HISTOIRE DE MARIE DE BOURGOGNE

FILLE DE CHARLES-LE-TÉMÉRAIRE, FEMME DE MAXIMILIEN, PREMIER ARCHIDUC D'AUTRICHE, DEPUIS EMPEREUR

 

CHAPITRE III. — Examen des prétentions de Louis XI sur les différentes provinces de la succession de Bourgogne.

 

 

LA succession de Bourgogne consistait dans une multitude de provinces, sur chacune desquelles Louis XI avait des prétentions, dont la légitimité était au moins douteuse, mais pouvait être assurée par les circonstances ; car c'est par les circonstances que les- hommes sont gouvernés, tandis qu'ils croient l'être par des lois.

Pour mettre quelque ordre dans la discussion des droits opposés de Louis XI et de Marie de Bourgogne, il faut d'abord réduire toutes les provinces de la domination bourguignonne à trois classes principales ; et cette division sera relative, non à la situation de ces provinces, mais aux principaux titres d'acquisition.

La première classe contient les pays que Marguerite-de Flandre, fille du dernier comte de Flandre, et veuve du dernier duc de la première maison de Bourgogne, porta en dot à Philippe-le-Hardi, son second mari, chef de la seconde maison de Bourgogne.

La seconde classe renferme les pays que le malheur des temps obligea Charles VII et Louis XI de céder à la maison de Bourgogne par les traités d'Arras, de Conflans, et de Péronne.

La troisième enfin consiste dans l'apanage même du duché de Bourgogne avec ses dépendances et les arrondissements que les quatre princes bourguignons y avaient faits à divers titres.

Première classe.

Le comté de Flandre, l'Artois, et la Franche-Comté, forment la première classe.

Pour juger des prétentions du roi sur ces trois domaines, il faut se rappeler quelques principes du droit d'apanage.

Sous la première et la seconde race, le royaume était partagé entre les enfants de France. Ces partages affaiblissaient la monarchie, et la remplissaient de troubles. Les Capétiens, plus prudents, les réduisirent à de simples assignats ou apanages réversibles à la couronne, au défaut d'héritiers. Par ce mot d'héritiers n'entendait-on que les héritiers mâles, ou toute sorte d'héritiers indistinctement ? Il paraît d'abord qu'on ne devait entendre que les héritiers mâles, et que l'exclusion était donnée aux filles. Plusieurs raisons favorisent cette opinion.

1° Les apanages représentaient les anciens partages, dont ce qu'on entend par la loi salique excluait absolument les filles. Les bâtards mêmes étaient traités plus favorablement qu'elles. Les commencements de la monarchie nous montrent quelques bâtards admis au partage : ils ne nous fournissent aucun exemple semblable en faveur des filles.

2° Toutes les provinces données en apanage aux enfants de France doivent être considérées comme autant de rameaux toujours participants à la nature du tronc qui les a produits, et dont ils ne sont qu'imparfaitement détachés. L'esprit de la loi salique, qui anime et gouverne le corps de l'empire français, se répand indistinctement dans tous ses membres. Un des premiers objets de cette loi est d'empêcher le royaume de passer par les femmes dans des maisons étrangères. Or la dévolution des apanages aux filles produirait en détail  ce que la loi salique a voulu prévenir. La couronne seule serait préservée, la plupart des provinces passeraient aux étrangers.

3° Le droit des apanages paraît avoir emprunté ses maximes du droit des fiefs. Or dans les anciennes lois féodales, le mot d'héritiers s'entend toujours des mâles, jamais des filles.

Il semblerait donc que la réversion des apanages, ainsi que celle des fiefs, dût toujours se faire de droit, lorsqu'il ne reste que des filles dans la race de l'apanagé. Mais, quoique les raisons qui viennent d'être alléguées pour le prouver paraissent frappantes, il faut convenir qu'avant le quatorzième siècle on n'en avait pas assez universellement senti la force, et qu'il était encore douteux si le mot d'héritiers, dans les anciennes investitures, se bornait aux mâles, ou s'étendait jusqu'aux filles.

