras était divisé en ville et en cité. La ville était fortifiée, la cité ne l'était pas. Ces deux portions d'une même place vivaient dans la plus grande mésintelligence, et se piquaient d'agir toujours par des principes opposés. La cité s'étant rendue, la ville devait se défendre, et n'y manqua pas. Quelques exactions imprudentes, faites par du Lucie dans la cité, furent un nouveau motif pour la ville d'éviter le joug français. Le chancelier, le cardinal de Bourbon, le bailli de Vermandois, et divers autres seigneurs envoyés par le roi pour recevoir le serment des habitants, étaient à dîner dans l'abbaye de Saint-Waast, lorsque tout-à-coup des cris affreux de guerre et de révolte vinrent les troubler. Ils virent une multitude furieuse qui s'excitait au carnage, et qui semblait vouloir investir l'abbaye. C'était un détachement envoyé de la ville pour faire main-basse sur tout ce qu'il rencontrerait de Français. Le danger était inévitable, si quelque ordre n'eût rappelé, à l'instant même, ce détachement dans la ville.

Descordes, qui trois jours auparavant en était gouverneur, crut pouvoir sans honte commander l'armée qui travaillait à la détruire. Tandis qu'il faisait agir les intelligences qu'il avait dans la place, une artillerie puissante et bien servie foudroyait les murailles. Elle fit d'abord une brèche considérable qui détermina le commandant à capituler. Mais les habitants ne l'en avouèrent point. Effrayés du grand nombre de troupes françaises qu'ils voyaient introduire dans la cité — que les Français avaient fortifiée —, ils crurent que le roi les trompait, et que, loin d'observer la capitulation il anéantirait leurs privilèges et leur liberté : ils se préparèrent à une défense désespérée. Ils envoyèrent demander du secours à toutes les villes voisines, surtout à Douai, où le jeune et brave Vergy avait ramené cinq cents chevaux échappés avec peine de la bataille de Nancy. Les garnisons voisines fournirent encore environ mille hommes d'infanterie. Vergy s'offrit avec beaucoup d'ardeur à conduire ce secours dans Arras ; mais, joignant la prudence au zèle et au courage, il proposa d'attendre la nuit pour y entrer avec plus de sûreté. La bourgeoisie de Douai, impétueuse dans son zèle, ignorant la guerre, et bravant de loin des dangers qu'elle ne devoir point partager, l'obligea de partir à l'instant même, à midi. Vergy fut forcé d'obéir ; et cette imprudence eut l'effet qu'il avait prévu. Du Lude, averti de sa marche, vint à sa rencontre avec des forces supérieures, tailla en pièces son détachement, et le fit lui-même prisonnier.

Le roi, toujours sensible au mérite, toujours ardent à recueillir le double avantage d'en priver ses ennemis et de l'acquérir pour lui-même, essaya d'entraîner Vergy sur les traces des Comines et des Crèvecœurs. Mais Vergy joignait à ses autres qualités héroïques une qualité plus héroïque encore, et le germe de tout héroïsme, un attachement inviolable à ses devoirs. Il refusa tout. Louis admira et punit sa probité. Voyant que l'intrigue était inutile, il employa la tyrannie. Vergy fut resserré dans une étroite prison : on poussa même l'indignité jusqu'à lui mettre les fers aux pieds. On ne réussit pas mieux. Vergy avait été incorruptible ; il fut inébranlable. Un an d'outrages et de tourments n'avait fait qu'affermir sa constance. Enfin on essaya un artifice plus puissant. Sa mère eut la liberté de le voir, de pleurer à ses yeux, de l'attendrir sur son sort, de lui peindre les malheurs de sa maison, dont il était la seule espérance, le seul appui. Vergy avait soutenu les fers, bravé la mort, rejeté les séduisantes faveurs de la fortune ; il ne put résister aux larmes de sa mère, il se rendit, et il fut le seul en qui la défection devint une vertu. Vaincu par la nature, comme Coriolan, il fut plus grand que le héros romain, en ce qu'il ne fallut pas moins que les larmes d'une mère pour faire rentrer Coriolan dans son devoir, et qu'il ne fallut pas moins pour en faire sortir Vergy.

