HISTOIRE DE CHARLEMAGNE

CHARLEMAGNE, LÉGISLATEUR

LIVRE TROISIÈME

Histoire de l'Église, de la législation, de la littérature, des mœurs et des usages, sous le règne de Charlemagne. Mort de ce prince.

 

CHAPITRE IV. — Mœurs et usages.

 

 

NOUS rassemblerons, sous ce titre, divers traits qui, malgré le rapport général qu'ils peuvent avoir avec quelques uns des articles précédents, n'y auraient pas trouvé assez naturellement leur place, ou qui nous ont paru mériter d'être considérés à part.

On trouve dans des capitulaires de Charlemagne et de Louis-le-Débonnaire, ainsi que dans la loi salique, des traces de l'ancien usage germanique, de compter par nuits, et non par jours, nec dierum numerum, ut nos, sed noctium computant. Notre mot paysan à nuit, pour dire aujourd'hui, semble attester que cet usage a eu lieu anciennement en France ; il s'est aussi conservé longtemps en Allemagne et en Angleterre. Des savants prétendent même que cet usage a été très commun dans l'antiquité ; ils observent que, dans la supputation des six jours, Moïse nomme toujours la nuit avant le jour. Et factum est vespere et mane dies units ; c'est, disent-ils, parce qu'au commencement les ténèbres couvraient la face de l'abyme ; et les ténèbres et le chaos ont précédé l'ordre et la lumière dans l'opinion de tous les peuples. Nous trouvons dans la vie de saint Sturme, l'un des disciples de saint Boniface, et l'un des apôtres de la Germanie, fondateur des abbayes d'Hirsfield et de Fulde, un usage dont nous n'apercevons point du tout l'analogie. C'était une façon particulière de témoigner qu'on pardonnait une injure. Lorsque Pepin rendit son amitié à saint Sturme, il jeta, pour gage, un fil de son manteau par terre[1], et ce signe, entendu alors de tout le monde, annonçait que l'ancienne inimitié était pour jamais éteinte. Tollensque de manu sua de pallio suo filum, projecit in terram, et dixit : Ecce in testimonium perfectœ remissionis filum de pallio meo projicio in terram, ut cunctis pateat quod pristina deinceps adnulletur inimicitia.

Nous trouvons dans la vie de saint Benoît[2], abbé d'Aniane, fils du comte de Maguelone, un autre usage beaucoup plus aisé à comprendre, et qui paraît avoir commencé avec la monarchie, car nous le voyons établi sous la première race[3] ; nous le voyons aussi continuer sous Pepin et sous Charlemagne : c'est que les seigneurs français s'empressaient de faire élever leurs enfants dans le palais du roi, et de les attacher à son service, dans l'espérance que ces enfants obtiendraient plus aisément dans .la suite quelque emploi. Saint Benoît fut ainsi élevé auprès de la reine Berthe, et devint échanson de Pepin et de Charlemagne. Le fameux Angilbert, dont nous avons tant parlé, avait aussi été, dès sa plus tendre enfance, élevé dans le palais du roi.

Dans l'acte de partage de 806, Charlemagne déclare que les hommes de chacun des royaumes de ses fils ne pourront prendre des terres en bénéfice, c'est-à-dire en fief — car c'est la même chose sous des noms différents — dans les autres royaumes, et il excepte formellement de cette disposition les biens héréditaires, qu'il oppose par-là aux bénéfices, qui étaient révocables, et qui d'ailleurs n'étaient qu'à vie, lors même qu'ils n'étaient pas révoqués. On sent la raison de cette loi et de cette différence. Les fiefs, et les fiefs seuls, emportant la prestation de serment et l'obligation du service militaire, en prendre dans plusieurs royaumes, t'eût été servir deux maîtres qui pouvaient devenir ennemis.

Plusieurs capitulaires de Charlemagne nous apprennent que les Français ne quittaient leurs armes que lorsqu'ils allaient à l'église.

