HISTOIRE DE CHARLEMAGNE

CHARLEMAGNE ROI

LIVRE PREMIER

 

CHAPITRE PREMIER. — Guerre d'Aquitaine, et autres événements arrivés depuis la mort de Pepin-le-Bref jusqu'à celle de Carloman, et jusqu'à la réunion de la France sous l'autorité de Charlemagne.

 

 

CHARLEMAGNE[1], en qui l'épithète de grand, qu'il a si bien méritée, tant au physique qu'au moral, est confondue avec son nom propre dans ce nom de Charlemagne — Carolus Magnus —, naquit, suivant l'opinion la plus commune, au château d'Ingelheim, près de Mayence, le 26 février, quelques-uns disent le 2 avril, de l'an 742. Plusieurs autres villes de la Germanie, Charlebourg près Munich, Carlstat en Franconie, Liège, Aix, qui n'avait point encore alors le surnom de la Chapelle, se sont disputé l'honneur de lui avoir donné la naissance, comme autrefois plusieurs villes grecques à Homère ; car, après la mort, tous les titres de gloire sont égaux, et le souvenir des grands hommes en tout genre se perpétue également.

On ne sait rien de l'enfance de Charlemagne, ni de son éducation : il paraît, par la difficulté d'écrire qu'il eut toute sa vie, et qu'il s'efforça inutilement de vaincre, parce qu'il s'y prit trop tard, que cette éducation avait été négligée, ou du moins qu'elle avait eu pour objet les exercices du corps plus que l'instruction. Ce qui concerne cette difficulté d'écrire sera discuté dans une dissertation particulière.

L'histoire parle pour la première fois de ce prince dans le temps du voyage du pape Étienne III en France [753]. Charles fut envoyé à sa rencontre ; il fut sacré et couronné par ce pontife avec Pepin son père, Berthe sa mère, et Carloman son frère [754] ; les autres fils qu'avait eus Pepin-le-Bref, ou étaient morts de son vivant, ou s'étaient faits religieux, ou sont inconnus.

Charles fit ses premières armes sous son père, contre Gaïffre, duc d'Aquitaine, en 761, étant alors âgé de dix-neuf ans.

A l'exemple de Pepin de Héristal et de Charles Martel, Pepin-le-Bref avait fait, entre ses deux fils, le partage de ses États ; mais il y a quelque difficulté à concilier sur ce partage, soit les récits des historiens contemporains comparés entre eux, soit ces divers récits avec les faits ; c'est la matière d'un mémoire de M. de La Bruère, lu à l'académie des belles-lettres, le 9 avril 1745, et qu'on peut voir à la suite de son Histoire de Charlemagne. Il en résulte qu'Épinard et le continuateur de Frédégaire, tous deux auteurs contemporains, sont en contradiction formelle, Éginard donnant à Charlemagne la Neustrie, et à Carloman l'Austrasie ; et le continuateur de Frédégaire, l'Austrasie à Charlemagne, et la Neustrie à Carloman. Il en résulte de plus que l'une et l'autre opinion est contredite par des faits et par des monuments. Nous ne nous engagerons pas davantage dans l'examen de ces difficultés ; le mémoire de M. de La Bruère, le peu de durée de la vie de Carloman, et la prompte réunion de toute la monarchie française sous l'autorité de Charlemagne, nous en dispensent.

Charles et Carloman furent couronnés le même jour (9 octobre 768), Charles à Noyon, Carloman à Soissons.

Carloman parut mécontent de son partage ; quel qu'il fût, ce mécontentement, fondé ou non, mit entre les deux frères une Froideur qui n'alla point jusqu'à une rupture ouverte, mais dont on vit quelques effets dans l'expédition d'Aquitaine, la seule que Charlemagne ait eue à faire du vivant de son frère.

