HISTOIRE DE CHARLEMAGNE

CHARLEMAGNE EMPEREUR

LIVRE SECOND

 

CHAPITRE IV. — Affaires de l'intérieur de l'empire français sur la fin du règne de Charlemagne.

 

 

CHARLEMAGNE reconnaissait de plus en plus que le résultat de ses conquêtes avait été seulement de changer d'ennemis, et d'en acquérir toujours de plus puissants ; au lieu des Saxons, des Lombards et des peuples de l'Aquitaine, c'étaient les Danois ou Normands, les Grecs et les Sarrasins qu'il avait à combattre ; l'ardeur des Normands était surtout ce qui l'inquiétait pour la suite. S'ils osent, disait-il[1], attaquer un si puissant empire, réuni dans une main, qui peut-être n'est pas faible ; que n'oseront-ils pas contre ce même empire, affaibli comme il le sera par le partage et peut-être par les divisions ?

Mais, d'un autre côté, ce partage si contraire à l'esprit de conquête, puisqu'il tend à resserrer ce que la conquête veut étendre et agrandir, devient, comme nous avons déjà eu occasion de l'observer, un effet presque inévitable de la conquête, par l'impossibilité de gouverner des États trop étendus : il fallait être Charlemagne, pour suffire au gouvernement d'un si vaste empire ; encore avait-il été obligé d'en partager les Soins entre ses trois fils ; et ce partage, fait de son vivant, devait à plus forte raison subsister après sa mort. Les grands empires demandent nécessairement un partage. L'empire romain, partagé plusieurs fois, et encore trop vaste, avait péri, principalement parce qu'un fardeau qu'Auguste et Constantin avaient pu porter tout entier, et auquel ils avaient suffi, s'était trouvé beaucoup trop pesant pour la foule de leurs faibles successeurs : on était accoutumé en France à ces partages, et l'accroissement de l'empire sous Charlemagne ajoutait un motif de plus à la force de l'habitude. D'ailleurs la nature parlait au cœur de Charlemagne, et la nature veut que tous les enfants aient un partage, et même un partage à-peu-près égal ; c'est la politique qui cherche à réunir, et qui sacrifie tous les cadets à l'aîné seul. La nature, qui devrait seule régler les successions particulières, conseille le partage. La politique, qui a seule le droit de régler la succession des empires, suivant l'intérêt des peuples, demande la réunion ; mais la trop grande étendue des empires, fruit des conquêtes, rend la réunion impossible, et le partage nécessaire, même en politique : ainsi la nature et la politique étaient d'accord pour exiger le partage de l'empire français ; ces raisons avaient déterminé Charlemagne à l'acte de partage dont nous avons parlé[2]. Charles, l'aîné des fils, devait avoir l'empire et la France, et en attendant il avait sous son père le département de.la Germanie, et le soin de réprimer les courses des Normands ; Pepin était roi d'Italie, ce qui entraînait la fonction de veiller sur l'empire grec, et d'en arrêter les entreprises ; le roi d'Aquitaine avait dans son partage la marche d'Espagne, et était opposé aux Sarrasins.

En l'an 806, Charlemagne se sentant vieilli et affaibli, fit un testament[3], qui, pour le fond des dispositions, n'était proprement qu'une confirmation du partage qu'il avait .fait entre ses fils en 781 ; il y faisait seulement quelques légères modifications ; il augmentait de quelques provinces les royaumes d'Italie et d'Aquitaine, tant pour récompenser le zèle et lei services des puînés de ses fils, que parce que l'empire ayant reçu de nouveaux accroissements depuis l'acte de partage, les états qui devaient former le département de l'aîné ne devaient encore être que trop étendus.

Mais c'est surtout dans les clauses étrangères au fond même des dispositions que ce testament offre plusieurs objets dignes de remarques[4].

1° Ce testament fut lu dans un parlement solennel, assemblé à Thionville, en présence des principaux seigneurs, dont le suffrage était alors nécessaire, ou du moins bon à obtenir.

2° L'opinion générale, que, sous la seconde race, la couronne était à-la-fois héréditaire et élective, c'est-à-dire qu'il fallait être de la race carlovingienne pour pouvoir être élu, mais que le droit d'aînesse pouvait être démenti par l'élection, cette opinion paraît principalement fondée sur une des clauses du testament ou de la charte de partage de Charlemagne. Cette clause porte que si un des trois princes a un fils que le peuple veuille bien élire pour succéder à l'État de son père, ses deux oncles donneront leur consentement à cette élection, et le laisseront régner dans la partie de l'État que son père avait eue en partage[5].