Au reste, l'usage, supérieur à toute raison, a établi une distinction des fiefs en masculins et féminins : et cette distinction, confirmée par une multitude d'exemples, est devenue un de ces droits qui passent pour incontestables parmi les hommes, jusqu'à ce que la force en décide autrement.

En quoi consiste essentiellement cette distinction ? C'est ce qu'il serait peut-être assez difficile d'expliquer. Si on voulait remonter à la nature des choses, les auteurs vous diront que pour rendre un fief féminin, il faut que l'investiture appelle nommément les femmes à la succession. Mais comment prouverait-on que les fiefs qui ont été le plus généralement reconnus pour féminins portaient cette clause dans l'investiture ? Il paraît plus naturel de regarder comme fiefs féminins tous ceux qui ont été longtemps et plusieurs fois pos, Bédés par des femmes, sans réclamation, du moins, heureuse de la part des personnes intéressées.

D'après ces principes, il est difficile de concevoir quel autre droit que celui de la force Louis XI pouvait exercer sur les comtés de Flandre, d'Artois et de Bourgogne.

Vers le milieu du neuvième siècle et de la seconde race, Charles-le-Chauve en mariant sa fille Judith, veuve d'Etelwolph, roi d'Angleterre, avec Baudouin d'Ardenne ou Bras-de-Fer, qui l'avait enlevée, lui avait donné les comtés de Flandre et d'Artois. On ne peut pas dire que ce fût à titre d'apanage ; l'usage n'en était point encore connu. On n'avait point encore imaginé la réversion : les démembrements étaient alors perpétuels, et devenaient domaniaux en faveur de ceux qui les obtenaient. On pourrait objecter seulement que cette donation avait été faite au mépris de la loi salique, qui ne permettait point de démembrer Je royaume en faveur des filles. Mais Louis XI pouvait-il, après plus de six siècles, attaquer ce vice originaire du titre de la maison de Bourgogne ? Ses rivaux n'auraient-ils pas osé lui répondre que son titre originaire à la couronne était plus moderne, et n'était pas plus légitime ?

Comté de Flandre.

Il faut avouer pourtant que si les comtés de Flandre et d'Artois n'avaient été possédés que par les héritiers mâles de Baudouin, le droit de Marie aurait pu être sujet à contestation. Mais Marguerite, fille de Thierry d'Alsace, héritière en 1192 du comté de Flandre, l'avait porté en mariage à Baudouin IV. Jeanne, morte en 1242, et Marguerite sa sœur, morte en 1279, l'avaient possédé successivement ; et enfin Philippe4eHardi, duc de Bourgogne, ne l'avait acquis que par son mariage avec Marguerite, fille de Louis III, dernier comte de Flandre de la race de Baudouin ; et Charles VI, au lieu de prétendre aucun droit de réversion sur ce comté, avait lui-même prêté la main au duc de Bourgogne pour punir et soumettre les Flamands révoltés.

Comté d'Artois.

Quant à l'Artois, Philippe Auguste l'avait acquis par son mariage avec Isabelle de Hainaut, à qui Philippe d'Alsace, son oncle maternel, mort en 1192, l'avait donné. Philippe-le-Bel en 1302, avait adjugé le comté d'Artois après la mort de Robert II, à Mahaud fille de ce dernier, par préférence à Robert d'Artois, petit-fils de ce même Robert II, et neveu de Mahaud. Ce jugement supposait deux choses : la première que la représentation n'avait pas lieu dans l'Artois, même en ligne directe : la seconde que l'Artois était un fief féminin. Robert d'Artois, devenu majeur, avait voulu attaquer ce jugement, mais il avait été obligé de le ratifier en 1309 ; il était resté dans le silence pendant tout le reste du règne de Philippe-le-Bel, et pendant celui de Louis Hutin ; mais ayant vu Philippe-le-Long monter sur le trône, au préjudice de Jeanne, fille de Louis Hutin, il avait cru pouvoir aussi réclamer la loi salique. L'occasion cependant n'était pas aussi favorable qu'elle le paraissait. Philippe-le-Long avait épousé la fille de Mahaud, et acquis par ce mariage le comté d'Artois. Robert arma en vain pour le reconquérir. Un second arrêt, rendu en 1318, confirma le premier, et Robert fut encore obligé de s'y soumettre. Enfin, après la mort des trois fils de Philippe-le-Bel, Robert d'Artois ayant engagé les pairs à prononcer en faveur de Philippe de Valois, son beau-frère [1328], contre Édouard, roi d'Angleterre, espéra que par reconnaissance le comté d'Artois lui serait adjugé, en vertu de cette même loi salique, à laquelle il venait de procurer un triomphe si éclatant ; mais ayant gâté sa cause en produisant des titres fabriqués, et peut-être en empoisonnant Mahaud et sa fille, un arrêt solennel, qu'il s'attira d'ailleurs par ses emportements, le bannit du royaume [1331]. Il se retira furieux auprès du roi d'Angleterre, et par ses conseils violents il alluma cette longue et funeste guerre, source de la haine qui règne encore entre les deux nations, et que les Anglais viennent de signaler par de nouvelles injustices[1].

