HISTOIRE DE CHARLEMAGNE

 

EXAMEN DE DIVERSES QUESTIONS RELATIVES À CHARLEMAGNE.

 

 

IL nous reste à examiner diverses questions qu'on regardé comme importantes dans l'histoire de Charlemagne, et dont quelques unes ont rapport à l'histoire littéraire de son règne.

 

PREMIÈRE QUESTION.

Est-il vrai que ce prince si ami des lettres, qui les protégeait avec tant d'éclat, qui les cultivait avec tant de goût, ne sût pas écrire ?

 

LE lecteur, quand on lui propose une question, aime qu'on la décide ; mais souvent la décider, c'est le tromper ; on le servirait bien plus utilement, on l'instruirait mieux en se contentant de fixer l'état de la question, et de rapporter toutes les raisons, tant pour l'affirmative que pour la négative, sans l'égarer par des décisions hasardées, et lui donner des opinions pour des connaissances.

Charlemagne savait-il écrire ? Voici ce que rapporte sur ce point Éginard son secrétaire.

Tentabat et scribere, tabulasque et codicillos ad hoc in lecticulo sub cervicalibus circumferre solebat, ut, cum vacuum tempus esset, manum effigiandis litteris assuefaceet ; sed parum prospere successit labor præposterus ac sero inchoatus.

Voilà un texte bien précis, et qui, dans son sens naturel, nous représente clairement Charlemagne comme étant dans l'usage de mettre sous son chevet des tablettes pour essayer la nuit, quand il ne dormait pas, à tracer des caractères, et comme réussissant peu dans cette fonction, parce qu'il s'y était exercé trop tard.

D'un autre côté, il résulte du récit du même Éginard et de plusieurs autres historiens, qu'il existe des ouvrages écrits ou corrigés de la main de Charlemagne.

Sur cela les savants se sont partagés, selon l'usage[1]. Les uns ont trouvé piquant et singulier qu'un prince si docte ne sût pas écrire : Tam doctum principem scribere nescivisse, ce qu'Épinard ne dit pas.

Les autres ont cru seulement que Charlemagne n'a-voit pas la facilité de former promptement une écriture courante, qu'il s'y exerçait en vain, et qu'il ne put jamais y parvenir[2]. Ceux-là nous paraissent se rapprocher le plus du texte d'Épinard.

D'autres ont préféré une opinion plus savante et plus conjecturale ; ils ont dit que Charlemagne, ayant ressuscité l'ancienne écriture minuscule romaine, avait voulu aussi faire revivre les lettres capitales ou majuscules, et que c'était à cela qu'il s'exerçait pendant la nuit ; ils citent pour exemple son monogramme, qui était, disent-ils, un essai, un chef-d'œuvre même dans ce genre[3].

D'autres enfin, interprétant le plus rigoureusement les termes d'Éginard, en ont tiré la conclusion exagérée et forcée, que les auteurs qui avaient tant vanté la littérature de Charlemagne, avaient eux-mêmes exagéré les faits et altéré la vérité ; qu'ils avaient été orateurs et panégyristes plutôt qu'historiens ; qu'Alcuin, le Colbert de ce Louis XIV, avait été le seul auteur des établissements littéraires de ce règne, et que Charlemagne n'avait eu, comme Louis XIV, que le mérite d'y consentir. Il est dur de renverser ainsi le témoignage unanime de l'histoire, le témoignage d'Éginard même, pour un passage de cet auteur, auquel on donne trop d'étendue et dont on exagère encore les conséquences. Car, en général, pour acquérir des connaissances, il importe beaucoup plus de savoir lire que de savoir écrire. Bien des gens, qu'on ne saurait accuser de ne pas savoir le grec, n'ont jamais pu s'accoutumer à l'écrire avec ses caractères propres, et l'écrivent toujours en caractères communs : on pourrait même ne savoir ni lire ni écrire, et devenir très savant avec des lecteurs, des secrétaires, et de la mémoire, et on a vu des aveugles très instruits. Mais enfin le passage d'Éginard ne nous oblige point de recourir à toutes ces explications ; il ne parle que d'une difficulté à écrire, que Charlemagne essayait de vaincre, et dont il ne put jamais entièrement triompher, difficulté qui n'empêchait pas qu'il n'existât des ouvrages écrits ou corrigés de la Main de ce prince, difficulté d'ailleurs à laquelle Éginard lui-même remédiait par son ministère, per quem confecit Karolus multa satis opera, selon les termes de l'épitaphe d'Éginard.

Divers interprètes se sont encore plus écartés du vrai sens d'Éginard ; les uns ont inféré du passage en question, que Charlemagne s'exerçait non pas à écrire, mais à peindre ; les autres, qu'il composait des livres ; d'autres enfin, qu'il faisait des vers, et ces derniers proposent de lire : effigiandis ou effingendis metris, au lieu de litteris. Il nous semble que c'est s'égarer dans le champ des conjectures. Revenons au texte, il parle d'une difficulté à former des lettres.

On a opposé au passage d'Éginard un autre texte, par lequel on a prétendu le démentir ou le corriger, et par lequel il nous semble qu'on peut seulement l'expliquer.

Le concile de Fismes en Champagne, tenu en 881, donnait à Louis — non pas Louis-le-Bègue, comme l'ont dit quelques auteurs, car Louis-le-Bègue était mort dès l'an 879, mais Louis III son fils, qui régna conjointement avec Carloman son frère — le conseil de suivre l'exemple de Charlemagne son trisaïeul, qui mettait des tablettes sous le chevet de son lit, pour pouvoir, lorsqu'il ne dormait pas, jeter sur le papier les idées utiles à la discipline de l'église et à la police de son royaume, qui pouvaient s'offrir à son esprit dans le silence de la nuit, ou qu'il n'avait pu recueillir et fixer pendant la dissipation du jour. Voici dans quels termes est conçue cette disposition du concile, dont le rédacteur était le célèbre Hincmar.

Sicut quidam nostrum ab illis audivit qui interfuerunt, Carolus magnus imperator, qui..... sapientia tam in sacris scripturis, quam in legibus ecclesiasticis et humanis, reges Francorum prœcessit..... ad capitium lecti sui tabulas cum graphis habebat, et quœ, sive in die, sive nocte de utilitate sanctœ ecclesiœ, et de præfectu, et de soliditate regni meditabatur, in eisdem tabulis annotabat.

Observons que c'est le concile qui, par la plume du plus savant de ses prélats, rend ici témoignage à la science de Charlemagne, surtout à ses con naissances, tant dans l'Écriture-Sainte que dans les lois ecclésiastiques et civiles ; sapientia tam in sacris scripturis, quam in legibus ecclesiasticis et humanis. La tradition sur ce point était si récente, qu'Hincmar cite un des prélats de l'assemblée comme ayant été instruit par des témoins oculaires, sicut quidam nostrum ab illis audivit qui inter fuerunt. On a cru qu'Hincmar, en cet endroit, se désignait lui-même. En effet, il avait beaucoup vécu avec Louis-le-Débonnaire, il avait eu part à sa confiance et à son intimité, il devait avoir été instruit par lui de ce qui concernait Charlemagne. Or, tout ce que nous alléguons ici, uniquement en preuve de la science de Char-magne, on l'oppose à Éginard sur l'article de l'écriture ; on observe qu'Hincmar s'accorde avec cet auteur sur ]e fait des tablettes que Charlemagne mettait la nuit sous le chevet de son lit : Tabulas et codicillos in lecticulo sub cervicalibus circumferre solebat, dit Éginard : Ad capitium lecti sui tabulas cran graphis habebat, dit Hincmar ; mais ils diffèrent dans ce qu'ils disent de l'objet de cet usage et de l'emploi de ces tablettes : c'était, selon Éginard, pour tracer des caractères et se former la main : Ut manum effigiandis litteris assuefaceret ; c'était, selon Hincmar, pour écrire sur ses tablettes les idées qui s'offraient à son esprit sur la discipline de l'église et la police du royaume, ut quœ de utilitate sanctœ ecclesiœ, et de præfectu, et de soliditate regni meditabatur, in eisdem tabulis annotaret.

Obligé de choisir entre ces deux témoignages, pour lequel se déterminera-t-on ? Hincmar avait été instruit par des témoins oculaires ; mais Éginard avait été lui-même témoin oculaire. Il était moralement impossible qu'aucun des deux se trompât sur le fait qu'il alléguait. Or, comment cette impossibilité qu'ils se trompassent n'a-t-elle pas averti les critiques d'examiner, avant tout, s'il y a une opposition réelle entre ces deux récits ? Quoi ! Charlemagne ne pouvait-il pas avoir deux objets dans la précaution qu'il prenait de mettre des tablettes sous son chevet ? Ne pouvait-il pas tout à-la-fois et vouloir fixer sur le papier, par de courtes notes, les idées fugitives qui se présentaient à lui sur les moyens de perfectionner l'administration de son royaume, et vouloir se donner, par l'exercice et l'usage, une facilité à écrire, que la nature lui avait refusée, ou qu'une éducation négligée, et le défaut d'habitude contractée dans l'enfance, ne lui avait pas permis d'acquérir ? Quelle opposition y a-t-il entre ces idées ? qui oblige de rejeter l'une en adoptant l'autre ?