3° Ce testament fut envoyé au pape, qui le signa : nous disons avec raison en Fiance que cette signature n'y donnait pas plus de validité, mais seulement plus d'authenticité ; l'expérience a fait connaître que ces sortes de déférences ne sont jamais sans conséquences, et qu'on ne fournit point impunément à la cour de Rome le prétexte d'une prétention.

4° L'empereur fit jurer à ses fils d'observer son testament dans tous les points ; il leur recommanda l'union, comme s'il eût prévu que la discorde devait un jour faire périr sa malheureuse[6] famille ; et dans cet acte même où il fait le partage de ses États entre ses fils, il se réserve expressément, par la vingtième et dernière clause, toute l'autorité.

5° L'empereur prévoyant le cas où, malgré tous ses soins, il s'élèverait quelques contestations entre ses fils, leur défend d'avoir recours aux armes, et leur interdit la voie du duel ; il veut qu'on s'en rapporte au jugement de la croix[7]. Nous ne voyons plus aujourd'hui dans cette disposition qu'un monument de la superstition du temps ; nous pourrions y voir un assez grand trait de sagesse, et nous pourrions nous applaudir moins de nos lumières actuelles : ne nous flattons pas en effet d'avoir beaucoup perfectionné la science de vérifier les faits ; peut-être cette science n'est-elle pas susceptible de perfection chez les hommes : nous avons eu raison sans doute de préférer la preuve testimoniale au duel et aux prétendus jugements de Dieu ; car les jugements de Dieu nous sont inconnus, et il est du moins vraisemblable que deux hommes aimeront mieux dire vrai que de mentir, surtout s'ils sont menacés de peines, dans le cas où on viendrait à découvrir qu'ils ont menti : mais enfin les diverses épreuves étaient fondées sur une supposition qui n'avait rien d'injurieux à la divinité, et qui était très consolante pour les hommes, c'est que Dieu ne peut pas laisser succomber l'innocence. La preuve testimoniale est aussi fondée sur une supposition qui n'a rien de plus réel, c'est que deux hommes ne peuvent être visionnaires, ou calomniateurs. Au reste, dans un temps où les épreuves passaient pour un moyen sûr de connaître la vérité, et chez une nation toute guerrière et encore féroce, qui, parmi toutes ces épreuves, préférait hautement celle qui décidait tout par le fer, il n'y avait que des lumières supérieures qui pussent faire préférer une épreuve sans conséquence, telle que celle de la croix. A la vérité, de ce qu'un homme avait, plus ou moins qu'un autre, la faculté de rester longtemps les bras en croix, ou dans une posture gênante, en présence de la croix, il ne s'ensuivait pas qu'il eût tort ou raison ; mais puisqu'il fallait un jugement, on en avait un, et sans effusion de sang[8]. Remarquons d'ailleurs que si cette précaution était d'un père qui voulait épargner à ses fils l'horreur d'un fratricide, la préférence que Charlemagne accordait en toute occasion au jugement de la croix sur le duel était d'un monarque qui ménageait le sang de ses sujets, et d'un philosophe qui réduisait à sa juste valeur la preuve de vérité résultante des diverses épreuves.

Quant à la preuve testimoniale, elle était connue et admise alors, et Charlemagne ne renvoie au jugement de la croix qu'à défaut de preuve testimoniale ; mais on avait rendu celle-ci presque impossible en matière criminelle à l'égard de certaines personnes ; on en avait entièrement corrompu et altéré les principes ; on avait mesuré le nombre des témoins sur la qualité de l'accusé ; il en fallait, d'après les fausses décrétales qui ont fait loi si longtemps, soixante et douze pour convaincre un évêque, quarante pour un simple prêtre, trente-sept pour un diacre, et sept pour les autres clercs inférieurs. Si ces témoins étaient des laïcs, il fallait qu'ils eussent femme et enfants. Il semblait qu'il fût question de rendre hommage à la dignité, non d'acquérir la preuve d'un fait. Il semblait aussi qu'on supposât les hommes plus portés à calomnier les personnes constituées en dignité, surtout les ecclésiastiques. Au contraire, quand c'étaient les ecclésiastiques qui déposaient contre des laïcs, le moindre témoignage suffisait, et c'est avec peine qu'on voit dans une loi de Charlemagne la disposition suivante :

Le témoignage d'un seul évêque sera reçu par tous les juges sans difficulté, et on n'en entendra point d'autre dans la même affaire.