Ainsi trois rois différents, dont l'un n'avait d'autre intérêt que celui de l'équité, et les deux autres étaient placés dans les circonstances les plus favorables à la loi salique, avaient tous également consacré les droits de Mahaud et de Jeanne sa fille, et déclaré l'Artois fief féminin. Les deux filles de Philippe-le-Long et de Jeanne possédèrent ce comté : enfin Marguerite, fille de Louis III, comte de Flandre, le porta réuni avec la Flandre à Philippe-le-Hardi, duc de Bourgogne, son mari. Combien de barrières ne fallait-il donc pas renverser, pour attaquer la transmissibilité de la Flandre et de l'Artois aux femmes ?

Franche-Comté.

Il en faut dire autant du comté de Bourgogne, qu'on nomma Franche-Comté, à cause du refus généreux que fit Renaud III de rendre hommage à l'empereur, soutenant que son pays était franc. Sans examiner si Othe-Guillaume acquit ce comté par son mariage avec Hermentrude, fille d'Albrade de France, ou s'il le tenait de Gerberge sa mère, il est certain qu'en 1157 Beatrix, comtesse de Bourgogne, le porta en dot à l'empereur Frédéric-Barberousse ; que Béatrix II, sa petite-fille, le porta pareillement en dot à Othon, duc de Méranie ; qu'il passa ensuite à Béatrix III, leur fille, dont la petite-fille, nommée Alix, épousa un de ses parents, nommé Hugues de Châlon, qui devint comte de Bourgogne par ce mariage. Othon IV, leur fils, épousa cette Mahaud, comtesse d'Artois, dont on vient de parler à l'article précédent ; et leur fille Jeanne porta le comté de Bourgogne, avec celui d'Artois, à Philippe-le-Long, dont les filles possédèrent ces deux comtés, et les trans- mirent à Philippe-le-Hardi, par le mariage de Marguerite de Flandre avec ce prince.

Ainsi tous les biens de la première classe étaient des fiefs féminins : ils appartenaient donc incontestablement à Marie de Bourgogne, et on ne pouvait l'en dépouiller sans une usurpation manifeste.

Seconde classe.

Les objets de la seconde classe sont : I ° le Mâconnais, l'Auxerrois, S. Gengoul, Bar-sur-Seine, et quelques dépendances ; 2° Le comté de Ponthieu et les villes de la Somme avec Roye et Montdidier ; 3° Le comté de Boulogne.

Le Mâconnais, etc.

