HISTOIRE DE CHARLEMAGNE

CHARLEMAGNE ROI

LIVRE PREMIER

 

CHAPITRE II. — État de la France, au moment de sa réunion sous Charlemagne.

 

 

CONSIDÉRONS quel était cet empire que l'heureux Charlemagne réunissait sous ses lois, et dont il devait reculer si loin les limites.

Il faut d'abord distinguer la France proprement dite d'avec la France germanique.

La première avait à-peu-près la même étendue qu'elle a aujourd'hui ; elle possédait seulement de plus les Pays-Bas, et tout ce qui est sur la rive gauche du Rhin. Ainsi elle était bornée au nord et au couchant par l'Océan seul, depuis l'embouchure du Rhin jusqu'aux Pyrénées ; au midi, par ces mêmes Pyrénées, et par la Méditerranée ; au levant, par les Alpes, et par le cours du Rhin.

La France germanique était composée, au-delà du Rhin, de divers Etats dont on parlera dans un moment.

Grace au système de guerre auquel on avait été si fidèle jusqu'alors, être seul roi de France, c'était avoir à combattre seul une multitude d'ennemis. Voyons quels étaient ces ennemis.

La France ne pouvait être attaquée, et ne pouvait elle-même s'agrandir par des conquêtes, que de trois côtés : du côté de la Germanie, du côté de l'Italie, et du côté de l'Espagne. Elle n'avait rien à craindre ni à espérer des Insulaires, dans un temps où la marine en Europe était encore au berceau, et où la grande et funeste rivalité de la France et de l'Angleterre n'était pas encore née, à moins qu'on ne veuille regarder comme un des germes de cette rivalité les guerres continuelles des Français de ce temps contre ces Saxons, dont une peuplade, connue sous lé nom d'Anglo-Saxons, avait conquis la Bretagne, et l'avait nommée de son nom Angleterre.

 

GERMANIE.

 

CES nations germaniques, pour avoir une origine commune avec les Francs qui avaient subjugué la Gaule, n'en étaient que plus leurs ennemis. Les Francs n'avaient pas tous passé dans la Gaule, une partie était restée en Germanie ; mais cette partie étant trop faible pour résister aux autres peuples barbares qui s'empressaient de venir occuper les pays que le départ des Francs laissait vacants, s'était incorporée avec eux ; car il faut concevoir qu'il y avait une tendance continuelle, et comme un courant et un flux constant de la Scandinavie — la fabrique des nations, comme l'appelait Jornandès — vers la Germanie, et de la Germanie vers des climats plus doux, tels que la Gaule, l'Italie, et l'Espagne, et que les nations barbares pesaient les unes sur les autres, et s'entre-poussaient, pour ainsi dire, toujours dans ce sens. Cependant, par un mouvement contraire, les rois ambitieux des Francs, qui avaient passé le Rhin et s'étaient établis dans la Gaule, voulurent conserver les établissements qu'ils avaient eus au-delà de ce fleuve ; ils voulaient acquérir, et ne voulaient point perdre : mais tout empire qui s'étend se relâche et se divise ; les nations transrhénanes voulurent être indépendantes. C'est à combattre cette indépendance et subjuguer ces nations, qu'ils regardaient comme rebelles ou comme usurpatrices, qu'on voyait les premiers rois d'Austrasie, enfants de Clovis, perpétuellement occupés. Ces peuples ne se bornaient pas toujours à la défensive, ils faisaient de fréquentes incursions en France, et, suivant leurs différents succès, ils s'enrichissaient par le butin, ou ils étaient forcés de payer un tribut. Quand on leur avait imposé ce tribut, ils le payaient l'année où ils avaient été battus, et le refusaient l'année suivante, ou prévenaient même par une nouvelle incursion la demande qu'on pouvait leur en faire. On aurait beaucoup gagné à leur laisser cette indépendance, dont ils étaient avec raison si jaloux, et à se contenter de réprimer leurs courses par .des barrières, par des forteresses, par tous les obstacles et toutes les ressources d'une guerre défensive. C'est une grande vérité qui échappa, même à Charlemagne, et dont l'ignorance, en ne lui laissant que la triste ressource de vaincre perpétuellement et toujours sans fruit, le jeta dans des violences et des cruautés qui sont une tache à sa mémoire,

A la tête de ces indomptables nations germaniques étaient les Saxons, dont. nous avons déjà parlé plusieurs fois, grande puissance qui s'étendait vers le nord, du Rhin jusqu'à l'Elbe, et même au-delà vers l'Oder, en s'avançant toujours plus mi moins vers le midi de la Germanie, oui ils rencontraient les possessions que les Francs avaient conservées, ou plutôt qu'ils avaient conquises, telles que la Franconie, la Thuringe, le Palatinat du Rhin, la Suève ou pays de ces Allemands battus autrefois par Clovis à Tolbiac, puis par Charles Martel, Carloman et Pepin, et alors soumis aux Français.