Les armes, qui avaient d'abord été assez légères chez les Francs, étaient devenues pesantes du temps de Charlemagne, comme il paraît par les capitulaires, par les romans et par la description détaillée que donne le moine de Saint-Gal des différentes pièces de l'armure de Charlemagne[4]. Ce changement, chez une nation militaire, ne pouvait manquer d'avoir une grande influence sur le droit public : elle décida de la majorité féodale. Les premiers rois mérovingiens étaient majeurs à quinze ans, parce qu'ils étaient dès lors en état de porter les armes ; lorsqu'une armure plus pesante exigea des tempéraments plus formés, les rois ne furent plus majeurs qu'à vingt-un ans, jusqu'au temps où Charles V, par des raisons plus politiques que Guerrières, fixa leur majorité à quatorze ans.

Un ancien auteur de la vie de Louis-le-Débonnaire, rapporte, à l'année 791, que ce prince, âgé alors d'environ treize ans, fut armé solennellement au château de Rensbourg par Charlemagne, qui lui ceignit l'épée, ibique ense accinctus est. C'était un reste d'un ancien usage des Francs et des Germains, qui faisait, du moment où l'enfant recevait avec les armes le droit de défendre la patrie, une des grandes époques de la vie ; et ce fut le commencement d'un autre usage, si célèbre depuis sous le nom de chevalerie.

Sous la première race de nos rois, les armées n'étaient presque composées que d'infanterie ; sous Charlemagne, la cavalerie et l'infanterie étaient presque en nombre égal. Les machines de guerre étaient à-peu-près les mêmes qui avaient été en usage chez les Romains.

La machine politique était vaste, mais simple. Dans une nation presque toute militaire, sil n'y a que deux états, l'église et la guerre. Quant au gouvernement ecclésiastique, le clergé y pourvoyait, et Charlemagne surveillait le clergé. Quant au gouvernement politique ou militaire, chacun des États de la domination de Charlemagne était divisé en un certain nombre de gouvernements particuliers, ou duchés, composés chacun de douze comtés[5] ; les ducs et les comtes avaient dans leur district, et le commandement des troupes et l'administration de la justice ; ils étaient tous révocables, et ils étaient rarement révoqués. Les tournées des missi dominici servaient à les retenir dans le devoir, et à réparer quelquefois leurs torts.

L'entretien des ouvrages publics, tels que les ponts et chaussées, les navires servant au passage des rivières, etc. ; étaient à la charge des comtes, et ils y employaient leurs préposés, que le moine de Saint-Gal appelle leurs vicaires et leurs officiaux, per vicarios et officiales suos[6] ; mais quand il s'agissait d'une construction nouvelle, ni duc, ni comte, ni évêque, ni abbé, n'était dispensé de contribuer à cette dépense.

L'ordre du roi était que les ouvriers fussent bien nourris, bien vêtus, bien payés, et qu'on leur fournît abondamment toutes les choses nécessaires à leur travail ; ce qui s'exécutait, dit le moine de Saint-Gal, quand le prince était présent ou dans le voisinage : il parle d'un principal officier de la maison du roi, qui, en faisant faire des travaux publics loin des yeux du prince, avait amassé des sommes immenses aux dépens des ouvriers, qu'il laissait manquer de tout.

Il parait par la chronique de Verdun, et par différents diplômes de Charlemagne, que les impôts consistaient principalement alors dans une multitude de douanes et de péages, et par terre et par eau[7], qui devaient gêner beaucoup le peu de commerce qui se faisait alors. On payait tant par voiture, tant par bête de somme, tant au passage des ponts — pontaticum —, tant pour le tort que les roues pouvaient faire aux chemins — rotaticum —, tant pour la poussière qui s'élevait des pieds des chevaux et des roues des voitures — pulveraticum —, tant pour traverser certains lieux — trava evectio —, tant pour l'échange ou la vente des marchandises — mutaticum — ; il paraît que les passages étaient très obstrués, et qu'on ne cherchait à faciliter ni le transport ni le débit des denrées.

