L'ANCIENNE FRANCE - LE ROI

 

CHAPITRE XIV. — LES SENTIMENTS DU PEUPLE.

 

 

I. Mouvement qui incite les Français, depuis les premiers temps du moyen âge, à devenir sujets immédiats du roi. — Il. Le pouvoir royal cherche vainement à enrayer cette poussée. III. L'amour du peuple. — IV. Les États de 1614. — V. La France monarchique. — VI. Caractère personnel du dévouement au roi. — VII. Louis XIV et Louis XV. — VIII. Le culte de la royauté à la veille de la Révolution.

 

Alexis de Tocqueville a écrit cette page admirable[1] :

Il faut bien se garder d'évaluer la bassesse des hommes par le degré de leur soumission envers le souverain pouvoir : ce serait se servir d'une fausse mesure. Quelque soumis que fussent les hommes de l'ancien régime aux volontés du roi, il y avait une sorte d'obéissance qui leur était inconnue : ils ne savaient pas ce que c'était que se plier sous un pouvoir illégitime ou contesté, qu'on honore peu, que souvent on méprise, mais qu'on subit volontiers parce qu'il sert ou peut nuire. Cette forme dégradante de la servitude leur fut toujours étrangère. Le roi leur inspirait des sentiments qu'aucun des princes les plus absolus qui ont paru depuis clans le monde n'a pu faire naître, et qui sont même devenus pour nous presque incompréhensibles, tant la Révolution en a extirpé de nos cœurs, jusqu'à la racine. Ils avaient pour lui tout à la fois la tendresse qu'on a pour un père et le respect qu'on ne doit qu'à Dieu. En se soumettant à ses commandements les plus arbitraires, ils cédaient moins encore à la crainte qu'à l'amour, et il leur arrivait souvent ainsi de conserver leur âme très libre jusque dans la plus extrême dépendance. Pour eux, le plus grand mal de l'obéissance était la contrainte ; pour nous, c'est le moindre. Le pire est dans le sentiment servile qui fait obéir. Ne méprisons pas nos pères, nous n'en avons pas le droit. Plût à Dieu, que nous pussions retrouver, avec leurs préjugés et leurs défauts, un peu de leur grandeur.

 

I

A partir du XIIIe siècle, et des provinces les plus éloignées, un mouvement irrésistible pousse les Français sous l'autorité du roi[2]. Les travaux de M. Dognon ont répandu sur cette partie de notre histoire la plus vive lumière. Un vassal voulait-il vendre son fief, la coutume assurait au suzerain immédiat — et c'était fréquemment le roi — un droit de préemption. Et l'on voit incessamment les habitants d'un domaine se réunir pour l'acheter de leurs deniers et le mettre ensuite entre les mains du monarque, afin de devenir directement ses sujets ?[3] Combien citera-t-on de régimes qui aient connu pareilles preuves de dévouement ?

Dans les villes-neuves construites par le roi appelées bastides dans le midi — on venait se fixer à l'envi. Les villes libres, dont les franchises tant vantées nourrissent aujourd'hui l'enthousiasme de ceux qui ne les ont pas étudiées, étaient déchirées par les rivalités de classes et de familles. On imaginerait difficilement les violences et les cruautés où ces luttes dégénérèrent ; pour y mettre fin, les villes venaient spontanément se placer sous la main du roi. Qu'on y regarde de près, note un de leurs meilleurs historiens, Achille Luchaire[4], qu'on examine les conditions où se sont produits ces incessants recours à l'autorité du roi, ces requêtes tendant à la suppression de l'autonomie, ces suicides de communes, c'est rarement la classe élevée qui renonce à l'indépendance communale entre les mains du prince, c'est presque toujours la classe des petits et des travailleurs.

M. de Ribbe, qui étudie la fin du moyen âge, arrive aux mêmes conclusions : Être les hommes du roi fut toujours la suprême ambition des populations[5]. Et jusqu'en 1789[6] : Ah ! Sire, notre père, écrivent les paysans de Provence en leurs cahiers pour les États généraux, si vous entendiez les cris de votre peuple qui vous aime de tout son cœur, nous serions bien assurés que vous nous délivreriez bientôt ; nous vous en supplions ![7]

 

II

Loin de chercher à multiplier le nombre de ses vassaux immédiats, la Couronne a fait des efforts pour conserver l'autonomie des groupes locaux et éviter les charges de plus en plus lourdes dont on venait de toute part l'accabler. Saint Louis, Philippe III, Philippe le Bel voudraient arrêter l'extension des bourgeoisies royales. Ils publient des ordonnances pour annuler les avoueries récentes et prescrire de n'en plus recevoir à l'avenir[8].