Nous avons vu que Pepin-le-Bref avait réuni l'Aquitaine à la couronne, à la mort du malheureux Gaïffre[2], dont le père, nominé Hunaud, s'était fait moine. Ce Hunaud était un esprit inconstant, qu'un léger dépit d'avoir été battu par les princes français, et un léger remords d'avoir fait crever les yeux à Hatton son frère, avaient jeté imprudemment dans le cloître. Le seul sentiment qui fût profond dans son âme, était l'ambition ; elle ne tarda pas à éclater par des regrets et des retours vers le siècle. A la mort de Pepin-le-Bref, il s'attendait à voir renaître dans le royaume les mêmes divisions qui l'avaient déchiré à la mort de Charles Martel, et à celle de Pepin de Héristal. Dans cette, espérance, il sort de son cloître au bout de vingt-quatre ans, se montre aux peuples de l'Aquitaine ; et, soit qu'il eût su s'en faire aimer dans le cours de son administration, soit que le désir qu'ont tous les peuples d'avoir un souverain parti, culier, et de former un État à part qui rassemble sur soi tous les soins du gouvernement, lui tint lieu d'amour de leur part, ils parurent seconder ses vues ; en peu de temps il eut une armée, et fut :en état d'annoncer ses prétentions. L'Aquitaine était dans le partage de Charles ; mais les deux princes avaient un intérêt égal de s'unir pour réprimer de telles, entreprises, qui pouvaient regarder tantôt l'un, tantôt l'autre. Carloman parut d'abord voir ainsi ses intérêts. Dans une entrevue qu'il eut à ce sujet avec son frère, il consentit de le suivre à l'expédition d'Aquitaine : en effet, ils partirent ensemble ; mais dans la route, soit par quelque mauvais conseil, ou par une jalousie secrète qu'inspirait à Carloman la supériorité manifeste de son frère, il le quitta brusquement, retira ses troupes, et regagna les provinces de son partage, laissant à Charles tout l'embarras de cette expédition ; c'était lui en laisser toute la gloire. Dès que Charlemagne parut, l'Aquitaine reconnut son maître [770] ; la rapidité avec laquelle il s'était élancé sur cet État — car l'activité qui avait distingué Charles Martel et Pepin-le-Bref parmi tous les guerriers était, pour ainsi dire, exagérée en lui, et tenoit de la magie et du prodige — ; l'assurance avec laquelle il marchait au milieu de ce peuple ennemi., comme un roi parmi ses sujets, et un père parmi ses enfants ; un mélange adroit de clémence et de fermeté, l'extérieur le plus avantageux, la figure et la taille des héros, des manières à-la-fois imposantes et aimables, la brillante affabilité de César, la majesté qu'eut dans la suite Louis XIV, avec une simplicité qui l'eût embellie ; des traits fiers et doux, pleins de feu et de grâce, un air d'audace, de force et de bonté[3] ; enfin, les trois Pepins et Charles Martel renaissant en lui avec plus d'éclat et de grandeur, tout annonçait un prince né pour commander aux hommes, pour conquérir les empires, et pour subjuguer les cœurs. Charles ne prit contre les Aquitains d'autres précautions que de faire bâtir sur la Dordogne un château fort, qui s'appela Franciac, c'est-à-dire château des Français : on l'appelle aujourd'hui : Fronsac, nom dans lequel, à travers la corruption, il est aisé d'apercevoir la prononciation et la signification primitives.

Hunaud chercha en vain les asiles les plus secrets pour s'y cacher, il n'en trouva point qui pussent le dérober au vainqueur. Les menaces de Charlemagne avaient effrayé, ses bienfaits avaient séduit : Hunaud lui fut livré. Il fut enfermé. Ce n'était peut-être pas user d'une justice trop rigoureuse envers un homme qui s'était lui-même enfermé volontairement dans un cloître pour toute sa vie, et qui n'en était sorti qu'en violant ses vœux, et que pour exciter des troubles.