Les monnaies donnèrent de l'occupation à Charlemagne, et furent un des principaux objets de sa législation.

La plus ancienne ordonnance qui nous reste sur les monnaies, est celle qui fut faite, en 755, par Pepin-le-Bref, dans un parlement tenu à Verneuil ; Pepin ordonne a que les sous d'argent ne seront plus taillés que de 22 à la livre de poids, et que de ces 22 pièces, le maitre de la monnaie en retiendra une, et rendra les autres à celui qui aura fourni l'argent. La pièce retenue était ou pour les frais de la fabrication, ou pour le droit du roi sur les monnaies, connu dans la suite sous le nom de droit de seigneuriage, ou pour ces deux objets réunis. Cette ordonnance était une réforme : il paraît que Pepin rendit les sous d'argent plus pesants, et qu'avant lui il y en avait plus de 22 à la livre de poids.

Charlemagne et Carloman firent d'abord faire leur monnaie d'argent du même poids qu'avait fait leur père ; mais bientôt après elle fut plus pesante, il n'y eut plus que vingt sous d'argent dans une livre de poids. Nous n'avons pas, à la vérité, l'ordonnance qui réduisit les sous d'argent à ce nombre, et qui établit en conséquence la livre de compte, composée de vingt sous, dont nous nous servons encore aujourd'hui, et que presque tous les autres peuples de l'Europe ont prise de nous ; mais Le Blanc en rapporte l'établissement à Charlemagne.

Les guerres continuelles, les voyages qu'elles entraînaient, les longues et fréquentes absences qui en étaient la suite, faisaient naître plus d'abus que la vigilance du roi n'en pouvait corriger ; les monnaies, depuis l'année 779, avaient été altérées dans leur poids et dans leur titre. En 794, Charlemagne fit à Francfort un règlement pour les rétablir dans leur ancienne valeur intrinsèque.

Dans la suite encore les désordres causés par les faux-monnayeurs donnèrent lieu aux capitulaires de 805 et de 808, qui ordonnèrent qu'on ne fabriquerait plus de la monnaie que dans le palais de l'empereur. On trouve sur plusieurs des monnaies de Charlemagne cette inscription : Palatina moneta.

On observe principalement deux choses dans les mon-noies de ce règne ; l'une que, selon la remarque de dom Mabillon, le nom de Charlemagne y est presque toujours écrit par un C, au lieu que les autres rois de la seconde race, qui ont porté le nom de Charles, l'écrivaient toujours par un K, ce qui s'observait aussi sur leurs monnaies ; l'autre est, que la suite des mon-noies de Charlemagne offre. des progrès sensibles dans l'art monétaire, et que les lettres des dernières mon-noies sont beaucoup mieux gravées et beaucoup mieux rangées que celles des premières.

Charlemagne, par une ordonnance faite en 789 à Aix-la-Chapelle, établit l'égalité des poids et des mesures dans toutes les villes et les monastères. Il se fonde, selon l'esprit du temps, sur l'écriture-sainte ; il cite le Lévitique, chapitre 9, où il n'est question ni de poids ni de mesures ; il cite les proverbes, chapitre 20, où Salomon dit, selon lui : Pondus et pondus, mensuram et mensuram odit anima mea[8]. Une citation plus exacte n'eût point affaibli son argument. Le verset 10 du chapitre 20 des proverbes, porte expressément : Pondus et pondus, mensura et mensura ; utrumque abominabile est apud Deum. Poids et poids, mesure et mesure, l'un et l'autre est abominable devant Dieu.