Si cette opposition avait été réelle, Hincmar, à qui le récit d'Éginard était sûrement très connu n'aurait pas manqué de combattre ce récit ; en indiquant le véritable objet des tablettes de Charlemagne, il nous aurait avertis qu'Éginard s'était trompé, ou qu'il en avait imposé sur cet objet ; il n'a point fait cette réfutation, parce qu'il n'y avait point lieu de la faire. Éginard et Hincmar avaient tous deux raison. Éginard avait rapporté un trait qui avait dû frapper surtout un secrétaire, en rendant son ministère plus utile ; Hincmar, au nom d'un concile, proposait à Louis III l'exemple de son trisaïeul sur un point important, et se bornait à cet objet de sa mission.

Ajoutons qu'Éginard n'a point dit que Charlemagne ne sût point écrire, et que s'il l'avait dit, il aurait été en contradiction avec lui-même d'une manière bien grossière, puisqu'il nous parle d'ouvrages écrits ou corrigés de la main de Charlemagne. Cette seule considération aurait dû empêcher les critiques de donner une trop grande étendue aux termes d'Éginard, sur cette difficulté d'écrire qu'il attribue à Charlemagne.

A l'égard des connaissances de ce prince, c'est Éginard lui-même qui nous en donne la plus haute idée, et qui en rapporte le plus de détails.

Si donc il faut absolument avoir une opinion sur la question si Charlemagne savait ou ne savait pas écrire, nous adoptons l'avis de M. l'abbé Le Beuf, comme le plus conforme aux termes d'Éginard ; nous trouvons, comme lui, qu'il était fâcheux qu'un si grand prince n'eût pas la facilité de former promptement une écriture courante, qui eût été pour lui un moyen de plus, et un moyen toujours présent de fixer ses idées et de répandre l'instruction ; mais nous ne voyons rien dans les termes d'Éginard qui conduise à tirer cette conséquence rigoureuse que Charlemagne ne savait pas écrire, conséquence démentie en d'autres endroits par Éginard lui-même ; nous n'y voyons rien surtout qui autorise à révoquer en doute le témoignage universel de l'histoire sur les connaissances et les lumières de Charlemagne.

 

SECONDE QUESTION.

Doit-on regarder Charlemagne comme le fondateur de l'Université de Paris ?

Du Boulay a traité cette question[4] avec le plus grand luxe d'érudition[5] ; il reprend les choses de très haut, il remonte aux anciennes écoles, universités, académies, collèges, etc., établis dans les Gaules, sans trop distinguer les temps fabuleux et les temps historiques ; il parle d'abord du collège des Samothées, prêtres ou professeurs institués par Samothès, premier roi des Gaules, fils ou frère de Gomer, et petit-fils de Japhet fils de Noé ; du collège des Sarronides, fondé par Sarron troisième roi des Gaules ; et fils de Magog, petit-fils de Samothès ; du collège des Bardes ; de l'école des Druides, prêtres et docteurs plus célèbres que connus ; il expose au long leur doctrine, leur religion, leurs sacrifices, leur législation, leurs privilèges.

Il passe à des écoles plus connues, et dont l'histoire est moins mêlée de fables ; l'école de Marseille, celles d'Autun, de Narbonne, de Toulouse, de Bordeaux, de Trèves, de Besançon, de Poitiers, de Clermont en Auvergne, de Lyon, du temps des Romains : il ne prétend pas à moins qu'à exposer tout ce qui concerne le gouvernement de ces anciennes écoles, les maîtres, les examens qu'ils subissaient, les honoraires qu'ils recevaient, les privilèges dont ils jouissaient, les écoliers, les pensionnaires, les boursiers ; il trouve toujours entre- ces anciennes écoles et les universités établies si longtemps après la plus grande conformité.

Il parle ensuite des écoles que les moines tinrent dans leurs couvents et les évêques dans leurs églises, pour remplacer ces anciennes écoles qui avaient péri sous les ruines de l'empire romain, lorsque celui-ci avait été réduit dans les Gaules. S'il v eut de semblables écoles dans Paris, comme on ne peut guère en douter, elles eurent peu de célébrité, du moins elles n'égalèrent jamais celle de ces anciennes écoles de Marseille, d'Autun, de Lyon[6], etc. : les guerres continuelles de ces barbares mérovingiens, et des auteurs de la race carlovingienne, firent disparaître toute école et toute étude.

Charlemagne rétablit l'empire des lettres, et fonda l'université de Paris ; car c'est Charlemagne, selon du Boulay, qui en est le véritable fondateur, rien ne lui paraît plus certain : tam certum est, dit-il, quam quod certissimum ; et il ne conçoit pas comment quelques savants ont voulu renvoyer aux temps de Louis-le-Jeune et de Philippe-Auguste la fondation de ce corps.

Du Boulay distingue deux espèces d'écoles instituées par Charlemagne ; celles qu'il appelle vulgaires et privées, et que Charlemagne renouvela plutôt qu'il ne les institua. Ce sont ces écoles qu'il fit établir partout dans les monastères, les cloîtres des chanoines, et les maisons épiscopales : il y en avait déjà eu avant lui, mais en trop petit nombre pour suffire à l'instruction publique, et d'ailleurs elles n'existaient plus de son temps ; il paraît que, selon les idées un peu confuses de du Boulay, l'objet principal de ces écoles était de former des ecclésiastiques, et on n'y enseignait guère que les sciences relatives à cet objet.

Mais il fallait former des savants de tout état, instruire tous ceux qui voulaient être instruits, enseigner tout ce qui pouvait être enseigné. Pour remplir cet objet plis vaste, il fonda dans son palais cette école ou ce corps littéraire qui nous paraît une véritable académie, sur le modèle de laquelle les académies postérieures ont été fouinées, et qui paraît à du Boulay une université, et l'université de Paris. Le nom d'académie, qui signifie en général un lieu d'exercice, en particulier un lieu d'exercice consacré aux arts et aux sciences, ce nom qu'on donne en conséquence à l'université prête ici à l'équivoque.

Cette académie ou école publique, qu'on nomma université, parce qu'on y enseignait universa universis, était elle-même, si l'on veut, que renouvelée ; car on trouve, sous la première race de nos rois, des vestiges d'une école tenue dans leur palais, où la jeune noblesse se formait et acquérait les connaissances nécessaires aux places qu'elle était destinée à remplir un jour ; mais celui qui donne la consistance et la perpétuité à des établissements ébauchés et qui n'avaient pu subsister, peut bien passer pour inventeur.

Selon le même du Boulay, Charlemagne, qui avait institué une multitude de petites écoles, n'institua que trois grandes écoles ou universités ; savoir, celle de Paris vers l'an ego, et deux autres, l'une à Pavie, l'autre à Bologne vers l'an 801.

Il observe des différences essentielles entre les petites écoles, cachées pour ainsi dire dans l'ombre des cloîtres et des maisons épiscopales, et ces grandes écoles qu'il appelle universités. Dans les premières on n'enseignait que quelques sciences choisies et relatives à un objet particulier ; dans les secondes on enseignait tout ce qui était susceptible d'être enseigné, omne scibile, c'est-à-dire le peu et le très peu que l'on savait alors. Les petites écoles se trouvaient partout et en grand nombre ; les grandes dans des lieux choisis, et au nombre de trois seulement. Les petites écoles pouvaient être fondées sous l'autorité du roi par des évêques, des chanoines, des moines ; les grandes écoles ou universités ne pouvaient l'être que par des papes, des empereurs, des rois. Les petites écoles n'avaient point de privilèges ; Charlemagne en accorda aux grandes, nommément à l'université de Paris ; fait plutôt allégué, plutôt appuyé par du Boulay sur des conjectures plus ou moins plausibles, que prouvé par titres formels. En effet on ne rapporte point de privilèges accordés à l'université avant Philippe-Auguste et l'an 1200. Enfin l'administration des petites écoles était très simple, celle des universités très compliquée : il leur fallait une foule d'officiers, recteurs, chanceliers, conservateurs des privilèges, doyens, procureurs des facultés et des nations, procureur-général, questeur, scribe, appariteurs ou bedeaux, et autres suppôts supérieurs ou subalternes, dont du Boulay, qui aime à remonter très haut en matière d'institutions, rapproche, autant qu'il peut, la création du temps de Charlemagne.