Lorsque les témoins manquaient, Charlemagne, pour les accusations les plus graves, telles que celle de parjure, ne voulait point d'autre épreuve que celle de la croix, et n'imagina pas d'autre moyen de terminer les contestations qui pourraient s'élever entre ses fils[9].

Cette précaution était superflue ; la discorde, qui devait un jour ruiner la maison de Charlemagne, n'était pas le fléau dont ses fils étaient menacés ; mais une grande douleur était réservée à sa vieillesse, celle de perdre les deux aînés de ses fils, les deux qui annonçaient le plus de talents, et de ne laisser pour régner après lui qu'un prince qui n'était pas sans vertus, mais qui, comme on le lui a tant reproché, avait plus les qualités d'un moine que celles d'un roi. Pepin, roi d'Italie, mourut le premier [8 juillet 810], à trente-trois ans, laissant un fils, nommé Bernard, qui lui succéda dans ce royaume, et cinq filles, dont l'éducation fut la consolation et l'amusement de leur aïeul ; on ignore le nom de la femme ou de la concubine de Pepin. Thégan parle de Bernard comme d'un bâtard ; Adrien de Valois le croit légitime. Le prince Charles suivit de près Pepin au tombeau. Il était âgé de trente-cinq ans, et mourut sans enfants [4 décembre 811]. Charlemagne perdit vers le même temps Gisèle sa sœur, abbesse de Chelles, et Rotrude sa fille aînée ; elles eurent l'une et l'autre une grande part à ses regrets. Quelques historiens cherchent à excuser la sensibilité que Charlemagne fit paraître en cette occasion ; c'est, s'il n'en eût point montré après de telles pertes, qu'il aurait fallu lui chercher des excuses, et qu'on n'aurait pas pu lui en trouver. Les hommes sont quelquefois d'étranges estimateurs des choses ! Pourquoi donc vouloir que l'insensibilité convienne aux rois ? A qui peut-elle convenir ?

Le testament de Charlemagne n'avait plus d'objet : en 811, après la mort de ses deux fils aînés, Charlemagne fit un autre testament, par lequel il laissait les deux tiers de ses trésors et de ses meubles aux diverses métropoles de ses États ; quant à ses vastes domaines, le roi d'Aquitaine restait seul sans frères et sans rivaux. Bernard devait remplacer son père dans le royaume d'Italie ; tout le reste de l'empire français n'avait plus d'autre héritier que Louis. Charlemagne succombait assez sensiblement sous le poids des années, des fatigues et de la douleur ; sa tendresse semblait se rassembler particulièrement sur Louis, mais cette tendresse n'était point aveugle ; Charlemagne, avant de s'y livrer, et de lui en donner les dernières et les plus fortes preuves, voulut encore savoir à quel point Louis en était digne : il n'oublia point ses peuples en se souvenant de son fils ; il chargea plus que jamais des amis affidés de faire des informations secrètes et approfondies sur l'administration de Louis dans l'Aquitaine ; il sut que ce prince s'était corrigé sans retour de quelques erreurs de jeunesse, et que ses sujets étaient contents et heureux. Il mande le prince à Aix-la-Chapelle, il assemble les grands et les prélats dans cette magnifique chapelle qu'il avait pris plaisir à construire ; en leur présence il lui recommande ses sœurs, les enfants de ses frères, ses sujets surtout ; il le fait jurer d'être leur père ; il demande ensuite expressément aux évêques et aux grands assemblés, s'ils voulaient bien qu'il donnât à son fils le titre d'empereur ; et après qu'ils eurent juré de lui être fidèles, et que Louis eut juré de bien gouverner, il commande à Louis d'aller prendre sur l'autel la couronne impériale, et de se la mettre lui-même sur la tête[10]. Louis obéit, et on applaudit. Telle fut la cérémonie de son association à l'empire, et de son couronnement. Baronius dit que Charlemagne, par son testament, ne donna l'empire à aucun de ses enfants[11], parce qu'il avait laissé au pape la liberté d'en disposer à son gré ; Baronius se trompe par ignorance, ou à dessein et pour favoriser les préjugés ultramontains ; Charlemagne avait fait un testament dans un temps où il avait trois fils dont il fallait régler les droits ; n'en ayant plus qu'un, et averti par sa propre défaillance qu'il était temps de se l'associer, il lui donne la couronne impériale en souverain absolu, qui croit ne la tenir que de Dieu, et qui en dispose. comme de son patrimoine. Quant à la fable de la disposition de l'empire abandonnée au pape, elle a pour unique fondement la déférence peut-être un peu trop forte que Charlemagne avait eue pour Léon III, en lui faisant signer son testament.