Les principes d'administration ne pouvaient être alors ni bien purs ni bien profonds ; ils n'avaient pas été assez médités : celui de la liberté indéfinie du commerce, encore aujourd'hui contesté, n'était pas même connu alors. Le prix du blé était taxé ; le roi faisait des magasins pour l'approvisionnement de ses sujets. Nous ne rapportons. point ce fait pour l'approuver ni pour le blâmer ; nous le rapportons pour observer que Charlemagne faisait distribuer le blé aux pauvres à la moitié du prix fixé. Cet arrangement suppose que la distinction des pauvres et des riches était réglée de façon à ne laisser aucun lieu à l'arbitraire. Charlemagne défendait aussi de vendre les vivres plus cher dans les temps, de disette, et le prix, non seulement des vivres, mais même des étoffes, était taxé en tout temps[9].

C'est beaucoup qu'en parlant de ces temps de guerre on puisse prononcer les noms de commerce et de manufactures ; on voit dans plusieurs diplômes d'immunités accordées à l'abbaye de Saint-Denis par les rois Pepin-le-Bref, Charlemagne, et Carloman son frère, que les foires de Saint-Denis étaient fréquentées par des marchands saxons et frisons ; ils venaient y vendre des manteaux, qui étaient alors d'un usage assez général ; ceux de ces manteaux qui se fabriquaient chez les Frisons étaient les plus recherchés ; c'était alors une manufacture célèbre.

Charlemagne est le premier de nos rois qui ait fait des lois somptuaires[10] ; nous n'examinerons point encore s'il faut faire des lois somptuaires, ni s'il faut réprimer ou encourager le luxe ; il y a sur ce point, entre les idées antiques et les idées modernes, un combat qui ne sera pas sitôt terminé. Nous observerons seulement que, dans tous les temps, les lois somptuaires ont été impuissantes, parce que dans tous les temps elles ont été directement contre leur but. On réservait pour les princes et pour les grands — c'est-à-dire pour ceux que tant d'avantages ou réels ou d'opinion distinguaient déjà des autres citoyens — la petite et frivole distinction de briller aux yeux par la magnificence des habits ; dès lors on donnait un grand prix dans l'opinion publique à cette distinction puérile ; on humiliait ceux qui en étaient privés ; il devait y avoir un effort général pour se soustraire à une loi qui gênait la liberté et blessait la vanité : aussi toutes ces lois restèrent-elles sans exécution. Il n'y a qu'un moyen d'attaquer le luxe avec succès, s'il faut l'attaquer : c'est que les rois et les grands donnent l'exemple de la simplicité qui convient seule à des hommes, et laissent les pompons aux enfants ; qu'ils rendent la magnificence ridicule, et la proscrivent non par des lois, mais par les mœurs.

Charlemagne était toujours habillé à la française, et avec la plus grande modestie, excepté dans les occasions d'éclat. Son habillement ordinaire différait peu de celui du peuple. Mézerai et l'abbé Velly se sont plu à décrire, d'après Éginard et le moine de Saint-Gal[11], son pourpoint de peau de loutre, posé sur une tunique de laine, son sayon de couleur bleue, etc. ; ce qu'il y a de certain, c'est qu'il était simple par choix et par goût autant que par principe, et que le luxe blessait ses regards. La conquête de l'Italie fit naître le goût des habits de soie, bordés de ces riches pelleteries que les Vénitiens rapportaient du Levant, et qui faisaient un des grands objets de leur commerce[12]. Un jour Charlemagne voyant ses courtisans ainsi parés, leur proposa une partie de chasse, et monta sur-le-champ à cheval, par la pluie et par la neige, couvert, selon son usage, d'une grosse peau de mouton attachée négligemment sur l'épaule, et qu'il tournait à son gré du côté d'où venaient le vent et la pluie. Les courtisans n'osèrent pas ne le pas suivre ; leurs magnifiques pelleteries et leurs fragiles soieries furent déchirées par les ronces et gâtées par la neige. Au retour de la chasse, transis de froid, et n'aspirant qu'au moment de réparer le désordre de leur habillement, ils voulurent se retirer ; Charles ne les en laissa pas les maîtres. Séchons-nous, dit-il en s'approchant d'un grand feu et en les exhortant à l'imiter. Il s'amusait de leur embarras ; il ne paraissait pas s'apercevoir que le feu, en séchant leurs habits, faisait retirer et grimacer les bandes de peaux dont ils étaient ornés, et achevait de les mettre hors d'état de servir. En congédiant les chasseurs, il leur dit : Demain nous prendrons notre revanche, et avec les mêmes habits. Quand ils reparurent le lendemain avec ces habits tout déformés et tombant en lambeaux, ils fournirent à la cour un spectacle risible. Le roi, après les avoir beaucoup raillés, leur dit : Fous que vous êtes, connaissez la différence de votre luxe et de ma simplicité. Mon habit me couvre et me défend. Si la fatigue vient à l'user, ou le mauvais temps à le gâter, vous voyez ce qu'il m'en coûte, tandis que le moindre accident vous coûte des trésors[13].