Du Boulay, pour établir par l'autorité ce qu'il a d'abord établi, pour ainsi dire, par raisonnement et par induction, savoir, que Charlemagne doit être regardé comme le fondateur de l'université de Paris, rassemble tous les témoignages favorables à son opinion, et les distribue en trois âges, dont le premier commence vers l'an 790, et s'étend jusqu'à l'an 1200. Le second comprend les treizième et quatorzième siècles jusqu'à l'an 1400, et le dernier s'étend jusqu'au temps depuis 1400 où l'auteur écrivait, c'est-à-dire jusqu'à Louis XIV, à qui du Boulay dédie son ouvrage, qu'il termine cependant à l'an 1600.

Les principaux écrivains du premier âge sont Éginard, Alcuin, contemporains ; le moine de Saint-Gal, Henri, évêque d'Auxerre, tous deux du temps de Charles-le-Chauve ; le rédacteur des actes du sixième concile de Paris, tenu en 8.29 ; le rédacteur de ceux du concile de Quiersy, tenu en 858, etc. Tous ces auteurs s'accordent sur l'amour de Charlemagne pour les sciences, sur son zèle pour répandre l'instruction et perfectionner l'esprit humain, sur la fondation qu'il fit de diverses écoles et d'une académie dans son palais, qui sera, si l'on veut, l'université : mais pour rendre ces auteurs entièrement favorables à son opinion, il en coûte à du Boulay quelques inductions, quelques interprétations, et quelques conjectures.

La plus forte de ces autorités est celle d'Élinand, qui écrivait à la fin du douzième siècle, sous le règne de Philippe-Auguste, dont il était connu et chéri, et qui attribue formellement à Charlemagne l'honneur d'avoir institué l'université : si cet honneur, comme on le pré, tend, eût appartenu à Philippe-Auguste ou à Louis VII son père, Élinand tenté de le leur enlever ? Cet argument a de la force ; et ce qui n'en a peut-être guère moins, c'est que Philippe-Auguste, dans le diplôme de 1200, par lequel il accorde des privilèges à l'université, ne réclame ni pour son père, ni pour lui-même, l'honneur d'avoir fondé ce corps. Au reste, à l'exception du seul Élinand, tous les autres auteurs du premier âge peuvent favoriser l'opinion de du Boulay, mais ils ne la confirment pas expressément.

Il en est de même des principaux auteurs du second ou moyen âge ; Vincent de Beauvais (1240), l'Allemand Jordain (1278) dans son livre de la translation de l'empire romain ; Guillaume de Nangis (1281), Brompton (1340), etc. On peut y trouver, si l'on veut, que l'académie établie par Charlemagne dans son palais est l'université de Paris ; et du Boulay en tire l'induction que c'est de là qu'elle fut nommée la fille aînée des rois ; mais ceux qui ne veulent, pas faire remonter jusqu'à Charlemagne l'institution de l'université pourraient aisément interpréter le texte de ces auteurs, et refuser d'y trouver une décision contraire à leur opinion. Cependant quelques-uns de ces auteurs du second âge, nommément le grand Jacques de Tolède (1390), sont absolument favorables à du Boulay.

Les écrivains du troisième âge confirment encore plus expressément son opinion ; mais leur autorité diminue en proportion de l'éloignement où ils sont du temps dont il s'agit. Les principaux de ces écrivains sont le célèbre Gerson, chancelier de l'église de Paris et de l'université (1404) ; le cardinal Zabarella de Padoue (1417), le dominicain Antonin, archevêque de Florence (1450) ; Le roi Louis XI qui, dans son édit, d'ailleurs si déraisonnable contre les Nominaux (1473), reconnaît formellement Charlemagne pour le fondateur de l'université de Paris ; Robert Gaguin, l'historiographe de France (1480) ; Trithême (1516), Baptiste Mantouan, général des carmes, poète célèbre (1516) ; Hector Boèce dans son histoire d'Écosse (1526) ; Polydore Virgile dans son histoire d'Angleterre (1530) ; Aventin dans ses annales de Bavière (1534).

L'autorité contraire de Pasquier, de Duchesne et de Loisel, n'a pas empêché plusieurs auteurs du dix-septième siècle de reprendre l'ancienne opinion qui fait Charlemagne fondateur de l'université de Paris ; cependant Pasquier surtout ajoutoir à l'autorité générale de son érudition, l'autorité particulière que lui donnait l'avantage d'avoir plaidé en 1564 pour l'université contre les jésuites : Que cette université, dit-il[7], ait été fondée par Charlemagne, je ne me le suis jamais pu persuader, encore que pour ne me démouvoir de cette commune opinion j'aye voulu rechercher pour elle tous les advantages qu'on lui saurait donner ; car ce ne serait pas petite rencontre pour l'exaltation de notre ville que l'université eût un tel parrain comme ce grand prince.

Le grand argument de Pasquier contre cette opinion est tiré du silence des auteurs, ou contemporains, ou les plus anciens. Du Boulay fait voir que ce silence allégué, ou n'a rien de réel, ou ne prouve rien : il nous paraît répondre avec assez d'avantage à Pasquier et aux autres fauteurs de la nouvelle opinion, laquelle, pour démentir une croyance de neuf siècles, n'e›t pas fondée sur des découvertes assez précises ni assez concluantes ; il nous paraît surtout tirer un grand parti d'un plaidoyer de l'avocat-général Servin, où Loisel, qui soutenait à-peu-près la même cause que Pasquier, est vivement réfuté.

Élinand paraît être le premier auteur qui ait nommé quatre premiers maîtres employés par Charlemagne à l'instruction publique dans son université ; c'étaient, selon lui et selon la foule des auteurs qui l'ont copié, Raban, Alcuin, Jean, et Claude, surnommé Clément, Écossais. Si Raban, qui est nommé le premier des quatre, est le célèbre Rabanus Maurus, archevêque de. Mayence, et que l'université ait été fondée en 790, il est impossible qu'il ait été un des quatre premiers maîtres, puisqu'il n'avait alors que deux ans, étant né en 788 ; et en effet il paraît qu'il fut disciple, et non pas collègue d'Alcuin. Mais qu'Élinand et les autres se soient trompés sur les noms des premiers maîtres,. il ne résulte pas moins du témoignage universel de l'histoire, que Charlemagne faisait venir de l'Italie, des royaumes britanniques, de tous les pays, tous les savants et tous les philosophes distingués ; qu'il les appelait dans ses Etats, qu'il les y fixait, qu'il s'entourait de toute part de lumières et d'instruction, qu'il prenait tous les moyens d'étendre et de perpétuer la science ; et si on montre une continuité d'enseignement public depuis ce prince jusqu'à nos jours, si la barbarie qui lui a succédé n'a pas eu le pouvoir, comme celle qui l'avait précédé, d'anéantir toute école et toute étude, il faut avouer que l'opinion qui le fait auteur des universités, cette opinion, qui a été si longtemps établie sans contradiction, a pour le moins beaucoup de vraisemblance.

C'est là le véritable point de la question : puisqu'on trouve, sous les rois de la première race, des écoles épiscopales et monastiques et quelques vestiges même d'une école établie dans le palais des rois[8], Charlemagne, à la rigueur, ne peut pas être regardé comme l'inventeur de ces établissements : mais l'enseignement public, ou resté en France, depuis le temps des Romains, comme des débris de leur littérature, ou ébauché sous les rais mérovingiens, suspendu ensuite, et anéanti par les guerres continuelles, fut ressuscité enfin par Charlemagne, restaurateur magnifique des études, s'il n'en fut pas l'inventeur. Or, si cet enseignement public, qu'elle qu'ait été sa forme dans les différentes époques, n'a pas cessé depuis Charlemagne, l'université peut avec raison rapporter son établissement à ce grand prince.

Du Boulay va sans doute trop loin lorsqu'il prétend trouver toute la machine de l'université, constituée, comme elle l'est aujourd'hui, dès les temps les plus anciens et les plus rapprochés de Charlemagne ; mais si, de maître en maître et de disciple en disciple, on peut de ;cendre de Charlemagne jusqu'aux temps où l'université nous présente un corps existant, soumis à des statuts, et honoré par nos rois de privilèges dont elle conserve encore une partie, la question est décidée, Charlemagne est le fondateur de l'université.