Les Saxons, tributaires des Français sous Thierry et ses enfants, avaient toujours profité des divisions des princes mérovingiens pour attaquer la France. Soulevés en secret par Childebert contre Clotaire Ier, son frère lorsque celui-ci, fut devenu roi d'Austrasie par la mort de Théodebalde, ils s'étaient révoltés, tandis que Clotaire était occupé loin d'eux ; mais ce qui distingue les guerriers de ce temps, et surtout les Français, c'est la célérité, c'est l'art de. franchir en un instant des espaces immenses, et d'arriver où on ne les attend pas ; Clotaire les surprend et les taille en pièces, ils se soumettent ; Clotaire s'éloigne, ils se soulèvent une seconde fois ; Clotaire revient écumant de colère, et jurant qu'il va exterminer cette nation turbulente ; les Saxons intimidés font des soumissions si fortes et des offres si avantageuses, que Clotaire consent de leur pardonner ; son armée n'y consent pas, et se révolte, parce qu'on veut l'empêcher de combattre : Clotaire est insulté par ses propres soldats, et forcé de les mener au combat ; cette ardeur indocile des Français et le désespoir des Saxons changent la fortune ; ceux-ci remportent la victoire la plus complète ; les Français sont réduits à demander et à recevoir la paix, en subissant les mêmes conditions auxquelles les Saxons s'étaient soumis, et qui avaient été rejetées.

Les Saxons accompagnèrent les Lombards à la conquête de l'Italie : à leur retour, ils firent une irruption en Provence, où ils furent battus par le patrice Mummol général du roi Gontran, et le plus grand homme de guerre de ce temps ; les Saxons alors redevinrent tributaires ; Dagobert les affranchit de ce tribut, à condition qu'ils défendraient la frontière contre les autres nations germaniques ; condition qu'ils remplirent mal : loin qu'ils réprimassent les autres, il fallut les réprimer eux-mêmes ; battus cinq fois par Charles Martel, et deux fois par Pepin, ils n'étaient rien moins que domptés.

Les Saxons se divisaient en Ostphaliens, qui habitaient sur la rive orientale du Veser ; Westphaliens, placés plus près du Rhin ; Angrivariens, situés entre les deux premiers, vers les bords de la nier ; Nortelbins placés au nord de l'Elbe du côté des Danois ou Normands ; Trans-Elbins, nom sous lequel on comprenait indistinctement tous les Saxons placés au-delà de l'Elbe, en s'éloignant davantage du Danemark et de la mer.

Mais ne confondons point avec les Saxons les Sorabes, leurs voisins du côté du levant, peuple slave ou esclavon, par conséquent Sarmate d'origine, dont il sera parlé dans la suite, et qui habitait entre l'Elbe et l'Oder.

Aux Saxons étaient unis les Frisons, qui habitaient sur le bord de la mer, à-peu-près le même pays auquel leur nom est resté, tandis que presque aucun des vastes domaines que possédaient autrefois les Saxons n'a retenu le nom de Saxe, excepté cette faible portion qui porte aujourd'hui le nom de Basse-Saxe, et qui, par une autre singularité, de tous les pays qui portent aujourd'hui ce nom, est le seul qui ait appartenu aux Saxons. Les Allemands au contraire, qui n'occupaient qu'une petite contrée de la Germanie, et qui n'égalaient pas, à beaucoup près, la puissance des Saxons, ont eu l'honneur de donner leur nom à la Germanie entière, que nous appellerons désormais indifféremment de son nom ancien, Germanie, ou de son nom moderne, Allemagne[1].

Les Saxons, unis aux Frisons, formaient un État deux fois plus vaste que la France germanique, et ils eussent aisément repoussé les Français jusqu'au-delà du Rhin, s'ils eussent eu comme eux l'avantage d'être réunis sous un seul chef, au lieu d'être divisés en une multitude de cantons, tous indépendants, et difficiles à réunir pour la cause commune, qui élisaient pour la guerre un ou plusieurs généraux, mal obéis, parce que leur pouvoir devait cesser à la paix ici l'avantage d'une monarchie sur une république est sensible ; mais les Saxons étaient mal constitués, même comme république ; c'en était moins une en effet, qu'un amas de républiques mal unies, et quelquefois ennemies les unes des autres : cette raison, jointe à l'ascendant que la France avait alors sur tous les peuples, et Charlemagne sur tous les hommes, explique les victoires continuelles que nous verrons les Français remporter sur les Saxons.

Au-delà des Saxons, vers le nord, étaient ces Danois ou Normands dont on n'avait guère entendu parler qu'une fois en France, lorsque, du temps des fils de Clovis, Cochiliac avait fait une descente sur les terres du partage de Thierry, près de l'embouchure du Rhin, et qu'il avait été défait et tué par Théodebert fils de Thierry. Ces mêmes Danois ou Normands devaient être le fléau de la France sous la seconde race de nos rois.

Nommons encore pour la suite les Vénédes ou Vinides, ou Wiltses, peuple sarmate, colonie de ces Esclavons dont Samon avait été roi ; ils habitaient sur les bords de la mer Baltique, la Poméranie et le Brandebourg. Ils avaient donné leur nom au golfe Venidique ou Venadique, formé par l'embouchure de la Vistule, le long de laquelle ils habitaient anciennement. On retrouve encore le nom de ce fleuve dans celui de Wiltses.

Nommons aussi pour la suite les Abodrites, qui occupaient le pays nommé aujourd'hui le Meckelbourg ; ces derniers étaient aussi amis des Français qu'ennemis des Saxons et des Wiltses.

