HISTOIRE DE CHARLEMAGNE

INTRODUCTION

 

CHAPITRE IV. — Des auteurs de la Race Carlovingienne.

 

 

LES opinions des savants sont souvent bien peu utiles à la science, et l'on accélèrerait bien plus les progrès des connaissances, en s'attachant à fixer en tout genre les bornes du connu et de l'inconnu, qu'en perdant le temps à faire des systèmes qui n'éclaircissent rien.

Il en existe une multitude sur l'origine des différentes races de nos rois : on a voulu absolument les faire descendre les unes des autres, même de mâle en mâle, ou donner aux races postérieures une origine plus ancienne encore et plus illustre que la première. La vérité est qu'on ne sait rien des auteurs de la race carlovingienne au-delà de saint Arnoul, ni de ceux de la race capétienne au-delà de Robert-le-Fort.

Quant à la race carlovingienne, de laquelle seule il s'agit ici, elle descend, tant du côté paternel que du côté maternel, de ces deux sages gouverneurs que Clotaire II avait donnés à Dagobert Ier son fils, en le faisant roi d'Austrasie, c'est-à-dire, de saint Arnoul et de Pepin de Landen, dit le Vieux. Quel était le père d'Arnoul ? On n'en sait rien : mais Arnoul était déjà un très grand seigneur, un homme riche et puissant ; nous remontons presque par lui jusqu'au berceau de notre monarchie. Qu'importe d'aller au-delà ? En voilà bien assez pour présumer que la race carlovingienne pouvait avoir une antiquité à peu près égale à celle des Mérovingiens, et que le choix des Français aurait pu tomber indifféremment sur l'une ou sur l'autre.

Saint Arnoul fut plus qu'un grand seigneur, il fut un sujet utile, le digne ami d'un bon roi, le digne instituteur d'un prince, et si son élève ne fut pas digne de lui, cet élève lui dut au moins le peu de vertus qui tempérèrent ses vices.

Saint Arnoul, qui avait été marié avant d'entrer dans l'état ecclésiastique et d'être évêque de Metz, avait eu deux fils, Anchise et Clodulphe. Ce dernier fut père de Martin élu maire d'Austrasie, conjointement avec Pepin de Héristal, son cousin-germain et assassiné par Ébroïn, dans la ville de Laon. Anchise avait épousé Begge, fille de Pepin de Landen, collègue de saint Arnoul dans l'institution de Dagobert, et il en avait eu ce Pepin de Héristal, qui, par la victoire qu'il remporta sur Thierry et sur Bertaire, réunit sous sa domination les trois royaumes, qu'il gouverna longtemps avec gloire.

 

PEPIN DE HÉRISTAL.

 

PEPIN donna successivement la couronne à Clovis III [691], à Childebert II [695], tous deux fils de Thierry, et à Dagobert III [711], fils de Childebert, comme s'il eût donné une charge dans sa maison ; mais il observa exactement trois points.

L'un, de faire disparaître entièrement la distinction de royaumes d'Austrasie et de Neustrie, et de ne nommer jamais qu'un roi, de peur que, si on en voyoit plusieurs régner ensemble, on ne voulût aussi avoir plusieurs maires.

L'autre fut de ne donner à ces rois aucune part dans l'administration, pas même pour la forme ; car les formes conservent et rappellent les droits, et peuvent servir de prétexte, et même de moyen pour les rétablir. Childebert II fut surnommé le Juste, comme Louis XIII. S'il exerça cette grande vertu, ce fut donc dans le secret de sa maison, car toutes les occasions publiques lui manquèrent.

Le troisième enfin, fut de nommer toujours pour roi le prince dont le droit était le plus apparent. Par-là il ôtait à l'assemblée des grands, qu'il était obligé de convoquer pour cette nomination, toute occasion d'exercer des droits en concurrence des siens ; il ne faisait qu'annoncer son choix, et ce choix était à l'instant adopté et proclamé sans difficulté.

Il paraît que ce système d'unité fut toujours l'idée favorite de Pepin, et vraisemblablement il y aurait été fidèle, s'il n'avait eu qu'un fils ; mais le nombre de ses enfants, et sa tendresse égale pour eux, le ramenèrent malgré lui aux idées de partage.

Il avait de Plectrude sa femme deux fils, Dreux ou Drogon, et Grimoald ; il l'avait répudiée depuis pour épouser Alpaïde, femme célèbre par sa beauté, dont il avait eu Charles Martel, et ce Childebrand, prince inconnu, dont il a plu au sieur de Sainte-Garde, aumônier du roi, de faire le héros d'un poème épique[1], et à quelques généalogistes, de faire la tige de la troisième race de nos rois.

Quelques auteurs modernes traitent de bâtards Charles Martel et Childebrand ; ce qui n'est peut-être pas trop d'accord avec les usages de ce temps-là, qui permettaient le divorce, et regardaient comme légitimes les mariages faits en conséquence. Des actes semblent prouver cependant que Plectrude ne fut jamais répudiée, et que Pepin, à l'exemple de nos premiers rois, et suivant l'usage des Germains, eut ces deux femmes à la fois[2]. Les annales de Metz rapportent même que le mariage de Pepin avec Alpaïde, ayant excité le zèle de saint Lambert, évêque de Liège, qui le qualifia hautement d'adultère public, ce scrupuleux prélat fut assassiné par Odon, frère d'Alpaïde, et même avec le consentement de Pepin. On ajoute que le meurtrier, rongé de vers tout vivant, devenu furieux, et comme poursuivi par la vengeance divine, se précipita dans la Meuse.

Les enfants d'Alpaïde étaient encore en bas âge, mais ceux de Plectrude pouvaient déjà être un appui pour leur père ; il s'occupa de leur établissement, et songeant à leur assurer sa succession, il fut obligé de faire revivre en leur faveur la distinction d'Austrasie et de Neustrie : comme il ne leur donnait encore qu'un titre, et qu'il se réservait toute l'autorité, l'inconvénient du partage ne devait être réel que dans un temps où Pepin ne serait plus.

Ces arrangements n'eurent point lieu ; les deux fils de Plectrude moururent avant leur père [714]. Drogon mourut de maladie ; Grimoald fut assassiné dans une église, sans qu'on ait jamais su à quelle occasion ; tout ce qu'on sait, c'est que l'assassin se nommait Rangaire. Un assassinat et même l'assassinat d'un prince semblait n'être alors qu'un événement ordinaire.

Grimoald était, de tous ses fils, celui que Pepin aimait le plus ; il laissait un fils nommé Theudoalde., âgé d'environ six ans : Pepin, dans sa douleur et dans l'effusion de sa tendresse pur le père, donna au fils la mairie, ou comme. on disait alors, la principauté de la Neustrie et de la Bourgogne.

Drogon avait laissé deux fils, Hugues et Arnould, qui ne jouent point de rôle dans l'histoire.

Pepin mourut sans avoir pu faire d'autres arrangements, et sans avoir pu même pressentir la gloire que le fils aîné d'Alpaïde devait ajouter à la gloire de son père[3]. Une famille divisée, un petit-fils de six ans à qui les enfants du second lit disputeraient son partage, et à qui le roi disputerait tout ; une vaste perspective de troubles et de douleurs, voilà ce que Pepin laissait, au bout de vingt-sept ans d'un règne brillant et glorieux.

 

CHARLES MARTEL.

 

PLECTRUDE, femme active et courageuse, envoie une armée établir Theudoalde son petit-fils dans les royaumes de Neustrie et de Bourgogne, selon les ordres de Pepin ; en même temps elle fait enfermer Charles Martel, qui aurait pu vouloir traverser ses vues ambitieuses pour son petit-fils : démarche injuste et violente que Pepin n'avait sûrement pas ordonnée, et dont tous les historiens n'ont pas manqué de la louer à l'envi ; car ils ne peuvent se désabuser de l'efficacité des moyens violents, quoiqu'ils les voient toujours confondus par le succès, attendu que la violence va directement contre son but. S'ils trouvent indigne d'eux et peu philosophique de juger, comme le vulgaire, par l'événement, qu'ils consultent la nature de l'homme, que toute violence irrite et soulève, même sans qu'il en soit l'objet.

Lorsqu'à la mort de Grimoald, Pepin avait désigné Theudoalde pour son successeur en Neustrie, les grands de ce royaume avaient respecté les dispositions d'un père affligé ; ils n'avaient pas voulu lui enlever la consolation de croire renaître dans son petit-fils ; ils espéraient alors que Pepin pourrait vivre assez long temps pour laisser ce jeune, prince en état de les gouverner[4] : mais Pepin étant mort peu de temps après cet arrangement, les Neustriens jugèrent que ce n'était pas les traiter comme des hommes, que de leur donner un enfant pour chef. Cet inconvénient jusqu'alors avait été propre aux rois, et si quelque chose avait paru légitimer l'excessive autorité des maires, c'est que ces seconds chefs de l'État, élus par la nation, et toujours pris dans la force de l'âge, semblaient être le correctif de cet inconvénient même. Le roi était en quelque sorte le chef honoraire de l'État ;. le maire était le chef en fonction ; c'était celui en qui la nation mettait sa confiance : mais quelle confiance pouvait-elle avoir dans Theudoalde ?

Les Neustriens armèrent pour s'opposer aux projets de Plectrude ; ils étaient secrètement animés par le roi, qui avait enfin un parti.

Dagobert III était, de tous les rois qui avaient traîné ce titre depuis Dagobert Ier, celui qui avait montré le plus de sensibilité, le plus de désir de régner ; il n'avait porté qu'avec beaucoup de répugnance le joug de Pepin ; pendant la maladie et à la mort de ce maire, il avait fait des démarches pour s'affranchir ; il avait cherché à réveiller dans le cœur des grands cette antique fidélité pour leurs rois. Mais c'était parler un langage qu'on n'entendait plus. La mairie avait détruit la royauté ; celle-ci ne pouvait plus renaître que pour la race des maires.

Les Neustriens firent ce que désirait Dagobert, mais par un autre motif ; la royauté ne fut rien pour eux, ils ne considérèrent que le droit qu'ils avaient d'élire un maire, et de rejeter l'enfant qu'ils n'avaient point choisi ; le sort des armes leur fut favorable : l'armée de Theudoalde fut battue [715], et eut bien de la peine à le sauver. Les Neustriens alors élurent pour maire un d'entre eux, nominé Rainfroy, qui s'était signalé dans la bataille, et Dagobert III ne fit que changer de maître ; ce fut Rainfroy au lieu de Pepin.

Pour achever de renverser les projets de Plectrude, Charles Martel se sauva de sa prison : on crut voir reparaître Pepin lui-même ; on lui trouvait tous ses traits, et on les regardait comme autant de présages de victoire et de grandeur. Tous les enthousiastes, tous les aventuriers s'attachèrent à lui : il eut des zélateurs, des amis, des braves, des gens de bonne volonté ; mais ce n'était point encore une armée.

On avait pu douter originairement que Charles Martel, au mépris des dispositions d'un père, eût voulu dépouiller son neveu de la principauté ou mairie de la Neustrie, tandis qu'il pouvait avoir pour son partage l'Austrasie au même titre ; mais il ne fut plus possible de clouter de ses mauvaises dispositions, après l'outrage qu'on lui avait fait : tel fut le fruit de cette politique si vantée de Plectrude.

Cependant, lorsque Charles fut en état d'agir, Plectrude n'était plus son ennemie la plus redoutable ; les trésors de Pepin ; dont elle s'était emparée, lui servirent pour acheter successivement la paix de tous les partis ; mais le sien était dissipé ; elle finit par aller chercher dans un cloître une paix plus sûre et plus durable. L'histoire ne parle plus de Theudoalde qu'à la mort de Charles Martel.