Le roi trouvait partout des conquêtes faciles. Comines et Descordes, aimés et respectés dans tout ce pays, le soumettaient moins par les armes que par la séduction. Leur exemple prouvait, autant que leurs discours, combien le roi tenait exactement parole à ceux qu'il avait gagnés. Hesdin, Montreuil, Boulogne, Cambray et beaucoup d'autres places, venaient de se, rendre ; Arras-osait l'arrêter encore. Le roi voulut l'effrayer par un exemple de sévérité. Il avait pris pour lui, tous les prisonniers faits par du Lude, contre l'usage, qui laissait les prisonniers à ceux qui les avaient faits. Il en .fit pendre un grand nombre pour les punir du crime d'avoir été fidèles à leur souveraine. Violence horrible et barbare, qui révoltait les cœurs sans les effrayer ! Eh ! qu'importe à des citoyens généreux, résolus de périr pour leur patrie, que la force les écrase dans les combats, ou que l'injustice leur arrache la vie dans les supplices ? tout devient théâtre de gloire à qui suit sou devoir.-Les défenseurs d'Arras n'en devinrent que plus ardents, que plus furieux. Leur nombre, leur valeur, leur haine contre les Français, la force de leur place, tout les encourageait. Ils ne pouvaient user de représailles sur, les assiégeants, ils exprimèrent du moins leur indignation par des outrages. Ils couvrirent leurs remparts de potences, où ils attachèrent des croix blanches — signal du parti français —, et les assiégeants avaient en perspective le sort qui les attendait, s'ils étaient pris dans quelque sortie.

Le continuateur de Monstrelet reproche encore aux habitants d'Arras d'autres insolences moins atroces, mais plus indécentes, qu'il exprime avec la plus grande naïveté.

Ce siège devint une affaire de passion. La fureur présidait à l'attaque et à la défense ; des deux côtés l'acharnement était égal. L'artillerie renversait les murailles, un travail assidu les réparait. Enfin les brèches devinrent si larges, qu'on commençait à désespérer du salut de la ville. Elle envoya au roi, qui était pour lors à Hesdin, une députation pour le prier de trouver bon qu'on avertît Marie de l'état de la place, et de l'impossibilité de la défendre plus longtemps. Le roi lui répondit : Vous étés prudents et sages, faites comme vous l'entendrez. Les députés s'en allaient contents ; mais sur la route on les arrête, on les ramène à Hesdin, on fait trancher la tête à douze d'entre eux, dont le chef était Oudard de Bussy, qui, ayant été conseiller au parlement, fournit au roi le prétexte de le traiter lui et les siens comme des traîtres. Il semblait que le roi eût juré de faire abhorre ; le nom français dans Ces Provinces. De quel œil pouvait-on voir cette violation scandaleuse du  droit des gens, cet abus cruel d'une confiance inspirée par une basse équivoque ?

Si on en croit le récit de l'annaliste Gilles, secrétaire de Lorris XII, le roi était encore bien plus coupable. Oudard n'avait jamais été son sujet. Louis XI, pour l'attirer à son service, lui avait offert une charge de conseiller au parlement, et une charge de maître des comptes. Oudard, inviolablement attaché à Marie, avait rejeté ces offres ; et c'était ce refus si estimable que Louis XI punissait en lui. Au reste, Gilles, qui rapporte ces faits, taxe Oudard d'opiniâtreté, et ne paraît point sentir ce que le procédé de Louis XI avait d'odieux.

Quoi qu'il en soit, Louis XI, pour faire voir que c'était le conseiller au parlement et le sujet infidèle qu'il punissait dans Oudard de Bussy, lui fit mettre sur la tête un chaperon d'écarlate, et voulut que, couverte de cet ornement ignominieux, elle restât exposée pour servir d'exemple.

Si le roi ternissait sa gloire par ces violences, il en relevait l'éclat par son courage. Irrité de la longue résistance d'Arras, il vint en personne pour le réduire. Il fit donner plusieurs assauts, où il monta lui-même à la tête de ses troupes, et où il fut blessé. Il démentait bien dans les occasions le reproche injuste que lui faisait le duc de Bretagne, en l'appelant le roi Couard. Mais il ne cherchait point ces occasions, et dans mi siècle guerrier où tous les souverains se piquaient d'être soldats, il était aisé de donner du ridicule à la prudence.

Arras se rendit ; et le roi, qui, dans sa colère, avait juré de le piller et de le raser, se laissa fléchir par les prières de Descordes, qui voulait bien opprimer sa patrie en guerrier, mais non pas en bourreau. Il ne put cependant empêcher quelques rigueurs, qu'on croyait fort politiques et qui étaient fort dangereuses. On pendit plusieurs habitants aux potences dressées par eux-mêmes sur les remparts, et en la place des croix blanches qu'ils y avaient mises et qu'on les obligeait de détacher. Lorsqu'ils étaient près de recevoir la mort, on leur offrait leur grâce à condition de crier : vive le roi ! Mais ces malheureux avaient tant d'attachement pour Marie et d'aversion pour son persécuteur, qu'ils aimaient mieux mourir que de racheter leur vie par ce désaveu de leurs sentiments. Le roi, désespérant de changer des cœurs si indomptables, voulut, en quelque sorte, dénaturer la ville, en reléguant ses habitants dans les diverses provinces du royaume, et en la peuplant de Français. Il lui donna même le nom de Francie, et crut faire oublier le nom sous lequel elle avait bravé sa puissance ; mais les rois ne peuvent pas tout. Le nom d'Arras subsiste encore aujourd'hui, et celui de Francie est ignoré.