Vaines défenses : les bourgeois, qui vivent sur les domaines des grands feudataires, ont un trop vif désir d'entrer dans la classe extra féodale des bourgeois du roi ; ils y sont poussés par des intérêts trop pressants. Aussi observe-t-on que, sous le règne des princes médiocres et d'un caractère effacé, le pouvoir royal réalisa, par la force même des circonstances, des progrès aussi grands que sous le gouvernement des souverains les plus entreprenants et les mieux secondés.

 

III

En 1227 Louis IX était mineur. II n'avait pas encore pu se rendre populaire par ses vertus. Son autorité était menacée par une ligue de grands seigneurs, semblable à celles qui s'organiseraient plus tard sous la régence de Marie de Médicis et sous celle d'Anne d'Autriche. Les barons se réunirent Corbeil, où ils élurent pour capitaine le comte de Boulogne, Philippe Hurepel. A cette nouvelle, les Parisiens de s'armer spontanément ; ils sortent en foule pour aller quérir et ramener parmi eux l'enfant royal et la reine régente qui se croyaient en péril à Montlhéri. Dès Montlehéry, écrit Joinville, estoit li chemins pleins de gens à armes et sanz armes jusques à Paris et tuit crioient à Noslre-Signour, que il li — au roi — donnast bonne vie et longue et le deffendist et gardast de ses ennemis. — Et Dieu fist, ajoute le bon sénéchal[9].

A la mort de ce même Louis IX, un anonyme traduit la tristesse des Français

Je dis que droit est mort et loyauté esteinte,

Quand le bon roy est mort, la créature sainte ;

A qui se pourront donc les pauvres gens clamer.

Quand le bon roy est mort qui tant les sut aimer ?[10]

Encore imagine-t-on ces pleurs à la mort d'un saint Louis ; mais Jean II fut un prince incapable et brutal. Après le désastre de Poitiers il est conduit à Londres, prisonnier des Anglais. On lit dans le Journal des États de 1356 : Si le roi notre sire venoitque Dieu veuille ramener prochainement !le peuple en auroit la plus grande joie qui oncques lui advint[11].

Au décès de Charles VI (21 octobre 1422), prince débile et fou, le sentiment populaire ne fut pas moins vif. Il s'exprime sous la plume d'un bourgeois de Paris : Ah ! très cher prince ! jamais n'aurons si bon ! Jamais ne te reverrons. Maldicte soit ta mort ! Jamais n'aurons que guerre puisque tu nous a laissés. Tu vas en repos, nous demeurons en toute tribulation et en toute douleur[12]. Et telle était bien la peine le la nation entière, traduite en la circonstance de la manière la plus touchante, car il s'agissait du pauvre prince qui s'éteignit frêle et dément entre les bras d'Odette de Champdivers.

Comme le dira Belforest : Mot de roi a telle efficace et la majesté du prince ne sais quelle divinité, qu'il fait trembler les cœurs des mutins et resjouyt, tient en force, faict prendre haleyne aux loyaux et fidèles sujets. Paroles que les graves feudistes comme Du Tillet confirmeront en leurs traités : Ceux mesmes — des roys de France — qui ont quelques fois usé des tiltres d'Empereur et Empire, ont ailleurs en la plus grande part retenu ceux de Roy et de Royaume.... Le filtre d'Empereur n'est pas plus éminent que celuy de Roy, lequel sonne meilleur et plus doux[13].

Il n'est pas sans intérêt de noter ici l'idée que les hommes du moyen âge se faisaient de la supériorité des rois de France sur les autres princes de la Chrétienté, et cela jusqu'au milieu des désastres de la Guerre de Cent ans. La maison de France est la première maison du monde, la prima casa del mundo[14].

Pour éclatantes qu'aient été ses victoires sur les champs de bataille, les textes italiens du XIVe siècle n'en appellent pas moins l'adversaire des Valois le petit roi d'Angleterre, par opposition au roi de France[15]. Après le traité de Brétigny, imposé au roi Jean, prisonnier des Anglais (1360), les États de Bigorre, séparés de la couronne des lys, font entendre ces plaintes :

Item, que ledict pays de Bigorre estoit commerçant avec le roy d'Aragon, les pays et terres de Béarn, d'Armagnac, d'Estérac, de Pardiac et d'autres, et tel pays commerçant ne doit, ne peut estre osté de la main de si grand prince [le roi de France], ne mie estre transporté en main plus basse ; desquelles choses si le roy de France se fusse avisez, il ne eût mie délaissé ledict comté de Bigorre au roi d'Angleterre[16].