Mais il faut avouer, 1° que la confiscation faite par Pepin de l'Aquitaine sur le malheureux Gaïffre pouvait n'être pas fort juste, et que Hunaud vengeait son fils ; 2° que pour avoir Hunaud en sa puissance, il en coûta au jeune Charles d'exiger un crime, et un crime honteux. Hunaud s'était réfugié chez Loup Ier, duc de Gascogne, son neveu, fils de Hatton ; Loup avait obligation de son duché à Charlemagne, et ne pouvait le conserver sans son agrément. Charlemagne le lui avait donné en bénéfice, c'est-à-dire à titre de fief mouvant de la couronne : Charlemagne se servit de l'ascendant que ces titres de bienfaiteur et de suzerain lui donnaient sur le duc, et surtout de la terreur qu'il était en état de lui inspirer, pour exiger qu'il lui livrât son onde[4] : à la vérité, cet oncle avait fait crever les veux à Hatton, père de Loup Ier ; mais cet ancien crime, et les divisions qui en avaient été la cause et l'effet, semblaient expiés par le repentir et par le temps ; et l'intérêt général de la maison d'Aquitaine en avait réuni les différentes branches, puisque Loup Ier avait donné Adèle, sa fille unique, en mariage à Gaïffre son cousin, et puisqu'enfin c'était chez Loup Ier que Hunaud, dans sa fuite, cherchait un asile : cependant le duc Loup eut la lâcheté d'obéir à un ordre qu'il était également affreux et de donner et d'exécuter. On voit par cet exemple, et on verra trop souvent dans la suite de cette histoire, ce que peuvent, même sur des âmes vertueuses, l'esprit de guerre et les maximes barbares qu'il introduit sous le nom de politique. Tel fut le triste tribut que Charlemagne paya aux erreurs de son siècle. Entraîné par les principes machiavélistes qu'il trouvait établis, il n'osait en croire son cœur qui les désavouait.

Un autre événement dont Carloman fut témoin, et qui est de la plus grande importance pour les suites qu'il eut, est le mariage de Charlemagne avec Hermengarde, ou Désidérate, ou Berthe, selon quelques auteurs, fille de Didier roi des Lombards [770]. Didier était créature d'Étienne III et de Pepin, mais il n'en était pas plus l'ami des papes ; un roi des Lombards ne pouvait l'être. Les Lombards regrettaient trop la pentapole et l'exarchat qui leur avait été si injustement et si violemment arrachés. Didier en avait déjà recouvré quelques parties, à la faveur de divers troubles qui s'étaient élevés dans Rome, et qu'il y avait ou fait naître ou fomentés. A la mort du pape Paul Ier, frère et successeur d'Étienne III, une faction, supposant apparemment que les papes étant devenus princes temporels, des laïcs étaient désormais susceptibles de cette dignité, avaient mis un laïc[5], nommé Constantin, sur la chaire de saint Pierre. Cette nouveauté profane blessa les yeux du peuple de Rome, il se souleva, et Constantin eut les yeux crevés : une élection plus canonique mit-en sa place le pape Étienne IV ; c'était lui qui occupait le Saint-Siège à l'avènement des princes Charles et Carloman ; il avait de fréquents démêlés avec Didier, qui avait quelquefois sur lui un ascendant bien singulier. Étienne IV avait envoyé en France Sergius, trésorier de l'église romaine, fils de Christophe, primicier de la même église, pour demander à Pepin du secours contre les Lombards. Sergius, en arrivant en France, trouva que Charles et Carloman avaient succédé à Pepin ; il les fit entrer aisément dans les dispositions de leur père à l'égard du Saint-Siège. Les deux princes envoyèrent chacun un commissaire avec quelques troupes, pour prendre connaissance de l'état des affaires de l'Italie, et secourir le pape, s'il en était besoin. Ithier, commissaire de Charlemagne, remplit sa mission en pacifiant quelques troubles, et en faisant rendre au, pape .quelques places ; Dodon, commissaire de Carloman, resta auprès du pape, pour le servir selon les conjonctures. Le pape n'était que trop bien servi par ses deux amis, Christophe et Sergius, auxquels il était redevable de son exaltation, et qui, plus zélés encore que lui pour la grandeur temporelle du Saint-Siège, ne cessaient de presser l'entière exécution des promesses d'Astolphe et de Didier. Ce dernier prince, fatigué et irrité d'un zèle si incommode, entreprit de perdre ces deux ministres, et il y réussit. Il mit dans ses. intérêts Paul Marte, camérier du peuple, jaloux du crédit de Christophe et de Sergius, et prêt à tout faire pour leur nuire. Cet homme, apparemment séducteur habile, parvint à les rendre suspects au pape, et à lui faire craindre de leur part le sort de l'antipape Constantin. Étienne, par l'effet des suggestions d'Afiarte, poussa l'aveuglement jusqu'à s'unir avec Didier, et accepter le secours de cet ennemi contre ses deux plus fideles sujets. Christophe et Sergius n'ignoraient pas les intrigues d'Afiarte et de Didier, ils en instruisirent Dodon, et implorèrent son appui ; ils apprirent que, sous prétexte de faire un pèlerinage au tombeau de saint Pierre, Didier allait paraître aux portes de Rome avec une armée : effrayés alors de leur danger, ils prennent toutes les précautions qu'exige leur sûreté. Dodon leur donne sa faible troupe, qu'ils grossissent comme ils peuvent de quelques soldats rassemblés à la hâte ; Didier arrive au tombeau de saint Pierre, et fait prier le pape de s'y rendre ; Christophe et Sergius n'ayant pu détourner le pape de ce projet, profitent du temps où il confère avec Didier, pour tenter un coup de désespoir ; ils entrent à main armée au palais de Latran avec Dodon, pour enlever leur ennemi Paul Afiarte. Dans ce moment même le pape rentrait dans ce palais, au retour de sa conférence avec Didier, qui avait beaucoup augmenté sa prévention contre ses deux ministres : il voit son palais investi, il ne doute pas qu'on n'en veuille à sa vie, il croit voir l'exécution de tous les complots qu'Afiarte et Didier lui ont fait craindre ; il retourne chercher un asile auprès de Didier, d'où, par le conseil de ce prince, il mande aux deux ministres, ou de venir le trouver, ou de se retirer dans un couvent. A cet ordre, qui annonçait Christophe et Sergius comme rebelles, le peuple les abandonne ; et la faible troupe de Dodon, qui lui-même n'était plus en sûreté, ne pouvant plus les secourir, ils sont réduits à chercher leur salut dans la fuite : mais toutes les avenues étaient gardées ; ils sont pris, et conduits au pape, c'est-à-dire livrés à Didier et à Paul Afiarte. On creva les yeux au père, qui en mourut au bout de trois jours ; le fils fut étranglé en prison : tel fut le prix de leurs services et de leur zèle.