Dagobert III était mort, laissant un fils qui ne lui succéda pas pour lors : on donna la préférence à un Chilpéric Daniel, dont on ne sait rien, sinon qu'il fut tiré d'un cloître pour être mis sur le trône, et qu'il était fils de Childéric II, comme il le déclare lui -même dans une charte qui reste de lui. On ignore les motifs de cette prédilection des Français pour Chilpéric.

Ce fut à Rainfroy, qui voulait être maire des trois royaumes, et à ce Chilpéric Daniel, qui comme Dagobert III, aurait bien voulu être un roi, que Charles Martel eut principalement affaire.

Cet heureux guerrier, qui devait être si souvent vainqueur, débuta par un échec.

Le duc des Frisons, Ratbod, étant venu au secours de Chilpéric et de Rainfroy, Charles se hâta de l'aller combattre, pour empêcher la jonction. Charles fut vaincu[5] : tout le monde convint que, par sa valeur et sa bonne conduite, if avait mérité de vaincre ; mais ses troupes, rassemblées à la hâte, sans expérience et sans discipline, le secondèrent mal.

Il répara bientôt cette perte ; avec les débris de son armée battue, il surprit l'armée royale, et la mit en déroute ; il proposa ensuite la paix, et fit des offres raisonnables : c'était toujours pour la mairie qu'on se battait ; il offrit de se contenter de celle d'Austrasie, et d'abandonner à Rainfroy celle de Neustrie. Rainfroy voulut être maire des trois royaumes : alors Charles, pour braver ses ennemis, créa, comme Ébroïn, un roi, dont on ne sait rien, sinon qu'il l'appelait Clotaire, et il gagna coup sur coup, contre Chilpéric et Rainfroy, la bataille de Vincy [718], et une autre bataille entre Reims et Soissons, où Eudes, duc d'Aquitaine, avait joint ses forces aux leurs[6]. Nous aurons souvent occasion, dans la suite, de parler de ce duc.

Tous ces succès ne terminaient point encore la querelle ; la modération de Charles fit ce que le bonheur de ses armes n'avait pu faire. Ce Clotaire, qu'il avait mis sur le trône, étant venu à mourir [719], il offrit à Chilpéric de le reconnaitre pour roi ; il offrit à Rainfroy le comté d'Anjou. Cet ambitieux Rainfroy, qui n'avait pas voulu se contenter de la mairie de Neustrie et de Bourgogne, et que la réunion seule des trois royaumes pouvait satisfaire, fut si content de son faible partage, que, quelques propositions qu'on ait pu lui faire depuis pour l'engager à faire valoir ses droits, on ne put jamais le déterminer à la moindre démarche, soit que les charmes d'une vie douce, sûre et tranquille, se fussent fait sentir à cette aine autrefois si agitée, soit que l'ascendant manifeste de Charles, en ôtant à Rainfroy toute espérance de succès, eût glacé son ambition.

Charles était redevenu, par son courage et par ses talents, tout ce qu'avait été son père, c'est-à-dire seul prince ou maire des trois royaumes, sous un seul roi vaincu par lui, et soumis à sa puissance. Il sut gouverner avec autant de sagesse et plus de vigueur encore que Pepin ; il montra peut-être un peu plus d'ardeur pour la guerre, mais il en eut plus d'occasions. La continuité des troubles dont on avait vu la France désolée, avait enhardi ses voisins à des entreprises qu'il fallait réprimer ; car tel est le malheur des guerres civiles, que souvent elles produisent encore des guerres étrangères. Du côté du midi, le duc d'Aquitaine, Eudes, non content d'ètre indépendant, voulait devenir redoutable. Du côté du nord, tous les peuples de la Germanie, soumis autrefois par Théodebert et ses successeurs, avaient non seulement secoué le joug, mais encore fait des incursions en France : Charles eut toujours contre eux les armes à la main, et toutes ses expéditions furent des triomphes ; il battit les Frisons sur la mer, et les Suèves sur la terre ; il défit deux fois les Allemands, et cinq fois les Saxons, les plus opiniâtres de tous les ennemis de la France ; il ravagea l'Aquitaine deux fois en une année, et n'en fit pas moins la guerre cette même année an nord et au levant de la France et dans l'intérieur du royaume. Une activité incroyable le rendait présent partout ; il prévenait et déconcertait tous les projets formés contre lui ; on le trouvait toujours où on le craignait et où on ne l'attendait point ; enfin il dompta tous ses ennemis, soumit tous ses rivaux, châtia tous les ducs et comtes qui prétendaient méconnaître son autorité, se fit respecter, redouter, au-dedans, au-dehors, et mit la France au plus haut point de splendeur et de puissance où elle eût été depuis l'établissement de la monarchie.

Mais, de toutes ses expéditions militaires, la plus importante et la plus mémorable fut la victoire qu'il remporta en 732, contre les Sarrasins. C'est une époque non seulement dans l'histoire de France, mais dans celle de la chrétienté, qu'il préserva, dans cette journée, du joug de l'Alcoran. Les rapides succès de cette nation conquérante. effrayaient l'univers ; elle avait subjugué une grande partie de l'Asie et de l'Afrique ; elle tournait alors ses principaux efforts contre l'Europe ; l'Espagne était déjà sous sa puissance ; la France même était entamée ; les Sarrasins en possédaient la partie qui avait été de la domination des Goths, c'est-à-dire la Septimanie ou le Languedoc, et quelques provinces adjacentes ; le duc d'Aquitaine, Eudes, prince puissant et généreux ; les avait, pour ainsi dire, arrêtés quelque temps à la barrière[7] ; il avait gagné sur eux, en 721, une grande bataille sous les murs de Toulouse contre le général Zama ; mais depuis il avait été accablé par eux, et forcé de donner, malgré la différence des religions, Lampagiè sa fille en mariage à Munuza, un de leurs généraux, pour obtenir qu'ils s'éloignassent de ses États ; alliance qui, d'un côté, fit soupçonner, quoique injustement, le duc Eudes d'intelligence avec ces infidèles, dans la guerre que leur fit Charles Martel, et de l'autre côté, fit soupçonner, par les Sarrasins, Munuza lui-même de vouloir se faire chrétien.

La chrétienté voyait le danger qui la menaçait ; et loin de réunir ses efforts pour écarter un tel fléau, elle se consumait en petites guerres inutiles et insensées. Voilà cependant comment les croisades auraient dû être conçues. Défensives, elles seraient non seulement légitimes, mais intéressantes ; elles joindraient à l'intérêt ordinaire d'une guerre défensive, le mérite de venger et de garantir- l'humanité entière, menacée par les conquérants. Les croisades offensives au contraire perdaient tout intérêt et tout avantage ; elles chargeaient') les croisés du rôle odieux d'agresseurs, et les envoyaient, à une distance immense de leur patrie, combattre les climats et les maladies encore plus que les hommes. L'Europe réunie aurait dû attendre sur ses frontières ces conquérants féroces, Sarrasins, Turcs, et autres semblables, et leur opposer une barrière insurmontable, au lieu d'aller s'ensevelir dans l'Asie, sur la foi de quelques pèlerins qui prétendaient avoir été maltraités par quelques mahométans.

L'esprit de guerre, tel qu'il est répandu chez les nations, est tellement un délire, qu'il n'a presque jamais saisi les occasions où il eût été sage et utile de faire la guerre. Quand un peuple s'annonce pour conquérant, c'est l'ennemi du genre humain qui se déclare ; l'intérêt commun est de se réunir contre lui, et c'est ce qu'on n'a point fait. On a laissé Philippe et Alexandre conquérir tant qu'ils ont voulu. Toute l'éloquence de Démosthène ne put engager les Athéniens à prendre les mesures nécessaires pour assurer la liberté de la Grèce, et la leur contre les entreprises de Philippe ; et nous ne voyons pas que les nations grecques, subjuguées par ce même Philippe, voyant Alexandre engagé au fond de l'Égypte, de la Perse ou de l'Inde, aient profité de son éloignement pour secouer le joug ; du moins si quelques unes de ces nations le tentèrent, leurs faibles efforts furent sans proportion avec l'objet, et on les remarque à peine dans l'histoire. Les Romains ne daignaient pas même cacher le projet d'asservir l'univers ; jamais peuple ne s'est annoncé si insolemment pour l'ennemi public des nations ; un de leurs sages, Caton, ne croyait pas qu'une puissance qui avait osé être la rivale de Rome, pût, après un tel crime, conserver le droit d'exister, et la formule finale de tous ses avis, sur toute matière, soit publique, soit particulière, était toujours : Et de plus, il faut détruire Carthage. De là cette aversion secrète qui se mêle à l'admiration que ce peuple inspire, ce plaisir qu'éprouve un lecteur sensible, en voyant Annibal et Asdrubal retarder au moins l'exécution de cet odieux projet : de là cet intérêt répandu sur les noms de Cannes, de Trébie, et du lac de Trasimène : de' là vient encore que dans nos tragédies, Nicomède et Mithridate nous plaisent par leur seule haine pour les Romains. Cependant, quelles mesures l'univers ainsi averti prit-il pour défendre sa liberté ? Quelle réunion de vues et d'efforts lui vit-on opposer à l'ambition toujours croissante de ces conquérants ? On les laissa marcher tour-à-tour sur la tête de tous les rois, opprimer toutes les nations une à une. En vain Annibal criait à Antiochus, à Philippe, à Prusias, à cet Attale, lâche jusque dans son indigne reconnaissance, qui se disait l'affranchi du peuple romain, et qui n'en était que l'esclave : Réunissez-vous, n'attendez pas qu'on vous écrase l'un après l'autre. On entrevit a peine qu'il avait raison, et on le laissa périr. Même aveuglement, même patience des peuples à l'égard des Sarrasins et des Turcs : je les vois conquérir une à une les diverses contrées. Nulle réunion contre eux, nulle conjuration en faveur de la liberté de la part des peuples menacés. Le genre humain ne sait pas se réunir, ni se secourir.

Lorsque Charles Martel sauva l'Europe du joug du mahométisme, il le sauva seul ; aucune autre puissance n'osa partager avec lui cette gloire ; une terreur générale avait glacé les esprits, et tenait l'Europe comme enchaînée. La promptitude avec laquelle tant d'États avaient été soumis, la facilité surtout avec laquelle les Goths avaient été chassés de l'Espagne, avaient persuadé que les Sarrasins étaient un peuple extraordinaire, et que rien ne pouvait leur résister ; ils venaient encore tout récemment de renverser sur leur route l'armée du duc d'Aquitaine, Eudes, qui avait osé se présenter pour leur disputer le passage de la Dordogne, et ils avaient envahi ses États : quand on vit Charles Martel s'avancer avec une armée assez peu nombreuse pour combattre l'innombrable armée des Sarrasins ; quoique tant de victoires pussent inspirer quelque confiance dans ce général, on ne le regarda plus que comme un téméraire qui courait à sa perte. En effet, depuis Xerxès on n'avait point entendu parler d'un armement aussi formidable que l'était celui des Sarrasins en cette occasion[8], et la multitude de femmes et d'enfants que tant de combattants traînaient à leur suite[9], montrait bien qu'il ne s'agissait pas d'une incursion passagère, mais du projet d'un grand établissement. Dans cet appareil qui effrayait les regards, l'intrépide Martel ne vit que la gloire réservée au vainqueur d'un peuple réputé alors invincible ; il combattit, et dissipa tellement cette armée, que les Sarrasins ne purent plus rien entreprendre de la campagne, et que le nom d'Abdérame leur chef, qui périt dans cette bataille, disparut devant celui de Charles Martel. Ce grand événement a tant exalté l'imagination des historiens, qu'ils nous ont donné sur cette bataille des calculs absolument incroyables ; ils ne parlent pas de moins que de trois cent soixante et quinze mille Sarrasins restés sur le champ de bataille, tandis que les Français, selon eux, ne perdirent que quinze cents hommes. Concluons seulement que les Sarrasins étaient très supérieurs en nombre, et que leur perte fut hors de toute proportion avec telle des Français[10].