Nous ne comprenons pas pourquoi les savants, tels que du Boulay, Crevier, etc. ont mieux aimé faire descendre l'université de cette compagnie littéraire formée par Charlemagne dans son palais, et qui nous paraît une véritable académie, que des écoles épiscopales et monastiques, établies de même par les ordres et par les soins de ce prince. Ils appellent la première l'école palatine, ou l'école du palais[9] ; mais, quelques efforts qu'ils fassent, et quelques conjectures qu'ils hasardent, ils ne peuvent parvenir à en suivre l'histoire que jusqu'au temps de Louis-le-Bègue, ou tout au plus de Louis et Carloman ses fils, encore est-ce avec bien des lacunes. On ne sait presque rien de cette prétendue école palatine, considérée comme école, pas même si elle était fixée à Paris ou à Aix-la-Chapelle, ou si, ce qui est encore moins vraisemblable, elle suivait partout, et surtout dans les camps, une cour toujours errante. Dans la vérité, on ne trouve à cette académie ou école une existence réelle et sensible que sous Charlemagne et sous Charles-le-Chauve, les deux seuls princes de la race carlovingienne qui aient véritablement aimé les lettres ; elle disparaît ensuite entièrement, et l'on voit au contraire, au douzième siècle, l'université sortir d'une manière sensible des écoles de Notre-Dame ; de Sainte-Geneviève et de Saint-Victor, qui disputent entre elles de célébrité.

Au reste, le lieu où l'on enseignait, soit que ce fût le palais des rois, ou l'évêché, ou des monastères, est une chose indifférente ; le point important est que l'enseignement n'ait point cessé, que l'ouvrage de Charlemagne n'ait été ni détruit ni interrompu. Or, dans le neuvième siècle, on descend de maître en maître depuis Alcuin, par Raban son disciple, Loup de Ferrières, disciple de Raban, Henri, disciple de Loup de Ferrières, jusqu'à Remi d'Auxerre, qui termine ce siècle et commence le dixième[10], mais de ces maîtres qu'on voudrait donner à l'école palatine, la plupart n'ont enseigné que dans des monastères.

Il en est de même de ceux du dixième siècle ; leur liste est décorée, entre autres noms célèbres, du nom d'Abbon, moine, puis abbé de Fleury-sur-Loire, qui déjà, depuis longtemps, savant maître, vint à Paris non pas pour enseigner, mais pour s'instruire comme, simple écolier. Elle est terminée par Huboldus, qui enseignait à Sainte-Geneviève[11]. Ce dernier appartient aux deux siècles.

Les maîtres qui tiennent l'école de Paris dans le onzième siècle, Lambert, Drogon, Manegolde, lui donnèrent moins de célébrité que n'en eurent dans le même temps l'école de Reims sous Gerbert, celles. de Chartre sous Fulbert, celle de l'abbaye du Bec sous Lanfranc et Anselme ; mais Manegolde fut le maître de Guillaume de Champeaux, et la succession des maîtres de Paris nous mène jusqu'à ces beaux temps de Guillaume de Champeaux, d'Abailard, d'Hildebert de Lavardin, de Jean de Salisburi, etc., beaux temps, si l'on s'abstient de toute comparaison avec ces siècles d'or, qui n'ont brillé que quatre ou cinq fois pour les lettres dans l'histoire du monde. Pour illustrer tout autre siècle que ceux d'Alexandre, d'Auguste, de Léon X et de Louis XIV, il suffit d'un homme tel qu'Abailard, et d'une femme telle qu'Héloïse. Leurs talents, leurs passions, leurs malheurs- sont encore aujourd'hui l'occupation et l'intérêt des aines sensibles. La gloire d'Abailard est bien moins d'avoir effacé ses maîtres, et enivré de zèle et d'enthousiasme pour les lettres et pour lui-même la foule de ses disciples, que d'avoir su inspirer, à un cœur noble et tendre, à un esprit vraiment éclairé, une inclination si constante et par-là -si respectable. Pétrarque, dans la suite, a immortalisé Laure ; c'est Héloïse qui a immortalisé Abailard. Comme elle l'ennoblit au moment même où il l'immole, lorsque s'enfermant dans un cloître pour lui obéir, pour l'imiter, pour s'unir,du moins A sa destinée, rie pouvant plus s'unir à lui, elle s'accuse encore de l'avoir rendu malheureux ; et s'écrie avec Cornélie dans Lucain :

O maxime conjux !

O thalamis indigne mets ! Hoc juris hahebat

In tanturn Fortuna capta ! Cur impia nupsi,

Si miserum, factura fui ? Nunc accipe pœnas,

Sed quas sponte luam.

Lucan., Pharsal., liv. 8.

Elle s'appliquait aussi, par amour et par respect pour Abailard, cette belle expression d'Énée à Andromaque :

Dejectam conjuge tanto.

C'était Abailard dont on pouvait dire :

Dejectum conjuge tali.

Jusque-là les maîtres avaient enseigné séparément, et les .écoles du cloître de Notre-Dame, de Saint-Victor et de Sainte-Geneviève étaient rivales les unes des autres. C'est dans le douzième siècle qu'elles se rassemblèrent en un corps que Matthieu Pâris appelle consortium electorum magistrorum, société des maîtres choisis. Ce corps était déjà .divisé. en diverses nations ou provinces, en 1169. Le même Matthieu Pâris nous apprend qu'en cette année Henri II, roi d'Angleterre, offrit de prendre pour arbitres, dans sa querelle avec saint Thomas de Cantorbéry, ou la cour des pairs de France, ou le clergé de France, ou les diverses provinces de l'école de Paris. On peut, par ces alternatives, juger de la considération dont l'université jouissait dès lors. Les premiers privilèges existants de l'université sont contenus dans un diplôme de Philippe-Auguste, de l'an 1200. Ce diplôme parle du chef ou recteur de l'université comme déjà établi ; les premiers statuts aussi existants de l'université sont de l'an 1215, donnés par le légat Robert de Courçon. Les quatre facultés commençaient à se distinguer parfaitement par leurs objets[12] : le livre des sentences de Pierre Lombard avait donné, vers le milieu du douzième siècle, un point fixe à la théologie ; les Pandectes de Justinien trouvées dans Amalphi en 1133, le décret de Gratien publié en 1151, firent des juristes et des canonistes ; on commença aussi vers la fin du douzième siècle à enseigner la médecine, les livres de physique et de métaphysique d'Aristote, apportés de Constantinople à Paris vers l'an 1167, occupèrent la faculté des arts, et l'université reçut tous les jours de nouveaux accroissements.

On voit, par ce précis des faits, qu'il est très aisé de concilier ceux qui placent l'institution de l'université dans le douzième siècle, avec ceux qui la font remonter jusqu'à Charlemagne. La réunion des maîtres en un seul corps n'eut lieu qu'au douzième siècle ; mais les leçons de ces maîtres ne cessèrent point depuis Charlemagne ; c'est de lui que nous vient le bienfait de l'enseignement ; lui seul a eu la gloire au moins de le ressusciter d'une manière fixe et durable. Observons que l'anarchie, ayant été plus grande encore à la fin de la seconde race qu'à la fin de la première, ce n'est pas un médiocre effet de l'ascendant d'un grand homme, que les études, anéanties sur la fin de la première race, se soient conservées au milieu du chaos de la seconde.

 

TROISIÈME QUESTION.

Charlemagne doit-il être regardé comme l'instituteur des pairs et de la pairie.

 

LE mot pairs, pares, dans sa signification la plus simple et la plus générale, désigne des semblables, des égaux, en quelque genre que ce soit.

Dans une signification déjà un peu restreinte, il désigne des gens d'un même état. Nous le voyons employé dans ce sens, de toute ancienneté ; les évêques, les abbés, les moines, les soldats s'appelaient et on les appelait pairs entre eux ; les vassaux ou bénéficiers du prince se nommaient pairs ; une loi de Charlemagne porte qu'un vassal ou bénéficier qui refusera d'accompagner à l'armée son pair, parem suum, c'est-à-dire un autre vassal ou bénéficier, ou qui l'abandonnera dans une occasion périlleuse, prendra son fief ou bénéfice[13]. Quicumque ex his qui beneficium principis habent, parem suum contra hostes communes in exercitu pergentem dimiserit, et cum eo ire, vel stare noluerit, honorem suum et beneficium perdat.

Les fils de Louis-le-Débonnaire, dans le traité de Verdun fait en 843, se nomment pairs.

Une ordonnance de Louis-le-Débonnaire, concernant la discipline militaire, défend aux soldats de forcer leurs pairs à boire à l'armée, ut in poste nemo PAREM SUUM bibere cogat.

Quand même on n'aurait point de texte formel à citer sur cet usage, on sent qu'il a dû toujours exister, et que les gens du même état ont dû être nommés pairs, c'est-à-dire égaux.

Être jugé par ses pairs, c'est-à-dire par des gens du même état, égalité la plus incontestable qu'il y ait entre les hommes, a toujours paru un des grands avantages de la liberté. Dans un inférieur on craint l'envie, dans un supérieur la négligence : on croit n'avoir rien à craindre de la part des égaux ; car, quoiqu'il n'y ait peut-être point d'envie plus acharnée ni plus atroce que, celle qui naît de l'égalité d'état et de l'inégalité de mérite, il y a cependant, entre les gens de même état, un intérêt commun qui fait la sûreté de tous, en obligeant à des ménagements mutuels, et qui donne à un accusé la juste confiance qu'on ne le condamnera, que quand on y sera contraint par la force de la justice et de la vérité.