Les Bavarois formés des débris de l'ancienne ligue des Quades et des Marcomans, occupaient le pays auquel leur nom est resté ; ils étaient, depuis longtemps, vassaux de la France ; ils avaient leurs lois et leur duc particulier : c'était un grand fief relevant de la couronne de France, comme il relève aujourd'hui de l'empire ; mais ces vassaux étaient quelquefois rebelles. Le duc de Bavière, Garibald, en donnant Theudelinde sa fille à Autharis, toi des Lombards, avait, de concert avec ce prince, tenté vainement de secouer le joug de l'Austrasie sous Childebert fils de Sigebert ; les Bavarois n'avaient été que trop soumis, lorsque Dagobert leur avait ordonné d'égorger les Bulgares. Sonnichilde, seconde femme de Charles Martel, et mère de Griffon, était nièce d'Odilon due de Bavière, et elle lui avait fait épouser Hildetrude, fille du premier lit de Charles Martel : ce mariage, fait contre le gré de Carloman et de Pepin, avait eu pour objet de procurer un partage plus considérable à Griffon ; il fit naître une guerre entre la France et la Bavière : Odilon fut vaincu, et n'obtint la paix que sous la condition de l'hommage. A la mort d'Odilon, qui laissait pour fils et pour héritier Tassillon, alors âgé de six ans, Griffon, révolté contre Pepin, se fit duo de Bavière, en dépouillant Tassillon son neveu ; Pepin chassa Griffon de la Bavière, et la rendit à Tassillon : celui-ci épousa dans la suite Luit-berge, fille de Didier roi des Lombards ; ayant suivi Pepin son oncle dans l'expédition contre Gaïffre, duc d'Aquitaine, il quitta tout-à-coup l'armée française, moins par connivence avec Gaïffre, comme il donna lieu de le soupçonner, que par légèreté, ou plutôt par amour de l'indépendance ; Pepin eut bien de la peine à lui pardonner cette démarche inconsidérée. Massillon était cousin-germain de Charlemagne, et il en sera beaucoup parlé sous son règne.

Plus loin, les Huns ou Abares ou Avares, venus des bords de la mer Caspienne, occupaient la Pannonie, c'est-à-dire ce qu'on appelle aujourd'hui la Hongrie et l'Autriche. Ce peuple, dès les premiers temps de notre monarchie, s'était rendu redoutable sous son roi Attila, qui se faisait nommer le fléau de Dieu, et qui, après avoir ravagé toutes les provinces, tant de l'empire d'orient que de l'empire d'occident, vint échouer devant Orléans, deux fois l'écueil des conquérants de la France[2], puis fut battu dans les campagnes de Châlons ou de la Sologne[3]. La capacité d'Aétius et la valeur de Mérovée sauvèrent en ce jour la Gaule du joug des Huns, comme Charles Martel la sauva depuis du joug des Sarrasins. Les Huns s'étaient établis, vers l'an 567 ou 568, dans la Pannonie, que les Lombards leur avaient abandonnée, lorsqu'ils s'étaient fixés en Italie. Des bords du Danube, les Huns étaient venus plusieurs fois insulter les provinces germaniques de l'Austrasie. Sigebert, fils de Clotaire Ier, les avait combattus avec beaucoup de courage, et avait remporté sur eux une-grande victoire, qui a été célébrée par saint Fortunat évêque de Poitiers. Ces peuples étaient en possession d'effrayer leurs ennemis par leur taille gigantesque par leurs visages féroces et leurs yeux ardents, qui semblaient respirer le carnage, surtout par un air de furies que leur donnaient de longs cheveux tortillés en forme de serpents, c'est-à-dire peut-être simplement tressés, dans un temps où cet usage n'était pas commun. Cinq ans après ils revinrent au même lieu attaquer le même Sigebert, et cette fois ils effrayèrent tellement les Austrasiens par leur aspect farouche, que ceux-ci s'enfuirent tout éperdus, abandonnant leur roi, qui cherchait en vain à les rallier, et s'écriant qu'ils ne pouvaient soutenir la vue des fantômes épouvantables que ces magiciens leur faisaient apparaître. Sigebert parvint, par des-négociations adroites, à renvoyer les Huns dans leur pays. On verra si leurs fantômes et leur magie purent arrêter la fortune de Charlemagne.

Nous ne pousserons pas plus loin l'énumération de ces peuples germaniques ou sarmates, qui doivent figurer dans l'histoire de Charlemagne. Les divisions et subdivisions qu'on pourrait en faire ne serviraient qu'à répandre de la confusion sur ce tableau. D'ailleurs, la difficulté de fixer précisément leur position et leurs limites respectives ne pourrait être vaincue qu'à force de recherches et de discussions, qui surchargeraient cette histoire d'une érudition aussi fastidieuse qu'inutile. Tout ce que les savants croient savoir au-delà de ce que savent les ignorants instruits, ne vaut pas toujours la peine d'être su.

 

ITALIE.

 

L'ÉNUMÉRATION des nations germaniques nous a insensiblement rapprochés de l'Italie : de ce côté se présentaient d'abord les Lombards, dont nous avons vu les dispositions à l'égard de la France.

Depuis la chute de l'empire romain ou empire d'Occident, sous Augustule, époque remarquable pour les événements qui doivent suivre, les barbares qui avaient détruit cet empire, et les Grecs de Constantinople ou de l'empire d'Orient, autres barbares, mais efféminés et corrompus, n'avaient cessé de se disputer l'Italie. Odoacre et ses Hérules, qui avaient détruit l'empire romain, n'avaient travaillé que pour les Ostrogoths ; Théodoric leur roi, aussi grand prince que peut l'être un barbare, combattit Odoacre, et lui enleva la couronne et la vie ; il fonda ce royaume des Goths d'Italie, nommés Ostrogoths, ou Goths du Levant, par opposition avec les Goths d'Espagne, nommés Visigoths, ou Goths du couchant.

Le royaume des Ostrogoths tomba sous les coups de Bélisaire et de Narsès, illustres généraux des faibles empereurs Justinien et Justin II. Le royaume des Ostrogoths avait duré environ cinquante-neuf ans.