Charles rétablit le duc d'Aquitaine dans ses États, et les Sarrasins ayant cru prendre leur revanche en s'emparant de la Provence, que Mauronte, gouverneur de cette province, leur livra par perfidie ou par crainte, Charles s'y transporta, prit Avignon d'assaut, chassa Mauronte et les Sarrasins, poursuivit ceux-ci jusque dans le Languedoc, les battit une seconde fois sous les murs de Narbonne, assiégea cette place, et l'aurait prise, s'il n'eût été rappelé promptement en France par la maladie et la mort du roi.

Celui qui portait alors ce titre n'était plus Chilpéric Daniel ; celui-ci était mort dès l'an 720, et il avait eu pour successeur ce Thierry, dit de Chelles, fils unique de Dagobert III, qu'on avait rejeté à la mort de son père, peut-être parce qu'il était alors au berceau, faible raison cependant de l'exclure d'un trône où on n'avait plus besoin que d'un nom. Ce fut la mort de ce Thierry de Chelles qui pressa le retour de Charles Martel [738].

Au milieu de tant de gloire, ce héros n'était point heureux : et que manquait-il à son bonheur ? Ce titre de roi, dont il avait seul toute la puissance. Ce chagrin n'était pas une fantaisie, il avait un fondement réel[11] ; une expérience récente prouvait que la mairie la plus despotique n'était toujours qu'une grandeur précaire. Pepin, aussi puissant que Charles Martel, quoiqu'un peu moins illustre, n'avait pu la transmettre à ses fils, parce qu'en effet ce n'était point une dignité héréditaire, et Charles Martel avait eu à refaire lui-même toute sa fortune ; il voulait la laisser à ses enfants, et il la leur laissa en effet, non sans quelque contradiction. Ce qui s'était passé à la mort de Pepin pouvait lui laisser de justes inquiétudes sur ce qui arriverait après lui : tels étaient ses motifs pour désirer la couronne ; il était d'ailleurs délicat sur les moyens de l'obtenir ; il ne voulait pas la ravir, mais il aurait voulu qu'on la lui offrit. Les grands et les prélats, qu'il sonda sur ce projet, ne s'y montrèrent point favorables. Charles Martel était plus admiré, plus respecté qu'aimé ; il n'était du moins aimé que de ses soldats, auxquels il donnait les abbayes et jusqu'aux évêchés, pour en être mieux servi[12]. La guerre contre les Sarrasins pouvait fournir un prétexte à cette irrégularité : en effet, un ancien auteur dit que le pape donna tout l'or du clergé à Charles Martel, pour le mettre en état de combattre ces infidèles. Charles Martel réussit à se faire aimer des soldats ; mais il s'attira la haine du clergé, qui, le poursuivant encore près d'un siècle et demi après sa mort, assura, en 858, à Louis-le-Germanique son arrière-petit-fils, que Charles Martel était damné, pour avoir donné à des laïcs les biens de l'église, et qui publia que son tombeau ayant été ouvert, on n'y avait trouvé qu'un gros serpent[13]. Saint Boniface, archevêque de Mayence, avait aussi assuré Carloman et Pepin que leur père était damné.

Les grands, que Charles réduisait à n'être que des sujets soumis, et qu'il ne daignait presque jamais assembler ni consulter, ne l'aimaient pas davantage, et ils le prouvèrent en cette occasion. Charles jugea que les lois étaient encore plus fortes que toute Son -autorité, il ne voulut pas du moins les violer d'une manière directe et active ; il se contenta de ne pas nommer de roi, et de ne pas convoquer l'assemblée ordinaire pour cette cérémonie ; on en murmura, mais on n'osa le presser sur ce point, de peur de le pousser à quelque violence ; ainsi le reste de la vie de Charles Martel fut un interrègne, pendant lequel on datait les actes de telle ou telle année depuis la mort de Thierry de Chelles, ce qui suffisait à la chronologie, aussi bien que les années du règne de quelque roi fainéant.

Les respects de l'Europe pouvaient consoler Charles de ces contradictions intestines, au-dessus desquelles, tout son pouvoir n'avait encore pu le mettre. Tous les souverains recherchaient l'alliance et la protection du vainqueur des Sarrasins ; les Lombards s'unissaient avec lui contre ces mêmes Sarrasins ; le pape Grégoire III, qui avait en tête à-la-fois et les Lombards et l'empereur grec Léon l'Isaurien, envoyait à Charles Martel les liens de saint Pierre et les clefs du tombeau de cet apôtre ; il lui offrait de plus, sous le titre d'exarque, au nom du sénat, de la noblesse et du peuple de Rouie, la souveraineté véritable de cette ville, préludant ainsi à la grande alliance des papes et des rois Carlovingiens ; Léon l'Isaurien l'invitait à briser, comme lui, les images ; Charles pouvait choisir entre les divers partis, et honorer de son alliance qui il lui plairait. Comme il voulait être ami du pape, et qu'il l'était des Lombards, il travaillait à rétablir la paix entre ces deux puissances[14], lorsque la mort le surprit le 20 ou 22 octobre 741, âgé de cinquante ans, dont il avait régné environ vingt-cinq. Ce fut le héros le plus brillant que la France eût eu jusqu'alors, et on ne raconte de lui aucune des violences qui souillent l'histoire des plus grands et des meilleurs princes de la première race. On a vu même de lui plusieurs traits de modération à l'égard de ses rivaux, et il fut le bienfaiteur de ce duc d'Aquitaine, Eudes, qui avait été son ennemi.

Des auteurs disent que Charles mérita le surnom de Martel, parce qu'il frappait de rudes coups[15], apparemment comme un martel ou marteau. Pourquoi ce nom, donné au plus martial de tous les Français, ne viendrait-il pas plutôt de Mars ? Au reste, le sens est le même.

Charles Martel laissait, comme Pepin son père[16], trois héritiers de différents lits.

Il avait eu de Rotrude, sa première femme, Carloman et Pepin, et d'une seconde, nommée Sonnichilde un prince, nommé Griffon ou Grippon.

Il donna l'Austrasie à Carloman, la Neustrie à Pepin, et à Griffon seulement quelques comtés situés entre les États de ses deux frères.

 

CARLOMAN, ET PEPIN, DIT LE BREF.

 

NOUS avons vu que les dispositions de Pepin de Héristal n'avaient pu avoir lieu ; celles de Charles Martel eurent leur entière exécution, malgré quelques contradictions et quelques murmures. Plusieurs causes concoururent à cette différence.

1° L'autorité des maires ou princes avait fait quelques pas de plus.

2° Les enfants de Charles Martel, à la mort de leur père, étaient plus âgés que ceux de Pepin ne l'avaient été à la sienne.

3° Les dispositions de Pepin étaient restées imparfaites, il n'avait pas disposé de l'Austrasie.

4° Il y avait un roi à la mort de Pepin, et il n'y en avait point à la mort de Charles Martel.

Au reste, on peut remarquer une conformité singulière et de caractères et d'aventures entre les trois fils de Charles Martel, et les trois enfants de Pepin. de Héristal. Carloman, par sa douceur insipide, par son goût pour la retraite, par l'obscurité à laquelle il se condamna, paraît ressembler à Childebrand son oncle.

Pepin-le-Bref, par un caractère plein de feu et d'audace, par son activité, par sa vigueur, fut l'image fidèle de Charles Martel son père.

Le jeune Griffon, agissant sous l'autorité de Sonnichilde sa mère, représente le jeune Theudoalde agissant sous celle de Plectrude son aïeule.

Mêmes divisions dans les deux familles, et produisant le même effet ; les dernières venant aboutir à l'élévation du seul Pepin-le-Bref, comme les premières avaient abouti à celle du seul Charles Martel.

Griffon, mécontent de son partage, commença la guerre comme avait fait Theudoalde [742], avec cette différence, que Theudoalde réclamait les dispositions d'un père, et que Griffon les attaquait : le succès fut le même ; Griffon, près d'être forcé dans la ville de Laon où il s'était retiré, fut obligé de se rendre ; ses frères le firent enfermer aussi bien que sa mère.

Pepin-le-Bref avait quelque chose de la modération de Charles Martel ; il mit dans la suite Griffon en liberté, et lui donna même quelque augmentation de partage ; indulgence que les historiens ont beaucoup blâmée, et qu'il faut beaucoup louer, car c'était le seul moyen possible d'affermir la paix, sans compter que c'était le seul qui fût conforme à la nature et à la justice. Ce moyen, il est vrai, ne réussit pas ; Griffon fut plus sensible à l'injure qu'au bienfait : mais le parti violent, injuste et cruel de laisser le prince enfermé toute sa vie, aurait-il mieux réussi ? N'aurait-il pas révolté les esprits ? N'aurait-il pas fourni aux grands des prétextes de révolte ? N'aurait-il pas donné un parti à Griffon ? Du moins, lorsque celui-ci se révolta pour la seconde fois, il fut obligé de quitter la France, où il n'avait pas un seul partisan, parce qu'on le regardait comme un ingrat et un brouillon ; il alla mendier un asile chez les Saxons, Pepin l'y poursuivit et l'en chassa [748], Griffon se réfugia dans la Bavière ; elle était alors sans duc, ou, ce qui était la même chose, elle avait pour duc un enfant de six ans, nommé Tassillon, dont il sera beaucoup parlé dans la suite[17] ; Griffon se fit duc de Bavière, sans qu'on puisse bien comprendre quels moyens pouvait avoir un proscrit et un fugitif pour opérer une semblable révolution : l'actif Pepin le chassa encore de la Bavière ; les Allemands, auxquels il s'adressa ensuite, n'osèrent le recevoir chez eux : forcé de demander encore pardon à son frère, il l'obtint encore. S'étant révolté une troisième fois, il se retira chez le duc d'Aquitaine, devint amoureux de sa femme, et rendit le duc si jaloux, que, selon quelques auteurs, le duc, non content de le chasser de ses États, le fit ensuite assassiner dans les Alpes où passait alors Griffon [753], pour se retirer en Italie chez les Lombards.

Le duc d'Aquitaine n'était plus cet Eudes, tantôt l'ennemi, tantôt le protégé de Charles Martel ; il était mort en 735, laissant trois fils, Hunaud, Hatton et Rémistain[18]. Hunaud fut duc d'Aquitaine, et Hatton, comte de Poitiers. Hunaud, à la mort de Charles Martel, avait cru, comme on le croit toujours, qu'un nouveau gouvernement serait faible, et il avait fait des courses dans diverses provinces de France. Carloman et Pepin l'en avaient puni par le ravage de ses États, et l'avaient forcé de demander pardon ; la douleur qu'il avait ressentie de cette humiliation, jointe au remords qu'il éprouvait d'avoir, dans un mouvement de colère et de jalousie, fait crever les yeux à Hatton son frère, l'avaient déterminé à se faire moine. Quels monstres auraient été tous ces princes barbares, s'ils n'avaient pas été dévots, et quels monstres c'étaient encore, malgré leur dévotion ! Hunaud, en entrant dans le cloître, avait laissé son duché à Gaïffre ou Gaiffre ou Vaifre son fils. Ce fut celui-ci qui, pour satisfaire ses ressentiments personnels, délivra Pepin des inquiétudes perpétuelles que lui aurait données Griffon.

