L'ANCIENNE FRANCE - LE ROI

 

CHAPITRE PREMIER. — L'ANARCHIE DES VIIIe ET IXe SIÈCLES.

 

 

Par monarchie française, nous n'entendrons ni celle des Mérovingiens, ni celle des Carolingiens ; mais la monarchie qui est sortie du tond de la nation avec l'avènement de lingue Capet, produite par les causes mêmes qui, dans le courant des VIIIe et IXe siècles, ont fait la société française. La monarchie mérovingienne n'a exercé qu'une souveraineté de conquérants[1], sans action sur la masse du peuple avec laquelle elle n'a guère pris contact ; la monarchie carolingienne a été une royauté militaire[2], un gouvernement de conquérants intérieurs, si l'on peut, s'exprimer ainsi — cc qui en explique la rapide extension, l'éclat et la fragilité ; la monarchie capétienne, au contraire, a coordonné les éléments vitaux du pays, éléments dont elle s'est elle-même formée[3].

Ceci s'est fait parmi les désordres effroyables que produisirent, durant les VIIIe et IXe siècles, les invasions barbares et les ravages, plus terribles encore, qu'engendraient les luttes, en tous lieux répétées, d'individu à individu, de famille à famille, de localité à localité.

Le trait distinctif de cette époque, observe Fustel de Coulanges, est que tout le monde tremble journellement pour sa maison, pour son pain, pour sa femme, pour ses enfants. On est en proie à une terreur incessante. Nulle sécurité, partant nul commerce. Les champs sont dévastés et le paysan quitte le labour. De la civilisation romaine, qui avait fleuri sur les points les plus divers de la Gaule, il ne reste bientôt plus que des ruines : tout en est détruit[4]. Les relations entre les hommes sont rompues ; il n'y a plus d'échanges, ni d'industrie. Loin de rechercher les voies de communication, on les fuit ; car routes et rivières ne servent plus qu'à charrier le pillage, le meurtre, les violences des brigands et celles des hommes d'armes non moins redoutés. Les hordes barbares vont, viennent, reviennent, se répandent partout. Les Hongrois, écrit Richer[5], se livraient aux plus cruels sévices, saccageant villes et villages, ravageant les champs ; ils brûlaient les églises et s'en retournaient, sans être inquiétés, en emmenant quantité de captifs. Survenaient ensuite les Normands, les Sarrasins, les Saxons.

Sur quelle région, ces ravages ne se sont-ils pas étendus ? La Normandie, la Bretagne, l'Aquitaine[6] n'offrent plus que solitudes ; pays abandonnés, sans culture ni troupeaux, où l'on ne rencontre plus d'habitants dans les campagnes, où les champs retombent en friche. A perte de vue s'étendent landes et bruyères. Les bêtes sauvages ont repris possession du sol.

Une nation barbare, écrira en 1005 Ponce, évêque de Marseille, avait fait irruption dans le royaume de Provence. Elle s'était répandue partout. Les églises, les monastères, tous les lieux habités étaient ravagés.

Des villes comme Chartres, au cœur de la Gaule, sont anéanties. Elle était, au IXe siècle encore, construite en pierres carrées, protégée par de hautes murailles et des tours ; la beauté de ses édifices était renommée ; des aqueducs lui amenaient l'eau potable, des routes souterraines la reliaient à la campagne et en assuraient l'approvisionnement. Les Normands arrivent et c'en est fait de la ville qui s'enorgueillissait de son surnom : la cité en pierre, urbs lapidum. Elle est mise à sac, puis livrée aux flammes ; les habitants sont massacrés ou n'échappent à la mort que par la fuite[7].

Et Paris ?

Qu'en dirai-je ? écrit Adrevald[8], moine de Fleury-sur-Loire. Cette ville autrefois resplendissante de gloire et de richesse, célèbre par la fertilité de son territoire, cette ville dont les habitants vivaient dans la plus grande sécurité, j'aurais pu, à juste titre, l'appeler le trésor des rois et l'entrepôt des nations : elle n'est plus qu'un monceau de cendres.

Dans la France entière, toutes les villes furent alors détruites — toutes[9]. Imagine-t-on ce qu'une pareille constatation découvre d'égorgements et de déprédations ?

Et, dans le désordre, comme aucune autorité tutélaire n'avait plus la force ni les moyens de se faire valoir, un chacun prenait le droit de faire la guerre pour son compte, à son profit, à son plaisir. La guerre devient de droit commun. Elle se répète en tous lieux, endémique, permanente. En l'absence de toute autorité, écrit Hariulf[10], les plus forts se répandaient en violences, ne cessant de ravager les contrées qui leur étaient voisines.

Les plus forts surprennent, égorgent les plus faibles, dévastent leurs demeures, pour être, peu de temps après, mis à mal par de plus puissants[11].

Les chemins créés par les Romains deviennent des halliers ou des fondrières ; les ponts sur les rivières se délabrent et s'écroulent.

On va se blottir dans le fond des forêts, parmi les landes inaccessibles ; on se réfugie sur le haut des montagnes, pour s'y mettre à l'abri ; on ne construit plus que des huttes en bois : il n'y a plus d'architecture.

Les liens, qui servaient à unir les habitants du pays, ont été rompus ; les règles coutumières ou législatives, qui fixaient les rapports entre les hommes, ont été brisées ; non seulement l'ensemble de la société, mais encore les groupes particuliers, si petits qu'on les suppose, ne sont plus gouvernés par rien[12].

 

 

 



[1] Cf. Maurice Prou, la Gaule mérovingienne, p. 43.

[2] Cf. Luchaire, Inst., I, 19-20.

[3] Cf. Flach, les Origines de l'ancienne France, III, 329.

[4] Maurice Prou, la Gaule mérovingienne, p. 10-11.

[5] Richer, Hist., II, 7e éd. Waitz, p. 43.

[6] Cum, per inhumera annorum curricula, crebrescentibus malis et bellorum maxima immanitate, peue totius Aquitanie provincia redigeretur in solitudinem.... Texte du IXe siècle, Bibl. nat., ms. lat. 12757, f. 211.

[7] Jacques Flach, l'Origine historique de l'habitation et des lieux habités en France, p. 50-51.

[8] Adrevald, Miracles de saint Benoît, éd. Duchesne, Historiæ Francorum scriptores (Paris, 1661, in fol.) III, 446. — Sur la destruction de Nantes, Angers, Poitiers, Tours, Orléans, Beauvais, Noyon, Saintes, Angoulême, Périgueux, Limoges, Voir ibid., III, 446-447.

[9] Non oppidum, aut vicus, non denique civitas, quæ non strage ferali conciderit Paganorum. Adrevald, ibid., III, 447.

[10] Chronique d'Hariulf, éd. Ferdinand Lot, p. 150.

[11] Voir le capitulaire que Carloman date en 884 de son palais de Verneuil.

[12] Jacq. Flach, les Origines de l'ancienne France, I, 8.