Des dégoûts que la cour absurde de Constantinople avait donnés à Narsès pour prix de ses services, l'avaient déterminé à détruire l'ouvrage de ses conquêtes, en appelant dans l'Italie les Lombards, pour remplacer les Goths. Les Lombards y fondèrent un royaume qui dura bien plus longtemps que celui des Goths, et qui ne céda enfin qu'au puissant génie de ce Charlemagne auquel il fut donné de tout vaincre et de tout subjuguer.

Cette nation, plus célèbre que connue, avait parcouru de victoire en victoire la Germanie presque entière ; elle avait triomphé sur sa route des Vandales, des Assipites, des Bulgares, des Hérules, des Suèves, des Gépides ; mais jusque-là les Lombards n'étaient qu'une nation errante qui avançait toujours sans s'étendre, parce qu'ils abandonnaient sans retour les pays qu'ils laissaient derrière eux ; le moment où ils passèrent de la Pannonie en Italie fut une révolution plus grande encore pour eux que pour la contrée qu'ils soumettaient ; ils changèrent entièrement de principes et de conduite, ils se fixèrent enfin, et réunirent leurs nouvelles conquêtes en un corps d'empire ; ils n'avaient su jusque-là que conquérir, ils apprirent à conserver, à jouir, à gouverner ; l'Italie subjuguée charma, ses farouches vainqueurs, leur inspira le goût de la propriété, polit insensiblement leurs mœurs, et les accoutuma du moins à joindre l'autorité des lois à la force des armes.

Les Lombards, à peine établis en Italie, ayant à combattre toutes les forces de l'empire grec, allèrent d'abord, par une assez mauvaise politique, chercher de nouveaux ennemis ; ils voulurent s'étendre aussi du côté de la France ; mais ils reconnurent bientôt la différence d'une nation qui, comme les Grecs, est sur son déclin, et qui, accoutumée journellement à des pertes, tombe, pour ainsi dire, en ruine ; et d'un peuple conquérant, aussi-bien que les Lombards eux-mêmes prend son accroissement, et qui est dans toute la vigueur de la jeunesse. L'écriture sainte appelle les conquérants prœdones gentium[4], brigands des nations ; il ne faut pas que ces brigands s'attaquent les uns aux autres, s'ils veulent réussir. Les Lombards ayant donc fait une descente dans le Dauphiné, qui était dû partage du roi Gontran, y remportèrent d'abord une victoire, bientôt expiée par trois grandes défaites, qui leur apprirent à respecter le nom Français, et à trembler au seul nom du patrice Mummol. Childebert, fils de Sigebert, les alla chercher jusque dans l'Italie, et n'y fut pas plus heureux que les Lombards ne l'avaient été en France. Deux grandes armées revinrent sans avoir rien fait. Autharis, roi brillant pour un barbare, gouvernait alors la Lombardie : on négocia, on lui promit en mariage Chlodosinde, sœur de Childebert ; mais ce traité couvrait un piège, les Français se jetèrent sur les Lombards, qu'ils croyaient avoir trompés par leurs pro messes ; un des plus horribles échecs que la France ait jamais essuyés, fut la juste peine de cette perfidie. Le même Childebert envoya encore en Italie deux autres armées, qui périrent encore, moins par les armes des Lombards, que parles maladies, l'Italie s'annonçant dès-lors pour le tombeau des Français ; elle est le tombeau des Français intempérants et indisciplinés, mais non des Français sages et bien conduits ; il ne paraît pas qu'elle l'ait été sous Pepin-le-Bref et sous Charlemagne.

Cependant cet acharnement de Childebert sur l'Italie donna de l'inquiétude aux Lombards, ils crurent devoir le désarmer par un tribut ; Clotaire II les en affranchit, et depuis ce temps jusqu'au temps de Pepin, la paix paraît avoir toujours régné entre les Français et les Lombards ; car nous avons fait voir que la prétendue défaite des Français en Lombardie, vers le temps de Dagobert II et d'Ébroïn, n'est vraisemblablement qu'une fable ; mais sous Pepin et Charlemagne, cette paix avait fait place à la guerre la plus acharnée.

Autant les Lombards avaient alors à se plaindre de la France, autant les papes lui étaient dévoués par reconnaissance et par intérêt.

Au-delà de ces puissances, on rencontrait l'empire des Grecs, qui ne pouvait voir sans beaucoup d'inquiétude l'influence que les Français avaient alors sur les affaires de l'Italie.

 

ESPAGNE ET AQUITAINE.

 

DU côté de l'Espagne, s'offrait d'abord l'Aquitaine, conquise et réunie par Pepin-le-Bref, mais réclamée par Hunaud. L'Aquitaine avait été longtemps comme un royaume particulier dans le royaume de France, et elle avait eu en effet ce titre de royaume, lorsque Dagobert l'avait donnée à son frère Aribert, en dédommagement de l'Austrasie ou de la Neustrie, qui aurait dû lui revenir. L'Aquitaine comprenait la Saintonge, le Périgord, le Quercy, l'Agenois, tout ce qui est entre la Garonne et les Pyrénées, de plus, le Toulousain, et Toulouse était la capitale de ce royaume.