Le roi poussait ses conquêtes dans le Hainaut, l'Artois et le Boulonnais. Il emportait Bouchain d'assaut, forçait le Quesnoi à se rendre au bout de deux jours. Avesnes voulait résister. Louis attire les chefs de la garnison à une conférence, et, tandis qu'ils sont à table, les bourgeois séduits ont déjà introduit les Français dans la ville. Mais Saint-Omer suivit l'exemple d'Arras. Philippe, fils d'Antoine, bâtard de Bourgogne, y commandait. Son père était entre les mains du roi, qui menaça le gouverneur de le massacrer à ses yeux, s'il osait se défendre : Vous n'en ferez rien, répondit ce citoyen courageux, vous ne vous déshonorerez point par une action si barbare. Si pourtant vous en étiez capable, apprenez que mon père m'est plus cher que ma vie ; mais que mon devoir m'est plus cher que mon père. Il fallut lever le singe et aller brûler Cassel. Tout ce malheureux pays était livré aux plus horribles ravages. Les garnisons de Douay, d'Aire et de Saint-Omer pour Marie, celles d'Arras, de Béthune et de Thérouenne pour le roi, y portaient, à l'envi, le fer et le feu dans les courses continuelles qu'elles faisaient les unes sur les autres.

Avant toutes ces hostilités, les ambassadeurs de Marie étaient retournés auprès d'elle. Toujours persuadés que quelques sacrifices faits de bonne grâce désarmeraient le roi, ils croyaient d'autant moins devoir lui refuser cette satisfaction, que le mariage de la princesse avec le dauphin devait tout réunir, Ils allaient porter ce conseil à leur souveraine ; mais l'esclavage où ils la trouvèrent réduite leur fit sentir la faute qu'ils avaient faite de l'abandonner. Peut-être s'ils eussent suivi de l'œil sa fortune, leur expérience leur eût-elle suggéré les moyens de prévenir sa disgrâce et la leur. Marie, à leur départ, était restée dans la ville de Gand, centre toujours redoutable de la sédition et de la révolte. Cette ville, une des plus puissantes et des plus peuplées de l'Europe, faisait alors tout le commerce de l'Angleterre et de l'Allemagne. Les bourgeois, presque tous riches marchands, joignaient à cette grossièreté bassement orgueilleuse qu'inspire l'opulence, la férocité turbulente que donnent la licence et l'habitude de la rébellion. Ils n'avaient jamais pu souffrir leurs maîtres, Philippe-le-Bon, qui les connaissait bien, apprenant qu'ils témoignaient de l'attachement pour Charles, son fils, alors enfant, disait : Ils aiment toujours leurs maîtres à venir et détestent leurs maîtres présents. A quelles humiliations les deux célèbres aventuriers d'Artevelle, chefs des Gantois révoltés, n'avaient-ils pas réduit les derniers comtes de Flandre ! Les princes de la maison de Bourgogne, tous guerriers, tous absolus, tous exercés dans l'art de régner, avaient su réprimer les saillies brutales de ce peuple indocile, et lui enlever des privilèges dont il abusait. Chaque révolte avait été sévèrement punie ; mais le germe n'en était point étouffé. Les Gantois semblaient attendre un moment de faiblesse dans le gouvernement bourguignon, pour se livrer à leurs emportements ordinaires.

La mort de Charles et la consternation de sa fille firent naître ce moment, et ils en profitèrent. Ils se rendirent maîtres des États de Flandre tumultueusement assemblés dans leur ville, et les ayant remplis de leur fureur, ils massacrèrent les magistrats établis par le dernier duc ; ils s'assurèrent de la personne de Marie, ils voulurent être ses tuteurs, ils lui composèrent un conseil de bourgeois insolents, sans l'avis duquel ils lui défendirent de rien entreprendre : ils la retinrent prisonnière dans son palais.