Le Mâconnais, l'Auxerrois, etc. avaient été cédés à Philippe-le-Bon, aïeul de Marie, par le fameux traité d'Arras, qui avait étouffé en 1435 les troubles nés de l'assassinat de Jean de Bourgogne. La donation était faite à perpétuité pour le duc et ses héritiers mâles et femelles. Le traité fait à Péronne en 1468, entre Louis XI et Charles-le-Téméraire, avait confirmé le traité d'Arras. Louis XI, pour échapper à des engagements aussi formels, alléguait la contrainte que son père et lui-même avait éprouvée, l'un à Arras, l'autre à Péronne. Il exagérait les outrages sans nombre qu'ils avaient reçus de Philippe et de Charles leurs vassaux ; l'humiliant désaveu et la réparation plus humiliante encore que Charles VII avait été obligé de faire du meurtre du duc Jean ; la prison où Louis avait été détenu à Péronne ; la honte du secours qu'il s'était vu contraint de fournir à son implacable ennemi contre les Liégeois ses alliés : il avait fallu souscrire à tout pour sortir d'esclavage. Ces deux traités avaient été l'ouvrage cruel de la nécessité, contre lequel la liberté naturelle protestait tout bas. On avait cédé au temps ; le temps amenait des circonstances plus heureuses ; on avait droit d'en profiter, sans se laisser enchaîner par des conventions que la crainte, qui les avait produites, rendait absolument nulles.

Telles étaient les raisons alléguées par Louis XI. Mais 1° on ne voit pas pourquoi en général les conventions dictées par la crainte obligeraient moins que les autres. Qu'importe par quelle passion les hommes agissent ? Les passions sont les ressorts de l'aine, et la crainte est un de ces ressorts aussi bien que l'ambition, l'avarice, la jalousie, la cupidité, etc. L'effet de toutes ces passions indistinctement est de gêner la liberté sans la détruire. Un prince à qui la jalousie, l'ambition ou la haine auraient arraché quelque traité contraire à ses véritables intérêts, aurait-il droit d'en violer les conditions, en disant : Une passion aveugle m'entraînait je n'étais pas libre, j'ouvre les yeux, et je romps mes fers. Si les traités où la force a eu quelque part étaient nuls, quels droits seraient légitimes ? quelle autorité serait respectée ? où la paix se trouverait-elle ?

Il est vrai qu'aucun particulier ne peut se prévaloir contre un autre des engagements qu'il a pu lui extorquer par violence, parce que le droit de la guerre n'est point établi entre les particuliers, et que les lois positives, qui servent de fondement à la société, défendent la violence et annulent ses effets. Mais l'Espagnol Figueroa observe judicieusement qu'il n'est ni de la dignité ni de l'intérêt des rois d'alléguer la contrainte pour éluder leurs engagements ; que si ce dangereux système était admis, il produirait deux effets funestes, le premier de rendre éternelle la captivité des princes qui auraient le malheur d'être pris ; le second, plus funeste encore, serait de leur enlever cette triste ressource, de rendre nos guerres plus barbares, et de substituer souvent la mort, qui nous déferait sûrement de nos ennemis, à la prison, d'où ils pourraient s'échapper pour courir à la vengeance.

Le généreux roi Jean, qui disait que la vérité et la a bonne foi, si elles étaient perdues dans le monde, devraient se retrouver dans la bouche des rois, était bien éloigné de croire que les engagements qu'ils contractaient en prison fussent nuls, lui qui ayant appris que le duc d'Anjou, son fils, s'était sauvé d'Angleterre où il était en otage, y retourna aussitôt lui-même pour acquitter la foi donnée, et pour traiter de la rançon de son fils.

2° Charles VII et Louis XI n'avaient-ils aucun reproche à se faire sur l'origine des dangers et des outrages dont le dernier se plaignait ? Les Bourguignons et les Anglais, dit-on, désolaient le royaume, et Charles VII était menacé de perdre sa couronne, lorsqu'il fut obligé de souscrire au traité d'Arras. Mais pourquoi ce même Charles VII avait-il ordonné, ou du moins permis l'assassinat du duc Jean, et souffert que la foi publique fût trahie à Montereau ? Louis XI, ajoute-t-on, n'était pas libre à Péronne ; un ennemi terrible le tenait entre ses mains. Mais pourquoi s'y était-il mis ? Pourquoi, avant Glue de s'y mettre, avait-il préparé à cet ennemi un juste sujet de colère, en soulevant les Liégeois ? La mine avait joué plus tôt qu'il n'avait voulu, et toute sa violence était retombée sur lui. Il s'était pris au piège qu'il avait tendu lui-même.