Aucun de nos anciens historiens n'a su quel était ce duc Eudes qu'on voit jouer un si grand personnage, et figurer comme un souverain, du temps de Charles Martel ; ils l'ont représenté comme un duc ou gouverneur ordinaire, qui s'était rendu indépendant à la faveur des troubles. On ne savait rien de sa généalogie, ni avant, ni après lui. Cette généalogie n'a été bien connue que dans ces derniers temps, par la charte d'Alaon que dom Vaissette a rapportée dans son histoire du Languedoc ; cette charte est de Charles-le-Chauve, donnée à Compiègne le 21 janvier de l'an 845 de l'ère chrétienne, et le cinquième de son règne[5] ; elle contient la généalogie d'Eudes, duc d'Aquitaine, non seulement dans la partie qui le précède, mais dans celle qui le suit jusqu'à l'époque de la charte. Le reste est connu par les généalogies ordinaires et prouvées.

Il est dit dans la charte d'Alaon[6], qu'après la mort du jeune Chilpéric, fils d'Aribert, lequel était, comme nous l'avons dit, frère de Dagobert — et observons en passant que la charte, en parlant de la mort de Chilpéric, emploie, tantôt le mot générique mortem, tantôt celui de necem qui signifie mort violente[7] —, Dagobert donna l'Aquitaine à Boggis et à Bertrand, frères de Chilpéric ; que Boggis et Bertrand son frère étaient fils d'Aribert ou Charibert, et de Gisèle, fille d'Amand, duc de Gascogne ; qu'Eudes, fils de Boggis, posséda l'Aquitaine à titre héréditaire, et qu'il la réunit tout entière, ayant aussi recueilli la succession de Bertrand son oncle, qui lui fut abandonnée par le fameux saint Hubert, évêque de Maëstricht et de Liège, fils unique de Bertrand. Eudes eut pour successeur Hunaud son fils aîné, celui-ci Gaïffre son fils : tous ces ducs, dit la charte, Aquitaniæ ducatu potiti sunt, nomine tamen Francorum regum. Ce mot sembleroit signifier que le duché d'Aquitaine ne fut pour eux qu'un gouvernement ordinaire ; mais il paraît que ce n'est pas ainsi qu'il faut l'entendre. Le titre de roi d'Aquitaine, par l'injustice de Dagobert, avait péri avec Aribert et Chilpéric ; mais les droits de Boggis et de Bertrand étaient les mêmes que ceux de Chilpéric ; Amand, duc de Gascogne, leur aïeul maternel par Gisèle sa fille, prit la défense de ces droits. Les historiens parlent d'une révolte des Gascons sous Dagobert : cette révolte, qui peut-être n'en mérite pas le nom, avait pour objet cette défense des droits de Boggis et de Bertrand ; et il paraît que ce fut pour terminer la guerre que Dagobert se résolut enfin à donner l'Aquitaine à ces deux princes : on fit un accommodement ; on prit un milieu entre les prétentions contraires ; Dagobert ne voulait point donner le royaume d'Aquitaine à ses deux neveux, et ceux-ci ne voulaient pas se contenter du simple gouvernement de cet État : on leur donna ce duché à titre héréditaire, sous la condition de la foi et hommage envers la couronne, et d'un tribut annuel ; premier exemple de l'hérédité des fiefs, ou plutôt premier exemple de l'apanage. Ce duché passa au même titre à Eudes, qui peut bien avoir achevé de se rendre indépendant à la faveur des conjonctures, et on peut dire qu'il en avait le droit. Il paraît que Chilpéric II et son maire Rainfroy, pour obtenir des secours de ce duc contre Charles Martel, reconnurent sa Souveraineté (regnum) sur toute l'Aquitaine[8] ; et lorsque Charles Martel, après la mort de son fantôme dé Clotaire, consentit à reconnaître Chilpéric, et se le fit livrer par le duc Eudes, dom Vaissette croit qu'il reconnut aussi la souveraineté de ce duc. Dans une inscription de l'an 716, trouvée en 1279, à Saint-Maximin en Provence, Eudes est appelé Francorum Rex, roi des Français ; et dom Vaissette observe que les titres de princes, et même de rois d'Aquitaine, que tous les historiens anciens, tant nationaux qu'étrangers, donnent à Eudes et aux princes de sa famille, tels que Hunaud, Gaïffre, Loup, etc., sont une preuve qu'on reconnaissait en eux une origine et une autorité différentes de celle des autres gouverneurs de province ; car, selon la remarque d'Adrien de Valois, on donnait bien quelquefois alors la qualité de princes aux grands seigneurs, niais on ne joignait jamais cette qualité avec le nom de la province dont ils avaient le gouvernement[9].

Non seulement on a quelquefois donné à Eudes et aux autres princes de sa maison le titre de Roi, mais on a quelquefois daté des chartes des années de leur règne, sans énoncer celui du ou des véritables rois de France, ce qui est sans exemple pour les autres ducs, ou simples gouverneurs de province dans le huitième siècle.

Le duc Eudes était donc un souverain absolument indépendant, soit qu'il dût cet avantage à son extraction royale, ou au talent qu'il avait eu de profiter des circonstances. Il paraît qu'il mourut en possession de cette indépendance, source et objet de toutes les guerres qu'il eut à soutenir contre Charles Martel ; mais dans la suite ce conquérant ayant été encore plus heureux contre les enfants du duc Eudes, nommément contre Hunaud, il lui imposa la condition de tenir ses États à foi et hommage[10], non pas de la couronne, dont Charles ne stipulait plus les intérêts, mais de la personne même de Charles, et de celles de Carloman et Pepin ses enfants : ainsi le premier état de cette maison fut que Boggis et Bertrand furent vassaux de la couronne, mais à titre héréditaire ; le second, qu'Eudes fut indépendant ; le troisième, que Hunaud et ses enfants furent vassaux de la race carlovingienne ; vassalité dont ils se défendirent toujours, parce qu'ils la regardaient comme contraire aux droits de leur naissance, et comme ayant été uniquement l'ouvrage de la force.