Si Charlemagne eût toujours employé ainsi la plaisanterie sur ce point, il eût pu s'épargner l'appareil impérieux d'une loi, et en épargner la contrainte à ses sujets. Ses discours et son exemple auraient tout fait, les fourrures seraient tombées d'elles-mêmes.

Charlemagne, par un capitulaire de l'an 808, défend et de vendre et d'acheter un sayon double plus de vingt sous, et un sayon simple plus de dix. Que les rois, dit Montaigne, commencent à quitter ces dépenses, ce sera fait dans un mois, sans édit et sans ordonnance. On se presse trop de faire des lois.

Raoul de Presles, dans son ouvrage intitulé Musa, et dont M. Lancelot a donné la notice dans les mémoires de littérature[14], rapporte un autre trait d'économie, ou du moins de simplicité, assez singulier de la part de Charlemagne. Le voici dans les propres termes de M. Lancelot, dont quelques uns sont empruntés de Raoul de Presles.

Charlemagne ayant essuyé une fort grosse pluie dans un voyage qu'il faisait à Metz, fit sécher au feu son capuce, restant la tête nue. Son petit-fils, Charles[15], lui remontra poliment, à la manière française, urbane, Gallorum more, qu'il pourrait en prendre un autre. Charlemagne, souriant, lui répondit : J'ignorais qu'il fallût deux bonnets ou capuces pour une seule tête.

Cette réponse n'est-elle pas plutôt une plaisanterie qu'un trait d'économie ou de parcimonie, comme l'appelle M. Lancelot ?

Charlemagne n'avait pas moins d'éloignement pour le luxe de la table que pour celui des habits. Quoiqu'il mangeât toujours avec sa nombreuse famille, on ne lui servait jamais que quatre plats, outre le rôti. Ou pourrait cependant trouver quelque luxe, au moins d'étiquette, dans l'histoire suivante que rapportent les légendaires. Les jours de jeûne, disent-ils, Charlemagne dînait à deux heures après midi, contre l'usage commun, qui était de ne dîner qu'à trois heures. Un évêque parut scandalisé de ce léger relâchement ; Charlemagne lui dit qu'il avait raison, mais il lui ordonna de jeûner jusqu'après le dîner des derniers officiers du palais. Or, il y avait cinq tables consécutives. Les princes et les ducs servaient l'empereur, et ne mangeaient qu'après lui. Les comtes servaient les ducs, et étaient, à leur tour, servis par des officiers inférieurs ; de sorte que la dernière table ne finissait que bien avant dans la nuit. Ainsi l'évêque eut lieu de juger que l'empereur avançait l'heure de son dîner par une juste condescendance pour ses officiers ; mais nous ne savons si cet argument était sans réplique. Il semble qu'un si zélé partisan du jeûne eût pu dire à l'empereur : Ayez quelques tables de moins, et dînez plus tard ; c'est à votre cérémonial à respecter la loi du jeûne, et non pas à la loi du jeûne à se plier à votre cérémonial.