Le roi, qui savait tout, sut ces troubles, et envoya les fomenter. Il fit choix pour cette commission d'un de ses misérables sans nom et sans caractère, qu'il employait d'autant plus volontiers, qu'en cas de mauvais succès il en était quitte pour les désavouer. Cet homme, nommé Olivier-le-Daim ou le Diable, était originairement un barbier de village, né à Thielt entre Gand et Courtrai. On ignore comment il parvint à être barbier de Louis XI. Il avait quelque agrément dans l'esprit ; et le talent d'amuser son maître porta fort loin son crédit et sa hardiesse. Comme il était souple, et qu'il connaissait le pays, Louis XI le crut propre à diviser et corrompre les Gantois. Le Daim voulut connaître et n'être point connu. Il crut qu'une longue absence avait fait oublier ses traits, et que l'éclat de sa fortune empêcherait de reconnaître en lui cet homme vil, caché autrefois dans la foule la plus obscure. Il affecta dans ses équipages, dans ses habits, tout le faste d'un grand seigneur, dans ses discours toute la hauteur du favori d'un grand roi. Il se faisait nommer le comte de Meulan, il se paraît de tous les titres glorieux dont Louis XI avait eu la faiblesse de le revêtir. Arrivé à Gand, il ne s'adressa d'abord ni à la princesse ni aux états. Il passa plusieurs jours à négocier sourdement avec les bourgeois les plus séditieux. Cependant, comme sa magnificence attirait tous les regards, et comme tout à la fin se découvre, quelque ancien ami, quelque parent méconnu aperçut ce qu'on lui cachait, et bientôt le nom d'Olivier-le-Diable retentit dans toute la ville. Le conseil apprit qu'un barbier déguisé en homme d'État se prétendait chargé d'une commission importante : il le manda pour en rendre compte. Le Daim parut dans l'assemblée plus fastueux, plus magnifique, plus comte de Meulait que jamais. Mais les orgueilleux Gantois, qui donnaient des fers à leur souveraine, ne se laissaient point éblouir par un habit. Ils prodiguèrent à Olivier tous les mépris dus à sa première profession. On lui ordonna de parler : il répondit que ses ordres portaient de ne s'adresser qu'à la princesse, et voulut absolument lui parler en particulier. On lui dit que la bienséance ne le permettait point insista. On parla de le jeter dans la rivière. La peur le prit, il s'enfuit, bien reconnu pour Olivier, et, comme tel, accablé de railleries et d'opprobres. La princesse disait : Que me veut ce chirurgien-barbier ? Je n'ai ni barbe à faire, ni maladie à traiter.

Mais Le Daim sut se venger avec éclat pour lui, avec utilité pour son maître. Il s'était sauvé à Tournay, ville forte, riche, avantageusement située, et propre à faciliter les courses dans la Flandre et le Hainaut. Cette ville était libre et observait une exacte neutralité entre la France et la maison de Bourgogne, quoiqu'elle fût tributaire de la France. Le Daim s'aperçut que, comptant trop sur les avantages de cette neutralité, elle veillait mal à sa sûreté, et que la garde s'y faisait négligemment. Il forma le projet de s'en emparer pour le roi. Il en fit part à Colard de Mouy, qui avait le titre de bailli de Tournay, mais qui résidait à Saint-Quentin, dont il était gouverneur. Il lui manda que s'il voulait s'approcher des portes avec quelques troupes, il prenait sur lui de l'introduire dans la place. Mouy ne manqua pas de s'y rendre ; et Olivier, avec le secours de quelques bourgeois qu'il avait gagnés, fit ouvrir les portes, moitié de gré, moitié de force. Le peuple, bien traité, s'applaudit de ce changement. On n'usa de violence qu'à l'égard' des commandants et des magistrats, qui furent arrêtés et envoyés prisonniers à Paris. Olivier revint glorieux et triomphant raser son maître, et recevoir de nouvelles grâces. Les gouvernements de Loches et de Péronne récompensèrent alors ses services ; et, sous le règne suivant, le gibet expia ses crimes et son insolence [1484].

Cependant la situation de la princesse devenait tous les jours plus horrible. Tout concourait à aggraver son joug : elle ne voyait autour d'elle que des tyrans et des oppresseurs. Ses prétendus amis, ses parents mêmes, qui accouraient auprès d'elle sous prétexte de la secourir, n'y étaient attirés que par des vues intéressées. Le duc de Clèves, son cousin, voulait la forcer d'épouser son fils, pour lequel elle avait peu d'inclination, parce qu'elle le connaissait trop. L'évêque de Liège, son oncle maternel, exigeait qu'elle le déchargeât de trente mille florins qu'il s'était obligé de payer par un traité fait avec lui en 1468. Il voulait aussi qu'on donnât une gratification de quinze mille florins à La Mark, son ministre. L'un demandait des bénéfices, l'autre des gouvernements, les autres de l'argent : tous abusaient de la faiblesse de Marie, tous lui vendaient bien cher des services qu'ils ne lui rendaient point, tous se réunissaient contre Hugonet et d'Imbercourt, dont la fidélité désintéressée faisait la satire de leur avidité. ils soulevaient, contre ces deux excellents ministres, des peuples déjà trop furieux, qui n'avaient pas oublié que le chancelier Hugonet avait déchiré de sa main la pancarte originale de leurs privilèges, et que d'Imbercourt avait prêté son bras au duc Charles pour les soumettre. Le comte de Saint-Pol, qui s'était attaché à Marie, leur reprochait d'avoir causé la mort honteuse du connétable son père, en conseillant au duc de le livrer au roi. Il ne dissimulait point la haine qu'il leur portait, et du moins cette haine avait un principe estimable.