La charte d'Alaon fait mention de la réunion de l'Aquitaine, causée par la prétendue félonie de Gaïffre et de l'apostat Hunaud. Pour ne pas anticiper sur les faits, nous ne la suivrons point, quant à présent, dans l'énumération de leurs descendants jusqu'en l'an 845, époque de la charte ; nous nous contenterons d'observer ici, qu'en joignant à la généalogie contenue dans cette charte les généalogies non contestées et bien connues qui la suivent, il en résulte qu'Eudes descendait de mâle en mâle de Clovis, par Aribert et par Boggis, et Glue de cet Eudes descendait par les ducs d'Aquitaine, puis par les ducs de Gascogne, cette illustre maison d'Armagnac, qui a produit le connétable d'Armagnac, trop fameux du temps de Charles VI ; le duc de Nemours, trop malheureux sous Louis XI, et qui s'est éteinte en 1503, par la mort du duc de Nemours, son fils, tué à la bataille de Cérignoles ; mais la postérité d'Aribert et d'Eudes s'est perpétuée dans d'autres maisons, actuellement existantes, nommément dans celle de Montesquiou. Voilà ce qui n'a été bien éclairci que par la charte d'Alaon, et par l'usage que dom Vaissette en a fait dans son histoire du Languedoc.

Au reste, dom Vaissette a rapporté cette charte, mais il ne l'a pas découverte ; elle était imprimée trente-six ans auparavant dans la collection des conciles d'Espagne, par le cardinal d'Aguirre ; cette collection a été publiée en 1694, et l'histoire du Languedoc a paru en 1730 : c'est des conciles d'Espagne que dom Vaissette a tiré cette charte, que dom Mabillon et Ferréras avaient aussi connue ; mais dom Vaissette l'a discutée, l'a éclaircie, il a fait voir que rien n'en peut faire soupçonner l'authenticité ; que non seulement elle s'accorde avec tous les autres monuments historiques, mais qu'elle répand du jour sur plusieurs faits, qui ne trouvent que dans cette charte une explication satisfaisante ; enfin, son travail sur cette matière équivaut véritablement à une découverte.

Ce n'est, par exemple, qu'à la faveur de cette charte qu'on voit clair véritablement dans l'histoire de ce duc Eudes, auquel on serait étonné, sans cet éclaircissement, de voir un gouvernement et si vaste et si absolu : on voit qu'il faut le regarder, non comme un gouverneur nominé par le roi, qui eût usurpé l'indépendance, mais comme un souverain qui possédait ces provinces à titre héréditaire : ainsi, lorsque Dagobert, à la mort d'Aribert et du jeune Chilpéric son fils, avait réuni l'Aquitaine à la couronne, il avait commis envers Boggis et Bertrand, frères de Chilpéric, une injustice et une violence dont ceux-ci s'étaient relevés en partie ; lorsqu'à là faveur des troubles du royaume, l'Aquitaine s'était détachée de la France, lorsqu'on voit ses ducs ; indépendants et absolus, ou cherchant à l'être, faire la guerre aux rois de France, et traiter avec eux de couronne à couronne, ils pouvaient avoir profité des conjonctures pour étendre et affermir leur indépendance, mais on voit qu'ils y avaient droit par leur naissance, et voilà ce qu'ont ignoré les historiens, et ce qu'on peut appeler la découverte de dom Vaissette.

Si dans la suite Eudes, dépouillé par les Sarrasins, fut rétabli par la valeur de Charles Martel, il ne paraît pas qu'en conséquence il lui ait rendu hommage, ni que la reconnaissance ou le malheur ait coûté à Eudes son indépendance. Mais, dans la suite, comme nous l'avons dit, Charles Martel fit avec Hunaud, fils du duc Eudes, un traité par lequel Hunaud le reconnaissait pour souverain, et s'engageait à tenir ses États à foi et hommage de lui et de Carloman et Pepin ses enfants, sans faire aucune mention du roi ; ainsi c'était à Charles Martel et à ses enfants qu'il se soumettait ; non à la France, dont ces princes n'étaient pas encore les rois.

On voit encore mieux à présent de quelle horrible violence Pepin-le-Bref s'était rendu coupable en faisant pendre Rémistain, frère de Hunaud, et oncle de Gaïffre ; on voit qu'il n'était pas possible de pousser plus loin l'abus de la victoire ; et tant d'acharnement et de cruauté de la part des princes carlovingiens contre cette maison d'Aquitaine, qu'ils eussent voulu exterminer, est une nouvelle preuve de l'origine de cette maison, et de l'authenticité de ses droits, toujours odieux et redoutables à la maison carlovingienne.

Cette descendance d'Aribert se confirmera de plus en plus par l'examen de quelques objections, par lesquelles on a prétendu l'ébranler.

Il se présente d'abord une difficulté qui peut mériter attention. Le jeune Chilpéric avait succédé à son père Aribert ; ce ne fut qu'après la mort de Chilpéric que se fit la réunion ; Boggis et Bertrand son puîné vivaient alors. Pourquoi Dagobert avait-il respecté les droits de Chilpéric, ou pourquoi ne respecte-t-il pas ceux de Boggis et de Bertrand ? Pourquoi cette différence entre des frères, qui tous, au défaut les uns des autres, ont les mêmes droits ? De plus, Dagobert fut soupçonné d'avoir fait périr Aribert et Chilpéric, pour donner lieu à la réunion ; il laissa vivre Boggis et Bertrand, donc il ne les regardait pas comme des obstacles à la réunion. Tout cela ne mène-t-il pas à penser que Boggis et Bertrand, s'ils étaient fils d'Aribert, étaient de simples bâtards, qui n'avaient aucun droit de succéder ni à leur père, ni à leur frère ?