La maxime que celui à qui le crime profite est réputé l'auteur du crime, a fait soupçonner Pepin d'avoir eu plus de part à la mort de Griffon que le duc d'Aquitaine, auquel il suffisait que Griffon fût éloigné ; et ce soupçon n'était que trop justifié par la cruauté dont Carloman et Pepin s'étaient rendus coupables envers Theudoalde leur cousin-germain, ce petit-fils de Pepin de Héristal et de Plectrude, que Charles Martel avait, dépouillé du partage qui lui avait été laissé par son aïeul. A la mort de Charles Martel, Theudoalde avait réclamé ce partage. Il ne s'agissait pas de moins que de la Neustrie entière et de la Bourgogne : Carloman et Pepin jugèrent que de si vastes prétentions n'étaient pas susceptibles d'accommodement ; ils aimèrent mieux se défaire de Theudoalde que de lui rendre justice.

Ces troubles et la jeunesse des princes enhardirent. les grands à pousser leurs représentations sur la vacance du trône plus loin qu'ils n'avaient osé le faire du vivant de Charles Martel ; les princes furent obligés de céder, et de convoquer l'assemblée d'élection ; le fantôme qu'ils convinrent de charger de la couronne, et qui n'eût jamais été connu, dit l'abbé Le Gendre, s'il n'avait été détrôné, se nomma Childéric III, et fut surnommé l'Insensé. On croit — car tout ce qu'on sait de lui, c'est qu'il fut encore plus méprisé que ses prédécesseurs —[19], on croit qu'il était fils de Thierry de Chelles ; quelques auteurs disent qu'il était son frère, et fils de Dagobert. III ; d'autres lui donnent pour père ce Clotaire que Charles Martel avait fait roi, et duquel on ne sait rien non plus.

L'exemple qu'avait donné le duc d'Aquitaine, Hunaud, ne resta pas sans incitateurs. Carloman, persuadé, sur la-foi du clergé, que son père était damné tourmenté de cette idée, dégoûté du siècle, alla aussi s'ensevelir dans le cloître, soit qu'on lui permît encore d'espérer, que sa-pénitence pourrait suppléer à celle que son père aurait dû faire, soit que l'affreux tableau d'un père dévoué à des tourments éternels lui fît redouter pour lui-même les dangers de la grandeur et de la gloire. Il alla à Rome recevoir la tonsure des mains du pape Zacharie, et habita d'abord au mont Soracte, où il fit bâtir un monastère en l'honneur du pape saint Silvestre[20], qui s'était, dit-on, autrefois caché sur cette montagne pour échapper à la persécution. Dans la suite, Carloman jugea qu'un grand prince, devenu moine, excitait une curiosité qui lui attirait trop de visites. Pour se dérober à ces distractions et à ces faibles retours vers le siècle, il alla s'enfermer au Mont-Cassin. Là, on dit qu'il aimait à remplir, par humilité, les emplois réputés les plus vils, qu'il servait à la cuisine, qu'il travaillait au jardin, qu'il gardait les troupeaux de l'abbaye dans les champs. Il y fut suivi, trois ans après, par le roi des Lombards, Rachis, qui vint aussi s'enfermer dans cette retraite, où, tant qu'il vécut, il cultiva de ses mains une vigne longtemps connue sous le nom de vigne de Rachis.

On peut croire que Pepin, malgré l'union qui avait toujours régné entre les deux frères, ne fit pas de bien fortes instances à Carloman, pour le détourner de son projet ; il y gagnait l'Austrasie : Carloman soit indifférence pour ses fils, soit confiance extrême en son frère, lui remit entièrement leur sort. C'était, dit un historien, donner les brebis à garder au loup. En effet, Pepin répondit mal à la confiance de son frère ; il fit raser ses enfants, et depuis ce temps leur sort est ignoré.

La retraite de Carloman dans un cloître, et la mort de Griffon, laissaient toute l'autorité entre les mains de Pepin-le-Bref, comme elle avait été entre les mains.de son père et de son aïeul, c'est-à-dire toujours avec cette condition importune et inquiétante de donner le vain titre de roi à un descendant de Clovis ; mais l'autorité des maires allait toujours en croissant, et pouvait impunément devenir toujours plus entreprenante. Pepin de Héristal s'était contenté d'interdire aux rois toute connaissance des affaires, et tout exercice de l'autorité. Charles Martel s'était permis de ne pas nommer de roi, et n'a voit pas osé aller plus loin ; Pepin-le-Bref osa détrôner celui qu'on l'avait forcé de nommer.

Pepin s'était rendu, comme son père et son aïeul, redoutable par les armes ; il avait ajouté à la gloire de sa maison, c'était avoir ajouté à sa puissance ; il avait fait respecter la souveraineté de la France par tous les peuples vassaux ou tributaires ; il avait dompté les Allemands, les Bavarois, les Saxons, les Aquitains ; il était victorieux, il était maitre ; il n'avait point, comme Charles Martel, encouru l'indignation du clergé, par une dispensation profane des biens ecclésiastiques ; il avait beaucoup plus ménagé l'orgueil des grands ; il n'avait rien à craindre des obstacles qui naissent des mauvaises dispositions ; il n'avait rien à craindre non plus des idées établies ; le vieux respect pour le sang de Clovis était détruit par le long avilissement de cette race malheureuse ; les temps étaient arrivés, le siècle était mûr pour le grand changement qu'on voulait faire.

Pepin convoque à Soissons, pour le 1er mars 752, l'assemblée générale des grands et des prélats. Ses partisans y proposent sans détour de déposer Childéric, et de donner la couronne à Pepin. La proposition est unanimement agréée.

C'est un problème historique de savoir s'il est vrai que le pape Zacharie ait été consulté sur cette affaire, et que sa décision ait déterminé les suffrages des Français.

La plupart des anciennes chroniques disent expressément que Burchard évêque de Wurtsbourg, et Fulrad abbé de Saint-Denis, furent envoyés à Rome pour proposer au pape cette question : Lequel devait être roi, ou celui qui en avait le nom sans en faire les fonctions, ou celui qui en remplissait les fonctions sans en avoir le nom[21]. Proposer une semblable question, dit un auteur, c'est la résoudre ; le pape décida que le nom devait suivre la chose. Sur cette décision, Pepin fut élu, et reçut l'onction sacrée des mains d'un légat du saint siège ; c'était Vinfride, prêtre anglais, bien plus connu sous le nom de saint Boniface, archevêque de Mayence, et apôtre de la Germanie.

Des critiques observent que plusieurs de nos anciennes annales gardent le silence sur le fait de la question proposée au pape Zacharie ; qu'il n'en est parlé, ni dans la vie de ce pape, écrite par Anastase le bibliothécaire, ni dans celle de saint Boniface, par Villibade son disciple, évêque d'Aischstat ; que le pape Zacharie n'en dit rien, ni dans ses lettres à Pepin, ni dans ses lettres à saint Boniface ; qu'enfin il serait bien étrange que, sur un fait de cette importance, le pape n'eût fait qu'une réponse verbale, et qu'on s'en fût contenté.

On pourrait répondre à cette dernière objection, que la démarche faite auprès du pape n'étant qu'un hommage dont on ne croyait pas alors pouvoir se dispenser à son égard, et la réponse étant toute dictée par la question, on pouvait s'être contenté de la réponse qu'il avait voulu faire, sans exiger de lui une réponse par écrit sur une matière si délicate ; que d'ailleurs il avait peut-être fait une réponse par écrit quine subsiste plus.

Quant au silence de quelques auteurs, on peut observer qu'il ne saurait avoir la vertu de détruire des témoignages positifs, qu'on n'a aucune autre raison de récuser.

Il y a une troisième opinion, c'est celle de ceux qui regardent la consultation et l'ambassade comme chimériques, mais qui disent que, quand le pape Étienne III, successeur de Zacharie — après Étienne II —[22], vint dans la suite en France, Pepin lui fit part des scrupules qu'il avait d'avoir détrôné son souverain légitime, auquel il avait lui-même prêté serment de fidélité, et que le pape, pour calmer sa conscience, le releva de ce serment[23]. Ce dernier fait paraît constant, mais il ne détruit pas le premier. Étienne III peut n'avoir fait qu'achever et confirmer l'ouvrage de Zacharie.

Enfin il y a une quatrième opinion qui absout Pepin d'usurpation, le pape de connivence avec un usurpateur, et les Français d'infidélité envers la race de Clovis[24] ; c'est que Childéric, à l'imitation de Hunaut et de Carloman, abdiqua volontairement, pour se retirer dans un cloître ; ce qui ayant fait rentrer les Français dans le droit d'élire un roi, ils firent certainement le choix le plus convenable.

Cette opinion nous paraît susceptible de trois difficultés.

L'une est que Childéric avait un fils.

L'autre, qu'il restait d'autres princes de la race de Clovis.

La troisième, que l'abdication de Childéric, d'après les circonstances, pouvait difficilement paraître volontaire.

Il n'est pas nécessaire que ces diverses questions soient résolues, il suffit qu'on sache qu'elles ne le sont pas, et qu'on peut choisir entre les quatre opinions, ou prendre le parti de n'en adopter aucune, et de rester-dans le doute.

Childéric fut rasé et enfermé au monastère de Sithieu ; c'est la célèbre abbaye de Saint-Bertin à Saint-Orner ; son fils, nommé Thierry, vécut et mourut de même, presque ignoré à l'abbaye de Fontenelle, aujourd'hui Saint-Vandrille.

 

PEPIN-LE-BREF, ROI DE FRANCE.

 

Ce fut Pepin-le-Bref qui introduisit l'usage du sacre. Sous la première race, l'inauguration des rois avait été une cérémonie militaire ; Pepin voulut en faire une institution religieuse. Fondateur d'une nouvelle race de rois, tandis que l'ancienne subsistait, témoin de la fragilité de tous les liens humains, il voulut attacher les peuples à sa famille par ce lien indissoluble qui unit les hommes à la divinité. C'est dans le même esprit que, pour donner plus d'importance à cette institution, et plus de solennité à cette cérémonie, il voulut être sacré par un légat du saint siège : il reçut en effet l'onction des mains de saint Boniface ; la cérémonie se fit à Soissons, la prérogative de sacrer les rois n'ayant été attribuée au siège de Reims que dans le douzième siècle, par Louis-le-Jeune.