Les Gantois d'ailleurs, insensibles au démembrement des États de la princesse, voyaient avec inquiétude les conquêtes du roi l'approcher de leur ville. Ils crurent nécessaire de lui envoyer une députation pour lui rappeler la trêve jurée avec le duc, et lui demander la paix : ils arrachèrent à la princesse toutes les instructions qu'ils voulurent. Elle consentit à tout, persuadée que le roi n'aurait égard qu'à la lettre de créance qu'elle avait donnée à Hugonet et à d'Imbercourt, et que ceux-ci avaient remise au roi, ne prévoyant pas l'indigne usage qu'il devait en faire. Les Gantois composèrent leur députation de quelques membres du conseil, à la tête desquels ils mirent le pensionnaire de leur ville. Le roi vit arriver ces bourgeois pleins d'orgueil et de sottise, et se promit bien de se jouer de leur ignorante et grossière simplicité.

Le premier mot qu'ils lui dirent lui fournit une occasion de brouiller. Ils l'assurèrent que la princesse avait pris la résolution la plus constante de se gouverner par le conseil des États.

Le roi les interrompit : Vous me trompez, dit-il, ou l'on vous trompe vous-mêmes : la princesse vous désavouerait. Hugonet et d'Imbercourt ont seuls sa confiance : je ne dois traiter qu'avec eux. Les députés voulurent prouver qu'ils étaient autorisés, et montrèrent leurs instructions. Alors le roi, foulant aux pieds toutes les lois de l'honneur et de la probité, la foi due au secret, les égards que les souverains se doivent les uns aux autres, montra aux députés la lettre écrite par Marie, par la duchesse douairière et par Ravestein. Il fit plus : les députés la lui demandèrent ; et il la leur donna. Ceux-ci ne pouvant plus contenir leur fureur prirent congé du roi et volèrent à la vengeance. Telle était l'insolente ivresse de ces rebelles, qu'ils s'indignaient que leur souveraine eût osé faire usage de la liberté que la nature accorde au dernier des hommes, de placer sa confiance où il lui plaît.

Le roi les vit partir avec une joie criminelle, et s'applaudit des -horreurs qu'ils allaient commettre. Cette bassesse, la plus odieuse qui ait flétri son règne et dégradé son caractère, lui paraissait le chef-d'œuvre de la politique la plus déliée. Les députés arrivent à Gand. On s'étonne de ce prompt retour. Ils assemblent le conseil, ils y répandent leurs fureurs. On nous trahit, s'écrient-ils, on nous amuse par de fausses instructions. Hugonet et d'Imbercourt traitent secrètement avec les ennemis de l'État, ils abusent de la confiance de la princesse, comme ils abusaient de celle de son père ; ils lui extorquent des lettres de créance exclusives. La princesse voulut ouvrir la bouche pour défendre ses ministres et elle-même ; et ne pouvant croire l'étonnante nouvelle que ce discours lui annonçait, elle allait peut-être nier l'existence de la lettre. Le pensionnaire s'avance jusqu'à elle les yeux étincelants de colère, et d'un ton insolent et terrible : Voyez, lui dit-il, madame, reconnaissez-vous ces trois écritures ?  Marie ne répondit que par un silence d'accablement et d'indignation. Un mépris plein d'horreur pour Louis XI fut le seul sentiment qu'elle éprouva.

Cependant on murmure ? on délibère, on prépare la perte des deux ministres ; tout s'élève contre eux sans pudeur ; le peuple, qui hait toujours les ministres, et qui haïssait plus particulièrement ces deux-là ; les grands qui les craignent, et qui espèrent de les rem-. placer ; le duc de Clèves, qui comptait sur eux pour ménager le mariage de son fils avec la princesse, et qui apprend qu'ils travaillaient pour le dauphin ; le comte de Saint-Pol, qui saisit cette occasion de venger son père ; l'évêque de Liège, qui n'a pu oublier que d'Imbercourt, gouverneur de cette place pour le duc de Bourgogne, avait souvent soutenu les droits de son maître contre l'évêque et ses partisans.

Hugonet et d'Imbercourt auraient pu se sauver, ils furent libres la nuit entière ; mais ils comptèrent sur leur innocence, comme si un peuple effréné savait la respecter, et sur la protection de la princesse, comme si elle-même n'eût pas été esclave. Le lendemain on les arrêta, et on nomma des juges chargés de les trouver coupables.