Mais, 1° eussent-ils été bâtards, ce n'était point alors un titre d'exclusion. En effet, à travers le mélange continuel que les princes mérovingiens faisaient du mariage et de l'adultère, à travers l'usage alors permis d'une concubine, et l'abus excessif du divorce, il devait être assez difficile de distinguer les bâtards d'avec les enfants réputés légitimes. Au reste, la charte d'Alaon ne représente nullement les princes Boggis et Bertrand comme bâtards.

2° La mort de Chilpéric suivit de si près celle d'Aribert son père, qu'on ne peut pas dire que Dagobert eût perdu de temps depuis la mort d'Aribert, pour faire la réunion de l'Aquitaine, ce qui fait tomber la prétendue différence qu'on veut qu'il ait mise entre les droits de Chilpéric et ceux de Boggis et de Bertrand.

3° Il parait que Dagobert, pour réunir l'Aquitaine, avait fait périr Aribert et Chilpéric, et qu'il avait destiné le même sort à Boggis et à Bertrand, mais que leur aïeul, Amand, duc de Gascogne, les mit à l'abri de ses entreprises.

4° Toute la différence qu'il y eut entre ces frères, consistait vraisemblablement dans leur âge ; Chilpéric pouvait entrer dans l'âge où les peuples commencent à espérer d'un prince ; au lieu que l'âge tendre de Boggis, et encore plus de Bertrand, pouvait seconder, même auprès des peuples, les vues ambitieuses de Dagobert.

5° Enfin, par le silence des historiens, toutes les bases manquent, tant pour les objections que pour les réponses, et ce n'est pas la peine de raisonner sur ce qu'on ne sait pas.

Ceci peut répondre d'avance à d'autres objections que fait aussi M. de La Bruère, contre cette descendance d'Aribert par Boggis.

Comment, dit-il, Hunaud et Gaïffre, dans leurs guerres contre Pepin et Charlemagne, n'alléguaient-ils point cette descendance, qui eût donné à leur cause de la force et de l'intérêt ? Comment même n'allaient-ils pas plus loin, et ne réclamaient-ils pas, comme princes mérovingiens, la couronne de France contre des usurpateurs, tels que Pepin et Charlemagne ?

Je réponds, 1° que rien ne prouve qu'ils n'aient pas fait ces diverses réclamations, tant à l'indépendance de l'Aquitaine qu'à la succession au trône. Le silence des historiens de ces temps ne prouve rien. Ils énoncent les faits, mais ils ne les discutent point ; ils racontent les guerres, mais ils n'en expliquent point les motifs, et n'exposent point les droits des contendants.

2° La réclamation de la couronne, de la part des princes d'Aquitaine, eût-peut être été prématurée dans un temps où Childéric et son fils, quoique déposés et enfermés, vivaient encore ; et cette même réclamation eût peut-être été déplacée contre des princes- auxquels ils avaient rendu hommage, lorsque Hunaud avait été battu par Charles Martel.

3° De plus, la nation s'était déclarée pour la postérité de Pepin, et les droits que donnaient les suffrages des peuples étaient- respectés alors.

4. Enfin les papes, autre autorité très respectée, avaient consacré les droits de la race de Pepin.

Comment, dit encore M. de La Bruère, Eudes, ou Hunaud son fils, auraient-ils prêté serment à Charles

Martel et à ses fils ; dont ils pouvaient devenir les maîtres ? Comment Charles Martel et ses fils pouvaient-ils exiger un pareil serment ?

C'est que Charles Martel' et ses fils étaient vainqueurs et tout-puissants ; c'est que le duc Eudes avait eu obligation de son rétablissement dans son duché à la valeur de Charles Martel[11] ; c'est que Hunaud n'avait pu le conserver que par la clémence de Charles Martel, et qu'en pareil cas le vainqueur impose, et le vaincu subit les conditions les plus rigoureuses. Peut-être même la condition de l'hommage, exigée par Charles Martel, était-elle une précaution prise contre les droits des princes d'Aquitaine à la couronne.

Quoi qu'il en soit de tous ces raisonnements, pour lesquels, encore un coup, toutes les bases manquent, le fait que les ducs d'Aquitaine descendaient d'Aribert par Boggis, son second fils, est invinciblement prouvé par la charte d'Alaon, et aucune objection. ne peut l'ébranler.

Aux dépens de l'Aquitaine s'était formé ce duché particulier des Gascons, dont Loup, petit-fils de Hunaud et fils de Gaïffre, était en possession du temps de Charlemagne. Ce peuple montagnard, habitant des Pyrénées, protégé par ses montagnes et par sa pauvreté, avait longtemps conservé une indépendance qu'on avait peu d'intérêt de lui disputer ; il paraît cependant que les Gascons avaient été tributaires des Français dès les premiers temps de la monarchie, ainsi que les Cantabres ou Basques, leurs voisins, et qu'alors le pays des Gascons comprenait la Navarre, une partie de la vieille Castille et de l'Aragon ; que Pampelune et Calahorra étaient leurs principales villes ; mais dans la suite ils avaient secoué le joug, et, descendant de leurs montagnes, ils faisaient quelquefois des incursions dans les provinces.. de l'Aquitaine : dès qu'ils étaient poursuivis ils se sauvaient dans ces mêmes montagnes, où il était rare qu'ore osât les suivre.