Nous arrivons à l'époque où la France — trahie par ceux qui auraient dû la défendre, foulée par un ennemi qui saccageait les champs et détruisait les bourgs, foulée davantage encore par les bandes d'hommes d'armes équipées pour combattre l'envahisseur — devait se relever de tant de ruines, par la force du principe monarchique et faire briller les beautés de la Renaissance.

Un gentilhomme attaché à Louis XII croisa un homme qui couroit tant qu'il pouvoit. Il luy demanda où il alloit, luy disant qu'il se gastoit à s'eschauffer si fort, et le bonhomme lui respondit qu'il s'avançoit pour voir le roy, lequel il avoit pourtant veu en passant, mais qu'il le voyoit si volontiers pour les biens qui estoient en luy, qu'il s'en pourroit soûler. — Il est si sage, ajoutait le bonhomme, il maintient justice, nous fait vivre en paix et a osté la pillerie des gens d'armes et gouverne mieux que jamais roy ne fit. Je prie Dieu qu'il lui doint bonne vie et longue[17].

 

IV

La crise séculaire de la Guerre de Cent ans avait produit cette double conséquence : l'anéantissement de la féodalité et, par contre-coup, un nouvel accroissement de l'autorité royale. C'était par l'autorité du roi que la paix et l'ordre étaient revenus ; ce qui s'était fait une fois de plus par la libre force des circonstances plutôt que par l'action et par la volonté des gouvernants.

Puis s'allument les guerres de religion. Nouvelles scènes de destruction et de carnage ; mais tout à coup, écrit M. Hanotaux, la France rentre dans la paix du roi. L'expression est également forte et juste. La France, qui sort des guerres de religion, écrit le même historien, est résolument monarchique. Elle l'est avec l'élan pieux et presque mystique par lequel l'esprit humain, après la tourmente, se jette au port qu'il croit avoir trouvé. La conception monarchique n'est pas seulement pour ces hommes une solution excellente à la question du meilleur gouvernement : elle est à leurs yeux une autorité providentielle. Et M. Hanotaux ajoute : Dans un profond élan vers l'unité, dans un désir invincible d'affirmer sa propre individualité, sa nationalité, pour employer l'expression moderne, la France s'idéalise et s'adore dans la royauté.

Faut-il parler de la popularité de Henri IV ? Pour reprendre l'expression de L'Estoile. Le peuple fut enivré de l'amour de son prince[18].

Et avec quelles acclamations fut accueillie, dans la France entière et dans toutes les classes, la naissance de Louis XIII ![19]

Les États de 16lit sont convoqués. Le Tiers y est représenté par des hommes hardis, actifs, éloquents ; mais le clergé tient avec raideur à ses privilèges, la noblesse y tient avec âpreté. Luttes et dissensions. La conclusion en est, dit M. Hanotaux, que, dans l'état de désorganisation de l'État, division du clergé, de la noblesse et du Tiers, le seul remède possible était dans l'autorité du roi.

En sa harangue, Miron, président du Tiers, le dit avec éclat :

Qui pourvoira à ces désordres, Sire ? Il faut que ce soit vous. Ce que nous vous demandons : c'est un coup de majesté.

Ces paroles, ajoute M. Hanotaux, adressées à un enfant de treize ans, furent les derniers mots prononcés par la nation en assemblée d'États : elle devait rester muette jusqu'en 1789.

 

V

Mourir pour le service du roi, écrivent les pamphlétaires, c'est obéir au commandement de Dieu[20].

Louis XIII est en Picardie, à la tête de ses troupes. Les chevau-légers ont foulé les avoines encore vertes. Autour du désastre les paysans étaient rassemblés déplorant la perte de leur bien.

Je suis fâché, leur dit le roi en s'approchant, du dommage que l'on vous a fait là....

Cela n'est rien, Sire, lui répondent-ils, tout cela est à vous ; pourvu que vous vous portiez bien, c'est assez[21].

En 1647, Anne d'Autriche, avec le jeune Louis XIV, traverse la Normandie. Les femmes couraient après Leurs Majestés, et les villageois de cette contrée, en les suivant, leur donnaient des bénédictions infinies qui, malgré leur vilain langage normand, ne laissaient point de leur plaire[22].