3° Louis XI dissimulait les avantages que la France avait tirés du traité d'Arras, le calme inespéré dont elle avait joui, la facilité que ce traité lui avait procurée de chasser de son sein l'étranger qui l'avait tant déchirée, et d'affermir l'héritier légitime sur le trône. Ces avantages inestimables que Louis XI affectait d'oublier, la France les avait sentis dans le temps avec tous les transports de la plus vive reconnaissance. Isabelle, cette mère dénaturée de Charles VII, en était morte de fureur ; le pape, le concile de Bâle, toute l'Europe, avaient applaudi à la modération de Philippe, qui pou-voit demander la moitié de la France, et ne l'avait pas fait, qui, touché d'une pitié généreuse, avait sacrifié le plus juste ressentiment à l'amour de la paix et au plaisir de faire du bien. Charles son fils n'avait point non plus passé à Péronne les bornes de la modération. La vengeance qu'il avait tirée de Louis XI, en le menant à la guerre contre les Liégeois armés par Louis XI même, était plus ingénieuse que politique : c'était une épigramme plutôt qu'un coup d'État. Au reste, on ne peut pas dire qu'en faisant confirmer le traité d'Arras, il profitât de l'imprudence de Louis XI, ni de l'espèce de captivité où il le tenait. Cette confirmation eût toujours été la base du traité, quand même Louis XI eût négocié avec une liberté entière et au milieu de sa capitale. Il paraît donc encore que le Mâconnais, l'Auxerrois, et leurs dépendances, ne pouvaient être légitimement disputés à l'héritière de Bourgogne.

Les places de la Somme, etc.

Les places de la Somme, le Ponthieu, Roye, Mont-Didier, en un mot tout ce qu'on nommait alors la Picardie bourguignonne, n'avait été qu'engagé par le traité d'Arras. Le tout était rachetable, moyennant quatre cent mille écus ; et Louis XI, par l'entremise des Croys, avait fait ce rachat en 1463, du vivant même de Philippe de Bourgogne, comme on l'a dit plus haut. Mais par le traité de Confions, qui dissipa la ligue du bien public en 1465, Louis XI engagea de nouveau ces mêmes villes au duc de Bourgogne, à condition de pouvoir les retirer pour deux cent mille écus, mais seulement après la mort de Charles. Ainsi Marie ne pouvait contester au roi le droit d'y rentrer en payant. Mais il fallait que le roi envoyât de l'argent pour les racheter, et non point des troupes pour les reconquérir.

Comté de Boulogne.

Philippe-le-Bon, uni avec les Anglais, avait, en 1419, usurpé le comté de Boulogne sur Marie de Boulogne et Bertrand de La Tour son mari. Mais le vice de cette acquisition avait été couvert par le traité d'Arras, qui avait accordé au duc la jouissance du comté de Boulogne, pour lui et ses enfants mâles -seulement : le roi se chargeant d'indemniser ou de n'indemniser pas les vrais propriétaires, auxquels le comté devait revenir après la mort des enfants de Philippe.

Depuis, par le traité de Conflans, la jouissance accordée à Philippe fut étendue jusqu'aux enfants mâles ou femelles de Charles son fils ; et le roi promit de récompenser de ce délai les héritiers de la maison de Boulogne. Si donc le comté de Boulogne pouvait être réclamé après la mort de Charles, ce n'était assurément point par le roi, qui était garant de la jouissance promise aux enfants, soit mâles, soit femelles de ce Charles, et qui, en cas d'éviction de la part des héritiers de La Tour, eût dû faire cesser le trouble, en accordant à ceux-ci une indemnité dont ils fussent contents.

Ainsi, de tous les objets de la seconde classe, il n'y a que la Picardie bourguignonne sur laquelle le roi eût des droits certains en payant deux cent mille écus, prix : stipulé pour le rachat ; et c'est ce qu'il ne faisait point.

Troisième classe.

La troisième classe des biens de la succession de Bourgogne renferme le duché de Bourgogne le Nivernais, le Charolais, et généralement tout ce que les ducs de Bourgogne avaient ajouté, à titre successif ou autrement, à l'apanage de -Philippe-le-Hardi.

Duché de Bourgogne.

