LA MORT DE LA REINE

LES SUITES DE L'AFFAIRE DU COLLIER — D'APRÈS DE NOUVEAUX DOCUMENTS RECUEILLIS EN PARTIE PAR A. BÉGIS

 

XVII. — LÉGENDES.

 

 

Si grande avait été l'impression produite par l'Affaire du Collier que nous allons voir — ainsi qu'il advient en pareille occurrence — les principaux acteurs du drame ressusciter après leur mort.

Le comte de Semallé rencontre à Liège, en 1793, la baronne d'Oliva, qui avait enterrée à Vincennes le 25 juin 1789. Cette réincarnation de la gracieuse Nicole Leguay était mariée à un certain M. de La Tour et, de concert avec lui elle faisait passer en France de faux assignats. Sa ressemblance avec la reine, dit le comte de Semallé, était frappante. Elle m'assura plusieurs fois qu'elle ne doutait pas du rôle qu'on lui avait fait jouer dans l'intrigue, et qu'elle avait été la dupe de Mme de La Motte. Mais, un matin, Semallé apprit que la soi-disant baronne d'Oliva avait délogé sans bruit, avec son mari[1].

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Le dernier des historiens de Mme de La Motte, laquelle mourut à Londres le 23 août 1791, M. Louis de Soudak, retrouve l'héroïne en Crimée, vers 1823. De nos jours, Staroï-Krim conserve à peine les vestiges de l'incomparable Solkata des poètes d'Arménie, de cette rivale de Stamboul, que les meilleurs cavaliers de la horde d'Or contournaient à peine du galop de leur cheval en une demi-journée. A la place des remparts antiques, ce sont des fossés presque comblés par les vents du steppe. Plus loin une vieille mosquée étayée de poutres grossières et la trace des anciens palais dépecés par des mains avides de construire de nouvelles demeures, lesquelles se font ruines à leur tour. Là se trouve le jardin d'un potier arménien et, dans le jardin, est un vieillard assis sur une grosse pierre. Le vieillard a des gestes lents et conte ceci :

Il y avait dans ce pays, une comtesse Gachet, une vieille reine de France, qui avait volé un collier. J'étais tout petit quand elle m'appelait près d'elle pour m'amuser avec un gros diamant, qu'elle faisait tourner au soleil au bout d'une chaîne d'or, et cela me faisait cligner des yeux. Quand elle mourut et qu'on la déshabilla pour laver son corps, on trouva deux lettres marquées sur ses épaules.

Il est étrange, dit Louis de Soudak, que le nom et l'histoire de l'héroïne du Collier aient ainsi couru la Crimée à une époque où cette presqu'ile n'était guère habitée que par des Tatares et des pécheurs grecs complètement ignorants[2].

En 1894, poursuit le voyageur, je m'étais arrêté par une radieuse matinée d'été à Gourzouf, près de Yalto, sous un superbe platane, à l'endroit où Pouchkine écrivit, parait-il, quelques-uns de ses plus beaux vers. Avisant un Tatare qui passait par là, je lui demandai ce que l'on pouvait voir d'intéressant dans la région. Du geste, indiquant le nord, il répondit : A Artek, de ce côté, à quelques verstes, il y a une maison qu'habita Mme Gachet, une femme qui avait volé un très beau collier à la reine de ton pays. Quand elle est morte, on a vu qu'elle avait sur le dos deux grandes lettres.... La légende est précise, comme on voit, et répandue dans tout le pays.

D'autre part, la baronne Bodé, dans ses Mémoires, donne de curieux détails sur la comtesse Gachet, née Valois, comtesse de La Motte, établie en Crimée de 1820 à 1830. Je la vois encore, dit-elle, vieillotte, de taille moyenne, assez bien faite, revêtue d'une redingote de drap gris. Ses cheveux blancs étaient couverts d'un béret de velours noir. Elle parlait, avec animation et d'une façon séduisante, un français recherché.... Elle avait connu Cagliostro, ne tarissait pas sur la cour de Louis XVI et donnait à entendre qu'il y avait un grand mystère dans sa vie.