Didier, pour mieux tromper le pape, n'avait pas manqué de jurer de nouveau sur le corps de saint Pierre qu'il consommerait incessamment l'exécution du traité de Pavie. Le pape doutait si peu de sa bonne foi, que, regardant comme fait ce que Didier avait promis, il s'empressa étourdiment de mander au roi Charles et à la reine Berthe sa mère que Didier avait tout restitué ; que le Saint-Siège n'avait point d'ami plus précieux ; que le pape lui devait la vie, n'ayant échappé que par ses avertissements, ses conseils, et sa protection généreuse, à une conspiration tramée par Christophe, Sergius et Dodon[6]. Lorsque les Lombards se retiraient, le pape fit rappeler amicalement à Didier sa promesse de restituer promptement les biens appartenant au Saint-Siège. Que parle-t-il, répondit Didier, de restitution et de biens de saint Pierre ? Ne lui suffit-il pas que je l'aie délivré de deux traîtres qui menaçaient sa vie ? et prétend-il qu'un tel service soit compté pour rien ? S'il est si peu sensible aux bienfaits, qu'il songe au moins à ses intérêts, et qu'il sache prévoir un avenir prochain. Croit-il que Dodon traité en ennemi, que les droits du patriciat violés en sa personne, n'attirent pas bientôt sur Rome la haine et les armes de Carloman ? Lui reste-t-il alors d'autre défenseur que moi, et ne sent-il pas que, pour lui avoir été utile, je lui suis devenu nécessaire ? Étienne vit enfin l'abyme où il était tombé, il vit qu'il avait lui-même égorgé ses amis, et armé ses ennemis ; il conçut la profonde malice de Didier. Il écrivit aux princes français, pour les engager, en qualité de patrices, à s'armer, comme leur père, en faveur du Saint-Siège, contre les Lombards, et à n'en pas croire les gens malintentionnés qui pourraient leur dire que Didier avait restitué lesbiens de l'église[7]. Ces gens malintentionnés, c'était lui-même ; et cette petite réticence et ce petit détour, pour ne pas avouer qu'un pape s'était laissé tromper, n'avait rien d'adroit.