De quoi ne les accusa-t-on pas ! quelles fautes — ils en avaient fait sans doute, puisqu'ils étaient. hommes et ministres — n'érigea-t-on pas en crimes irrémissibles ! C'étaient eux qui avaient engagé le duc dans tant de guerres injustes et ruineuses : comme si l'ardeur guerrière de ce Prince avait jamais eu besoin d'être animée. C'étaient eux avaient mis le connétable entre les mains du roi. Ils avaient eu raison : le connétable était un traître qui méritait son sort. Ils avaient rendu la justice. Rien n'était moins prouvé : seulement ils avaient reçu un présent des Gantois, longtemps après le jugement d'un grand procès que ceux-ci avaient gagné. Ils avaient anéanti les privilèges de Gand. Mais ils n'avaient fait qu'exécuter les ordres du duc : c'étaient les séditions éternelles des Gantois qui leur avaient attiré ce châtiment : eux-mêmes s'y étaient soumis après avoir été vaincus. Ils avaient abusé de la confiance de la princesse, c'est-à-dire qu'ils avaient accepté cet honneur qu'ils méritaient par leurs services passés, et dont ils avaient tâché de se rendre encore plus dignes par de nouveaux services.

Ce qui fait peut-être mieux connaître que tout le reste l'esprit dont étaient animés les commissaires iniques qui osèrent les juger, c'est qu'ils n'insistèrent point du tout sur la seule faute un peu grave qu'on pût reprocher à ces ministres, je veux dire, sur l'ordre donné à Descordes de remettre la cité d'Arras entre les mains du roi. Leurs intentions avaient été très pures, ils avaient cru servir Marie et désarmer le roi ; mais l'action était au moins imprudente, et méritait une autorisation particulière. Voilà ce que des juges citoyens eussent pu peser dans la balance exacte et terrible de la justice. Mais qu'importait à des rebelles que leur souveraine fut dépouillée ? Aussi ne daignèrent-ils pas seulement s'arrêter à ce chef d'accusation. Ils déclarèrent Hugonet et d'Imbercourt coupables de concussion, et surtout d'attentat à leurs privilèges, et les condamnèrent à perdre la tête.

Ces deux infortunés tentèrent en vain d'échapper à ces brigands, par un appel au parlement de Paris. Ils espéraient que Louis XI, quoiqu'il fût l'auteur de leur disgrâce, rougirait de faire consommer sous son nom et par son autorité, une injustice aussi exécrable ; que peut-être même, s'il continuait de les opprimer, le parlement, plus équitable, ne se prêterait point à sa passion. Ils espéraient du moins qu'en gagnant du temps la princesse et leurs amis trouveraient le moyen de les délivrer. Mais ils n'avaient d'amis que la princesse, et la princesse était captive.

On n'eut point d'égard à leur appel : leur mort était jurée. On leur avait déjà donné, sans objet et sans prétexte, une question plus cruelle que la mort même : on ne leur laissa que trois heures pour se préparer ; et déjà l'échafaud était dressé dans la place de l'Hôtel-de-Ville.

Marie l'apprend avec désespoir, et ce désespoir anime son courage : elle oublie et la dignité de son rang, et les bienséances rigoureuses de son sexe ; elle se sourient seulement que ses amis vont périr, et qu'elle en est la cause ; elle écarte avec horreur les tyrans qui l'obsèdent ; elle court à l'Hôtel-de-Ville, elle ne dédaigne point de se jeter aux pieds de ces juges infâmes qui méritaient seuls la mort qu'ils allaient donner à l'innocence ; elle leur demande en tremblant une grâce qu'elle avait droit d'accorder, mais qu'elle accordait en vain. Ces tigres furent inflexibles. Marie ne se rebute point. Elle court sur la place, elle voit les deux malheureux objets de ses larmes couchés et renversés sur l'échafaud. Brisés par la question, ils ne pouvaient ni se tenir debout ni se mettre à genoux pour recevoir le coup mortel. Les bourreaux avaient déjà le bras levé ; un peuple effréné fixait sur eux ses yeux avides de sang. Marie perce la foule, et s'élance vers l'échafaud. Arrêtez, s'écrie-t-elle, ou arrachez-moi la vie ; ne m'enlevez pas mes amis, mes serviteurs fidèles. Ils n'ont rien fait que par mes ordres, c'est moi qu'on opprime en les opprimant. Ces cris douloureux, ces accents du désespoir, les larmes dont ses yeux étaient inondés, les longs habits de deuil dont elle était revêtue, ses cheveux épars, ses bras tendus vers le peuple, la bonté qu'elle signalait alors avec tant d'éclat, tout ce spectacle intéressant suspendit l'action des bourreaux, fit renaître un rayon d'espérance dans le cœur des deux victimes, et excita de grands mouvements dans le peuple. Cet étrange abaissement de sa souveraine, de la fille de tant de rois et de tant de héros, sembla le toucher, la pitié commençait à entrer dans ces aines farouches. L'assemblée se divisait en deux partis ; les uns criaient grâce, les autres vengeance, les piques étaient baissées, les épées tirées on se menaçait, on combattait. Le crime et l'insolence triomphèrent. Des clameurs barbares étouffèrent les tendres prières de Marie, et firent consommer le sacrifice à ses yeux. Le sang de ses fidèles sujets rejaillit presque sur elle. Elle poussa un cri perçant qui glaça tous les cœurs et tomba sans connaissance. On la reporta demi-morte dans son palais.