Par son testament, la comtesse Gachet nomma le père de la baronne Bodé son exécuteur testamentaire. L'Arménienne qui la servait raconta que, s'étant sentie mal, la comtesse avait passé toute la nuit à trier et à brûler ses papiers. Elle avait défendu qu'on touchât à son corps et ordonné qu'on l'enterrât comme elle était. En faisant la toilette de la morte, la vieille servante remarqua sur le dos deux taches visible-nient faites avec le fer rouge.

Louis de Soudak s'est arrêté avec émotion devant la pierre qui recouvre la tombe de l'émigrée : Accompagné d'un diacre arménien, écrit-il, j'ai parcouru pendant plusieurs heures le cimetière rempli d'orties et d'avoines. J'ai rencontré beaucoup de tombes très vieilles enterrées à leur tour sous les morts enterrés sur elles. Les inscriptions ont disparu. Les pluies fréquentes, les vents de mer qui arrivent de Théodosie ont tout effacé. De là, je me suis rendu à l'endroit où s'élevait la chaumière de la comtesse. Sur le revers d'un délicieux ravin, une simple maison de paysan, coquette et souriante dans son nid de verdure. Tout près, derrière les arbres, un moulin à vent dresse vers le ciel bleu ses grandes ailes vertébrées. Des oies en troupeau me font très mauvais accueil, tandis que le propriétaire, un vigoureux Bulgare, semble peu goûter le regard inquisiteur que je promène sur son petit domaine. Revenant par le ravin silencieux, au fond duquel le ruisseau coule, mouillant de plantureux potagers, je pensais que l'exilée malheureuse avait dû souvent errer par là et que, loin de la France, son pauvre cœur avait dû souffrir alors de rancunes amères et de poignants regrets.

Qui pouvait être la mystérieuse étrangère ? Toutes les suppositions sont permises. Sans doute quelque malheureuse échappée des maisons de force à la faveur des troubles révolutionnaires et qui avait trouvé le moyen de rehausser d'une légende la bassesse de sa dégradation.

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Après être morte à Londres en 1791, puis en Crimée 1825, Mme de La Motte mourut encore à Paris en 1844. La plupart des journaux se firent l'écho de ce décès sensationnel. Au retour de l'émigration, un évêque avait introduit chez l'un des plus riches marquis du faubourg une dame mystérieuse. Le marquis donna à cette dame un pavillon de son hôtel et attacha deux domestiques à son service. Il lui fit une pension. Avant sa mort, il recommanda à ses héritiers de lui conserver ces avantages. L'inconnue ne sortait que pour aller à l'église et visiter les pauvres. Elle était bonne, infiniment : les pauvres lui baisaient les mains. Mais, par ceux mêmes qu'elle secourait, elle fut mise en relation avec les plus nobles dames du faubourg Saint-Germain. On l'obligea d'ouvrir son salon. Elle causait à merveille, contait des anecdotes avec la grâce de l'ancien temps ; elle jouait au whist et au reversis. Ce fut une faveur recherchée que d'être admis chez elle, chez la comtesse Jeanne, le seul nom qu'elle portât. Aumônes, causeries et reversis durèrent trente ans. La mort déchira le voile. Dans la chambre de la défunte, on ramassa des papiers à moitié brûlés. Sa dernière heure l'avait surprise, jetant au tombeau des flammes le secret de sa vie. Ô stupeur ! la comtesse Jeanne, la femme sainte et vénérée était Mme de La Motte ! — du moins, c'est ce qu'affirmèrent toutes les feuilles de Paris au mois de mai 1844[3].

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Souvenirs du comte de Semallé, page de Louis XVI, publiés par son petit-fils pour la Société d'histoire contemporaine, Paris, 1898, p. 45.

[2] Louis de Soudak, la Comtesse de La Motte-Valois, sa mort en Crimée, dans la Revue bleue, 1899, p. 370.

[3] Voir, le Siècle du 24 mai 1844, l'Estafette, des 27-28 mai, le Constitutionnel, la Gazette de France, la Quotidienne, l'Univers, la Presse, l'Union, aux mêmes dates : un article de Viel-Castel, dans la France du 25 février 1863, et Quérard, Supercheries littéraires, II, 518.