Ce fut vers ce temps qu'Étienne apprit avec effroi le projet que la reine Berthe, mère des deux princes, avait formé de marier son fils aîné avec la fille du roi lombard ; Berthe avait sur ses fils un empire absolu, qu'elle n'employait qu'à entretenir la paix entre eux et avec leurs voisins ; elle voyait avec transport, dans ce mariage, la pacification générale qui allait être son ouvrage. La France, devenue, sous Pepin, ennemie des Lombards en faveur du Saint-Siège, allait prendre le rôle plus noble et plus utile de médiatrice. Didier, devenu beau-père de Charles, ne pourrait lui refuser de donner satisfaction au pape. Le roi de France, le patrice de Rome, devenant le gendre du roi des Lombards, était le gage et le garant d'une paix indissoluble entre la cour de Rome et celle de Pavie.

D'un autre côté, Carloman, déjà si jaloux de son frère, et entretenu dans cette jalousie par les intrigues de Didier — intrigues très accueillies à la cour de Carloman —, serait ramené aux sentiments de la nature par celui même qui l'en écartait, et qui aurait intérêt au contraire à maintenir l'intelligence entre les deux frères, pour étendre son influence sur la France.

Enfin, Tassillon, duc de Bavière, cousin-germain des princes français et leur vassal, n'avait pas pour eux tout l'attachement qu'il leur devait : on connaissait une des raisons de cette inimitié secrète, qui s'était déclarée dès le règne de Pepin, comme nous le verrons dans la suite ; Tassillon était gendre de Didier, dont la politique avait été jusqu'alors de susciter des ennemis et des embarras aux rois de France, pour les détourner des affaires de l'Italie. Par le mariage projeté, Tassillon devenait beau-frère d'un des rois ses cousins, et tenait à tous les deux par un lien de plus, par ce même Didier, jusqu'alors principe de discorde entre eux.

Telle était la perspective qui s'offrait aux regards enchantés de Berthe. Pour étouffer ces haines, pour préparer ces nœuds, l'active et bienfaisante reine venait de courir en Alsace, en Bavière, en Italie, négociant partout, et partout inspirant la paix. Le pape Étienne, dont les idées n'étaient ni si pacifiques, ni si étendues, ne voyait que son protecteur s'unissant à son ennemi ; il ne négligea rien pour traverser cette alliance ; il avait un prétexte qu'il fit bien valoir. Charlemagne avait une espèce d'engagement, que la nation ne paraît pas avoir regardé comme un vrai mariage, avec une femme nommée Himiltrude, dont il avait même un fils. Cet obstacle, qui d'après les usages du temps, pouvait être facilement levé par un divorce, ou par d'autres moyens[8], n'arrêtait ni la reine Berthe, ni le roi lombard, ni Charlemagne lui-même, qui ne tenait plus à ce lien ; le pape, dans une lettre très curieuse[9], et qui existe, insiste fortement sur l'indissolubilité des nœuds du mariage ; et pour toucher par un endroit sensible les princes Charles et Carloman, à qui cette lettre est adressée en commun : Souvenez-vous, leur dit-il, que le pape Étienne III, mon prédécesseur, empêcha Pepin de répudier votre mère. Il insiste bien davantage encore sur l'indignité prétendue de cette alliance ; il assure que toutes les Lombardes sont puantes, lépreuses, dégoûtantes ; que le peuple lombard est ennemi de Dieu et des hommes — il l'était des papes — : il dit que ce peuple n'est pas compté parmi les nations ; il éprouvait alors le contraire ; et, comme s'il eût été question d'épouser une idolâtre, et non pas une catholique : Quelle monstrueuse alliance, s'écrie le pontife, entre la lumière et les ténèbres ! quelle société du fidèle avec l'infidèle !Les Françaises, dit-il, sont si aimables ! aimez-les, c'est votre devoir. Il prétend qu'il n'est pas permis aux princes d'épouser des étrangères ; il cite aux princes français l'exemple de leur père, de leur aïeul, de leur bisaïeul, qui tous avaient épousé des Françaises ; il leur allègue sur ce point l'autorité du roi leur père, qui, pressé par l'empereur Constantin Copronyme[10], de donner en mariage à son fils la princesse Gisèle, sœur de Charles et de Carloman, avait répondu qu'une alliance étrangère lui paraissait illégitime, et surtout qu'il ne voulait point faire une chose désagréable au Saint-Siège. Or cette même Gisèle, on voulait alors la donner en mariage au prince Adalgise, fils de Didier.