Cet avantage, d'être jugé par ses pairs, ne peut, ce semble, avoir lieu que dans l'état le plus simple de la jurisprudence, lorsqu'il ne s'agit que de vérifier des faits, de constater des usages ; quand les lois se multiplient, se combinent et deviennent une science, il faut des personnes entièrement livrées à cette science. On peut cependant toujours, comme en Angleterre, être jugé par ses pairs en matière criminelle ; les pairs jugent le fait, les légistes indiquent la loi. Mais il faudrait, en général, que toutes les lois pénales fussent connues de tout le monde, et que chaque délinquant, au moment du délit, sût à quoi il s'expose.

En France, il n'y avait originairement que deux états, l'église et les armes ; les ecclésiastiques étaient jugés par les ecclésiastiques, les militaires par les militaires[14]. Dans la suite, lorsque le temps et la faveur des rois eurent distingué les grands de la foule des guerriers, et les grands mêmes entre eux par différents ordres de dignités, les ducs furent jugés par les ducs, les comtes par les comtes, et ainsi de suite dans tous les divers degrés : ainsi, lorsqu'on lit dans l'histoire que Tassillon, duc de Bavière, fut jugé par ses pairs, cela signifie qu'il fut jugé par les plus grands seigneurs du royaume, vassaux ou bénéficiers de la couronne comme lui. Il en était de même de divers ordres du clergé.

Le peuple était serf, et les serfs ne sont point jugés, ou ils le sont arbitrairement, selon le caprice et les préventions de leurs maîtres ; mais après l'affranchissement des serfs et l'établissement des communes, les bourgeois eurent le droit d'élire des échevins, des jurés, etc., qui furent leurs juges, et qu'on appela en plusieurs endroits, pairs bourgeois. Ici le titre de pairs s'écarte un peu de la signification originaire, pour prendre plus particulièrement celle de juges ; mais c'étaient des juges choisis parmi leurs égaux, et par leurs égaux, et qui le redevenaient après leur magistrature passagère.

Indépendamment du droit de juger leurs pairs, et de n'être jugés que par eux, les grands avaient l'avantage de tenir à la constitution de l'État par le rôle qu'ils remplissaient dans les assemblées du Champ-de-Mars et du Champ-de-Mai, et dans ces parlements ou synodes d'où sortaient ces lois connues sous le 'nom de capitulaires, parce qu'elles étaient divisées par chapitres. Ici commence l'idée de la pairie, telle à-peu-près qu'elle a été conçue dans la suite, mais avec cette différence que dans l'origine elle avait beaucoup plus d'étendue, et qu'elle embrassait tous les grands et tous les évêques, qui étaient tous personnellement pairs, et que nous voyons appelés indistinctement Proceres, Magnates Optimates, Primores, Primates, Principes,  Pares, Subrepli, etc., c'est ce qu'on appelle la pairie personnelle, que Le Laboureur juge aussi ancienne que la monarchie, et c'est ce qu'on peut regarder comme le premier âge de la pairie.

Quand on demande si Charlemagne peut être regardé comme le fondateur de la pairie, on ne parle point de cette pairie personnelle, qui commence avec la monarchie, et qui s'étend à tous les grands et à tous les évêques d'alors ; on parle de la pairie réduite au nombre de douze personnes. Rien de si célèbre chez les romanciers que les douze pairs de Charlemagne ; l'Espagne se vante d'avoir défait à Roncevaux Charlemagne et ses douze pairs ; mais l'idée qu'en donnent les romanciers, seules autorités que nous avons sur cet article, ne s'accorde point avec celle de douze pairs mi-partis de laïcs et d'ecclésiastiques. Ces douze pairs ou paladins de Charlemagne étaient douze guerriers distingués, douze braves, tels qu'en avait eu Clodomir dans la première race, tels qu'en eut Charles VIII dans la troisième, tels qu'en ont eu beaucoup d'autres rois, qui aimaient à s'entourer d'eux dans les batailles, et à combattre avec eux, en leur donnant l'exemple, et en le recevant d'eux : mais Charlemagne qui interdisait les armes aux évêques, en aurait-il mis six au nombre de ses douze braves ? Il est vrai que les romanciers font de l'archevêque Turpin un de ces pairs ou braves ; mais ce sont des romanciers, et ce serait donner à la pairie une origine trop fabuleuse et trop romanesque, que de la rapporter aux paladins vrais ou prétendus de Charlemagne.

D'ailleurs le premier âge de la pairie, celui de la pairie personnelle, est antérieur à Charlemagne. Son second âge, celui de la pairie féodale ou réelle, réduite au nombre de douze, n'eut lieu que quand les fiefs furent devenus héréditaires ; ce qui n'arriva que longtemps après Charlemagne.

Une époque à laquelle il paraît d'abord bien naturel de rapporter l'instruction de la pairie féodale ou réelle, et sa réduction au nombre de douze, est celle de la chute de la race carlovingienne, où tous les grands fiefs de la couronne étant entre les mains d'un petit nombre de seigneurs puissants, ils élurent pour roi le plus puissant et le plus vaillant d'entre eux. Nous ne sommes pas étonnés que la vraisemblance ait entraîné beaucoup d'auteurs dans cette opinion, qui cependant n'est qu'une erreur ; car 1° ce système mènerait à croire que les grands vassaux se nommèrent pairs, comme étant égaux ou presque égaux à celui qu'ils avaient fait leur supérieur en l'élisant roi ; mais il est de principe, en matière de pairie, que, comme le porte un manuscrit de la bibliothèque du roi, rapporté par le P. Simplicien, et mentionné par le président Hénault : Les pairs du roi ne sont mie appelés pers pour ce qu'ils soient pers à lui ; mais pers sont entre eux ensemble[15].

2° Plusieurs de ces grands vassaux n'auraient pas été mis au nombre des pairs, ou auraient cessé bien promptement d'en être.

3° La plupart des évêques qui furent pairs ecclésiastiques, n'étaient point alors seigneurs de leurs vit-les, ce qui était essentiel à la pairie réelle ; cette dernière, raison réfute encore l'opinion de Favin, qui, dans son théâtre d'honneur et de chevalerie, attribue cette institution au roi Robert ; mais lorsque Favin dit que le roi — quel qu'il fût — se forma comme un conseil secret, composé de six ecclésiastiques et de six grands seigneurs laïcs, il dit une chose assez vraisemblable : en effet, cette recherche symétrique de trois duchés-pairies, et de trois comtés-pairies ecclésiastiques, de trois duchés-pairies et de trois comtés-pairies laïques paraît bien moins l'ouvrage du hasard et de l'usurpation, qu'un arrangement fait avec choix par une autorité qui balance les rangs et les dignités.

Du Tillet croit que cette réduction de la pairie réelle au nombre de douze, fut faite par Louis-le-Jeune, lors, qu'il fit sacrer Philippe-Auguste son fils ; et en effet, c'est dans cette cérémonie qu'on voit, pour la première fois, paraître les douze pairs, tels qu'ils ont toujours existé sous cette seconde époque, savoir, les trois ducs ecclésiastiques de Reims, de Laon et de Langres ; les trois comtes ecclésiastiques de Beauvais, de Châlons et de Noyon ; les trois ducs laïcs de Bourgogne, de Normandie et de Guienne ; les trois comtes laïcs de Champagne, de Flandre et de Toulouse. On n'a guère fait, contre ce sentiment de du Tillet, d'autre objection que de dire qu'il réduirait presque à un moment la durée de ce second âge de la pairie, parce que la réunion des grands fiefs qui servaient de base à cette pairie réelle commence sous Philippe-Auguste ; mais cette objection n'en est pas une.

Ces douze pairs étaient les pairs du royaume, les pairs de France, relevant immédiatement et nuement de la couronne, et composant essentiellement la cour de France, la cour du roi, la cour des pairs par excellence. Leurs vassaux, qui n'étaient qu'arrière-vassaux de la couronne, se nommaient aussi pairs entre eux ; mais ce n'étaient point les pairs du roi, les pairs de France ; c'étaient les 'pairs du duc de Bourgogne, du comte de Champagne, etc. : et de même que les pairs du roi n'étaient pas pairs au roi, mais seulement pairs entre eux ; de même ces autres pairs, pairs entre eux seulement, n'étaient point pairs aux seigneurs dont i1 étaient les vassaux.

Il paraît que le roi était le seul qui eût des pairs ecclésiastiques.