Ce ne fut pas encore sans un objet politique qu'il fit couronner avec lui la reine Berthe sa femme[25]. Par-là il faisait adopter à la nation les enfants qu'il avait déjà de cette princesse[26]. Pepin n'était âgé alors que de trente-huit ans : outre ses enfants déjà nés, il pouvait en avoir d'autres dans la suite, soit 'de cette princesse, soit d'une autre femme. Un souvenir confus de l'histoire ancienne apprenait qu'on avait quelquefois élevé la question : Si les enfants, nés depuis l'avènement du père au trône, ne devaient pas être préférés à ceux qui étaient nés avant cet avènement ; question bien frivole ; car, du moment où le père est parvenu au trône, soit à titre héréditaire, soit par élection dans un cas extraordinaire, comme celui où se trouvait Pepin, le fils est devenu l'héritier présomptif du trône[27], comme des autres biens que le père pourrait laisser à sa mort ; et pour que les fils, nés depuis l'avènement, pussent l'emporter sur le fils né avant cette époque, il faudrait que les peuples qui ont appelé le père, eussent exclu formellement le fils défia né, en faveur de ceux qui pourraient naître dans la suite ; ce qui ne peut arriver que dans des cas particuliers, et que pour des raisons légitimes : par exemple, lorsque les peuples appellent au trône un homme qui n'y aurait point de droit ; à condition d'épouser une princesse du sang royal ; alors, comme c'est la race de la femme qu'on à en vue, si le roi élu a des enfants d'un premier lit, on les exclut en faveur de ceux du second. Hors de ces cas extraordinaires, l'aîné est toujours le successeur désigné. Si la raison que l'un est né fils de. roi, et l'autre fils- d'un sujet, pouvait avoir lieu, elle serait applicable à tant de cas, que tout ordre de succession en serait interverti ; le fils aîné du dauphin, devenu roi dans la suite, ne succéderait point à son père, au préjudice des cadets, nés depuis l'avènement. Charles IX, né en 1550, temps où Henri II son père était roi, aurait dû exclure François II, né du vivant de François Ier ; tout cela serait absurde. Cependant l'histoire des Perses nous offre la fameuse contestation élevée à la mort de Darius, fils d'Hystaspe, entre Artabazane, né lorsque Darius son père n'était encore qu'homme privé, et Xerxès, né depuis que Darius était roi ; la décision d'Artabane leur oncle, qu'ils prirent pour arbitre, fut favorable à Xerxès, c'est-à-dire au cadet. Tout ce qu'on peut dire de cette décision, c'est que, si elle était fondée sur le motif qui vient d'être énoncé, elle était aussi déraisonnable que l'avait été la convention de donner le trône à celui dont le cheval aurait henni le premier, convention en vertu de laquelle Darius avait régné, encore son écuyer avait-il usé de supercherie pour lui procurer la couronne par ce moyen. Quant à la décision d'Artabane en faveur de Xerxès, observons cependant qu'elle avait un fondement assez plausible, c'est que Xerxès, par Atosse sa mère, était petit-fils de Cyrus, fondateur de l'empire des Perses, et qu'Artabazane son frère était étranger à ce même Cyrus ; mais Xerxès alléguait aussi en sa faveur l'exemple des Lacédémoniens, qui n'appelaient à la succession du royaume, que les enfants nés depuis l'avènement du père[28].

A la mort de Darius Ochus, la même contestation s'éleva entre Artaxerxès Mnémon, et le jeune Cyrus son frère : on avait apparemment reconnu alors l'abus de la première décision, et Artaxerxès, né avant l'avènement de son père, fut préféré au cadet, né depuis l'avènement.

Dans l'histoire moderne, et dans des temps bien postérieurs à Pepin, nous voyons chez les Turcs le prince Zizim disputer l'Empire à Bajazet II son frère aîné, par les mêmes raisons que Xerxès et que le jeune Cyrus, et il ne réussit point.

Pepin voulait ôter tout prétexte à de semblables contestations, il voulait assurer sa succession à ses fils déjà nés, et voilà pourquoi il faisait couronner leur mère.

L'aîné de ces fils est ce Charlemagne dont on va voir l'histoire.

Pepin remplit encore bien mieux son objet, lorsque le pape Étienne III étant venu en France quelques années après, il fit renouveler, par ce pontife, dans l'église de Saint-Denis, la cérémonie de son sacre et de son couronnement, et fit sacrer et couronner avec lui ses deux fils, Charles et Carloman. Le pape lança en même temps-toutes les excommunications d'usage contre quiconque oserait jamais songer à transporter la couronne dans, une autre maison[29], et Hugues Capet enleva la couronne à Charles de Lorraine, comme Pepin à Chilpéric.

Pepin était d'une petite taille, ce qui lui fit donner le surnom de Bref, la taille n'ajoute et n'ôte rien à la valeur, et Pepin avait fait ses preuves ; mais dans ces temps encore barbares, où la force et l'adresse du corps décidaient de la supériorité dans tant de genres, on attachait le plus grand prix aux avantages extérieurs, et Pepin croyait s'apercevoir que plusieurs seigneurs français qui les possédaient plus que lui voyaient avec peine au-dessus d'eux un homme qui en était privé : il se plaisait à combattre devant eux ce préjugé : David, leur disait-il, était petit, et il terrassa Goliath.

Une autre fois, il leur montra, d'une manière bien plus imposante, sa supériorité personnelle. Les combats de bêtes féroces étaient alors les spectacles de là nation, et ils étaient assortis aux mœurs du temps. Le roi étant à l'abbaye de Ferrières, donna pour divertissement aux gens de sa cour un combat d'un lion contre un taureau sauvage[30]. Dans le moment où ces animaux étaient le plus acharnés l'un sur l'autre, et où le lion commençait à renverser le taureau : Il faudrait, dit le roi, aller séparer les combattants ; soit qu'on crût qu'il plaisantait, soit qu'on vît qu'il parlait sérieusement, personne ne s'offrit ; le roi s'élance par-dessus la barrière, et le voilà sur l'arène seul avec ces animaux ; personne ne le suit ; il court au lion et lui coupe la gorge, puis d'un revers il abat la tête au taureau, faisant preuve ainsi à-la-fois et de force et de courage. Eh bien, dit-il en se tournant du côté des seigneurs de sa cour, encore immobiles d'étonnement, et glacés d'effroi, vous semble-t-il que Pepin-le-Bref soit digne de vous commander ? Cette bravoure de capitan, qui pourrait paraître déplacée chez un roi héréditaire., dans une monarchie paisible, dut être d'un très grand effet dans un siècle barbare, chez une nation toute guerrière, de la part d'un roi nouveau, qui semblait avoir encore à justifier son élection aux yeux mêmes de ceux qui l'avaient faite.

Pepin, devenu roi, en fit la guerre avec plus d'ardeur contre tous ces peuples tributaires de la France qui en étaient les ennemis nés ; les Saxons, contre lesquels tous nos rois ou chefs avaient perpétuellement à combattre ; les Bretons, et surtout le duc d'Aquitaine, Gaïffre, dont nous avons déjà parlé ; il n'avait pas été moins remuant que Hunaud son père, et il fut encore plus cruellement puni, nous disons puni, pour nous conformer à la foule des historiens, dont nous aurons lieu d'examiner dans la suite le récit. Il avait profité de tous les moments où Pepin était engagé dans des expéditions lointaines, pour faire des courses dans diverses provinces de France[31] ; quatre fois Pepin, avec la rapidité de son père, était accouru d'une extrémité du royaume pour le réprimer et le châtier, et chaque fois d lui avait enlevé quelque partie de ses États. Rien ne corrigeait le duc. Pepin ayant d'abord usé de quelque clémence, s'irrita enfin d'une perversité si opiniâtre, et passa jusqu'à une sévérité pour le moins excessive. Rémistain, oncle de Gaïffre, qui, après s'être soumis à Pepin, était retourné au parti de son neveu, étant tombé entre les mains du roi, il le fit pendre [758] ; violence qui fait horreur, fût-elle justifiée par toutes les lois de la féodalité ; ce qui pouvait n'être pas, comme on le verra dans la suite. Ayant pénétré pour la cinquième fois au fond de l'Aquitaine, il avait gagné une grande bataille contre Gaïffre, qui, dépouillé de tous ses États, abandonné de tous ses soldats, errant, fugitif, cherchant partout un asile, et n'en trouvant point, fut tué par ses sujets mêmes, qui s'ennuyaient de tant de guerres, ou par ses domestiqués, que Pepin avait gagnés[32].

L'Aquitaine fut alors réunie à la couronne, quoique Gaïffre eût un fils : ce fils, manquant de moyens pour se rétablir dans les États de ses pères, s'en tint au duché de Gascogne, qui lui fut laissé dans la suite ; mais il conserva contre les Français une haine éternelle, dont il leur donna, dans l'occasion, des marques éclatantes.

Pepin enleva aussi Narbonne et presque tenté la Septimanie ou le Languedoc aux Sarrasins, dont le génie terrassé par celui de la maison de Pepin.

Mais il y a dans le règne de Pepin-le-Bref, comme dans l'administration de Charles Martel, une expédition qui efface toutes les autres, et qui est comme la grande et la principale époque dans leur vie. Pour Charles Martel, c'était l'expédition contre les Sarrasins ; pour Pepin, c'est l'expédition contre les Lombards.

Cette guerre, on plutôt cette suite de guerres contre les Lombards, est un grand événement, plus encore dans l'histoire de la politique et de la religion, que dans l'histoire des combats.

Les papes n'étaient pas encore une puissance temporelle, et brûlaient d'en devenir une ; ils avaient pour ennemis les deux grandes puissances qui se disputaient l'Italie ; savoir, les empereurs Grecs et les Lombards ; ils avaient excommunié, à titre d'iconoclastes, les empereurs Léon l'Isaurien et Constantin Copronyme, et comme, suivant les principes de Rome, la dépouille des hérétiques appartenait au saint siège, les papes redemandaient aux Lombards la pentapole et l'exarchat de Ravenne, que ceux-ci avaient conquis sur les empereurs grecs, en exécution, disaient les papes, et à la faveur de l'excommunication lancée contre ces empereurs. Les Lombards prétendaient avoir conquis ces pays pour leur propre compte et indépendamment de toute excommunication ; ils avaient même une autre prétention bien plus contraire à celle des papes. Rome avait toujours dépendu de l'exarque de Ravenne, qui la gouvernait au nom de l'empereur : les Lombards s'étant unis par la conquête aux droits de l'empereur, et étant alors exarques de Ravenne, réclamaient la souveraineté sur Rome. En conséquence, Astolphe, roi des Lombards, avait fait aux Romains des sommations très fières et très pressantes de reconnaître Son autorité, et de lui payer tribut. On voit quelle était la valeur de tous ces droits ; on voit que la force les avait seule établis, et que l'artifice demandait à entrer en partage.

Les papes ne voyaient qu'une puissance qu'ils pussent opposer avec succès aux Lombards ; c'était la France : les prétentions des papes ne pouvaient paraître légitimes qu'à une puissance qui fût dans la disposition actuelle de ne rien refuser aux papes ; et cette puissance, c'était encore la France. Nous avons vu que Pepin-le-Bref, dans le projet de consacrer, par la religion, le couronnement de sa race, et de la préserver, par ce moyen, du sort qu'il avait fait éprouver lui même à la race mérovingienne, ne désirait rien tant qu'une alliance intime avec les papes. Étienne lui ayant porté ses plaintes sur la violence des Lombards, Pepin saisit cette occasion de l'inviter à passer en France, pour qu'ils pussent conférer à loisir de leurs communs intérêts. Les Lombards, amis de la France sous Charles Martel, et qui ne voulaient pas en devenir ennemis sous Pepin-le-Bref, n'osèrent s'opposer au passage du pape, quoiqu'ils vissent trop bien l'objet de son voyage.

Les auteurs varient sur le cérémonial qui fut observé en France à la réception d'Étienne III. Dans la suite, lorsque la souveraineté temporelle eut été jointe chez les papes à la dignité spirituelle, et lorsque diverses conjonctures eurent concouru à augmenter ces deux pouvoirs l'un par l'autre, les rois parurent se plaire à rendre des honneurs presque divins à celui d'entre eux qui, le dernier par sa faiblesse, était le premier par ces titres de père commun et de médiateur universel. Anastase le bibliothécaire, qui vivait dans un temps où cet usage était établi, jugeant peut-être des usages antiques par ceux dont il était témoin, représente Pepin prosterné devant Étienne, lui jurant obéissance, marchant à pied en tenant les rênes du cheval du pape[33]. Les annales de Metz, au contraire[34], disent que le pape parut en suppliant, sous la cendre et le cilice ; qu'il se jeta aux pieds du roi, et ne voulut se relever qu'après que le roi lui eut accordé sa protection, et lui eut promis son secours[35]. Des auteurs contemporains n'entrent point dans tous ces détails, et disent seulement que le pape fit des présents, -fut bien reçu, et qu'on l'assura d'un prompt secours.