Il finit par lancer tous les anathèmes et toutes les foudres de l'église contre quiconque, après ce charitable avertissement, pourrait encore s'occuper d'un pareil projet, et il leur promet le paradis, s'ils se rendent à ses remontrances.

Ce zèle parut excessif, et ne parut pas assez pur ; on n'y eut point d'égard en France ; on se contenta d'engager Didier, en faveur de cette alliance, à remettre au pape quelques unes des places qu'il retenait de l'exarchat et de la pentapole[11] ; car on jugea que c'était là la lèpre dont la nation lombarde était frappée, et le mariage se fit ; mais le pape fut vengé par ce mariage même. Charlemagne n'aima point sa nouvelle épouse ; quelques infirmités secrètes qu'il lui trouva l'en dégoûtèrent d'abord ; il la répudia, quoique la reine Berthe l'eût fait jurer, sous la garantie de plusieurs seigneurs français, de ne la point répudier, et il épousa Hildegarde, qui était d'une famille noble de la nation des Suèves [771]. Adhelard, cousin-germain de Charlemagne, trouva sa conduite si injuste en cette occasion, qu'il quitta la cour, et se retira mécontent dans son abbaye de Corbie. Berthe vit avec douleur détruire son ouvrage, et dissiper ses espérances. C'est le seul chagrin, dit Éginard, que son fils lui ait donné dans sa vie. Gisèle n'épousa point Adalgise, elle se fit religieuse, et fut abbesse de Chelles.

Didier ne pardonna jamais à la France l'affront fait à sa fille. Carloman, qui entretenait toujours avec lui d'étroites correspondances, mourut au château de Samancy ou Samoucy, près de Laon, le 4 décembre 771, âgé d'environ vingt ans[12]. Sa mort délivra la France de la crainte des orages dont sa jalousie contre son frère la menaçait ; il laissait deux fils en lias âge, Pepin et Siagre, mais les Français, accoutumés à être conduits aux combats par les Pepins, les Charles Martel et les Charlemagne, ne voulaient plus être gouvernés par des enfants, ou, sous leur nom, par des femmes et des favoris : on vit alors un mémorable effet de'ce grand art de plaire et d'imposer, dont la nature avait doué Charlemagne, et de la réputation qu'il avait défia de gouverner avec grandeur, avec justice, et avec sagesse. Les grands des États qui avaient été du partage de Carloman, allèrent trouver Charlemagne à Carbonnac[13], où il tenait un parlement, et le reconnurent solennellement pour leur roi. Jusque-là, on peut encore peut-être — d'après le mélange de droit électif et de droit héréditaire qui paraît avoir eu lieu sous la seconde race — ne pas regarder Charlemagne comme un usurpateur : il obéit au vœu national, il reçoit avec reconnaissance une couronne, présent que lui font tous les cœurs ; voyons quelle sera sa conduite envers les fils de Carloman.

Il fut dispensé d'en avoir une pour le moment ; Gerberge, leur mère, veuve de Carloman, effrayée de la conformité de leur situation avec celle des fils de cet autre Carloman leur oncle, fils de Charles Martel, et ne doutant pas que Charlemagne n'en usât à leur égard comme Pepin-le-Bref en avait usé à l'égard des autres, se hâta de lui épargner ce crime, et s'enfuit avec eux hors de France ; elle se réfugia chez le roi de Lombardie, asile indiqué à tous les ennemis de la France, par le ressentiment que conservait ce prince de l'affront que sa fille y avait reçu.