Dans divers temps, Chilpéric, Théodebert, et Théodoric son frère, petits-fils de Sigebert, Clotaire II, Dagobert Ier, avaient eu à les combattre, les avaient. vaincus, leur avaient imposé le tribut et l'hommage. Cependant, par succession de temps, les Gascons s'étaient établis dans la province qu'on appelait alors Novempopulanie, et qu'on appela depuis, de leur nom, Gascogne. Là, ils vivaient sous la dépendance des Français, et étaient gouvernés par un duc que le roi nommait.

Sous Pepin-le-Bref, Gaïffre les avait entraînés dans ses entreprises contre la France ; ils n'échappèrent pour lors à leur ruine que par la plus prompte et la plus soumission.

Nous avons vu à quel prix Loup, fils de Hatton, évita sa perte sous Charlemagne.

Les Sarrasins possédaient encore une partie de la Septimanie ou Languedoc. Nous avons assez parlé de ce peuple, à propos de la victoire que remporta sur lui Charles Martel ; nous observerons seulement que ces Sarrasins ou Arabes, répandus dans tant de contrées, reconnaissaient tous l'autorité d'un calife, c'est-à-dire d'un vicaire ou successeur de Mahomet, dont la résidence était d'abord à Damas, d'où il était à portée de donner la main, pour ainsi dire, aux trois parties du monde, sur lesquelles s'étendait sa domination : dans la suite, la capitale de l'empire des Musulmans fut Bagdad, sur le Tigre. Du temps de Charlemagne vivait ce calife Aaron, surnommé Rachid, ou al Rachid c'est-à-dire le juste, qui, comme Charlemagne, commit quelques crimes politiques, parce qu'il vivait dans le huitième et le neuvième siècle, mais qui, comme Charlemagne aussi, eut des vertus, protégea les lettres, et se fit un grand nom.

Nous avons dit que la France, baignée au couchant par l'Océan, n'avait, de ce côté, aucun ennemi étranger à combattre ; mais elle avait, de ce côté-là même, un ennemi intérieur et domestique, d'autant plus à craindre, qu'il pouvait choisir les moments, et saisir les occasions ; c'étaient ces Bretons qui, chassés par les Anglo-Saxons du pays qu'on nomme aujourd'hui l'Angleterre, s'étaient réfugiés dans la province de France à laquelle leur nom est resté. Clovis les avaient soumis plus par les négociations que par les armes ; leurs chefs étaient convenus de quitter le titre de rois, et de se contenter de celui de ducs ou de comtes, sous la condition de l'hommage ; mais chaque fois qu'ils se révoltaient, ils reprenaient ce titre de rois. Frédégonde, par ses intrigues, souleva contre Gontran leur fameux comte Waroc, qui, en joignant la perfidie à la valeur, parvint à défaire deux armées françaises. Judicaël, sous Dagobert, profitant d'une irruption des Gascons, avait repris le titre de roi, et fait des courses dans les provinces voisines de la Bretagne ; il fut obligé de venir à Saint-Denis demander pardon, et il n'osa même sortir de cet asile de Saint-Denis pour aller trouver le roi à Clichy, tant il redoutait la rigueur des lois féodales contre les vassaux félons et rebelles !

Les Bretons se révoltèrent encore sous Pepin, qui n'eut qu'à paraître pour les soumettre. Ils étaient calmes et dociles du temps de Charlemagne.

Ainsi les Français avaient autour d'eux comme deux enceintes d'ennemis et de rivaux.

Au nord et au levant, les Saxons, et les autres nations germaniques ou sarmates ; au midi, les Lombards, les Aquitains et les Gascons ; au couchant, les Bretons formaient la première.

Au-delà étaient de grandes puissances, qui jetaient sur la France des regards inquiets, et qui pouvaient devenir ses ennemies ; c'étaient les Danois ou Normands, les empereurs grecs, et les Sarrasins.

 

 

 



[1] Ce ne fut qu'au douzième siècle, sous le règne de l'empereur Frédéric Barberousse, que les Germains prirent le nom d'Allemands.

[2] Sous cet Attila, roi des Huns, en 451 ; et sous Henri VI, roi d'Angleterre, en 1429.

[3] In campis Catalaunicis, ou Secalaunicis.

[4] Le lion s'est élancé de sa tanière, et le brigand des nations s'est levé : il est sorti de son repaire pour faire de votre terre une solitude ; vos cités seront ravagées ; elles resteront sans un seul habitant. Jérémie, chap. 4, vers. 7. Voilà le résultat des conquêtes : dévastation et solitude.

[5] Duodecimo kalendas februarii, indictione octava.

[6] Ainsi nommée d'un monastère du diocèse d'Urgel, dont elle confirme la fondation.

[7] On sent le rapport de nex à necare.

[8] Frédégar. Vales. Rer. Francicar. l. 23, t. 3, p. 434. Histoire de l'académie des inscriptions et belles-lettres, t. I, p. 162 et suivantes.

[9] Vales. Rer. Francicar. lib. 18, p. 34.

[10] Ce qu'on appela fief dans la suite, s'appelait alors bénéfice ; voilà pourtant bien le vrai caractère de la féodalité, la foi et hommage.

[11] Cependant, il paraît, comme nous l'avons observé, que le duc Eudes ne rendit point hommage, et ce fut peut-être la cause des guerres qu'il eut à soutenir contre Charles Martel, et dans lesquelles quelques auteurs disent qu'il fut tué.