Pendant la Fronde tous les partis indistinctement prétendaient agir dans l'intérêt du roi. La Fronde elle-même tomba sous ce mouvement irrésistible qui poussait la France vers la monarchie absolue. M. Lacour-Gayet le constate et cite les brochures, chansons, vers et pamphlets, qui célèbrent à l'envi, le triomphe de la royauté[23]. L'Esprit de paix déclare n'être ni prince ni Mazarin, mais bon français ; en conséquence il demande que le roi soit maître sans condition. — Va-t-en foule, dit-il au peuple de Paris, va dire que tu es las de tant de misères, que tu demandes ton roi et la paix, et qu'il revienne sans condition recevoir dans sa bonne ville de Paris, l'obéissance et l'amour de ses peuples. La Vérité toute nue ne cache effectivement pas sa manière de voir : Et vous, Sire, qui avez ce merveilleux avantage qu'au milieu de tant de souffrances qui réduisent vos peuples au désespoir et tirent des larmes de sang du cœur de tous les véritables Français, non seulement on n'accuse Votre Majesté de rien, mais on considère son innocence comme l'ancre sacrée qui nous reste et qui peut nous garantir du naufrage. Nous vous regardons, Sire, comme un roi donné par le ciel.

Un autre encore, s'adressant toujours au jeune monarque, s'écrie avec conviction : Votre Majesté, ayant atteint la perfection de son pouvoir, fera si heureusement résonner ces mots de souveraineté : Car tel est nostre plaisir, que personne n'osera s'écarter de ses devoirs. Tous ces sentiments éclatèrent d'ailleurs au grand jour, dans les manifestations de joie populaire qui marquèrent l'entrée du roi dans Paris, le 21 octobre 1652. L'anglais Evelyn, qui voyageait cette année en France, mandait dans son pays : Les Français sont la seule nation d'Europe qui idolâtre son souverain[24]. Précédemment les ambassadeurs vénitiens avaient écrit en leurs fameuses dépêches : Les Français respectent tellement leurs souverains qu'ils sacrifieraient pour lui, non seulement leurs biens, mais encore leur âme[25].

On connaît le vers de Racine :

Pour être aimé sans peine il suffit d'être roi

et le passage de Bossuet : Un bon citoyen aime son prince comme le bien public, comme le salut de l'État, comme l'air qu'il respire, comme la lumière de ses yeux ; ce que confirme Saint-Simon quand il parle de Louis XIV, de ce prince heureux en sujets adorateurs, prodiguant leurs biens, leur sang, leurs talents, la plupart jusqu'à leur réputation, quelques-uns même leur honneur et beaucoup trop leur conscience et leur religion, pour le servir, souvent même seulement pour lui plaire[26]. L'enivrement était tel, dit-il encore, qu'il était devenu une sorte de déification au sens même du christianisme. Et Sénac de Meilhan, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, pourra dire encore : Le peuple, dans son extrême enthousiasme, adore ses rois.

 

VI

Quant à ce sentiment lui-même, il était d'un caractère tout personnel, ce qui nous ramène une fois de plus à ce qui faisait l'essence de la monarchie. Quand l'archevêque d'Embrun, ambassadeur à Madrid, annonça à Louis XIV la mort de Philippe IV d'Espagne, il exprima son étonnement de ce que la Cour et le peuple d'Espagne, cependant fort attachés à leur souverain, n'aient pas fait paraître toute l'affection qui eût été juste en un accident si important et si sensible. Et l'archevêque démêle à ce propos la cause de la différence des sentiments entre les deux nations. C'était que les Espagnols aimaient beaucoup plus l'État que le prince, tandis que les Français aimaient toujours personnellement leur souverain[27]. Les Français, dira très bien M. Sagnac, ne pouvaient considérer le royaume indépendamment de la personne du roi[28].

 

VII

Avec quelle vigueur la nation entière n'avait-elle pas fait éclater son affection lors de la maladie de Louis XIV ? Le danger du roi émut toute la France, écrit Voltaire[29]. Les églises furent remplies d'un peuple innombrable qui demandait la guérison de son roi, les larmes aux yeux.

La monarchie française atteignit ainsi au XVIIe siècle son moment de maturité. Sire, disait Bossuet prêchant au Louvre, il se remue pour Votre Majesté quelque chose d'illustre et de grand et qui passe la destinée des rois vos prédécesseurs ! Une majesté et une puissance inconnues jusqu'alors et que produisit, non la valeur de l'homme investi de l'autorité souveraine, mais la passion de tout un peuple ardent à le servir.