Dans le même temps, le duc d'Aquitaine, Hunaud, échappé de sa prison, se retira aussi à la cour de Didier, ainsi que divers seigneurs des États de Carloman, qui n'avaient point approuvé la démarche que les autres avaient faite de se soumettre à Charlemagne.

Voilà donc contre Charlemagne, non seulement un grand orage, mais encore un grand intérêt ; une veuve abandonnée par les sujets de son mari, une mère désolée, des orphelins dépouillés, des grands proscrits pour leur fidèle attachement au sang de leur souverain ; un père, un roi outragé dans une fille innocente ; un aventurier, que les vicissitudes mêmes de sa destinée rendaient intéressant, réclamant l'héritage de son fils, le patrimoine de son père[14] ; tous ces infortunés unissant leurs haines, leurs efforts, et leurs ressources ; voilà ce qu'un juste ressentiment armait alors contre la fortune de Charlemagne ; mais il réunissait à vingt-neuf ans toute la monarchie française.

 

 

 



[1] Nous lui donnerons partout ce titre distinctif, qui ne lui fut donné que lorsque plusieurs souverains du nom de Charles eurent régné, soit en France, soit dans l'Empire.

[2] Eginard. vit. Carol. et Annal. Annal. Loisel, Metens. et al.

[3] Freherus, de statura Caroli Magni imperatoris.

[4] Presque tous les auteurs modernes ont confondu ce Loup Ier, fils de Hatton et neveu de Hunaud, avec Loup II, fils de Gaïffre et petit-fils de Hunaud ; ils ont cru que Hunaud avait été livré par son petit-fils, ce qui serait encore plus affreux.

[5] Il se fit tonsurer et consacrer par force.

[6] Cod. Carol. Ep. 46.

[7] Cod. Carol. Ep. 47.

[8] Au sujet de ce mariage de Charlemagne avec la fille de Didier, fait au mépris d'un premier mariage, l'abbé Velly s'est plaint de la morale relâchée du concile de Verberies sur les mariages. On y voit, dit-il, des maximes et des décisions qui donnent de mortelles atteintes à l'indissolubilité de l'union la plus sacrée dans les idées de la politique et de la religion.

En effet, dans ce concile, tenu en 752, et où assistait Pepin-le-Bref, on trouve les décisions suivantes :

Une femme dont le mari a eu commerce avec sa belle-fille peut se remarier à un autre, pourvu qu'elle n'ait point eu elle-même de commerce avec son mari, depuis qu'elle a été instruite de cet inceste. Canon 2 du cons. de Verberies, tome I des Conciles des Gaules du P. Sirmond.

De même, le mari d'une femme qui a eu commerce avec son beau-fils peut se remarier à une autre, quoiqu'il soit mieux de s'abstenir. Canon 10.

Un mari absent de sa femme par nécessité peut en épouser une autre, moyennant une pénitence. Canon 9.

La femme qui, pouvant le suivre, cum valet et potest, ne le suit pas, ne peut se remarier du vivant du mari ; d'où il résulte que, si quelque force majeure empêche en pareil cas la femme de suivre son mari, elle peut se remarier.

Toutes décisions qui peuvent aujourd'hui paraître assez étranges.

[9] Epist 45, in Cod. Carolin.

[10] On sait que cet empereur, dont il sera beaucoup parlé dans la suite, fut surnommé Copronyme, de κοπρος, fumier, ordure, et ονομα, nom, parce qu'à son baptême il souilla les fonts baptismaux.

[11] Ann. Petav. Chron. Mois.

[12] Pasch. Radbert, Vit. S. Adelh. Egin. Vit. Carol.

[13] Ou Corbeni, près de Laon. On dit que nos rois y envoient à leur sacre une offrande pour obtenir, par l'intercession de saint Marconi, patron du lieu, le privilège de guérir les écrouelles.

[14] Hunaud, fils du duc Eudes, et père du duc Gaïffre, Gaiffre ou Vaifre.