Après la cérémonie du couronnement, Louis prit congé de son père ; et l'on remarqua qu'en se séparant ils s'embrassèrent plusieurs fois les larmes aux yeux, avec un attendrissement plus fort qu'à l'ordinaire.

Charlemagne, dans les dernières années de son règne, donna un grand exemple à son fils, celui d'éviter la guerre avec autant de soin qu'il l'avait autrefois recherchée : en général, il n'eut jamais contre la seconde enceinte des ennemis de la France, les Danois ou Normands au nord, l'empire grec au levant, les Sarrasins d'Espagne au midi, la même ardeur qu'il avait eue contre la première enceinte, c'est-à-dire contre les Saxons, les Lombards et les Aquitains. L'âge, qui s'avançait, lui communiquait l'indifférence qu'il amène à sa suite ; la mort de ses deux fils aînés, nobles imitateurs de sa valeur et de ses talents militaires, redoublait cette indifférence. D'ailleurs il n'était pas possible que les réflexions qui condamnent la guerre n'eussent pas fait quelque impression sur un esprit si sage, accoutumé, dans ses grandes vues de législation, à méditer sur les principes de la justice et de l'humanité. Aussi voyons nous dans ses dernières années beaucoup moins d'hostilités de sa part, et beaucoup plus de règlements de tout genre. Nous trouvons même vers ce même temps une preuve assez marquée de l'éloignement qu'il avait enfin pris pour la guerre. En 812, les trois grandes puissances, ses ennemies et ses rivales, étaient en combustion. Deux compétiteurs se disputaient la couronne de Danemark ; deux autres, celle de Cordoue, et l'empereur des Grecs, Nicéphore, avait été tué dans une bataille contre les Bulgares. C'était le moment que la politique vulgaire eût choisi pour attaquer ces trois États ; ce fut le moment que choisit Charlemagne pour conclure avec eux une paix plus solide, sans vouloir profiter de leurs troubles.

Ainsi pensait, ainsi agissait ce prince, guéri des passions de la jeunesse, détrompé des erreurs, instruit par l'expérience ; et la raison peut appeler de Charlemagne, roi guerrier au huitième siècle, à Charlemagne empereur pacifique au neuvième.

 

FIN DU TOME PREMIER

 

 

 



[1] Monach. San. Gall., l. 2, c. 2.

[2] Voir le livre I, chap. VI.

[3] Baluze (t. 2 des Capitulaires, p. 1068), et dom Bouquet (t. 5 du Recueil des Historiens de France, p. 771), ont fort bien prouvé contre P. Pithou l'authenticité de ce testament ou acte de partage (Charta divisionis) de 806, et c'est l'opinion générale des savants.

[4] Charta divisionis.

[5] Quod si talis filius cuilibet istorum trium fratrum natus fuerit, quem populos eligere voluerit ut patri suo succedat in regni hœreditate, volumus ut hoc consentiant patrui ipsius pueri. Art. 5.

[6] Ego regnum trado firmum, si boni eritis, sin mali, inbecillum. Nam concordia parvæ res crescunt, discordia maximæ dilabuntur. SALLUSTE, Bellum Jugurthinum. Le trône que je vous laisse est affermi, si vous êtes bons, et chancelant, si vous êtes mauvais ; car avec la concorde les petites choses croissent, et la discorde ruine les plus grandes.

[7] Charta divisionis, c. 14.

[8] Mabill., de re dipl. p. 498. Rec. des Hist. de Fr., t. 5, p. 734.

[9] Capit. Baluz., t. I, p. 197.

[10] Thégan, chap. 7.

[11] Baronius, Ann. ad ann. 806, n. 26.