On sait sous quels auspices s'ouvrit le règne de Louis XV, et quelle fut, en 1744, lors de la maladie du prince à Metz, la douleur des Français[30]. Dans les seules chapelles de Notre-Dame, des particuliers firent dire plus de six mille messes ; enfin quand un messager parvint à Paris, galopant ventre à terre, pour y apporter la nouvelle de la convalescence, la foule, folle de joie, se précipitait sous les pas du cheval, elle l'arrêtait par la bride, elle couvrait de baisers son poitrail écumant[31]. Comme le constate von Vizine, qui visite la France en avril 1778 : Le dernier des ramoneurs est transporté de joie quand il voit le roi[32].

 

VIII

En 1785, John Andrews vantait aux Français la liberté dont, selon lui, on jouissait dans son pays, et notait avec surprise leur réplique. Ils reprochaient à ses compatriotes d'avoir décapité Charles Ier, tandis qu'en France, disaient-ils, on avait toujours conservé au prince une inviolable fidélité[33]. Au fait, comme nous l'avons vu, cet attachement de nos ancêtres à leur prince constituait chez eux la liberté.

Ouvrons, à la veille de la Révolution, les Mémoires ou journaux intimes des bourgeois libéraux, de ces bourgeois gallicans, voire jansénistes et frondeurs, qui étaient si nombreux à Paris, les Mémoires de Regnaud, le Journal de Hardy. Mes sentiments n'ont jamais varié, écrit Regnaud. C'est une loi de l'État consacrée dans tous les siècles, de respecter le souverain. A Dieu ne plaise que, dans cette histoire que j'écris, j'entreprenne d'enfreindre cette loi sacrée ![34]Quoique je ne me sois jamais regardé que comme un atome dans la société, dit le libraire Hardy, je crois mériter d'y tenir une place distinguée par la fidélité inviolable à mon souverain et par mon amour pour sa personne sacrée. Ces sentiments, que j'ai puisés dans l'éducation et dans les livres, ne s'effaceront jamais de mon cœur[35].

Le peuple, jusqu'en 1789, dit Taine[36], verra dans le roi, le redresseur des torts, le gardien du droit, le protecteur des faibles, le grand aumônier, l'universel refuge. Sur la route de Versailles, les cris de : Vive le roi ! qui commençaient à six heures du matin, se continuaient sans interruption jusqu'au coucher du soleil[37] ; ils reviennent en un incessant écho dans les chansons populaires :

Lorsque j'étais petite,

Vive le roi !

Petite à la maison

Vive le roi, la reine !

Vive le roi ![38]

La France, conclut M. Edme Champion[39], était demeurée religieusement monarchique.

La Bastille fut prise aux cris de : Vive le roi ! et, après cet événement même, les Électeurs de Paris disaient dans leurs procès-verbaux : La Bastille est prise. Le roi seul est encore aimé, désiré, respecté, et cet amour, naturel aux Français, fait le salut de l'Empire[40].

J'avais pour le roi, écrit le général Marmont[41], un sentiment difficile à définir, un sentiment de dévouement avec un caractère religieux. Le mot de roi avait alors une magie et une puissance que rien n'avait altérées dans les cœurs droits et purs. Cet amour devenait une espèce de culte. Et d'Ormesson, un parlementaire : J'avais perdu femme, enfants et amis ; mais nulle perte ne se pouvait comparer à la perte d'un roi qui vous connaît et qui vous aime[42].

Le 26 juillet 1790, Gouverneur Morris, représentant des États-Unis d'Amérique à Paris, écrivait encore : Un Français aime son souverain comme il aime sa maîtresse, à la folie[43]...