Le duché de Bourgogne souffrait certainement quelque difficulté. 1° On n'avait pas d'exemple qu'il eût encore été possédé par aucune femme. Il est vrai qu'après la mort du dernier duc de la première maison, les trois concurrents qui s'étaient présentés n'étaient du sang de Bourgogne que par les femmes, et que le roi Jean, qui l'avait emporté sur les deux autres, n'avait droit au. duché que par elles. Louis XI faisait ou pouvait faire deux réponses à cette objection : la première, que le roi Jean avait été mal instruit de ses droits, et qu'il aurait dù exercer celui de réversion ; la seconde, qu'on ne pouvait dire absolument que le droit des femmes eût été reconnu ; car si les femmes avaient été jugées avoir au duché un droit égal à celui des mâles, le roi de Navarre l'aurait certainement emporté sur le roi Jean, puisqu'il descendait de l'aînée. On avait donc jugé que le roi de France., le roi de Navarre, et le duc de Bar, étant tous trois du sang de Bourgogne, mais n'en étant que par les femmes, et n'ayant aucun droit au duché, du chef de leurs mères, la proximité seule devait décider entre eux. Mais que pouvait répondre Louis XI au moyen tiré de l'exclusion des branches masculines de Sombernon et de Montagu ? Puisqu'un droit de proximité par les femmes l'avait emporté sur leur droit de masculinité, la loi salique ne gouvernait donc point le duché de Bourgogne, le droit des femmes était donc reconnu, ce duché était donc un fief féminin, il appartenait donc à Marie de Bourgogne.

2° Le roi, aux inductions générales tirées de la loi salique et de l'origine du droit féodal, ajoutait l'ordonnance donnée par Philippe-le-Bel, en 1314, et celle de Charles V donnée soixante ans après, qui avaient restreint nommément les apanages aux seuls mâles.

Marie répondait que l'ordonnance de 1314, particulière au comté de Poitiers, n'avait pu changer la nature du duché de Bourgogne qui n'était point alors réuni à la couronne, et de fief féminin qu'il était, ainsi qu'on vient de le voir, le rendre fief masculin ; que par l'Ordonnance, ou plutôt par le codicille de 1374, Philippe-le-Bel avait seulement donné l'exemple de borner les apanages aux seuls mâles ; que cet exemple pouvait indifféremment être suivi par ses successeurs, ou ne l'être pas ; que le roi Jean, qui voulait récompenser en grand roi et en bon père les services que son fils lui avait rendus en héros prématuré, n'avait point prétendu mettre de bornes à sa libéralité ; qu'il avait accordé le duché à Philippe et à toute sa postérité indistinctement, à des conditions aussi avantageuses et plus honorables que celles auxquelles la première maison de Bourgogne en avait joui ; que Charles V, fils de Jean, et frère de Philippe, avait confirmé cette disposition dans toutes ses parties, excepté qu'aux termes d'héritiers légitimes il avait ajouté ceux-ci : descendus en ligne droite ; que si on avait prétendu exclure les filles, c'était là le moment de stipuler leur exclusion : encore eût-il fallu que Philippe, qui tenait son droit de Jean et non point de, Charles V, eût consenti à cette stipulation ; mais que ni Jean ni Charles V n'avaient eu intention de stipuler cette exclusion, ni de changer la nature du duché ; que l'ordonnance de 1374, postérieure de plus de dix ans à cette investiture, n'avait pu en altérer les conditions ; que dans les concessions d'apanages faites depuis 1374, quand on avait voulu exclure les filles, on avait fait expressément ; que Louis XI lui-même, lorsqu'il avait donné la Normandie à son frère, avait pris cette précaution.