Le prince Charles, fils aîné, de Pepin-le-Bref, paraît pour la première fois dans cette occasion ; il avait environ douze à treize ans : il alla au devant du pape à plus de trente lieues, et le conduisit à Pontyon, maison royale dans le Pertois, où Pepin l'attendait.

Ce fut pendant son séjour en France qu'Etienne III sacra et couronna, comme nous l'avons dit, Pepin Berthe, leurs deux fils Charles et Carloman, et donna l'absolution à Pepin pour son usurpation.

Pepin, de son côté, décidé à tout faire pour le pape, par intérêt et par reconnaissance assembla un parlement à Crécy-sur-Oise, pour faire résoudre la guerre contre les Lombards ; car, il faut observer que, quelle que pût être alors l'autorité des rois sur les peuples, et l'inclination des peuples pour les combats, la guerre ne pouvait être résolue que dans une assemblée nationale ; c'était du moins un usage qui tenait lieu de loi, quoique Charles Martel s'en fût souvent écarté au grand mécontentement de la nation. En effet, une résolution si importante et d'un si grand intérêt, soit pour tout l'État, soit pour chaque particulier, dont elle compromet la fortune et la vie, est sans doute celle qui exige le plus de conseil, et qui doit le moins être abandonnée aux caprices particuliers. Pepin, attentif à se concilier les cœurs, est celui de nos rois qui a donné le plus de part aux grands dans l'administration des affaires et dans les délibérations concernant la guerre et la paix, sûr de se rendre le maître de ces délibérations par les égards mêmes qu'il témoignait pour la liberté publique. Instruit par les fautes d'un père auquel il n'avait manqué que d'être aimé, il cherchait en tout à complaire aux grands, ainsi qu'au clergé ; mais il savait aussi s'en faire obéir.

Etienne et Pepin virent paraître dans cette assemblée de Crécy-sur-Oise un homme qu'ils n'attendaient pas, et qu'ils désiraient encore moins : cet homme était un moine ; mais ce moine était un prince, et le frère aîné de Pepin-le-Bref ; c'était ce Carloman retiré au Mont-Cassin. Le rôle qu'il venait jouer pouvait surprendre autant que son arrivée imprévue. Prince, il ne venait point réclamer les grandeurs qu'il avait quittées ; moine, il venait combattre les injustices d'un pontife ambitieux, il venait défendre un prince laïc contre Rome. Habitant du Mont-Cassin, et par-là sujet du roi des Lombards, il venait en remplir les devoirs, il venait plaider la cause de son souverain, qui l'en avait chargé : il la plaida noblement, avec sagesse, avec éloquence ; il fit impression[36]. Astolphe avait très bien compris d'ailleurs l'effet que pourraient faire sur les esprits la vue inopinée de ce prince[37], le souvenir du rang qu'on l'avait vu tenir en France, la comparaison de son état présent avec son état passé. Etienne III et Pepin avaient espéré que la guerre serait résolue sur-le-champ et sans contradiction ; les grands, entraînés par les raisons de Carloman, arrêtèrent qu'on enverrait des ambassadeurs à Astolphe, et qu'on lui offrirait douze mille sotie d'or pour l'inviter à la paix. Pepin prit ombrage de l'ascendant que son frère avait paru avoir dans cette occasion, et il s'en vengea d'une manière indigne. De concert avec le pape, et afin, disait-il, que ce sujet si zélé ne fût plus sujet que de son frère, il le fit enfermer dans un monastère à Vienne, et ce fut aussi alors qu'il fit raser et disparaître les enfants de Carloman. Le père mourut cette même année dans sa prison. Pepin fut fortement soupçonné d'avoir hâté sa mort, et il avait trop mérité ce soupçon.

Le corps de Carloman fut transféré au Mont-Cassin ; ses cendres y reposent sous le grand'autel dans une urne d'onyx, où on a mis, en 1628, l'inscription suivante, dont l'auteur, en employant les mots de roi et de sceptre, a eu plus d'égard à la réalité du pouvoir qu'au titre, Carloman n'ayant jamais eu le titre de roi.

Corpus sancti Carolomani,

Regis et monachi Cassinensis ;

Quem clariorem reddidit cella, quam regia ;

Cucullus, quam purpura ;

Pedum, quam spectrum ;

Obedientia, quam imperium.....

Pour rendre complètement justice à Carloman, il faudrait entendre cette inscription dans un sens moins flatteur que celui que l'auteur avait, dans l'esprit, et dire qu'en effet Carloman était bien plus fait pour le cloître que pour la cour, pour le froc que pour la pourpre, pour l'obéissance, que pour le commandement.

Les ambassadeurs français trouvèrent Astolphe très disposé à la paix ; il offrait d'y faire tous les sacrifices convenables : il se désistait de son entreprise sur Rome ; mais il refusait, avec raison, de céder au pape la pentapole et l'exarchat de Ravenne, conquis par les armes et le sang de ses sujets. Et en effet, il n'était pas plus obligé de remettre au pape .ces dépouilles des hérétiques grecs, que Pepin de remettre au pape les dépouilles des infidèles sarrasins dont son père et lui s'étaient enrichis.

Sur ce refus si naturel, la guerre fut résolue, après que Pepin eut envoyé, seulement pour la forme, une seconde ambassade au roi dés Lombards, afin de montrer un faux zèle pour la paix, et parce que les grands paraissaient désirer cette démarche.

Ce fut alors que Pepin-le-Bref et les deux princes ses enfants, créés patrices de Rome par le pape et par le peuple romain, firent, du consentement des grands du royaume, à l'église de Saint-Pierre, cette célèbre donation de l'exarchat et de la pentapole[38], qui a donné naissance à la puissance temporelle des papes ; car la prétendue donation faite au pape Silvestre, par l'empereur Constantin, de la ville de Rome et de quelques provinces d'Italie, est bien reconnue aujourd'hui pour une fable, quoique le Saint-Siège ait longtemps essayé de la faire valoir, quoique le pape Adrien l'allègue expressément dans une lettre à Charlemagne, et qu'Hincmar en parle dans ses œuvres comme d'un titre constant.

La donation de Pepin était faite avant la conquête[39], et l'évènement pouvait répandre un assez grand ridicule sur cette libéralité précoce : mais Pepin ne donnait que ce qu'il pouvait livrer, et ne se vantait que de ce qu'il pouvait faire. Il passe les Alpes, force le pas de Suse, taille en pièces l'armée des Lombards, assiège Astolphe dans Pavie. La frayeur saisit Astolphe ; il promet tout pour se tirer de danger, et donne toutes les assurances qu'on exige ; il livre pour otages quarante des principaux seigneurs lombards ; consent que le pape soit mis dès l'instant même en possession de Narni, en attendant que l'évacuation entière de l'exarchat et de la pentapole pût s'effectuer.

Sur la foi de ces serments, surtout de ces sûretés, et plus encore de la vengeance qu'il se sentait en état de tirer d'Astolphe, si celui-ci osait manquer à sa parole, Pepin crut pouvoir reprendre la-route de France, dans la crainte que les lavanches ne fermassent le pas sage des Alpes ; il laissa seulement en Italie un abbé, nommé Fulrade, pour recevoir d'Astolphe les villes de l'exarchat et de la pentapole, et les remettre au pape. L'éloignement de Pepin ayant permis au roi lombard de respirer ; il songea aux moyens d'éluder l'engagement où il avait été forcé ; il différa, sous divers prétextes, la restitution des places ; puis, s'enhardissant par degrés, et ne se bornant plus même au refus de l'évacuation promise, il alla jusqu'à faire des courses sur le territoire de Rome, et jusqu'à investir lé pape dans cette place. Les crié douloureux du pape se firent entendre jusqu'en France[40]. A cette nouvelle, Pepin avec cette célérité qui distingue les héros de sa maisons repasse les Alpes, délivre Rome, détruit une seconde armée de Lombards, assiège de nouveau Astolphe dans Pavie, et le presse si vivement, qu'Astolphe voyant à quel guerrier il avait affaire, et cédant à sa destinée, prit le parti d'exécuter de bonne foi, quoiqu'un peu lentement, un nouveau traité signé à Pavie ; traité plus onéreux encore que le premier, et par lequel, outre l'évacuation de l'exarchat et de la pentapole, il se reconnut vassal et tributaire de la France. L'abbé Fulrade reçut une à une, et de loin en loin, les clefs des places promises, et les déposa sur le tombeau de saint Pierre ; avec l'acte de la donation faite au pape par Pepin et par ses fils. Etienne I Il ne jouit pas longtemps de cette libéralité ; il mourut dès l'année suivante.

Astolphe survécut encore moins de temps à sa disgrâce, et Pepin, tout-puissant en Lombardie, procura, de concert avec le pape Etienne III, qui vivait encore, la couronne à Didier, qui avait été général des armées d'Astolphe, et dont le pape lui avait répondu, parce que Didier avait promis de consommer la restitution commencée par Astolphe. Les successeurs d'Etienne III sentirent aisément la nécessité de rester attachés à Pepin.

Il devait être indifférent à l'empereur grec que l'exarchat et la pentapole fussent dans les mains des papes ou dans celles des Lombards, ou plutôt il devait les aimer mieux entre les mains des papes ; c'était une barrière entre lui et les Lombards : mais Constantin Copronyme voulut essayer si ce Pepin, si libéral du bien d'autrui, ne pourrait pas être engagé, par des négociations et des présents, à restituer ce même bien à l'ancien possesseur, ou à le partager du moins entre les empereurs et les papes ; il paraît que tel était l'objet d'une ambassade solennelle que l'empereur envoya vers ce temps à Pepin. Parmi les présents dont les ambassadeurs étaient chargés pour le roi, on remarqua surtout un orgue, la premier que l'on eût vu en France[41]. Le roi en fit présent à l'abbaye de Saint-Corneille de Compiègne.

De son côté, le pape Paul, frère et successeur d'Etienne III, connaissant le goût de Pepin pour tout ce qui concernait le culte et la liturgie, goût qu'on appelait alors amour des lettres, lui envoya des chantres de l'église romaine, pour instruire ceux du palais[42]. Il lui envoya aussi quelques livres recherchés alors, et une horloge d'invention nouvelle, que les historiens appellent horloge nocturne. Jusque-là on ne connaissait point de manière de mesurer le temps, qui ne dépendît du soleil ; on n'avait point d'autres horloges que les cadrans solaires. Tout ce qu'on sait de cette nouvelle horloge, c'est qu'elle marquait les heures la nuit comme le jour. La description qu'on nous en a laissée ne nous apprend point d'ailleurs si c'était une horloge de sable, ou d'eau, ou à roues. Pepin parut sensible à ces hommages que lui attiraient sa gloire et sa puissance. Les ambassadeurs grecs surtout furent très accueillis ; mais les empereurs n'obtinrent rien : le roi fut jaloux de faire jouir les papes du bienfait qu'ils tenaient de sa valeur et de sa générosité.