Le troisième âge de la pairie est celui de la pairie de création, qui eut lieu lorsque quelques unes de ces premières pairies, dont l'institution se cache dans la nuit des temps, ayant été réunies à la couronne, les rois en créèrent de nouvelles pour remplacer les anciennes. Le premier exemple de ces pairies de création est de l'an 1297, sous Philippe-le-Bel, et cette création fut faite en faveur de Jean, duc de Bretagne, de la maison de Dreux, c'est-à-dire de la maison de France, les rois n'ayant d'abord voulu créer ces pairies qu'en faveur des princes de leur sang.

Le quatrième âge de la pairie, est lorsque ces créations de pairies furent étendues aux princes étrangers ; le duc de Nevers, Engilbert de Clèves, fut le premier en 1505, et le duc de Guise, Claude de Lorraine le second, en 1527.

Le cinquième âge de la pairie, est celui où les rois étendant toujours de plus en plus la même grâce, la pairie fut conférée aux simples gentilshommes, c'est-à-dire à ceux qui n'étaient ni princes du sang ni princes étrangers. Le premier gentilhomme français qui fut décoré de la pairie est, selon l'opinion générale, le connétable Anne de Montmorency, en 1551.

Il y avait cependant avant lui deux exemples de semblables créations.

L'un, qui précède même la pairie des princes étrangers, est celui du duché de Nemours, donné, en 1462, par Louis XI, à ce même Jacques d'Armagnac, auquel il fit trancher la tête en 1477[16]. Nous regardons cet exemple comme hors de rang. Avait-on alors de l'extraction illustre de la maison d'Armagnac, quelque notion qui engageât à lui conférer un honneur encore réservé à la maison de France ? ou regardait-on la maison d'Armagnac comme une puissance étrangère, parce que ses domaines étaient à l'extrémité du royaume et sur la frontière ? ou enfin n'était-ce qu'un effet singulier de la puissance et du crédit de cette maison, et de la politique de Louis XI ?

Le second exemple est l'érection de Roanez en duché-pairie, faite par François Ier, au mois d'avril 1519, en faveur de son gouverneur Artus de Gouffier-Boisy ; cette érection n'eut point lieu, Artus étant mort au mois de mai suivant.

La pairie de Montmorency s'étant éteinte dans la suite, celle d'Uzès, créée en 1572, est aujourd'hui la première des pairies laïques.

La création qui paraissait d'abord n'avoir pour objet que de remplacer les anciennes pairies, multiplia un peu ces pairies laïques : il n'en fut pas de même des pairies ecclésiastiques ; comme elles n'étaient pas sujettes à s'éteindre, elles sont toujours restées les mêmes, et au nombre de six. Leur ancienneté remonte à la seconde époque.

Lorsque la pairie eut été conférée à des seigneurs non princes, on fut plus .frappé qu'on ne l'avait été précédemment (l'un abus qui subsistait de temps immémorial, et qui entraînait bien des irrégularités et des contradictions. La pairie était la dignité la plus éminente de l'État, et les pairs précédaient tous les grands : comme dans les temps les plus voisins de Hugues Capet, la féodalité formait la constitution de l'État, on n'était point étonné de voir les pairs, c'est-à-dire les grands vassaux de la couronne, précéder même les princes du sang qui n'étaient point pairs, et le droit de pairie l'emporter sur tout autre. Ainsi, dans le jugement solennel rendu sous Philippe-Auguste en 1216, concernant la succession au comté de Champagne, Robert, comte de Champagne, et Pierre, comte de Bretagne, tous deux princes du sang et cousins-germains du roi, ne sont nommés qu'après les pairs et que dans un rang inférieur[17] ; la pairie de création sembla corriger, en quelque sorte, cet abus, en ce qu'elle ne fut d'abord conférée qu'aux princes du sang ; mais les anciens pairs les précédaient ; d'ailleurs tous les princes du sang n'étaient pas pairs, et ceux qui l'étaient précédaient ceux qui ne l'étaient pas, même lorsque ceux-ci étaient supérieurs par le droit de la naissance. Sous Charles VI, le duc de Bourbon, oncle maternel de ce prince, précédait, comme duc et pair, les autres princes du sang plus proches que lui de la couronne, même le comte d'Alençon, qui était cependant pair aussi, mais dans un ordre inférieur de pairie. On sait avec quelle hauteur et quelle audace le duc de Bourgogne, Philippe-le-Hardi, le plus jeune des fils du roi Jean, mais doyen des pairs par son duché, se mit en possession de la première place, au festin du sacre de Charles VI, au préjudice du duc d'Anjou, son frère aîné, régent du royaume[18].

Cet intervertissement des droits de la nature entre les princes du sang, et ce renversement des droits d'une race sacrée, choquèrent bien davantage, lorsqu'un simple gentilhomme, devenu pair, fut dans le cas de précéder des princes du sang, ou qui n'étaient pas pairs, ou qui l'étaient moins anciennement ; enfin Henri III, par son ordonnance de 1576, donnée à Blois, déclara tous les princes du sang pairs-nés, leur assura la préséance qui leur était due, selon l'ordre de primogéniture, sur tout ce qui peut naître ou paraître de nouvelles grandeurs dans l'État, selon l'expression de Le Laboureur.

Une disposition si juste n'éprouva aucune contradiction ; le même historien fait honneur aux pairs de leur acquiescement volontaire à cette loi : C'est, dit-il, une marque de respect, glorieuse et honorable aux pairs, d'avoir consenti, en faveur des princes du sang, de faire cesser une interposition qui causait une éclipse dans la maison royale. Le premier président Christophe de Thou dit au roi, au sujet de cette loi, que depuis l'avènement de Philippe de Valois à la couronne, il ne s'était rien fait de si utile pour la conservation de la loi salique. Cette ordonnance était surtout très utile dans les conjonctures délicates où l'État se trouvait alors relativement à la succession au trône, par l'éloignement sans exemple du degré de parenté dans l'héritier, et par tous les obstacles que la ligue lui opposait, sous prétexte de religion.

Tel est le sixième âge et le dernier état de la pairie en France. On voit, par ce précis de son histoire, que Charlemagne n'eut aucune part ni à son institution, ni aux différentes révolutions qu'elle a éprouvées, et qu'on ne lui a fait honneur de cette invention que parce qu'on aime à rapporter tous les établissements considérables à un grand nom et à une époque illustre.

De ces six âges de la pairie, les quatre derniers ont une époque certaine ; le second âge, celui de la première pairie réelle, héréditaire et féodale, quoiqu'on ne puisse en déterminer avec précision le commencement, ni par conséquent la durée, n'en a pas moins été le plus brillant de la pairie. Quant à cette pairie personnelle, aussi ancienne que la monarchie, l'opinion de Le Laboureur à cet égard peut être adoptée comme un système plausible ; mais il faut avouer que ce n'est qu'un système. On ne doit pas en effet s'attendre à trouver sur ces temps reculés de notre histoire des notions bien précises, ni des principes bien constants ; c'est ici un vaste champ ouvert aux conjectures. Le conseil, le parlement, les pairs, les états-généraux fondent souvent leurs prétentions sur les mêmes titres, chacun de ces ordres s'en faisant une application particulière et exclusive.

 

QUATRIÈME ET DERNIÈRE QUESTION.

Des assemblées nationales, et si Charlemagne en a change la forme.

 

DANS toute constitution, dans toute forme de gouvernement, depuis la démocratie la plus libre jusqu'au despotisme le plus absolu, c'est essentiellement et par la nature des choses l'aristocratie qui délibère, et la monarchie qui exécute ; la démocratie n'est que confusion, le despotisme qu'excès et abus.

L'État le plus populaire a des magistrats, des représentants, un conseil national, et les sultans ont leur divan qui délibère de la paix et de la guerre ; voilà l'aristocratie qui délibère.

Si la guerre est résolue, il faut un général, et ce général est un monarque tant que durent ses fonctions ; voilà la monarchie qui exécute.

Le peuple peut agréer ou rejeter une proposition au hasard, sur la première apparence ou sur le rapport qu'on lui en fait ; mais il est évident qu'il ne peut examiner, discuter, en un mot, délibérer.

Il peut encore moins exécuter, à moins qu'il ne soit conduit.

Tacite, dans sa Germanie, nous représente ainsi les délibérations des peuples germains :

De minoribus rebus principes consultant, de majoribus omnes[19].

Cet omnes est impossible, quelque petites et quelque peu nombreuses qu'on suppose les diverses peuplades de la Germanie, dont parle Tacite ; aussi modifie-t-il à l'instant sa proposition d'une manière qui la dénature entièrement, et qui ramène toujours à l'aristocratie pour délibérer.

Ita tamen ut ea quoque quorum penes plebem arbitrium est, apud principes pertractentur.