Au reste, pour se faire une idée exacte de l'économie de Charlemagne, il faut voir à quelle grandeur elle était jointe. Il ordonnait, dit M. de Montesquieu[16], qu'on vendît les œufs de ses basses-cours, et les herbes inutiles de ses jardins ; et il avait distribué à ses peuples toutes les richesses des Lombards, et les immenses trésors de ces Huns qui avaient dépouillé l'univers.

Un père de famille, dit le même auteur, pourrait apprendre, dans ses lois, à gouverner sa maison. On y voit la source pure et sacrée d'où il tira ses richesses.

Une ordonnance de Charlemagne interdit expressément la mendicité vagabonde, et impose à chaque ville l'obligation de nourrir ses pauvres, avec défense expresse de rien donner à ceux qui refuseraient de travailler.

L'abus de cumuler les emplois et les grâces avait été réformé par Charlemagne ; il pensait qu'un seul emploi suffit à qui veut le bien remplir, et qu'une seule grâce doit suffire à chacun, pour que le prince puisse faire un plus grand nombre de contents et d'heureux. Il ne donnait à chaque comte qu'un seul comté. Les évêques n'obtenaient point d'abbayes ni d'autres bénéfices, excepté dans des cas très rares, et pour des raisons très fortes[17].

Le grand et inconcevable talent de Charlemagne était de suffire à tout, aux affaires, à l'étude, aux plaisirs. Ce prince, toujours occupé, n'en était pas moins un ardent chasseur, goût de race ou de nation, selon Épinard, qui donne la supériorité aux Français sur tous les autres peuples dans l'art de la chasse.

Charlemagne voulut un jour donner aux ambassadeurs de Perse le divertissement d'une chasse aux buffles dans la forêt Noire. Ce divertissement n'en fut point un pour eux. La fureur de ces fougueux animaux causa tant d'effroi à ces étrangers, qu'ils prirent la fuite. Charlemagne courut au plus furieux buffle pour lui abattre la tête d'un coup de sabre. Le buffle n'ayant été que blessé, s'élance, tête baissée, sûr le cheval du prince pour l'éventrer ; le roi eut à peine le temps de se détourner, ce qu'il ne put même faire si promptement que sa botte ne fût déchirée et sa jambe effleurée : le buffle allait redoubler, lorsqu'un homme, qu'on n'attendait pas là, et qu'on fut très surpris d'y voir, parut tout-à-coup comme s'il eût été envoyé du ciel pour sauver l'empereur, et perça le cœur de l'animal, qui mourut sur la place. Charles parut n'avoir point remarqué cet homme ; on n'en fut pas étonné. Tous les courtisans s'empressaient autour de Charles, et on était trop occupé de lui pour qu'il pût être occupé des autres. On voulait lui ôter sa botte, visiter et panser sa jambe. Non, non, dit-il, je veux paraître en cet équipage devant la reine Hermengarde ; c'était la femme de Louis son fils. Il rentre, il lui montre sa botte déchirée, sa jambe sanglante, la tête et les cornes effroyables du buffle. Que croyez-vous, dit-il, que je doive à celui qui m'a tiré d'un tel péril ?Ah ! dit Hermengarde tout éplorée et tout effrayée, que ne lui devons-nous pas tous ?Eh bien ! dit l'empereur, demandez-moi donc sa grâce, c'est Isambard. Ce seigneur français était tombé dans la disgrâce ; et sa faute, que les historiens ne spécifient pas, mais qui semblerait, d'après les circonstances, avoir eu quelque rapport à Hermengarde, avait paru assez grave pour que ses biens eussent été confisqués ; tout lui fut rendu, et de justes bienfaits signalèrent la reconnaissance de Charlemagne.

Il est parlé dans les Œuvres d'Hincmar de certains bas-officiers de la cour de Charlemagne, nommés bersariens ou bévérariens. Spelman croit que c'étaient des officiers des chasses ; que les bersariens servaient à la chasse aux loups, et les bévérariens à la chasse du castor ou biévre, bever, d'où beverarii, bévérariens, comme bersariens vient de bersare, qui, dans la basse latinité, signifie telis configere, percer de traits.