Ces héros impétueux se consumaient par le mouvement et la fatigue, et mouraient épuisés avant le temps ; leur activité, qui accablait leurs ennemis, les dévorait eux-mêmes. Charles Martel mourut à cinquante ans ; Pepin-le-Bref à cinquante-trois. Pepin de Héristal, plus modéré que son fils et que son petit-fils, et mêlant davantage le repos à Faction, paraît avoir rempli une plus longue carrière. Charlemagne, encore plus actif que son père et son aïeul, est, comme nous l'avons dit, le seul de nos rois, avant Louis XIV, qui ait passé soixante et dix ans : mais il fut donné à Charlemagne d'être extraordinaire en tout ; il avait une force de corps qui tenait du prodige, et qui le fait sortir de l'ordre commun.

Pepin est, à regard de Charlemagne, ce que Philippe, roi de Macédoine, avait été à l'égard d'Alexandre. Quelque grands qu'aient été' par eux-mêmes Philippe et Pepin, leur plus beau titre de gloire est d'avoir été pères, l'un d'Alexandre, l'autre de Charlemagne ; aussi mit-on pour tout éloge sur le tombeau de Pepin cette inscription :

Ci-gît le père de Charlemagne.

inscription qui rappelle ce que Cicéron a dit du père de Caton, qu'il tire son nom de son fils, comme les autres tirent leur nom de leur père[43].

Pepin-le-Bref, par son ardeur et ses talents pour la guerre, par son audace, par son activité, par le nombre, la qualité, le succès de ses expéditions, est si semblable à Charles Martel, qu'il est impossible de dire lequel des deux l'emporte comme guerrier mais il était plus intéressant, plus juste, plus utile pour la religion et pour l'État d'arrêter, au sein de la France, le torrent des Sarrasins, prêt à inonder la chrétienté, que d'aller au-delà des Alpes écraser les Lombards, pour enrichir des pontifes, que cette puissance Même rendit dans la suite trop ambitieux.

Convenons cependant que les réflexions de M. le président Hénault sur l'utilité de la puissance temporelle des papes méritent considération.

Bien loin, dit cet estimable écrivain, d'être de l'avis de ceux qui ont déclamé contre la grandeur de la cour de Rome, et qui voudraient ramener les papes au temps où les chefs de l'église étaient réduits à la puissance spirituelle, et à la seule autorité des clefs, je pense qu'il était nécessaire, pour le repos général de la chrétienté, que le Saint-Siège acquît une puissance temporelle : tout doit changer en même temps dans le monde, si l'on veut que la même harmonie et le même ordre y subsistent. Le pape n'est plus, comme dans les commencement, le sujet de l'empereur ; depuis que l'église s'est répandue dans l'univers, il a à répondre à tous ceux qui y commandent, et par conséquent aucun ne doit lui commander ; la religion ne suffit pas pour imposer à tant de souverains, et Dieu a justement permis que le père commun des fidèles entretînt, par son indépendance, le respect qui lui est dû : ainsi donc il est bon que le pape ait la propriété d'une puissance temporelle, en même temps qu'il a l'exercice de la spirituelle ; mais pourvu qu'il ne possède la première que chez lui, et qu'il n'exerce l'autre qu'avec les limites qui lui sont prescrites.

Nous ne prétendons rien opposer à ce morceau, pour le moins très ingénieux, et certainement très. pensé, nous ne prétendons pas non plus l'adopter ; nous disons seulement — et ceci ne regarde plus l'opinion de M. le président Hénault —, que, service pour service et exploit pour exploit, le service rendu à toute la chrétienté par Charles Martel est préférable au service rendu aux papes seuls par Pepin-le-Bref.

C'est sous Pepin que l'assemblée nationale et militaire, appelée autrefois le Champ-de-Mars, parce qu'elle se tenait le premier mars à l'ouverture de la campagne, fut remise au premier mai, parce que la cavalerie, devenue plus nombreuse dans les armées françaises, obligeait d'attendre une saison plus favorable pour les fourrages. Pepin. sut éviter les fautes reprochées à son père, il daigna être plus habile, il ménagea plus les grands, et surtout le clergé ; il n'entreprenait rien sans assembler des parlements ; mais il fit périr Theudoalde, son cousin-germain, pour se dispenser de lui donner un partage ; mais il est violemment soupçonné d'avoir fait périr Carloman et Griffon son frère ; il est convaincu d'avoir fait raser et disparaître les enfants de Carloman pour envahir leur héritage ; il est convaincu d'avoir, par une violence odieuse, fait pendre l'oncle du malheureux Gaïffre, pour son attachement à son neveu. On ne trouvera rien de semblable dans la vie de Charles Martel ; il fit des fautes contre la politique ; Pepin-le-Bref commit des crimes politiques.

Cependant. Charles Martel est damné ; un dragon noir, symbole de la noirceur de son aine, habite son tombeau, tandis gué son corps est dans l'enfer, où le démon l'a transporté ; et la mémoire de Pepin-le-Bref est en honneur dans l'église ; c'est que Charles Martel dépouillait le clergé, et que Pepin-le-Bref l'enrichit.

Pepin voulut être enterré à la porte de l'église de Saint-Denis, le visage contre terre, dans la situation d'un pénitent, pour expier, quoi ? sans doute la mort de Theudoalde, de Carloman et de ses fils, de Griffon, de Rémistain, de Gaïffre ? non, mais pour expier, dit l'abbé Suger, les usurpations de son père sur les ecclésiastiques[44]. C'était là le crime énorme qui épouvantait encore, et plus que jamais, au bout de cinq siècles, et auprès duquel tous les attentats de la politique n'étaient rien ; c'était le crime de son père que Pepin expiait à l'heure de la mort ; il n'avait rien à expier pour lui- même ; la pentapole et l'exarchat, donnés au pape, avaient tout purifié.

Telles étaient les mœurs et les idées que Charlemagne trouva établies à son avènement au trône, et elles avaient déjà fait du progrès en bien. On ne revoyait plus, depuis un certain temps, ces violences monstrueuses des fils de Clovis, des fils de Clotaire Ier, et de leurs femmes. L'horreur même qu'avaient causée ces violences, avait ouvert, sous Clotaire II, un passage à des mœurs moins barbares.

Les ancêtres connus de Charlemagne étaient sûrement bien moins féroces que les rois guerriers de la race mérovingienne, et ce n'est pas la peine de dire qu'ils valaient mieux que les rois fainéants qu'ils détrônèrent. Charles Martel et les deux Pepins avaient même cette grandeur et cet éclat qui distinguent les héros ; les conquérants mérovingiens, au contraire, n'étaient que des assassins terribles. Les crimes de pure férocité devenaient beaucoup plus rares ; mais on commettait encore les crimes politiques ; on les commettait même par système, c'est la plus ancienne comme la plus funeste des erreurs. On croit que le machiavélisme est la doctrine ou l'erreur des siècles éclairés, on se trompe, il appartient surtout aux siècles barbares ; c'est alors que le fort veut toujours opprimer, et le faible toujours tromper. Les peuples barbares possèdent dans un haut degré cette vile science de nuire, cette petite finesse stupide que l'empire de la routine, l'impuissance d'élever son esprit jusqu'à la raison, et son cœur jusqu'à la justice, font encore honorer du nom de politique. Quand il existera une politique, elle sera bien simple, ce sera la justice, ou, encore mieux, la bienfaisance, qui est la justice suprême ; car il est souverainement juste de faire tout le bien dont on est capable. Ce bien ne sera peut-être pas rendu. Les partisans du système de paix pensent qu'il pourra l'être, et que le bien doit avoir la vertu d'attirer le bien, puisque le mal a celle d'attirer le mal. Ils se flattent peut-être, ou plutôt ils flattent la nature humaine : mais supposons-la aussi ingrate qu'on voudra, du moins et à plus forte raison est-on bien sûr que ce mal, qu'on est toujours si empressé de faire, sera rendu au centuple. Pourquoi donc faire le mal ? Quel intérêt, quelle politique peut prescrire le soin funeste d'assembler ainsi sur sa tête tous les fléaux de la haine et de la vengeance ? Pourquoi saisir toutes les occasions de nuire à ses voisins, parce qu'ils ont saisi ou qu'on prévoit qu'ils saisiront toutes celles de nous nuire ? Eh ! consentons à donner l'exemple, commençons l'expérience du bien ; celle du mal est faite ; nous savons ce qu'il a produit et ce qu'il produira : disons plus ; celle du bien même est faite. En effet, encore un coup, ouvrons nos annales ; malgré notre système perpétuel de guerre, quiconque a voulu vivre en paix, y a vécu. Depuis la fondation de notre monarchie, on n'avait pas encore compris que la paix pût jamais être un état permanent. Depuis Guillaume-le-Conquérant et Philippe Ier, on avait encore moins compris que la France pût faire une paix solide avec les Anglais. Enfin saint Louis vint ; il voulut la paix, et la paix avec l'Angleterre. Quel moyen employa-t-il ? la bienfaisance. Il remit aux Anglais tout ce que le droit rigoureux de confiscation avait pu leur enlever sans trop d'injustice, il conquit les cœurs en rendant des États. Le fruit de cette modération sans exemple fut une paix sans exemple aussi, une paix de trente-cinq ans entre les deux nations, une amitié sincère entre les deux rois, non pas seulement pendant son règne, mais encore pendant le règne entier de Philippe-le-Hardi son fils. Sous Édouard Ier et Philippe-le-Bel on reprit le système de guerre, et il subsiste encore, parce que l'humanité n'a pas encore achevé de payer le tribut qu'elle doit à l'erreur. Voilà ce qu'il faudra souvent redire aux hommes avant qu'ils le comprennent, plus souvent encore avant qu'ils le croient, et bien plus souvent encore avant qu'ils se conduisent en conséquence ; mais il ne faut pas leur épargner la répétition de ce qui est vrai et utile, il ne faut pas surtout craindre pour soi-même les inconvénients de cette répétition, ni mettre son amour-propre d'auteur en jeu, quand il s'agit des droits de la raison et des intérêts de l'humanité. Entrons dans l'histoire de Charlemagne.

 

FIN DE L'INTRODUCTION.

 

 

 



[1] Qui de tant de héros va choisir Childebrand. BOILEAU.

Le nom de cet auteur est Charles Caret ; le titre de son poème, Childebrand, ou les Sarrasins chassés de France. Ce poème a eu trois éditions en trois ans, 1666, 1667 et 1668.

[2] Ann, Met. ad ann. 706, 707, 712, Sec. Cont, Fred. c. 101, 104.

[3] Annal. Metens. ad ann. 714. Gest. Reg. Franc. Sec. Continuat. Fredeg.

[4] Gest. Reg. Franc, c. 51, 52.

[5] Gest. Reg. Franc. Secund. Contin. Fredeg. c. 100. Annal. Metens.

[6] Gest. Francor. c. 53. Sec. Contin. Fredeg. c. 107.

[7] D. Vaissette, Histoire de Languedoc, t. I.

[8] Roderic, l. 3, c. 11.

[9] Adrien de Valois nie, ou du moins révoque en doute cette circonstance, que les Sarrasins eussent avec eux leurs femmes et leurs enfants dans cette expédition contre Charles Martel.