M. l'abbé de La Bletterie propose de lire prœtractentur, au lieu de pertractentur. Son idée est qu'on préparaît dans le conseil des rois ou des princes les objets de délibération qu'on devait proposer à l'assemblée du peuple ; mais toutes les éditions de Tacite portent pertractentur ; et l'idée de Tacite, sans exclure celle de M. l'abbé de La Bletterie, est peut-être plus étendue ; il veut peut-être dire à-la-fois, et qu'on discutait d'avance dans le conseil des rois les matières qui devaient être proposées au peuple, et qu'après la décision du peuple on revoyait cette décision dans le conseil, soit pour la modifier, soit pour y donner une forme convenable : Ita tamen ut eaquoque quorum penes plebem arbitrium est, apud principes pertractentur.

Dom Bouquet, dans la préface du second volume des historiens de France, distingue de même chez les Francs le conseil des rois et les assemblées nationales. Francorum clarissimi atque spectatissimi appellabantur seniores. Seniorum pars propter regem semper assistebat, et in consilium adhibebatur[20].

Voilà le conseil de nos rois, voilà où l'on délibère, et c'est de ce mot senior, seniores, que s'est formé notre mot seigneur. C'est ainsi que dans Rome naissante, Romulus choisit, parmi les vieillards, cent personnages des plus éclairés et des plus expérimentés, quorum consilio, dit Eutrope, omnia ageret, quos senatores nominavit propter senectutem. Telle fut l'origine de ce sénat romain, qui s'accrut considérablement dans la suite, et qui, après l'expulsion des rois, devint le conseil national.

Auguste, en lui laissant, ou en paraissant lui laisser ce dernier caractère, se forma un conseil particulier pour l'expédition des affaires ; ce conseil était composé de quinze sénateurs, qui changeaient tous les mois, et qui étaient choisis par le prince.

Augustus jam senex, quindecim senatores singulis mensibus, elegit quorum consilio in expediendis negotiis utebatur[21].

Parmi les usages que les Gaulois et ensuite les Francs empruntèrent des Romains, ils adoptèrent particulièrement celui-ci. Les grands du royaume étaient, dans l'origine, le conseil-né des rois francs, comme le sénat romain était le conseil-né de l'empereur et de l'empire ; mais de même que les empereurs s'étaient formé, pour le courant des affaires, un conseil particulier tiré du sénat, de même aussi les rois francs s'en formèrent un de quelques personnages choisis parmi les évêques et les grands. C'est du moins ce qui paraît résulter de divers textes. De là ces dénominations opposées de grand conseil, conseil commun, et de conseil privé, conseil secret, conseil étroit.

Dans la même préface du second volume du recueil des historiens de France, après avoir parlé du conseil des rois, on expose ce qui concerne les assemblées nationales

Duo erant apud Francos conventuum genera[22]. Alter Campus Martius vocabatur, quia in mense martio agebatur. Sub Chlodovœo ejusque decessoribus, Franci omnes in Campum Martium amati convenire jubebantur ; sed postquam in Gallias dispersi fuerunt, omnes ad nunc conventum venire non potuere : aderant tantium prœcipui et ii quos princeps vocabat. Alter conventus Mallus appellabatur. Hunc agebant ministri ad id destinati, qui in regiones mittebantur jura in toto pago reddituri ; sed postmodum hujusmodi conventus stabiles in unoquoque tracta redditi sunt ; placita vocabantur, ibique statutis diebus judicia exercebantur.

Voilà donc deux sortes d'assemblées nationales, le Champ-de-Mars et le mallus ou placitum, plaid ou parlement ; le premier ayant pour objet les affaires générales de la nation ; le second, l'administration de la justice. Il semblerait d'abord que les états-généraux auraient succédé au Champ-de-Mars, et les parlements au malins ; mais défions-nous de ces conjectures si simples ; ces premiers temps de notre histoire n'admettent guère de notions si précises, la distinction même du Champ-de-Mars, et du mallus ou placite, n'est pas tellement établie, que ces deux sortes d'assemblées nationales ne soient très souvent confondues dans les monuments de notre première race ; et même le conseil particulier de nos rois n'est pas toujours assez nettement distingué des assemblées nationales, soit Champ-de-Mars, soit mallus.

Tout ce que l'on voit, ou du moins tout ce que l'on conçoit clairement, c'est que, soit dans ces assemblées nationales convoquées par nos rois, soit hors de ces assemblées, les rois avaient des conseillers intimes, qu'ils honoraient d'une confiance plus marquée. L'histoire particulière de ce conseil des rois n'est pas aisée à suivre, le fil en est imperceptible, et on le perd souvent. Les annalistes, les anciens chroniqueurs, qui à peine énoncent vaguement les faits les plus importants, nous ont encore moins instruits des délibérations secrètes d'un conseil dont l'existence continue et sans interruption ne leur offrait rien de remarquable ; ils parlent un peu plus des assemblées du Champ-de-Mars ou de Mai, parce que ces assemblées étaient par elles-mêmes un spectacle imposant, et que leur influence sur les expéditions militaires, seules opérations politiques qu'il y eût alors, était directe et sensible.

Peut-être même — car sur ces matières et sur ces temps, peut-être est le mot qu'il faut toujours dire —, peut-être les rois n'avaient-ils besoin de conseil, et n'en faisaient-ils usage que pendant le cours de ces assemblées ou placites, parce que c'était alors seulement qu'ils avaient des affaires requérant conseil ; une nation toute militaire, comme l'était d'abord la nation des Francs, n'a point d'autres affaires que celle de la Guerre ; elle s'assemble au commencement d'une campagne, pour en concerter les opérations ; elle s'assemble à la fin, pour partager le butin. Quand par hasard elle n'a point d'expédition à faire, elle s'assemble au moins pour faire montre de ses forces et de ses armes, ostensuram in Campo Martio suorum armorum nitorem[23]. Ce sont là toutes ses affaires et tous ses objets de délibération ; le roi ou le chef d'une pareille nation peut très bien n'user de conseil que dans les assemblées nationales, et trouver son conseil dans ces assemblées mêmes. Telle est l'idée que dom Ruinart, dans sa préface de Grégoire de Tours, N° XI, paraît s'être faite du conseil de nos rois dans ces premiers temps de la monarchie.

Qui ex nobilissimis familiis exorti, nullo peculiaris dignitatis titulo designabantur, ii viri fortes, seniores, majores-natu, primores, priores, primates, optimates magnates appellabantur, quorum consiliis rex in placitis uti solebat.

Dom Ruinart dit, in placitis : voilà donc, selon lui, le conseil borné aux placites, et tiré des placites mêmes.

Dom Bouquet au contraire, dans la préface du second volume du recueil des historiens de France, avait fait entendre que le conseil des rois était perpétuel, et toujours attaché à leur personne. Seniorum pars propter regem semper assistebat, et in consilium adhibebatur.

Tous les deux peuvent avoir raison, selon les différentes époques. Sous Clovis et ses prédécesseurs, ou ses premiers successeurs lorsque la nation, encore toute guerrière, et n'étant autre chose que l'armée, semblait tout entière, et en armes, pour délibérer sur la guerre et sur le butin ; les rois alors pouvaient n'avoir de conseil que dans ces assemblées, et avoir pour conseil nécessaire les chefs de l'armée, quorum consiliis rex in platicis uti solebat, selon dom Ruinart : mais lorsque les Francs, répandus dans toute l'étendue des Gaules, formèrent un corps de nation, lorsqu'ils eurent un gouvernement, lorsque la violence militaire céda insensiblement la place à la constitution civile, et qu'on eut d'autres affaires que celles de la guerre ; les rois alors eurent un conseil attaché à leur personne, et qui les suivait partout : Seniorum pars propter regem semper assistebat, et in consilium adhibebatur, comme le dit dom Bouquet.

Il y a plus ; les assemblées mêmes du Champ-de-Mars cessèrent d'être formées de la nation entière, il n'y assista plus que les principaux, que les chefs, et ceux qu'e le roi voulait bien y appeler : Aderant tantum prœcipui, et ii quos princeps vocabat ; ce sont encore les termes de dom Bouquet. Ces grands, ces chefs choisis par les rois, ou dont quelques uns du moins étaient choisis par les rois pour assister à ces assemblées, formaient, pour les grandes affaires du royaume une espèce de conseil général, de grand conseil, magnum consilium, plutôt royal que national, ou du moins moitié royal, moitié national, qui n'empêchait pas sans doute que, pour les détails de l'administration, les rois n'eussent un conseil particulier, moins nombreux, plus intime, qui les suivait partout. Cette conjecture est pour le moins très vraisemblable ; mais, il faut l'avouer, tout cela n'est crie conjecture, et on ne peut parvenir à rien de plus sur la plupart de nos origines. Cet aveu coûte quelquefois aux savants ; séduits par le goût des systèmes, ils cherchent à ériger leurs conjectures en certitudes. Encore un coup, ne ferait-on pas davantage pour la science, si l'on se contentait d'en fixer bien précisément les bornes, de tracer la ligne où finit la certitude, et où commencent les conjectures ?