Les rebelles ne la trouvaient pas encore assez malheureuse, ni assez outragée : ils furent industrieux à lui enlever toute consolation. Ils éloignèrent d'elle la duchesse douairière et Ravestein. Ils chassèrent dut conseil tous ceux qui témoignaient quelque sensibilité pour ses maux ; et l'humanité même devint un crime.

Ils étendirent leur fatale prévoyance jusque sur les domestiques de la princesse, qu'ils chassèrent tous, et auxquels ils substituèrent des Gantois. Marie ne put ni parler à personne en secret, ni écrire ou recevoir aucune lettre qui ne fût lue dans le conseil : tous ses pas étaient suivis : toutes ses démarches étaient éclairées ; on lisait jusque dans son âme.

D'un autre côté, on persécutait tous ses amis en mille manières, on pillait leurs terres, on confisquait leurs biens, on les forçait de se jeter entre les bras du roi. Il semblait que les Gantois fussent d'intelligence avec lui.

Il leur restait un dernier outrage à faire à leur souveraine, celui de disposer de sa main malgré elle, et de tyranniser jusqu'à son cœur. Leur choix devait être abominable comme eux. Il tomba sur un fameux criminel, l'objet de l'exécration publique : c'était Adolphe, duc titulaire de Gueldres. Un seul trait -suffira pour le peindre. Ennuyé de la longue vie de son père, qui gouvernait depuis quarante-quatre ans, il avait conspiré contre lui, l'avait dépouillé de ses États, et enfermé dans un cachot, dont il n'était sorti qu'au bout de six mois par l'entremise du pape et de l'empereur, qui nommèrent le duc de Bourgogne (Charles) juge entre le père et le fils. Les parties ayant comparu devant le duc, le vieux père désespéré offrit le combat à son fils, qui l'allait accepter, sans le duc de Bourgogne. Celui-ci ne fut que trop favorable à ce fils dénaturé, dont il était allié. Il fit consentir le père à se démettre de ses Etats, moyennant une pension de six mille florins. Quand Comines porta cette proposition au fils : J'aimerais mieux, répondit ce barbare, l'avoir jeté dans un puits. Il y a quarante-quatre ans qu'il règne, n'est-il pas temps que je règne à mon tour ? Une rage aussi forcenée révolta le duc de Bourgogne, qui l'ayant fait arrêter et enfermer dans le château de Namur, profita de la donation que le vieux duc de Gueldres lui fit à lui-même de ses États.

Ce fut ce monstre que les Gantois allèrent tirer de sa prison pour lui faire épouser Marie, quoiqu'il fût veuf de sa tante. Par cette union monstrueuse de la vertu avec le crime, ils inventaient pour elle un supplice plus cruel que celui dont Virgile attribue l'invention au tyran Mézence, et qui consistait à lier ensemble un corps vivant et un cadavre. Marie, réduite à ne plus craindre la mort, à la désirer même, eût sans doute persévéré dans son refus, quand le ciel ne serait pas venu, comme il fit, à son secours.

Les Gantois voulurent que le duc de Gueldres méritât, par quelque service important, l'honneur qu'ils prétendaient lui procurer. ils voyaient le roi s'avancer vers eux à pas de géant. La prise de Tournay leur fit surtout sentir la nécessité d'arrêter ce vainqueur rapide. La garnison de cette place les incommodait fort par ses courses hardies, et continuelles : il était également difficile et nécessaire de les réprimer. Ils rassemblèrent des troupes irrégulières de Gand, de Bruges, et d'Ypres. Le duc de Gueldres, à leur tête, alla tenter de reprendre Tournay. Tout sembla d'abord lui réussir : il attaqua les faubourgs, les prit, et les brûla. Mais la garnison, commandée par ce Colard de Mouy, que Le Daim avait introduit dans Tournay, fit, au nombre de quatre cents hommes d'armes au plus, une sortie si brusque et si vigoureuse, que l'armée du duc de Gueldres, qui était de douze ou quinze mille hommes, fut mise en déroute. Le duc de Gueldres — le crime n'exclut pas toujours la valeur — couvrait la retraite, et s'arrêtait pour combattre. Il faisait observer à ses soldats la foi-blesse de l'ennemi. Il voulait les faire rougir de leur fuite, et les ramener à une victoire certaine. On ne l'écoutait pas : la crainte avait produit son effet ordinaire, d'aveugler et d'étourdir. Ces bourgeois indisciplinables, aussi effrénés dans leur lâcheté que dans leur insolence, se dispersaient çà et là, comme des troupeaux effarouchés. Adolphe, qui résistait presque seul, et aux ennemis qui le pressaient, et à ses troupes qui l'entraînaient, termina une vie criminelle par une mort glorieuse.