***

En l'une des meilleures pages de son beau livre Tournebut, M. G. Lenôtre a décrit l'enthousiasme ardent, obstiné, indéfectible que ne cessèrent de montrer à leur roi tant de cœurs demeurés fidèles parmi la noblesse, parmi la bourgeoisie, parmi la classe la plus humble, et non seulement sous les rafales de la Révolution, mais au milieu du fracas et des gloires de l'Empire. L'historien termine ainsi :

Peut-être que, au cours de la nuit tragique où Napoléon vaincu se trouva dans Fontainebleau désert, l'esprit du grand Empereur dut se reporter jalousement vers ces royalistes obstinés que n'avait rebuté ni l'apathie de leur prince, ni la certitude de n'être jamais récompensés. A cette heure-là, les généraux qu'il avait gorgés de titres et de richesses se hâtaient à la rencontre des Bourbons : des cent millions d'êtres qu'il avait gouvernés au temps de sa puissance, il ne lui restait pas un ami. Son mameluck l'avait quitté et son valet de chambre s'était enfui. Et s'il pensa à Georges guillotiné en Grève, à Le Chevalier tombé au mur de Grenelle, à d'Aché poignardé sur une route, à tant d'autres qui s'étaient sacrifiés à la cause de leur princeil dut songer aussi au mot que l'on prête à Cromwell : Qui donc ferait cela pour moi ?

 

 

 



[1] Tocqueville, l'Ancien Régime et la Révolution, éd. de 1866, in-8°, pp. 175-176.

[2] Dognon, op. cit., pp. 21-22.

[3] Dognon, op. cit., pp. 21-22.

[4] Luchaire, les Communes françaises, pp. 289-290.

[5] De Ribbe, la Société provençale, p. 75.

[6] Edme Champion, les Cahiers de 89, p. 69, note.

[7] Cahiers de la communauté de Saint-Cannat, Archives parlementaires, VI, 410. Voir aussi p. 430. — Les paysans béarnais s'expriment en termes semblables.

[8] Ch.-V. Langlois, Philippe III, p. 264.

[9] Joinville, éd. N. de Wailly, pp. 26-27.

[10] Cité par Luchaire, ap. Lavisse el Rambaud, Histoire générale, II, 408-409.

[11] Journal des Estats (1356), p. 46.

[12] Journal d'un bourgeois de Paris, p. 178.

[13] Du Tillet, Recueil des rois de France, Paris, 1607, p. 250.

[14] Marquis de Mirabeau, la Théorie de l'impôt, éd. de 1760, pp. 518-519.

[15] R. Delachenal, Charles V, II, 335.

[16] Cité par Delachenal, Charles V, II, 335.

[17] Cité par de Ribbe, pp. IV, n. 1.

[18] Batiffol, Vie intime d'une reine de France, p. 210.

[19] V. Héroard, Journal, I, 25, 33 ; P. Mathieu, Hist. du règne de Henri IV, II, 135, 380 ; L'Estoile, Journal, VIII, 164 ; Malherbe, Lettres, III, 45. — Cf. Batiffol, Vie intime d'une reine de France, p. 275.

[20] La réduction de Clermont par le Maréchal d'Ancre (1615).

[21] Tallemant des Réaux, Historiettes, éd. Monmerqué, II, 80.

[22] Mme de Motteville, éd. cit., I, 361.

[23] Lacour-Gayet, l'Éducation politique de Louis XIV, pp. 268 et suivantes.

[24] Evelyn, Extraits (15 fév. 1652), à la suite de Lister, Voyage Paris en 1698 (Paris, 1873), p. 309.

[25] Dépêche des ambassadeurs vénitiens, cité par Taine, Napoléon, p. 165.

[26] Saint-Simon, XII, 49.

[27] Cité par Lacour-Gayet, l'Éducation politique de Louis XIV, p. 280.

[28] Sagnac, op. cit., p. 8.

[29] Voltaire, le Siècle de Louis XIV, éd. Em. Bourgeois, p. 523.

[30] Mémoires de Luynes, III, 534-351 ; VI, 17, 43.

[31] Sénac de Meilhan, l'Émigré, éd. de 1904, p. 20.

[32] Cité par le marquis de Ségur, Au couchant de la monarchie, p. 11.

[33] John Andrews, A comparative view of the french and of the english nation, p. 267.

[34] Cité par Aubertin, l'Esprit public au XVIIIe siècle, pp. 413-414.

[35] Cité par Aubertin, l'Esprit public au XVIIIe siècle, pp. 411-412.

[36] Taine, Ancien Régime, p. 15.

[37] Mme Campan, Mémoires, I, 89 ; II, 215.

[38] Vieille chanson recueillie sur la commune de Rochefort-en-terre (Morbihan).

[39] Champion, op. cit., p. 70.

[40] Procès-verbaux des Électeurs, I, V.

[41] Marmont, Mémoires, éd. de 1857, I, 23-25.

[42] Olivier d'Ormesson, Mémoires, I, 81.

[43] Esmein, Gouverneur Morris, p. 38.