Dom Ruinait distingue, comme dom Bouquet, deux sortes d'assemblées, le Champ-de-Mars et le placite ; mais il en confond un peu plus les objets et même les noms, car il observe que les placites étaient quelquefois nommés Champs-de-Mars ; et quant aux objets, il croit qu'on rendait la justice dans les Champs-de-Mars ainsi que dans les placites. Illi porro conventus Campus-Martius, vel a Marte bellorum deo, aut a martio mense quo fieri solebant, nuncupabantur... Nec dubium est, quin etiam, si inter aliquos Francos lites aut jurgia forte oborta fuissent, in eisdem conventibus finirentur. Hæc primum facilia erant, sed dilatato postea per plures provincias regno, prœter ilium conventum generalem, alii, cum rerum necessitas exigebat, a rege convocabantur ; qui licet quandoque Campi-Martii..... nuncupati fuerint, ut plurimum tamen placitorum nomine apud veteres auctores solent designari.

Quand deux savants ; aussi familiarisés avec les anciens monuments de notre histoire que dom Bouquet et dom Ruinart, n'ont pu lever entièrement le voile qui couvre nos origines, n'espérons pas être plus heureux, et reconnaissons qu'on ne peut rien tirer de plus sur la première race, soit des anciennes lois des Francs, et des ordonnances et diplômes des rois mérovingiens, soit des écrivains, tels que Grégoire de Tours, Frédégaire, l'auteur des Gestes des rois francs, celui des Gestes de Dagobert, Aimoin, et les auteurs de quelques vies des saints.

Quant à la seconde race, Adhélard, abbé de Corbie, cousin-germain de Charlemagne, a décrit la forme des parlements convoqués par Pepin, Charlemagne et Louis-le-Débonnaire, l'ordre qu'on y observait, les matières qu'on y traitait. Ce monument nous a été transmis par Hincmar[24], et il nous paraît prouver que Charlemagne n'avait fait aucun changement essentiel à cet égard. On y voit que la coutume était de tenir chaque année deux parlements ou placites, dans le derdier desquels on arrêtait les comptes et états ; qu'à ce dernier surtout se trouvaient tous les grands, tant ecclésiastiques que laïcs, les anciens pour délibérer, les jeunes pour consentir à ce qui avait été résolu. In quo placito generalitas universorum majorum, tam clericorum quam laïcorum, conveniebat, seniores propter consilium ordinandum, minores propter idem consilium suscipiendum. On prenait quelquefois l'avis, même des jeunes, mais ils n'avaient pas voix délibérative ; ce qui se rapporte au conseil que saint Remi donnait à Clovis dans une lettre écrite vers l'an 507, cum juvenibus joca, cum senibus tracta[25].

A l'ouverture de chaque parlement, on rendait compte de tout ce qui s'était passé depuis la tenue du dernier ; chacun rapportait ce qui pouvait être venu à sa connaissance[26], ou ce qu'il croyait avoir remarqué des dispositions, soit de l'intérieur du royaume, soit des nations voisines, tributaires ou ennemies. Si quelqu'un avait des plaintes à faire, des droits à réclamer, des abus à dénoncer, des établissements ou des réformes à proposer, c'était là le moment, la chose était mise en délibération : s'il s'agissait d'affaires importantes et qui demandassent du secret, les anciens seuls en prenaient connaissance : si elles requéraient célérité, ils s'enfermaient, quelquefois pendant plusieurs jours de suite, sans aucune communication au-dehors, et comme les cardinaux dans le conclave : ou le roi venait délibérer avec eux, ou il les envoyait consulter, ou il leur faisait donner ses ordres après avoir reçu leurs avis[27].

S'il y avait quelque opposition ou diversité d'intérêts entre les grands et le clergé, ces deux ordres délibéraient séparément, et on préparait toujours dans cette vue deux chambres séparées, soit que l'assemblée se tînt en pleine campagne, comme il arrivait souvent dans la belle saison, soit qu'elle se tînt dans quelque château royal[28].

Adhélard, dans la description qu'il fait de la manière dont les rois se communiquaient à leurs sujets dans ces assemblées, manière qui devait varier selon le caractère de ces rois, paraît avoir eu particulièrement en vue l'affabilité de Charlemagne. Ce petit tableau n'est pas sans agrément. Ipse princeps.... in suscipiendis muneribus, salutandis proceribus, confabulando varius visis, compatiendo senioribus, congaudendo junioribus..... occupatus erat.

Adhélard représente toujours les évêques et les grands comme séparés avec soin de la multitude, qui assistait aussi, mais en dehors, à ces assemblées. Les termes, reliqua multitudo, cœtera multitudo, souvent répétés dans cette description, pourraient faire croire que la nation entière était encore admise à ces assemblées ; mais, avec un peu d'attention, il est aisé de reconnaître que ces mots marquent seulement la distinction des anciens, soit du clergé, soit des grands qui délibéraient en particulier et en secret sur les affaires de l'État, d'avec la foule des jeunes gens que leur rang faisait admettre à ces assemblées, mais que leur âge excluait des délibérations secrètes, et ne laissait participer aux délibérations, même publiques, qu'en leur ôtant le droit de suffrage et la voix délibérative.

Il paraît donc que Charlemagne ne changea presque rien à la forme de ces assemblées ; que peut-être seulement il les rendit plus populaires. Les maires du palais, dont elles auraient pu borner ou gêner l'autorité, cherchaient à les rendre moins fréquentes et moins nombreuses : nous avons vu que Charles-Martel consultait peu les grands, qui s'en vengèrent en faisant avorter son grand projet, de parvenir à la couronne par le choix de la nation. Pepin-le-Bref, par une politique beaucoup plus habile, et qui lui réussit mieux, ne faisait rien sans leur avis, et Charlemagne ajouta beaucoup encore à cette popularité, toujours utile aux rois. Si le corps de la nation n'entrait plus dans les assemblées nationales comme au commencement de la première race, l'universalité des grands y était admise avec les seules restrictions dont nous avons parlé. Hincmar rappelle un parlement où il ne manquait qu'un abbé nommé Hugues, et que Bernard comte d'Auvergne[29] ; ainsi les rois ne choisissaient plus ceux dont ils voulaient composer ces assemblées, comme nous avons vu qu'ils l'avaient fait quelquefois sous la première race.

 

 

 



[1] Cave, Histoire littéraire.

[2] L'abbé Le Bœuf, Dissertation couronnée en 1734.

[3] Rec. des Hist. de Fr., t. 5. Diplom., p. 164. Gloss. Cang.

[4] Du Boulay, Histor. univers. Paris., t. 1.

[5] On peut voir, sur le même sujet, le Traité des Écoles, de Cl. Pasquier, Loisel ; l'Histoire littéraire de la France, par les bénédictins ; l'abbé Le Bœuf, État des sciences sous Charlemagne.

[6] Du Boulay, Hist. univers. Paris., t. 1.

[7] Recherc. de la Fr., l. 3, c. 29, et l. 9, c. 3 et suivants.

[8] Histoire littéraire de la France, t. 3, p. 424.

[9] Du Boulay, Histor. univers. Paris., t. I. Crevier, Hist. de l'Université de Paris, liv. 1, p. 65. Histoire littéraire de la France, t. 4, p. 225, 226.

[10] Histoire littéraire de la France, t. 6, p. 100.

[11] Histoire littéraire de la France, t. 7, p. 139. Crevier, Histoire de l'Université de Paris, l. 1, p. 67.

[12] Crevier, Hist. de l'Université de Paris, liv. 1 et 2.

[13] Le Laboureur, Hist. de la Pairie, c. 2.

[14] Le Laboureur, Hist. de la Pairie, c. 1.

[15] Abrégé chronolog., ann. 1451, 1452, 1453.

[16] Duclos, Histoire de Louis XI, t. I, p. 280 et 281, texte et note.

[17] Le Laboureur, Hist. de la Pairie, c. 2.

[18] Le Laboureur, Hist. de la Pairie, c. 2. Mezer. et alii passim.

[19] Tacite, Germanie, c. 11.

[20] Præf., t. 2, p. 46.

[21] Ex Isidoro, lib. 9, Orig., cap. 4. Pancirol. comment. in not. Dignit. utr. Imp. cap. 2.

[22] Præf., t. 2, p. 116, 47.

[23] Gregor. Turon., lib. 2, cap. 27.

[24] Hincm. Rem. Epi. pro recta novi ac juvenis regis institutione, ex Adhalardi Corb. Abb. Carol. Magni propiuqui libello, c. 29.

[25] Duchesne, t. I, p. 849. Recueil des Historiens de France, t. 4, p. 51.

[26] Hincmar, loco citato, cap. 36.

[27] Hincmar, cap. 34.

[28] Hincmar, cap. 35.

[29] Epist. Hincmar ad Lud., 2.