Les jeux scéniques n'étaient sans doute alors que des farces indécentes qui consistaient en chants, en danses, et en gesticulations.

Charlemagne, dans l'article 44 du premier capitulaire d'Aix-la-Chapelle, de l'année 789, parle des histrions comme de gens notés d'infamie, et leur refuse le droit de pouvoir accuser en justice.

Par l'article 15 d'un autre capitulaire du même lieu et de la même année, il est défendu aux évêques, abbés et abbesses d'avoir chez eux des joueurs ou jongleurs, joculatores.

Sous le même prince, en 813, le neuvième canon du concile de Châlons, le dix-septième canon du second concile de Reims, le huitième canon du troisième concile de Tours, condamnèrent les jeux des histrions, et défendirent aux évêques, abbés et prêtres, d'y assister. On voit quels étaient les spectacles que proscrivaient ces conciles.

Charlemagne était presque le seul homme éclairé parmi les nations superstitieuses. En 81o une maladie contagieuse fit mourir une grande quantité de bestiaux dans les États de Charlemagne, surtout en Italie. Le roi d'Italie, Pepin, était en guerre alors avec Grimoald duc de Bénévent ; et les préjugés que la guerre fait naître et entretient parmi le peuple, firent accuser Grimoald de ce fléau. Il avait, disait-on, fait répandre une poudre empoisonnée sur tous les pâturages des Français en Italie. Par un effet affreux et trop ordinaire de ces sortes de préjugés, on fit mourir beaucoup d'innocents soupçonnés, et qui parurent convaincus d'avoir répandu cette poudre chimérique. Il faut rendre justice à Charlemagne, il fit tout ce qui dépendait de lui pour arrêter ces injustes exécutions, et pour dissiper une erreur qui calomniait son ennemi : mais tandis qu'il s'efforçait de répandre autour de lui la lumière de la raison et le sentiment de la bienfaisance, il ne pouvait empêcher qu'à l'autre extrémité de son trop vaste empire l'innocence ne fût opprimée, et le fanatisme triomphant ; il ne pouvait empêcher que des peuples abrutis par l'ignorance, et aveuglés par la superstition, ne s'en prissent à leurs ennemis, des fléaux célestes et des calamités physiques.

 

 

 



[1] Vit. S. Sturm. Rec. des Histor., t. 5, p. 429.

[2] Vit. S. Bened. Abb. Anian. Rec. des Histor., t. 5, p. 456.

[3] Epist. Hadrian., I. Rec. des Histor., t. 5, p. 597.

[4] Mon. San. Gall, de reb. bellic. Carol. Magn., l. 2, C. 26. Rec. des Histor. de Fr., t. 5, p. 131, 132.

[5] On distinguait trois différents ordres de comtes : comites majores ou fortiores, comites mediocres, comices minores.

[6] Mon. San. Gall, de eccles. cur. Carol. Magn., l. I, c. 32 et 33.

[7] Recueil des Historiens de France, t. 5, p. 372.

[8] Le Blanc, Traité historique des monnaies de France, p. 93 et suivantes.

[9] Capitulare, Triplex, ann. 808, art. 5, t. I, page 46.

[10] Mon. San. Gal., l. 2, c. 14.

[11] Monach. San. Gall., l. I, c. 36.

[12] Mémoires de Littérature, t. 6.

[13] Monach. San. Gall.

[14] Tom. 13, p. 617 et suivantes.

[15] Nous ne connaissons d'autre petit-fils de Charlemagne, du nom de Charles, que Charles-le-Chauve, qui n'était pas né du vivant de son aïeul ; mais l'aîné des fils de Charlemagne se nommait Charles.

[16] Esprit des Lois, art. Charlemagne. Capitul. de Willis, de l'an 800.

[17] Mon. San. Gall., l. I, c. 14.