Marie fortifiait toutes ces raisons, qui pouvaient au moins balancer celles de Louis XI, par des inductions assez spécieuses, tirées des traités d'Arras et de Péronne, par lesquels on avait cédé à toute la descendance des ducs de Bourgogne, mâle et femelle indistinctement, les comtés de Mâcon, d'Auxerre, Saint-Gengoul, Saint-Laurent, Bar-sur-Seine, enfin tout ce qui formait l'arrondissement du duché de Bourgogne, et qui semblait en devoir suivre le sort. On ne doutait donc point alors que les femmes issues de Philippe-le-Bon et de Charles-le-Téméraire ne dussent hériter de ce duché. Si l'investiture accordée à Philippe-le-Hardi avait eu besoin d'interprétation, elle en eût trouvé une toute naturelle dans les traités d'Arras et de Péronne. -

Il y avait encore un autre moyen beaucoup plus puissant à opposer aux prétentions du roi : mais Marie ne pouvait point en faire usage. Quand le duché de Bourgogne aurait été réversible faute d'héritiers mâles le droit de réversion n'aurait point été ouvert : il restait des descendants mâles de Philippe-le-Hardi, la branche de Nevers devenait légitime héritière du duché. Il est vrai que le comte de Nevers, persécuté autrefois par Charles-le-Téméraire, et protégé par Louis XI, auquel il devait sa fortune, ne réclamait pas ses droits. Mais son silence politique et son dévouement à Louis XI pouvaient-ils nuire à sa postérité, lorsqu'un jour elle voudrait redemander ses États ? Au reste, Louis XI ne produisait point de renonciation de la part du comte de Nevers.

Nivernais, Rethelois, etc.

Il semble encore que le Nivernais, le Rethelois et leurs dépendances, ne pouvaient être réclamés que par le même comte de Nevers. Ces provinces avaient été le partage de son père ; et quoique le fils, prisonnier de Charles-le-Téméraire, qui ne pouvait lui pardonner son attachement à la France, eût sacrifié ses droits les plus précieux par le traité d'Églemontiers, pour recouvrer la liberté, le plus précieux de tous, il s'était cependant réservé la propriété de ces provinces, dont il avait seulement abandonné l'administration à Charles. Il ne suffisait pas à Marie de prouver que ces provinces étaient des fiefs féminins ; ce qui était fort aisé, puisque la maison de Bourgogne nt les avait acquises que par le mariage de Marguerite de Flandre avec Philippe-le-Hardi. Ce moyen ne pouvait être opposé qu'à Louis XI : il ne dérangeait en rien les droits de la branche de Nevers.

Pour Louis XI, il ne pouvait demander ces provinces que comme des fiefs du duché de Bourgogne. Mais encore un coup il eût fallu prouver 1° que le duché de Bourgogne même était un fief masculin ; 2° que le Nivernais, le Rethelois, le Donziois, etc. étaient aussi des fiefs masculins, qui dussent nécessairement suivre le sort du duché ; 3° que le comte de Nevers y avait renoncé en sa faveur ; 40 que cette renonciation - était valable.

Conté de Charolais.

Le comté de Charolais était encore un fief mouvant du duché de Bourgogne ; mais c'était évidemment un fief féminin. Beatrix de Bourbon l'avait porté en dot à Robert de France, comte de Clermont, sixième fils de saint Louis, et tige de la maison aujourd'hui régnante. Au commencement du quatorzième siècle, Béatrix de Clermont, leur petite-fille, le porta dans la maison d'Armagnac. Jean III et Bernard d'Armagnac, ses petits-fils, le vendirent en 1390 à Philippe-le-Hardi, duc de Bourgogne, dans la maison duquel il était devenu par conséquent domanial, héréditaire, également transmissible aux mâles et aux filles.

Il paraît donc que si la justice eût présidé au partage de la succession de Bourgogne, Louis XI, n'eût eu que la faculté de racheter la Picardie bourguignonne, moyennant deux cent mille écus ; le comte de Nevers serait rentré dans le Nivernais et ses dépendances, et Marie de Bourgogne eût hérité de tout le reste.

On n'a point parlé du droit de confiscation pour crime de félonie, odieusement prétendu par Louis XI sur la succession de Charles. Ce droit si arbitraire, et si peu distingué du droit du plus fort, ne méritait pas de trouver place parmi ceux qu'on vient de discuter. Il avait d'ailleurs été couvert par une multitude de traités : il était alors au moins suspendu par la trêve ; et la douce et malheureuse Marie, occupée à pleurer son père, et à soulager ses sujets, n'avait certainement point commis le crime de félonie.

 

 

 



[1] C'est en 1757 que l'auteur s'exprimait ainsi.