Il était affreux pour Marie d'avoir à se réjouir de ses pertes. Il semblait que ses ennemis eussent vaincu par pitié pour elle. Son malheur était sans ressource, si Adolphe eût triomphé. La joie déjà si empoisonnée que lui causait cet événement fut encore troublée par la nouvelle qu'elle reçut en même temps de la perte des deux Bourgognes.

Louis XI avait fait jouer dans ces deux provinces les ressorts ordinaires de sa politique. Il avait de bonne heure répandu dans tous les esprits le principe de la réversion, faute d'héritiers mâles ; de sorte que les peuples de Bourgogne se trouvaient naturellement disposés à croire que par la mort du duc Charles ils étoffent devenus sujets de la France. Il était difficile d'inspirer la même erreur aux Francs-Comtois : on en substitua une autre. On leur persuada, comme aux peuples de Picardie, de Hainaut, et d'Artois, que le roi voulait seulement forcer Marie à se jeter entre ses bras, et à vaincre les répugnances qu'on supposait gratuitement à cette princesse pour son mariage avec le dauphin.

Pour donner plus de force à ces raisons, George de La Trimouille, seigneur de Craon, était entré en Bourgogne avec une armée que le roi, toujours attentif aux démarches du duc Charles, tenait depuis longtemps toute prête à l'accabler, lorsqu'il aurait été vaincu par les Suisses. L'intrigue, plus puissante encore que les armes, avait attiré dans le parti de Louis XI Jean de Chalon, prince d'Orange, guerrier bouillant, impétueux, orateur éloquent, négociateur habile, puissant dans l'une et l'autre Bourgogne par les grands biens qu'il y possédait, plus puissant encore par l'estime des peuples que ses talents et ses exploits lui avaient acquise. Ce seigneur, sous le gouvernement de Charles, avait eu un grand procès pour des terres considérables que le seigneur de Château-Guyon, son oncle, lui disputait. Le conseil du duc de Bourgogne, après le plus profond examen, avait cru devoir prononcer en faveur de Ch.- seau-Guyon. Le prince d'Orange, outré de cette prétendue injustice, contint pendant toute la vie du duc un ressentiment qui s'aigrissait par l'impuissance même de le faire éclater. Le duc mort, le roi se hâta d'offrir au prince d'Orange, non seulement la restitution des terres adjugées à Château-Guyon, mais encore le commandement de son armée, et le gouvernement des deux Bourgognes, s'il pouvait y introduire ses troupes.

Les États du duché étaient alors assemblés à Dijon. La cause du roi y fut si éloquemment plaidée par le prince d'Orange, que toutes les places, excepté Aussonne, reçurent garnison française. Le roi créa un parlement à Dijon le 18 mars 1476 ou 1477, selon qu'on voudra suivre l'ancien ou le nouveau style.

Les États de Franche-Comté, assemblés à Dole, furent moins aisés à séduire. Le prince d'Orange eut beau exagérer les périls qui menaçaient cette province, il eut beau représenter le duc de Lorraine vainqueur, prêt à l'envahir. On comprit que, le duc de Lorraine, content d'avoir écarté la guerre de ses États, ne chercherait point à la porter chez des voisins plus forts que lui ; qu'il n'imiterait pas l'imprudence du conquérant que sa valeur avait vaincu, et qu'il n'y avait point pour la Franche-Comté d'autre ennemi à craindre que le roi. Le clergé, le tiers-état pénétrèrent ses artifices, et refusèrent d'être trompés. Mais la noblesse, qui attendait plus de faveurs d'une cour plus puissante appuya les propositions du prince d'Orange, et fit recevoir les troupes du roi à Dole, à Salins, à Gray, les plus fortes places de la province.

Tant de révolutions funestes ouvrirent enfin les yeux aux Gantois : ils virent toute la profondeur de l'abyme qu'ils avaient eux-mêmes creusé : ils virent qu'ils n'avaient fait par leurs factions que prêter des armes à l'ennemi commun : ils virent que Louis ne cessait de conquérir, de diviser, de tromper, et qu'il ne parlait plus de mariage ni de paix. Ils craignirent, s'il étendait jusqu'à eux ses conquêtes, qu'il ne les punit des crimes qu'il leur avait fait commettre, et que l'indulgente bonté de Marie leur avait peut-être déjà pardonnés. Ils sentirent des remords d'avoir tant outragé une princesse si généreuse. L'échec de Tournay avait humilié leur orgueil : ce fut encore un avantage que la princesse tira de ce malheur. Ses vils tyrans laissèrent échapper le gouvernail qu'ils avaient si mal conduit. La princesse fut libre de se choisir un mari, et ce grand choix ne fut sollicité que par des brigues. Nouvelle espèce de persécution, moins violente que l'autre, mais plus épineuse, plus fatigante, et presque aussi insupportable.