[10] Il parait que Paul Diacre et Anastase le bibliothécaire, qui tous deux ont parlé de ce nombre incroyable, et qui sont les premiers qui en aient parlé, ont confondu la bataille de Poitiers, gagnée par Charles Martel contre les Sarrasins, commandés par Abdérame, en 732, avec la bataille de Toulouse, gagnée par le duc d'Aquitaine, Eudes, contre les mêmes Sarrasine, commandés par Zama, en 721. Une circonstance qui a pu les tromper, c'est qu'Abdérame périt à la bataille de Poitiers, comme Zama dans celle de Toulouse. Paul Diacre parle nettement de Charles Martel, et par conséquent il désigne la bataille de Poitiers ; mais Anastase le bibliothécaire parle d'Eudes, prince d'Aquitaine, et tous deux rapportent la même circonstance des trois cent soixante et quinze mille Sarrasins tués, et quinze cents Français seulement. Anastase cite l'autorité d'Eudes, lui-même, qui l'écrivit ainsi au pape Grégoire II ; ce qui fait voir qu'il s'agit de la bataille de Toulouse, et non de celle de Poitiers ; car, selon le même Anastase, le pape Grégoire II est mort le 11 février 731, et par conséquent n'a point vu la bataille de Poitiers, livrée en 732. Il parait donc que Paul Diacre parle de la bataille de Poitiers, et Anastase de la bataille de Toulouse, et cependant chacun d'eux applique à la bataille dont il parle ce calcul merveilleux des morts des Sarrasins, comparés à ceux des Français ; calcul qui ne peut être vrai ni pour l'une, ni pour l'autre de ces batailles. Au reste, Anastase ne rapporte point la lettre du duc Eudes ; et 1° cette lettre peut n'avoir point été écrite ; 2° en supposant qu'elle l'ait été, elle pouvait ne point contenir le calcul ridicule dont parle Anastase aussi-bien que Paul Diacre ; 3° si la lettre contenait ce calcul, il n'en est pas plus vraisemblable et c'était sans doute une fanfaronnade du duc Eudes ; 4° quant à la bataille dont Anastase a voulu parler, et à laquelle il applique la même circonstance que Paul Diacre rapporte de la bataille de Poitiers, ces deux auteurs peuvent se concilier, si l'on suppose que le pape, à qui la lettre du duc Eudes fut adressée, était, au lieu de Grégoire Il, Grégoire III, son successeur ; entre deux papes consécutifs du même nom, on a pu se tromper sur le nombre qui les désigne ; et 5° enfin de ce qu'Anastase nomme le duc Eudes, il ne s'ensuit pas nécessairement qu'il parle de la bataille de Toulouse ; car des auteurs croient que le duc Eudes était aussi à la bataille de Poitiers, ce point du moins est resté incertain dans l'histoire ; et toit est incertain avec des chroniqueurs qui ne désignent rien, qui ne distinguent rien, qui ne marquent ni les lieux ni les temps.

[11] Continuat. Fredeg. c. 109. Annal. Metens.

[12] Ex Chronic. Centulensi, lib. 2.

[13] Voici ce que porte la lettre écrite à Louis de Germanie, au concile de Quiersy, en 855, par Venilon, archevêque de Rouen, et Erchanrand, évêque de Châlons, au nom des évêques des provinces de Rouen et de Reims.

Quia vero Carlus princeps, Pippini regis pater, qui primus inter omnes Francorum reges ac principes, res ecclesiarum ab eis separavit atque divisit, PRO HOC SOLO MAXIMÈ EST ÆTERNALITER PERDITUS. Nam sanctus Eucherius, Aurelianensium episcopus qui in monasterio sancti Trudonis requiescit, in oratione positus, ad alterum est sceculum raptus et inter cœtera quæ Domino sibi ostendente conspexit, VIDIT ILLUM IN INFERNO INFERIORE TORQUERI. Cui interroganti ab angelo ejus ductore responsum est, quia sanctorum judicatione, qui in futuro judicio cum Domino judicabunt, quorumque res abstulit ei divisit, ante illud judicium ANIMA ET CORPORE SEMPITERNIS PŒNIS EST DEPUTATUS : et recepit simul cum suis peccatis pœnas propter peccata omnium, qui res suas et facultates in honore et ambre Domini ad sanctorum loca in luminaribus divini cultus et alimoniis servorum Christi ac pauperum, pro animarum suarum redemptione tradiderant. Qui in se reversus, sanctum Bonifacium et Fulradum abbatem monasterii sancti Dionysii, et summum Cupellanum regis Pippini ad se vocavit, eisque talia dicens in signum dedit, ut ad sepulchrum illius irent, et si corpus ejus ibidem non reperissent, ea quæ dicebat vera esse concrederent. Ipsi autem pergentes ad prœdictum monasterium, ubi corpus ipsius Carli humatum fuerat, sepulchrumque illius aperientes, VISUS EST EXISSE DRACO, ET TOTUM ILLUD SEPULCHRUM ISTERIUS INVENTUM EST DENIGRATUM, AC SI FUISSET EXUSTUM.

Les évêques déclarent qu'ils tiennent ce fait de gens dignes de. foi, et témoins oculaires.

Nos autem illos vidimus, qui usque ad nostram ætatem duraverunt, qui huic rei interfuerunt, et nobis viva voce veraciter sunt testati quæ audierunt atque viderunt. Observons que ce saint Eucher, qui avait eu révélation de la damnation de Charles Martel, avait été exilé par ce prince, et qu'il était mort en exil au moins trois ans avant Charles Martel. Joan. Bolland. et Godef. Henschen. 20 febr. et apud Sur. t. I, 20 febr. Mém. de Litt., t. 4, p. 707, 708.

[14] La puissance temporelle des papes n'existait pas encore ; mais le pape, par son autorité spirituelle, par sa qualité de père commun des fidèles, par les respects de la chrétienté, n'en était pas moins une puissance.

[15] Annal. Metens. ad ann. 741.

[16] Nous ne comptons point parmi les héritiers de Pepin de Héristal les deux fils de Drogon, dont il n'est pas question dans l'histoire.

[17] Annal. Metens.

[18] Rhegino ad ann. 735.

[19] L'abbé de Vertot a taché de les réhabiliter ; il ne nous parait pas qu'il y ait réussi, excepté sur quelques points peu importants. Il n'a pas changé l'opinion établie ; son argument général, qui est que les historiens, écrivant sous les rois carlovingiens, ont, pour leur plaire, décrié les rois mérovingiens, est très faible, et tend trop au pyrrhonisme. Voyez sa dissertation, t. 4 des Mémoires de Littérature, page 204 et suivantes. Il n'ajoute presque rien à ce qu'a dit l'auteur du livre intitulé l'Esprit de Gerson, imprimé en 1691, et qu'il ne cite pas. Voyez le fragment de cet auteur dans Bayle, article Eginhard, remarque A.

[20] Annal. Metens. ad ann. 747.

[21] Chron. Centul. ad ann. 754. Anonym. ad ann. 752. Eginard Annal. Loisel. ann. 749. Annal. Fuld. ann. 751.

[22] Le pape, que nous nommons ici Étienne II, mourut trois jours après son élection, et sans avoir été sacré ; ce qui fait que beaucoup d'auteurs, et M. Fleury nommément, ne le mettent pas au nombre des papes, et appellent Etienne II celui que nous nommons ici Étienne III.

[23] Mémoires de l'académie des inscriptions et belles-lettres, t. 6, p. 726. Theoph. Chron. p. 337.

[24] Le Cointe, Annal. ecclésiast. sur l'ann. 752.

[25] Nommée Berthe au grand pied, fille de Charibert, comte de Laon.

[26] Secund. continuat. Fredeg. c. 117.

[27] On suppose qu'il s'agit d'un royaume naturellement héréditaire, où l'élection n'a eu lieu que dans un cas extraordinaire, et où elle ne se renouvelle pas à chaque vacance, comme en Pologne,

[28] Justin. lib. 2, cap. 10. Plut. de frat. amore.

[29] Ut nunquam de alterius lumbis regem in œvo prœsumant eligere. Tome 5 des historiens de France, par les pères bénédictins.

[30] Moines de Saint-Gal. Duchesne, tome 2, liv. 2, chap. 23, page 131.

[31] Contin. Fredeg. c. 124 et 125. Annal. de Metz, page 278. Ann. Eginard, page 236. Annal. Loisel, page 26.

[32] Chron. S. Gall. Chon. de S. Denis. Contin. Fredeg.

[33] Anastase, page 121 de l'édit. in-4°.

[34] L'abbé Le Gendre, qui rapporte les deux passages d'Anastase le bibliothécaire et des Annales de Metz, ne remarque entre ces deux récits aucune contradiction, et peut-être, en effet, n'y en a-t-il point : il résulte de l'un que le roi honora le pape, et de l'autre que le pape supplia le roi.

[35] Annal. Metens. apud Duchesne, t. 5, page 276.

[36] Anastase, page 122.

[37] L'abbé Le Gendre, au contraire, ne trouve que de la maladresse dans le choix de cet ambassadeur. Il fallait, dit-il, qu'Astolphe ne se connût guère en gens.... L'arrivée de Carloman ne pouvait, selon lui, qu'être très désagréable à Pepin, dont elle réveillait les soupçons et la jalousie..... Carloman, dit-il encore, homme tout d'une pièce, n'était pas assez fin pour s'apercevoir du péril où il se jetait en prenant cette commission. Tout cela pouvait être vu ainsi ; mais on pouvait aussi penser, comme Astolphe, que personne n'était plus propre à faire impression sur Pepin qu'un frère, au désintéressement duquel il devait la moitié de son royaume, et sur les grands, qu'un prince qui avait été leur maître. L'évènement fit voir qu'Astolphe ne s'était pas trompé sur ce dernier point ; et il ne s'était trompé sur le premier qu'en ne jugeant pas assez mal de Pepin. Au reste, il s'agissait moins de faire impression sur Pepin, qui avait pris sou parti, que sur les grands qui balançaient encore, et Carloman prouva qu'il avait été bien choisi pour cet objet. L'abbé Le Gendre ajoute qu'il fut puni de sa témérité. Comme prince et comme frère aîné de Pepin, il usait de ses droits ; comme sujet d'Astolphe, il faisait son devoir. Il n'y avait point là de témérité.

[38] La pentapole, ou les cinq villes, étaient Rimini, Pesaro, Fano, Sinigaglia et Ancône.

Les principales villes de l'exarchat étaient Ravenne, Adria, Ferrare, Faënza, Forli. La donation contenait en tout vingt-deux villes avec leurs dépendances.

[39] Cod. Carol. l. 49. Hincmar, t. 2, p. 206.

[40] La lettre du pape était écrite au nom de saint Pierre lui-même. C'est, dit un auteur moderne, une prosopopée qu'on a eu tort de qualifier de supercherie. Nous sommes entièrement de cet avis. Dans cette lettre, dont on a fait tant de bruit, le pape ne prétendait pas faire illusion à Pepin, au point de lui persuader que c'était saint Pierre en personne qui lui écrivait ; c'était seulement une figure de mauvaise rhétorique et de mauvais goût que le pape avait crue propre à toucher Pepin, et qui aurait dû produire un effet tout contraire. Mais on ne peut s'empêcher de penser comme M. Fleury sur l'équivoque qui règne dans cette lettre : Où l'église signifie, non l'assemblée des fidèles, mais les biens temporels consacrés à Dieu ; où, par le troupeau de Jésus-Christ, on entend les corps et non pas les âmes ; où les promesses temporelles de l'ancienne loi sont mêlées avec les spirituelles de l'Évangile, et les motifs les plus saints de la religion employés pour une affaire d'État.

[41] Annal. Metens.

[42] Epist. Pauli, ad Pipin. Cod. Carol. 25, 45.

[43] De Offic. lib. 3, n. 66. M. Cato sententiam dixit, hujus nostri Catonis pater. Ut enim cœteri patribus, sic hic, qui lumen illud progenuit, ex filio est nominandus. — M. Caton ouvrit son avis. Je veux dire le père de notre Caton ; car de même que les autres hommes prennent leur nom de celui dont ils ont reçu le jour, de même, ou doit donner le nom de son fils à celui qui a produit une pareille lumière.

[44] Suger, de administr. sua, c. 25, ap. Duchesne, t. 4, p. 342.